L’Ethique Evolutionniste version déflationniste, ou la sagesse des Dowayos.
Philippe Huneman
“La justice, la justice… Dans l’autre monde, tu auras
la justice; dans ce monde-ci tu as la loi”
(William Gaddis, Le dernier acte (A frolic of his own),
1997)
Cet article vise avant tout à clarifier le statut des projets d’Ethique Evolutionniste (EE). Par
rapport à l’article de Christine CLAVIEN, il sera nettement déflationniste, mais toutefois n’entend
pas invalider le projet d’Ethique Evolutionniste lui-même. Le propos consiste plutôt à cerner
l’écart entre ce que l’on entend expliquer dans ce cadre, ce que l’on peut expliquer et ce que l’on
explique vraiment.
En résumé et pour la suite, on dira que l’Ethique Evolutionniste entend rendre compte, de
manière naturaliste, c’est-à-dire sans faire intervenir d’autres types d’argumentations et d’autres
méthodes que celle des sciences de la nature, du fait moral, soit :
Nous avons des normes morales : nous devons faire (ou ne pas faire) certaines actions ;
Ces normes morales ont un certain contenu (relativement local)
Nous avons intérêt à les respecter, tendance à les respecter, et à sanctionner ceux qui ne
les respectent pas.
Le propre de l’Ethique Evolutionniste est alors de se fonder sur la théorie évolutionniste pour
accomplir ce programme.
Cette définition est volontairement vague parce que selon le sens que l’on donnera à
« rendre compte », qui oscillera entre « expliquer » et « justifier », on aura diverses ambitions du
projet EE
1
. KITCHER (1984) distingue avec soin ces degrés de l’Ethique Evolutionniste. Dans la
suite, une répartition se fera spontanément entre les types de projet qui semblent légitimes et
ceux, plus inflationnistes, qui ne me semblent pas tenir la route.
1
WOOLCOCK (2000) examine soigneusement ce dont les divers projets d’Ethique Evolutionniste visent et doivent
viser à rendre compte, ce qui embrasse aussi bien les croyances morales que les dispositions à se comporter
moralement. Il insiste toutefois sur les oscillations de la théorie, laquelle peut entreprendre un éclaircissement de nos
motifs à être moraux ou plus radicalement une justification de certaines de nos conduites.
Dans un premier temps je situerai l’Ethique Evolutionniste dans les problématiques
métaéthiques. Christine CLAVIEN s’est essentiellement intéressée à son apport en éthique
normative, néanmoins il me semble que l’Ethique Evolutionniste, par exemple sous la forme des
thèses de RUSE (1986), a des conséquences métaéthiques en ce qui concerne l’objectivité des
normes morales. Mon second argument concernera précisément l’éthique normative, et vise à
montrer que l’Ethique Evolutionniste justifie soit trop, soit trop peu. Dans un troisième temps,
j’argumenterai que, loin de donner une justification de la morale des justifications
religieuses ou rationalistes échouaient, ainsi que le suppose Christine CLAVIEN, l’Ethique
Evolutionniste ne peut argumenter que de manière circulaire. Enfin dans un dernier temps je
préciserai les présupposés que recouvre l’approche de la morale en termes de fonctionnalité,
lesquels me semblent restreindre drastiquement les ambitions fondatrices de l’Ethique
Evolutionniste.
La métaéthique et l’objectivité des normes morales
Le réalisme de la morale est un enjeu majeur des questions sur l’éthique. Dans quelle
mesure les normes morales, qui ne sont apparemment pas des faits, et ne relèvent pas de
jugements constatifs mais de prescriptifs, etc., pourraient être objectifs ? Dans la version de
RUSE, l’Ethique Evolutionniste se résout précisément à ce que ne soit pas le cas. Ce que l’Ethique
Evolutionniste explique, c’est plutôt alors la croyance en l’objectivité des normes morales.
Certes. Le scepticisme de RUSE semble ici une solution franche, car elle ne s’embarrasse pas de
complications inutiles faites pour dissimuler le résultat final. On pourrait reprendre ici le
diagnostic de nihilisme que formulait SOMMERS & ROSENBERG (2003) sur le darwinisme,
poussant DENNETT (2000) au-delà de ce que lui-même eût accepté dans Darwin est-il
dangereux ? Néanmoins, l’Ethique Evolutionniste ne tranche ou n’élimine cette question du
réalisme qu’à souscrire implicitement à une pétition de principe concernant son objet. C’est du
moins ce que j’entends montrer maintenant.
