L'amour romantique à l'épreuve d'Internet
Jacques Marquet, Dialogue avril 2009/4 (n° 186)
Sociologue Département des sciences politiques et sociales (POLS) Institut d’études de la famille et
de la sexualité (IEFS) Université catholique de Louvain Président du CIRFASE UCL
En Europe, l’amour romantique a opéré comme modèle de référence des relations amoureuses
pendant une grande partie des XIXe et XXe siècles. Bien qu’en baisse, ce modèle n’est cependant pas
exclu des représentations contemporaines de la rencontre amoureuse et les candidats à l’amour sont
tiraillés entre références anciennes déclinantes et références nouvelles encore incertaines. À partir
d’une recherche menée auprès d’utilisateurs de sites de rencontre, l’auteur vise à comprendre ce qui
se joue sous cette pratique. En mettant en exergue quelques images fortes mobilisées pour
appréhender la réalité de ces sites, il réfléchit aux transformations qu’y subit le modèle de l’amour
romantique. Même s’il semble que la quête amoureuse sur Internet n’ait pas abandonné l’ancien
idéal d’exclusivité, il apparaît que les couples ainsi formés auront à inventer une nouvelle façon
d’appréhender l’engagement.
Analyse d’un vingtaine d’entretiens de personnes utilisant ou ayant utilisé des sites de
rencontre dans le but de nouer des relations à caractère sexuel et/ou amoureux, ayant
préalablement vécu en couple et ayant pour la plupart entre 35 et 60 ans.
Cette population paraît mériter un traitement spécifique en raison d’un ensemble de traits qui
la caractérisent :
un bilan du passé conjugal qui colore les attentes futures ; un réseau familial
affecté par la rupture ;
la présence (fréquente) d’enfants en hébergement alterné ou exclusif et
parfois déjà sur le départ ;
la conscience plus ou moins nette d’une transformation significative des
normes présidant aux relations amoureuses et sexuelles entre le moment où
ils/elles ont construit leur premier couple (il y a parfois plus de vingt ans) et
aujourd’hui…
Les évaluations de ces expériences sont très contrastées, allant de leur condamnation sans
équivoque à une lecture résolument positive.
La quête amoureuse : les mots pour la dire…
« Le marché »
Renvoie à la multiplicité des choix et à la possibilité de comparaison
Trois statuts peuvent êtres adoptés à tour de rôle : produit, acheteur, vendeur.
Déshumanisation de la rencontre amoureuse.
« Un grand bordel, le plus grand mensonge de la terre »
L’autorisation et la légalisation du mensonge, facilité par le relatif anonymat du mode de
communication. Internet ne donne aucune garantie ni quant au nombre de correspondants,
ni quant à leur âge, leur sexe, leur profession, leur orientation sexuelle ou leurs attentes,
normalisation de l’adultère. Un des problèmes spécifiques d’Internet est que l’imaginaire
relationnel qui s’y développe se nourrit du mensonge, entraînant alors nombre de déceptions
et de déconvenues chez ceux qui y ont cru.
Un jeu d’oppositions et d’associations se dessine assez nettement : photo = primauté du
corps et de la sexualité = aventure = ce que je condamne versus profil sans photo =
primauté des valeurs morales et de la psychologie = refaire sa vie = ce que je recherche.
« La pêche à la ligne »
« Meetic, c’est un peu comme la pêche à la ligne, c’est-à-dire qu’à partir du moment où la
truite mord vous n’avez que quelques secondes pour la sortir de l’eau, sinon elle se barre. »
C’est l’obligation de la réponse rapide, dûe aux très fortes sollicitations, un effet pervers et
addictif en découle : la tentation de la gourmandise, qui pousse à toujours rechercher une
nouvelle rencontre.
Des codes régissent les rencontres ; si la présentation de soi qui ne peut être négligée
plait, une « opération de séduction » s’en suit. Certains utilisateurs regrettent cette approche
qui demande stratégie et réflexivité au détriment du phénomène « coup de foudre » dù au
hasard.
« Tout un travail »
le « travail pour se faire choisir » et le « travail de sélection », et le « travail de suivi », pour
ne pas oublier ou confondre les partenaires. Description d’un processus de production où les
tâches s’enchaînent les unes après les autres, dans un ordre à respecter (premier contact,
première barrière..) et avec un degré de contrainte élevé. Le travail semble ainsi empreint
d’une charge mentale significative. La pression de la concurrence féroce se fait aussi sentir,
semblable à celle s’une « secte ». L’analogie avec travail tend à renvoyer à un ordre
rationnel où même l’aléatoire doit être maîtrisé, malgré la « loterie » de l’imprévisibilité des
réactions des partenaires potentiels. Le multipartenariat apparait dès lors rationnel face à
une marge d’incertitude, pour « multiplier les chances ».
