" Fonder la sociologie en tant que science "
Emile Durkheim, " Les Règles de la méthode sociologique ". En 1895, la discipline sociologique n'a
encore trouvé ni son ancrage universitaire ni son canon conceptuel. Cet ouvrage va fournir l'un et
l'autre aux chercheurs français. Dominique Schnapper explique son importance pour tous ceux qui
étudient la vie en commun
EXTRAIT
" Si, comme on nous l'accorde, cette synthèse sui generis qui constitue toute société dégage des
phénomènes nouveaux, différents de ceux qui se passent dans les consciences solitaires, il faut bien
admettre que ces faits spécifiques résident dans la société même qui les produit, et non dans ses
parties, c'est-à-dire dans ses membres. Ils sont donc, en ce sens, extérieurs aux consciences
individuelles, considérées comme telles, de même que les caractères distinctifs de la vie sont
extérieurs aux substances minérales qui composent l'être vivant. On ne peut les résorber dans les
éléments sans se contredire, puisque, par définition, ils supposent autre chose que ce que
contiennent ces éléments. Ainsi, se trouve justifiée, par une raison nouvelle, la séparation que nous
avons établie plus loin entre la psychologie proprement dite, ou science de l'individu mental, et la
sociologie. Les faits sociaux ne diffèrent pas seulement en qualité des faits psychiques ; ils ont un
autre substrat, ils n'évoluent pas dans le même milieu, ils ne dépendent pas des mêmes conditions. "
" Les Règles de la méthode sociologique " (préface de la seconde édition), p. 31
Les Règles de la méthode sociologique ont-elles assuré à la sociologie des bases solides ?
C'est un texte qui entend fonder la sociologie en tant que science, distinguée de la psychologie ou de
l'économie. Mais l'ouvrage doit aussi être compris et lu en relation avec le livre que Durkheim avait
écrit peu de temps auparavant, De la division sociale du travail (1893), et avec celui auquel il
travaillait tout en écrivant LesRègles..., Le Suicide (1897). Dans un véritable manifeste, il a voulu
formaliser sa pratique de sociologue restée, selon lui, implicite dans son livre précédent. La
sociologie doit être la discipline intellectuelle susceptible de répondre aux problèmes que la
philosophie politique se pose, depuis Aristote, sur l'organisation des hommes en société et sur la
nature des hommes. Comme l'avait déjà avancé Auguste Comte, l'expérience des cités grecques ne
suffit plus pour penser le monde de la modernité, né de la double révolution scientifique et
démocratique.
Le livre s'inscrit dans le courant positiviste de l'époque, mais il faut le comprendre aujourd'hui
comme la première étape, nécessaire, de tout effort de connaissance rationnelle des phénomènes
sociaux. On cherche à établir des faits et à en déterminer les causes en faisant confiance à la raison.
La partie positive et toujours actuelle de sa critique, c'est l'exigence de définir rigoureusement les
concepts de la sociologie, qui sont aussi les mots de la vie publique : intégration, pauvreté, famille,
etc. Beaucoup de spécialistes des sciences humaines d'aujourd'hui ont trop tendance à oublier cette
leçon essentielle. Tous les sociologues devraient continuer à s'inscrire dans la tradition de Durkheim,
dans la mesure où celui-ci veut rompre avec les " prénotions " ou ce qu'on peut aujourd'hui appeler
les idées à la mode portées par les essayistes, ou encore le " politiquement correct ".
De ce point de vue, tout sociologue devrait être durkheimien ?
Tout sociologue devrait avoir intériorisé l'effort de Durkheim pour asseoir la connaissance de la
société sur une pensée rigoureuse et sur un travail de recherche objective. Cette position "
laborieuse " du sociologue, que Durkheim a adoptée lui-même et qu'il a théorisée, est au coeur de la
discipline. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille accepter toutes les analyses de Durkheim. On
peut critiquer sa notion de " cause ", par exemple, et vouloir faire leur place à des analyses faisant
intervenir une multiplicité de facteurs, dans une perspective inspirée par Max Weber - avec lequel
Durkheim n'a pas dialogué, même s'il a fait le voyage initiatique en Allemagne, comme beaucoup
d'autres intellectuels français, dans la période qui va de la guerre de 1870 à la seconde guerre
mondiale. On peut aussi critiquer une forme d'objectivisme. Dans Les Règles de la méthode
sociologique, en insistant sur l'extériorité des faits sociaux repérés par la contrainte qu'ils exercent
sur les individus, Durkheim semble évacuer le sens que les acteurs donnent à leur conduite. Or les
comportements humains ne se réduisent pas à ceux que peut saisir la statistique. Durkheim, dans Le
Suicide, lorsqu'il pratique l'analyse sociologique en dehors de son manifeste, en tient compte. Ainsi
on peut dire que Les Règles relèvent d'un esprit plus positiviste que ne l'est la pratique du sociologue
Durkheim lui-même.