Le problème est simple : le fait moral est dépendant de l’évolution. L’évolution, comme y
ont insisté GOULD (1991) et beaucoup d’autres, est relativement contingente. Il n’y a donc pas de
propriétés morales indépendantes des sujets humains, du fait qu’ils existent et sont comme ils
sont, ce qui donne deux faits contingents. Par conséquent, si l’évolution avait été différente ce
qui est possible les normes morales seraient différentes. Voilà qui semble bien incompatible
avec la morale, d’abord parce qu’en envisageant une évolution qui aurait supporté des normes
clairement guerrières ou xénophobes on obtiendrait un fait moral contraire à ce que nous nous
sentons en droit d’appeler « moral » ; ensuite et plus profondément, si la morale est l’ensemble de
normes tel qu’il résulte de l’évolution et si l’évolution est contingente, n’importe quoi peut
devenir norme, il n’y a rien de nécessairement « moral » dans le contenu de notre morale. Or
selon un sentiment moral assez général, il y a quelque chose de la morale qui devrait valoir dans
tout monde possible, c’est même ce que sous entendait la locution kantienne : « pour tout être
raisonnable fini ». L’éthicien évolutionniste rétorquera que, l’être raisonnable fini étant un
produit de l’évolution, sa « morale » ne devrait donc valoir que pour certains mondes possibles,
issus de certaines évolutions qui auront mené à cet animal-. Mais alors, pourquoi dans cette
question éthique se référer à l’évolution ? Pourquoi ne pas en rester à l’être raisonnable fini,
comme KANT ?
Néanmoins, ces questions présupposent qu’on soit au clair sur ce qu’explique l’Ethique
Evolutionniste, et avant cela, qu’elle dise quelque chose sur les propriétés éthiques comme telles,
ce qui est loin d’être évident. Pour préciser cette question, prenons un exemple célèbre et un peu
transversal : FREGE et les mathématiques. Le leitmotiv des Fondements de l’arithmétique, qui
rend possible d’ailleurs la fondation des mathématiques sur la logique, c’est la distinction que fait
FREGE entre les propriétés mathématiques, par exemple le nombre, et notre accès à ces
propriétés, par exemple compter. Les premières relèvent de la logique ou de l’ontologie, le
second de la psychologie. On ne comprendra jamais l’essence du nombre, assène FREGE, en se
demandant ce qu’est compter. Et même si notre accès était différent ou nul, les nombres
resteraient ce qu’ils sont. A supposer un univers parallèle l’évolution a engendré des gens
dépourvus de toute capacité mathématique, il n’en résulte pas qu’ils vivent dans un monde sans
mathématiques : vu du nôtre, leur monde comprendra quatre chameaux dès qu’on mettra en
présence deux chameaux et deux chameaux
2
.
On peut penser que l’Ethique Evolutionniste n’atteint pas davantage les propriétés
morales que la psychologie n’atteint l’essence des nombres ; elle donne des lumières sur notre
2
RICHARDS (1987, p. 605) recourt lui aussi au parallèle avec les mathématiques, mais dans une argumentation fort
différente visant à neutraliser l’idée qu’une fondation évolutionniste de l’éthique rendrait inutile une réflexion morale
de la part des sujets. WILSON et al. (2003) envisagent seulement très brièvement une analogie avec la thèse de Frege:
“Il est possible que la moralité existe indépendamment de l’évolution et que la capacité de la percevoir, quoique de
manière imparfaite, ait simplement évolué, tout comme nous avons évolué de manière à percevoir les relations
mathématiques » (p. 680, ma traduction).
accès aux propriétés morales. Cela expliquerait que malgré la contingence de l’évolution les faits
moraux peuvent rester ce qu’ils sont ; ce qui changerait c’est l’accès des êtres cognitifs à ces
propriétés. Si l’on est frégéen, lexplication des voies d’accès à certaines entités ne nous dit rien
sur ces entités elles-mêmes. Les propriétés morales peuvent rester objectives alors même qu’il y a
évolution contingente. Même si on ne souscrit pas au parallèle entre nombres à la Frege et
propriétés morales, le fait que ce réalisme soit possible indique que l’Ethique Evolutionniste doit
être requalifiée dans son focus. Dans la mesure où la thèse frégéenne n’est pas trivialement fausse
dût-elle se révéler fausse après un long examen le postulat qui consiste à assimiler
immédiatement propriétés morales et accès à ces propriétés n’est pas immédiatement évident.
Deux stratégies alors se présentent pour continuer à dire que l’Ethique Evolutionniste
comprend les normes elles-mêmes et pas seulement leur émergence. Commençons par HARMS
(2000) et les biofonctions. Dans les années 70-80, des philosophes ont pensé qu’avec la théorie
de la sélection naturelle, le langage apparemment léologique des fonctions pouvait être
intégralement naturalisé, avoir la fonction F voulant dire « avoir été sélectionné parce qu’on avait
F pour effet». A partir de là, Ruth MILLIKAN (1984) ou Karen NEANDER (1991) ont esquissé une
« téléosémantique », c’est-à-dire un programme de naturalisation de l’intentionnalité qui conçoit
les états intentionnels comme des états dont la fonction consiste à varier corrélativement à tel état
du monde. De la sorte, l’intentionnalité n’est plus une propriété réductible que la science
reconduirait à ses soubassements neurologiques mais une propriété historique d’états biologiques
soumis à une certaine histoire évolutive : la téléosémantique justifierait donc (comme c’est le
sous titre du livre de MILLIKAN) une approche réaliste du mental et des significations. HARMS
poursuit ce projet vers l’éthique et entend montrer qu’il y a des conditions de vérité pour les
propriétés morales, ce qui fonderait le réalisme moral. En effet, si certains états ont des
conditions de vérité à cause de leur histoire évolutive ce qui est l’idée nérale de la
téléosémantique alors l’idée de « conditions de vérité » est plus large que celle de contenu
propositionnel descriptif. Dire « telle action est bonne » a pour conditions de vérité une classe de
faits (dont la détermination est due à l’histoire évolutive de l’espèce) de la même manière que
« cet animal est un tigre » a des conditions de vérité. « Par conséquent, les impératifs humains
moraux et les phrases de justification peuvent avoir vérité ou fausseté bien qu’ils n’aient pas de
contenu propositionnel/descriptif de la même manière qu’en ont les phrases descriptives »
(HARMS, 2000, p.705, ma traduction). Les énoncés moraux peuvent être objectifs précisément
parce qu’ils sont ancrés dans l’histoire évolutive de l’espèce, de la même manière que les énoncés
descriptifs le sont. L’éthique est un de ces quelques « autres objets biologiques », dont faisait
mention, avec le « langage » et la « pensée », le titre provocateur de l’ouvrage de MILLIKAN
(1988). Cette solution passant par les « biofonctions » semble convaincante : on dispose d’une
manière de « donner une justification naturaliste aux énoncés moraux » (LEMOS, 1999, p.574, ma
traduction) qui s’intègre dans un puissant programme de naturalisation en philosophie de l’esprit,
et donc bénéficie de sa cohérence. Mais inversement elle rencontre les problèmes majeurs de la
théorie étiologique de la fonction, lesquels sont difficilement solvables
3
. Le programme même
d’une Ethique Evolutionniste semblant déjà un défi, on ne souhaite pas qu’il hérite d’entrée de
jeu des problèmes principiels de théories existantes, tels que : l’attribution de fonctions à la
première occurrence d’une structure, les cas de changement de fonction d’une même structure au
cours de l’évolution, la possibilité d’assigner une fonction à un trait qui n’est pas advenu par la
sélection naturelle mais par dérive génétique ou du fait d’un lien génétique ou morphologique
avec un trait sélectionné pour lui-même
4
. Il semblerait plus ger d’argumenter directement pour
l’Ethique Evolutionniste.
L’autre approche objective est la théorie évolutionniste des jeux : dans presque tout
monde possible, sous certaines conditions très larges de la corrélation
5
, de la coopération et de
l’altruisme vont évoluer
6
. En ce sens, pourvu que les créatures issues de l’évolution aient deux ou
trois qualités élémentaires (mémoire, détecteur d’individus de même espèce..), on peut s’attendre
à ce que dans tout monde possible un fait moral proche du notre émerge : valorisation de
l’altruisme et de la coopération, répression des tricheurs et égoïstes, etc. C’est dans cette mesure
qu’il y aurait objectivité du fait moral.
3
Entre autres récemment WALSH 2001, E 2001, Mc LAUGHLIN 2003,LEWENS 2004.
4
La littérature sur ces questions est débordante. Outre les articles cités à la note précédente, le lecteur peut se
reporter à l’introduction de BULLER (1999) par BULLER, qui expose bien ces problèmes et les différentes solutions et
alternatives proposées ; le recueil lui-même contient en outre certains textes majeurs pour ces débats.
5
Tels que l’appariement non aléatoire, ou bien la probabilité d’interaction augmentant avec le nombre d’interactions
ayant déjà eu lieu, ou bien (ce qui est lié) une petite population fermée (SKYRMS 1996).
6
En biologie on parle d’altruisme en un sens technique, à savoir la restriction de ses perspectives de reproduction
différentielle au profit d’autres entités ; ce sens ne recouvre pas le sens vernaculaire de « sentiment altruiste », ou
d’« individu altruiste », puisque celui qui ne fait pas d’enfant mais néanmoins ne pense qu’à dépenser ses ressources
pour son plaisir n’est pas pour nous un modèle d’altruisme, or biologiquement parlant, puisqu’il diminue sa fitness
(pour dire vite) il augmente celle des autres, donc il est un altruiste pur. En laissant de côté le problème de
l’ambivalence de l’altruisme, on peut néanmoins dire que la théorie évolutionniste des jeux prouve une tendance à la
coopération, indépendamment des conditions initiales. Il y a un sens très général de l’altruisme dans lequel est
altruiste un acte qui a un coût pour celui qui le fait et un bénéfice pour un autre ; l’altruisme biologique et l’altruisme
vernaculaire en sont des manifestations, et les modèles de Théorie évolutionniste des jeux nous renseignent de
manière générale sur la possibilité relativement facilement réalisée de l’altruisme.
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