« CV personnel », analogie entre rencontre sur internet et entretien d’embauche… Tout ceci
atteste de la routinisation d’une partie du processus de présentation de soi et de la
normalisation de la dimension stratégique de ce processus.
La multiplication des possibles remplace ici le hasard, pensé sur le mode de l’événement
fortuit, valorisé dans le modèle romantique.
Le coup de foudre et Internet
Jacques Marquet s’appuie sur une étude de Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé
Plusieurs ingrédients font consensus : le coup de foudre est inattendu, non programmé (vs
recherché par une personne inscrite sur un site de rencontres),marquant dans la vie de celui
qui le vit, rare (vs passe sans laisser de trace par la systématisation des rencontres) il
produit un sentiment de sacré ou de magique (vs perçu comme matériel, profane) ; il apporte
(vs enlève) quelque chose ; il est bénéfique, positif (vs maléfique et destructeur) ; il est
inexplicable et échappe à la rationalisation (vs formatage des sites de rencontres, à coup de
rubriques suggérées ou imposées, la présentation de soi et la formulation de la quête) ; il
coexiste avec d’autres façons de tomber amoureux (vs seule façon de tomber amoureux) ; il
provoque instantanément de fortes émotions ( vs connaissance d’abord intellectuelle de
l’autre).
Mais il n’est pas certain que ces nouveaux éléments remettent en cause le modèle de
l’amour romantique de façon décisive. Les échecs, nombreux rappellent que subsiste
toujours une part d’inexplicable.
La quête amoureuse via Internet débute par une impression d’abondance des partenaires
potentiels qui va induire multiplication des contacts… Et cette rupture est peut-être bien plus
fondamentale que les deux précédentes, car la comparaison simultanée de partenaires
potentiels, et qui se savent considérés comme tels heurte de plein fouet l’idéal d’exclusivité
amoureuse et sexuelle. Ces cybercouples auront à travailler la question de l’engagement :
comment faire pour que le partenaire jusqu’à nouvel ordre ne se perçoive comme partenaire
en éternel sursis, malgré la tentation (et la peur) du « toujours mieux » ?
Virtuellement vôtre, les sites de rencontre
Le carnet PSY avril 2007
Hubert Lisandre,
Psychanalyste et psychologue, Maître de conférences en psychopathologie clinique
Université Paris X-Nanterre
Il s’intéresse notamment aux pratiques sociales de la santé, de la sexualité.
Geoffroy Willo
Psychologue clinicien
Cet article s’interroge sur l’engouement sans précédent pour les sites de rencontre, et
l’affinité singulière qui existe entre l’outil et la fonction, le site et la rencontre. D’abord au
regard de l’époque, mais aussi et surtout au regard de ses implications psychiques.
L’immédiateté et l’ampleur des possibles sont vantées par tous les sites, comme autant
d’arguments décisifs. N’est-ce qu’une habile manipulation marketing introduite dans une
nouvelle sphère, celle de l’ amour ? Non, il faut prendre acte de cette “marchandisation”
de l’affect et, quelle qu’en soit la réalité, de son idéalisation moderne. Choisir ses
partenaires comme des objets de consommation courante est devenu la
norme…Manifestation de la « perversion généralisée » de notre époque, comme on la
condamne souvent ? On reconnaît, certes, dans cette immédiateté comme dans l’illusion de
maîtrise en matière de choix affectif, l’exigence toute narcissique d’un “moi” dont le
scientisme ambiant annonce chaque jour pour le lendemain l’avènement de sa
complétude. L’ « objectivité » pratiquée sur ces sites –où l’on trie avec méthode et selon
des critères prédéfinis ses contacts semble réaffirmer la réalité de cette perversion.
Pourtant, en y regardant de plus près, à travers plusieurs exemples d’abonnés, on s’aperçoit
que les butées et les impasses affectives et sexuelles ne sont qu’en apparence une
perversion de façade : ne se méprend-on pas à croire “qu’agir virtuellement” un
fantasme serait autre chose qu’un “fantasmer? Ainsi, à l’heure où l’on ne s’inquiète plus
de la sexualité débridée, le conflit intrapsychique est transférée à la quête amoureuse. Ce
qui explique peut-être la gêne à dire son inscription sur un site pour (ne) trouver (que) l’âme
sœur.
La passion scientifique attisée par le site de rencontre -notamment par la facilité qu’il offre à
dénombrer, et donc à “objectiver” – induit un sentiment de confort dans la sélection et
l’approche d’un partenaire… qui est aussi la source de toutes les problèmes des abons.
La nouveauté de notre temps est donc peut-être moins à chercher dans cette prétendue
« perversion » des rapports humains que dans la mutation de la rencontre et de ses règles et
interdits, où le versant amoureux et coupable tendrait à s’effacer socialement au profit du
versant apathique et objectal.
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