Il y a aussi un aspect polémique dans ces pages. A qui s'adresse la critique de Durkheim ?
Il vise notamment le criminaliste Gabriel Tarde (1843-1904), qui pensait pouvoir expliquer les faits
sociaux grâce à la notion d'imitation : c'est en s'imitant les uns les autres que les individus qui
composent un groupe fabriqueraient du social. Pour Durkheim, c'est le fait social, et non les individus
et leurs relations, qui est premier. On n'est pas forcé de le suivre sur ce point.
Pourquoi Durkheim se concentre-t-il dans ce livre sur la question du crime ?
Tout d'abord pour réfuter le déterminisme biologique des criminologues italiens, comme Raphaelle
Garofalo (1851-1934). Il entend montrer les limites des explications biologiques et psychologiques
pour asseoir la légitimité et la fécondité de l'analyse sociologique. Certes, il utilise le terme de " race
", qui, à l'époque, allait de soi, mais il le critique : la race ne permet pas d'expliquer les
comportements des individus, qui doivent être expliqués par le social. Par ailleurs, il juge que la
sociologie ne mériterait pas une heure de travail si elle n'avait pas pour effet d'améliorer la vie
sociale. Il cherche à inventer une morale à une époque où la religion a perdu de sa force pour assurer
les liens entre les individus, dont les désirs sont illimités. Pour lui, l'anomie, c'est-à-dire le
dépérissement des règles qui permettent de vivre ensemble, est une menace immédiate à laquelle
les sociologues doivent faire face.
Aujourd'hui, certains sociologues sont devenus plus modestes, ils justifient leur pratique au nom de la
connaissance elle-même. Quant à la majorité d'entre eux, en France en tout cas, ils adoptent la
position, plus rentable sur le plan de la réputation et de l'écho médiatique, de la critique radicale.
L'une des thèses du livre qui a le plus suscité de commentaires est la fameuse phrase : " La première
règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses. "
Si cela signifie que la sociologie part du donné, des faits que la recherche construit, on ne peut
qu'être d'accord. En revanche, si cela signifie que les faits sociaux sont des faits physiques, c'est une
absurdité que Durkheim n'a jamais pensée ! Il faut donc prendre cette formule a minima, comme un
appel à une attitude proprement scientifique face aux faits sociaux. Mais nous ne devons pas en
conclure que le sens que les sujets donnent à leur comportement n'est pas un objet pour la
sociologie. Il fait partie de la réalité la plus objective que le sociologue doit prendre en compte.
Quelle est l'influence de Durkheim sur la sociologie contemporaine ?
D'une certaine manière, on peut dire qu'il a gagné. Il a incarné et imposé l'ethos du sociologue,
sérieux et travailleur - même si, cela va de soi, c'est plus un idéal qu'une description de beaucoup de
sociologues ! Dans les années 1930, toute la sociologie française est durkheimienne. C'est seulement
après la guerre qu'on connaîtra d'autres courants de pensée, sous l'influence des Etats-Unis et en
particulier de la sociologie empirique et quantitative dans le style de Paul Lazarsfeld, et surtout sous
l'influence du marxisme, qui s'est imposé dans la discipline pendant des décennies. Les Règles de la
méthode sociologique n'ont pas " changé le monde ", mais l'ouvrage a fondé la discipline en France.
Il faut ajouter que la pensée de Durkheim prend peu en compte le politique en tant que tel. Ceux qui
voudront penser le tragique, c'est-à-dire l'histoire et la politique, comme Raymond Aron, ont été
allergiques à lui. Durkheim partage la foi en la raison et le progrès propre à la IIIe République. Son
oeuvre n'aide pas à penser l'histoire terrible du XXe siècle. Entre 1930 et 1989, Durkheim
apparaissait très académique. Comment se concentrer sur les taux de suicide au temps d'Auschwitz,
ou sur une nouvelle élaboration du lien social à partir des relations professionnelles après la politique
de corporatisme adoptée par le gouvernement installé à Vichy ? La conscience tragique de Max
Weber est plus adaptée à ce qu'a été le XXe siècle. Mais, à présent que la conscience du tragique
semble évacuée en Europe, peut-être est-ce l'heure du retour à un certain durkheimisme ?
Dominique Schnapper - Sociologue, membre du Conseil constitutionnel
Propos recueillis par Nicolas Weill Le Monde - 12 novembre 2009
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !