immédiat selon tel ou tel mode de ladite «traduction» entre l’engagement nazi, sous telle ou telle
forme, et le plus esentiel et le plus aigu, parfois le plus difficile d’une œuvre qui continue et
continuera de donner à penser. Et à penser la politique. Je songe aux travaux d’abord de Lacoue-
Labarthe, mais aussi à certains textes, fort différents entre eux, de Lévinas, Blanchot, Nancy.
Pourquoi l’archive hideuse paraît-elle insupportable et fascinante ? Précisément parce que
personne n’a jamais pu réduire toute l’œuvre de pensée de Heidegger à celle d’un quelconque
idéologue nazi. Ce « dossier » n’aurait pas un grand intérêt autrement. Depuis plus d’un demi-
siècle, aucun philosophe rigoureux n’a pu faire l’économie d’une «explication» avec Heidegger.
Comment le nier ? Pourquoi dénier que tant d’œuvres «révolutionnaires», audacieuses et
inquiétantes du XXe siècle, dans la philosophie et dans la littérature, se sont risquées, voire
engagées dans des régions hantées par ce qui est le diabolique pour une philosophie assurée dans
son humanisme libéral et démocratique de gauche ? Au lieu de l’effacer ou d’essayer de l’oublier,
ne faut-il pas tenter de rendre compte de cette expérience, c’est-à-dire de notre temps ? sans croire
que tout cela est désormais clair pour nous ? La tâche, le devoir et en vérité la seule chose nouvelle
ou intéressante, n’est-ce pas d’essayer de reconnaître les analogies et les possibilités de rupture
entre ce qui s’appelle le nazisme, ce continent énorme, pluriel, différencié, encore obscur dans ses
racines, et d’autre part, une pensée heideggérienne aussi multiple et qui restera longtemps
provocante, énigmatique, encore à lire. Non parce qu’elle tiendrait en réserve, toujours cryptée,
une bonne et rassurante politique, un «heideggérianisme de gauche», mais parce qu’elle n’a opposé
au nazisme de fait, à sa fraction dominante, qu’un nazisme plus «révolutionnaire» et plus pur !
Votre dernier livre De l’esprit porte également sur le nazisme de Heidegger. Vous inscrivez la
problématique politique au cœur même de sa pensée.
J. Derrida : De l’esprit fut d’abord une conférence prononcée à la clôture d’un colloque organisé
par le Collège international de Philosophie sous le titre «Heidegger, questions ouvertes». Les Actes
en paraîtront bientôt[iv]. La question dite «politique» fut abordée de façon analytique au cours de
nombreux exposés, sans complaisance : ni pour Heidegger ni pour les arrêts sentencieux qui, du
côté de la «défense» autant que du côté de 1’«accusation», ont si souvent réussi à empêcher de lire
ou de penser, qu’il s’agisse de Heidegger, de son nazisme, ou du nazisme en général. Au début du
livre, et dans certains textes de Psyché, je m’explique sur les trajets qui m’ont conduit, là aussi
depuis fort longtemps, à tenter cette lecture. Encore préliminaire, elle cherche à nouer autour du
nazisme une multiplicité de motifs au sujet desquels j’ai toujours eu du mal à suivre Heidegger :
les questions du propre, du proche et de la patrie (Heimat), du point de départ de « Etre et temps
», de la technique et de la science, de l’animalité ou de la différence sexuelle, de la voix, de la
main, de la langue, de «l’époque» et surtout, c’est le sous-titre de mon livre, la question de la
question, presque constamment privilégiée par Heidegger comme «la piété de la pensée». Sur ces
thèmes, ma lecture a toujours été, disons, activement perplexe. J’ai marqué des réserves
danstoutes mes références à Heidegger, aussi loin qu’elles remontent. Chacun des motifs
d’inquiétude, c’est évident, a une portée qu’on peut appeler rapidement «politique». Mais au
moment où l’on s’explique avec Heidegger de façon critique ou déconstructrice, ne doit-on pas
continuer à reconnaître une certaine nécessité de sa pensée, son caractère à tant d’égards inaugural
et surtout ce qui reste à venir pour nous dans son déchiffrement ? C’est là une tâche de la pensée,
une tâche historique et une tâche politique. Un discours sur le nazisme qui s’en dispense reste
l’opinion conformiste d’une « bonne conscience ».