JAZZ Le jazz est aujourd’hui universellement répandu. Ses plus célèbres noms : Louis Armstrong, Duke Ellington, Charlie Parker figurent parmi les plus grands artistes du Xxe siècle. La production de disques, de livres ou de revues spécialisées consacrés au jazz est considérable. Réservé jusqu’aux années trente à une élite d’initiés à la ferveur jalouse, le jazz a gagné un public immense. Il constitue un des grands courants esthétiques du monde moderne, né de la musique, mais l’enrichissant de données originales. Le mot jazz recouvre une réalité difficile à cerner. Historiquement, le jazz est apparu, au lendemain de la Première Guerre mondiale, comme le mode d’expression privilégié du groupe négro-américain: c’est l’expressivité de ce groupe et ses tendances profondes qu’il traduit; et ce sont les structures musicales créées ou empruntées par lui qu’il utilise. De là vient la contradiction qui affecte toute son évolution. En tant qu’art, il tend à dégager un certain nombre de principes universels qui lui ont permis de déborder la société négro-américaine, d’être pratiqué et aimé par les Blancs des États-Unis puis les Européens et les Asiatiques. Mais, lié à des valeurs issues de cette société, cultivé essentiellement par elle tous les grands créateurs, en jazz, sont des Noirs, mettant en œuvre une matière musicale constituée, avant tout, par ses choix, le jazz dépend aussi bien de son histoire que d’un développement formel spécifique. 1. Description Le seul critère du jazz que musiciens et critiques soient parvenus à avancer est celui du swing : les traits les plus caractéristiques de la musique négro-américaine traitement de son, blue note ne peuvent, sans lui, s’organiser en jazz; et inversement le swing, indépendamment de ces traits caractéristiques, suffirait à faire «jazzer» une musique. Le swing Le mot swing signifie «balancement». Tel quel, il renvoie donc à une réalité vécue dont il suggère la transposition imagée: le swing est une dimension euphorique de la musique, qui engendre, chez l’auditeur, la sensation de rebondir d’un temps sur l’autre, d’être continûment «balancé», sans la moindre crainte d’une rupture qui troublerait son bonheur. Ces métaphores dévoilent une dualité entre, d’une part, un élément de permanence la continuité de ce sur quoi l’on rebondit, la régularité du balancement et, d’autre part, un élément d’instabilité qui, par contraste, permet d’affirmer le balancement et de le nourrir. Cette dualité s’incarne très clairement dans l’organisation même de la formation de jazz. La permanence y est établie par la section rythmique batterie, contrebasse à cordes, guitare, piano qui s’attache à fournir une pulsation régulière; l’instabilité, par la section mélodique cuivres et saxophones dont le phrasé s’articule sur cette pulsation tout en contrastant avec elle. L’improvisation : On a parfois caractérisé le jazz comme musique improvisée, ce qui mérite examen. Si par improvisation on entend musique inventée sur le champ à l’intérieur de certaines données (tempo, canevas harmonique), on ne dévoile pas une dimension constitutive du jazz, mais son aspect le plus fréquent. Nombre de chefs d’œuvre ceux de Duke Ellington, par exemple résultent en effet d’un effort d’écriture musicale, et beaucoup de jazzmen, en réalité, ne font que rééditer, note pour note, des improvisations antérieures: c’est le cas de bien des solos de Louis Armstrong, parvenus à un point de beauté et d’équilibre qui résiste au changement. Mais, puisque l’œuvre de jazz se déroule dans le temps vécu, on peut aussi affirmer qu’elle n’est jamais tout à fait semblable, même si les musiciens ne s’attachent qu’à répéter une interprétation fixée depuis plusieurs années. Le climat intérieur, lui, a pu changer, et des modifications, imperceptibles souvent, suffisent à renouveler ce qu’on croyait cent fois entendu. En ce sens, alors, l’improvisation se confond avec la vie même du swing. Le traitement sonore Né, pour l’essentiel, du folklore du blues et du spiritual le jazz instrumental a tendu, tout naturellement, à transposer les inflexions et la souplesse de l’art vocal négroaméricain. L’instrument y est moins étudié en fonction de ses données spécifiques que de ses possibilités expressives. D’où, en général, des techniques inorthodoxes par rapport aux normes de la musique classique, et l’abondance des effets obtenus soit naturellement glissando, vibrato appuyé (grincement), étranglements sonores, soit artificiellement, par l’usage des sourdines pour les cuivres (sourdine «wa wa» notamment). C’est ce traitement qui fait que les jazzmen, sur leurs instruments, semblent souvent gémir, crier, s’efforcer de séduire, parler: d’un musicien qui «prend un bon solo» on dit qu’«il raconte une histoire». Ainsi réapparaît, encore, la dimension existentielle du jazz. Y a-t-il une essence immuable du jazz? Swing, improvisation, traitement de la matière sonore, tels qu’ils viennent d’être décrits, renvoient cependant à une image du jazz qui couvre, avant tout, la période allant de 1930 à 1960. C’est durant ces années que le jazz s’est le mieux constitué en art autonome et accompli. Si la période antérieure à 1930 compte de nombreux chefs-d’œuvre, dus surtout à Louis Armstrong, le jazz n’y a pas encore dégagé cette perfection dans la conception rythmique qui permettra au swing, par la suite, de s’épanouir totalement. À partir de 1960, d’autre part, une césure brutale se produit et l’on voit beaucoup de jeunes musiciens noirs rejeter la pulsation régulière du tempo, brisant ainsi le deuxième terme de la dualité sur laquelle se fonde le swing. Cette révolution s’opère au nom d’un esprit d’improvisation généralisé: le musicien ne s’en remet qu’à son «sentiment intérieur» qui gouvernera le discours; seul compte l’élan psychologique, avec ses tensions et ses dépressions, ses accélérations et ses stagnations. Ainsi l’univers de la contrainte musicale est-il pratiquement rejeté au profit de la spontanéité intérieure, et le jazz s’immerge-t-il de plus en plus dans le vécu. À la notion de swing se substitue, comme concept clef, celle de feeling . On ne doit pas en conclure que le jazz est mort même si le mot lui-même, assimilé à un passé d’oppression, est, dans l’avant-garde, un peu discrédité mais qu’il change de statut. C’est pourquoi décrire la totalité de ce qui est, aujourd’hui, recouvert par le terme jazz est devenu impossible. On peut simplement dire qu’il y a jazz lorsque se rencontrent, dans le domaine de la musique, certaines constantes: primauté de la pulsion vitale, expressionnisme du son et identification de l’instrument à la personne du musicien, place privilégiée accordée à des instruments tels que saxophones, cuivres, contrebasse, batterie, piano et à des groupes instrumentaux spécifiques. Créer Faire du jazz, c’est, au niveau le plus simple, insuffler le swing à une matière musicale quelconque. Ainsi, Jelly Roll Morton , un des premiers jazzmen, déclara: «Le jazz est un style, non une composition. N’importe quelle musique peut être interprétée en jazz, du moment qu’on sait s’y prendre. Ce n’est pas ce que vous jouez qui compte, mais la façon dont vous le jouez.» Interpréter avec swing, c’est ce que l’on demande, dans un grand orchestre, aux musiciens de pupitre qui suivent une partition. Mais créer en jazz, c’est improviser avec swing à partir d’un thème donné. Ce thème repose, en général, sur une structure harmonique simple. Il est, fort souvent, constitué par le refrain («chorus») d’un air de la variété américaine, d’où l’expression «prendre un chorus», qui veut dire: improviser sur les harmonies d’un refrain. Les solos improvisés sont constitués de un, deux, cinq, dix chorus successivement enchaînés. L’improvisation ressortit donc à la variation. Cette variation, comme il en va parfois chez Armstrong, peut se limiter au déplacement de quelques accents du thème. Dans les années trente, les jazzmen, Coleman Hawkins par exemple, paraphrasent la mélodie initiale en exploitant les virtualités de son sol harmonique. À partir de Lester Young, Charlie Parker et du «bop», les musiciens se sont efforcés de réinventer un discours mélodique personnel en partant des accords de base d’un thème, de fait, assez vite oublié. Quant au jazz le plus moderne, il s’efforce à une improvisation totale, sans contraintes structurelles, et substitue à l’esprit de variation la quête d’une absolue spontanéité. Instruments et cadres instrumentaux Si l’on omet certaines recherches d’orchestration contemporaines, qui font appel à des instruments comme le hautbois ou la harpe, et des interprétations d’avant-garde qui s’enivrent d’instruments exotiques, le matériel instrumental du jazz est d’une assez grande sobriété. Y prédominent les cuivres où règne la trompette et les saxophones où règne le saxo ténor. Sur le plan rythmique, on trouve, bien entendu, la batterie et la contrebasse à cordes, tandis que piano et guitare appartiennent aussi bien à la section rythmique que mélodique. Des instruments ont connu une progressive défaveur: la clarinette par exemple; d’autres, comme l’orgue et la flûte, se sont parfois imposés. Violons et cordes ne jouent qu’un rôle épisodique. Les petites formations ne sont bien souvent que des rencontres de circonstance, simples additions de solistes venus pour improviser (on dit: «faire une jam session »), ou réunions de musiciens habitués à «sentir» ensemble et improvisant dans le même esprit: ainsi les petites formations «bop». Certaines, au contraire, témoignent d’une disposition préétablie, soit par tradition ainsi la petite formation «vieux style» s’organise autour du trio cornet à pistons clarinette trombone, soit par une intention d’arrangement et le souci d’une sonorité originale: ainsi les petites formations ellingtoniennes, réductions de l’orchestre de Duke, le trio de Nat King Cole, le Modern Jazz Quartet de John Lewis... Le grand orchestre ou «big band» s’établit selon une organisation à peu près immuable: quatre ou cinq saxophones (alto, ténor, baryton) et parfois une clarinette, qui constituent la section d’anches; une section de trois ou quatre trompettes, une section de trois trombones, la section rythmique. Cette disposition intangible implique, sur le plan musical, une esthétique peu portée aux renouvellements en profondeur. Aussi est ce à l’intérieur des moyennes formations, plus riches en possibilités que les «combos» (petites formations) et moins institutionnalisées que les big bands, que se sont développées les recherches d’écriture les plus novatrices: tels l’orchestre Capitol de Miles Davis ou le Jazz Group de Paris d’André Hodeir. 3. Histoire du jazz Le jazz est issu de plusieurs courants. À travers le folklore vocal, spiritual et blues, et quelques souvenirs de percussion africaine, s’élaborent l’animation spécifique du swing et un certain nombre de thèmes qui appartiendront en propre à la musique négro-américaine. Ce folklore surgit simultanément, à la fin du XIXe siècle, en plusieurs endroits du sud des États-Unis. Mais c’est à La Nouvelle-Orléans, aux alentours de 1900, que naît l’art instrumental du jazz. Cette ville, fort animée, connaissait une vie musicale importante, fondée essentiellement sur un répertoire français de marches, quadrilles et autres danses à la mode. Les Créoles en étaient les principaux exécutants. Les Noirs, enfermés dans le quartier de «Perdido», s’amusèrent à recréer, selon leur sensibilité et leur malice, les airs qu’ils entendaient, s’assemblant en des orchestres d’instruments bricolés (banjos faits d’une boîte à fromage, contrebasses obtenues à partir d’un tonneau) que l’on dénommait «spasm bands». À partir des brisures et des syncopes que les Noirs avaient apportées à ce répertoire, une nouvelle formule s’élabora, le ragtime (morceau de piano déhanché, écrit autour de trois thèmes), qui fit fureur dans les bars de Storyville, le quartier réservé de La Nouvelle-Orléans. Hormis quelques reconstitutions laborieuses, on n’a pas de documents enregistrés sur cette préhistoire du jazz. Quant au mot lui-même, il apparut seulement vers 1915, dérivé, sans doute, d’un terme d’argot qui désignait l’acte sexuel. Ce n’est que dans les années vingt que son emploi sera généralisé et qu’il recouvrira la nouvelle musique noire, au répertoire mêlé, à la fois blanc et noir, mais à la démarche instrumentale et rythmique déjà très originale. Après 1960 Avec la fin des années cinquante s’amorce une révolution: car il ne s’agit plus d’enrichir les moyens traditionnels, mais de remettre en cause les fondements du jazz régularité du tempo et primauté du swing, improvisation à partir de structures harmoniques préétablies. La liberté totale devient l’idéal proclamé et le jazz, de plus en plus, se voue à la tradition directe de l’inconscient du musicien ou à l’exacerbation du pur «fait sonore» (cris, bruitages, grincements). Une première tendance se définit par la recherche d’une spiritualité, dont les normes sont volontiers demandées à l’Orient. Il en résulte une musique violemment incantatoire, utilisant des gammes modales étrangères à l’univers musical de l’Occident où le jazz s’était, jusqu’ici, cantonné. C’est l’art, avant tout, du saxo ténor et soprano John Coltrane, parti du bop pour développer, sur des bases de plus en plus répétitives, une verbosité envoûtante et volontiers paroxystique (Cousin Mary, - My Favorite Things, - A Love Supreme ). Le quartette qu’il a constitué avec, notamment, le batteur Elvin Jones et le pianiste Mac Coy Tyner a l’importance, dans l’histoire du jazz, du «Hot Five» d’Armstrong et du quintette de Parker. On peut rattacher à cette tendance le saxo alto, clarinettiste et flûtiste Eric Dolphy. Solitaire comme le fut Monk, le pianiste Cecil Taylor, enfin, développe avec emportement un art fondé sur l’exploitation des structures sonores et qui n’est pas sans rapport avec certaines recherches de l’avant-garde européenne (Unit structure). 4. Le jazz des années soixante Les origines du jazz, on l’a vu, sont modestes: le prolétariat noir du Sud. Sa réputation initiale est peu flatteuse: c’est une musique de bouges qui accompagne l’alcoolisme et la dépravation sexuelle. L’idée qu’on s’en fait est raciale: musique de nègres et de barbares; et quand elle est admise, c’est à travers le mythe raciste du nègre primitif et bon enfant, roulant des yeux ronds et doté d’épaisses lèvres roses. Pour vivre de leur musique, les Noirs même les artistes les plus doués, comme Louis Armstrong devront d’abord assumer cette image. Pour la plupart des Blancs de l’entre-deux-guerres, qui, le plus souvent, ne faisaient pas la différence entre le vrai jazz noir dit «hot» (brûlant) et les caricatures commerciales qu’on en donnait, cet art eut surtout les attraits de l’exotisme et suscita le snobisme de la sauvagerie retrouvée. Les emprunts que lui firent des compositeurs comme Maurice Ravel (concertos pour piano) et Igor Stravinski (Ragtime ) et les tentatives de jazz symphonique (Rhapsody in Blue , de G.Gershwin) ne témoignent pas d’une compréhension véritable. Seul Darius Milhaud, dans La Création du Monde, eut l’intuition fugace de l’esprit du blues. Aux États-Unis, le jazz, jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, resta lié au spectacle, à la danse, voire à la clownerie; et les Noirs y consentaient d’autant plus volontiers que le succès de leur musique leur permettait, de même que le sport, la boxe surtout, une promotion sociale inespérée. Si le jazz est un produit typiquement américain, c’est paradoxalement sur le continent européen, en France notamment, qu’on lui reconnut toute sa dignité expressive. Là encore, pourtant, on cultivait la ségrégation, mais à rebours: la musique négroaméricaine incarnait l’innocence de l’âme face à une civilisation corruptrice. 5. Après la révolution Si, comme l’affirme le pianiste Don Pullen, «toute la musique qu’on entend aujourd’hui a son origine dans celle des années soixante», cet héritage a été très diversement traité et exploité. D’où, au début des années quatre-vingt, la coexistence et la multiplicité de musiques improvisées, de jazz que l’on pourrait croire antagonistes les uns des autres. En fait, selon que le free jazz a été vécu comme une attitude liée aux luttes du peuple noir, ou comme «un style de plus» dans l’histoire de la musique afro-américaine, comme une lutte idéologique et esthétique sur un front culturel, ou comme une simple «subversion» de codes et de règles, les traces et effets de la rupture qu’il constitue seront différentes. Ils participeront, dès la fin des années soixante-dix, d’un esprit à la fois d’ouverture et de résistance chez certains musiciens, sans préjuger pour autant de l’aspect strictement musical de leur travail, ou se réduiront à des séquelles citations, nostalgies, cicatrices... qui témoigneront, en tout cas, de l’amplitude de la secousse. Mais, et ce n’est sans doute pas le moindre paradoxe de l’histoire récente du jazz, musique d’origine afro-américaine, l’un des effets les plus remarquables du free jazz est repérable hors des États-Unis. Longtemps les jazzmen européens, ou non américains, n’avaient semblé pouvoir que décalquer ou adapter des musiques conçues à New York ou Los Angeles. Or, dès la fin des années soixante, commencent de se faire entendre dans le monde entier (en Europe, et jusqu’en U.R.S.S., mais aussi au Japon...) des musiques, le plus souvent improvisées et très différentes les unes des autres, qu’on ne peut guère mieux situer, identifier, qu’en utilisant le mot «jazz Personnages connue du Jazz Le grand trompettiste, chanteur, compositeur et chef d’orchestre de jazz Louis Armstrong (1900-1971). L’Américain Stan Getz (1927-1991), saxophoniste de jazz.. * L’Américain Morton Joseph Ferdinand La Menthe, dit Jelly Roll Morton (1885 ou 1890-1941), pianiste de ragtime, fut parmi les premiers compositeurs et arrangeurs du jazz. Le trompettiste américain de jazz Miles Davis (1926-1991) lors d’une séance d’enregistrement en 1959. Sidney Bechet (1897-1959), clarinettiste, saxophoniste, compositeur et chef d’orchestre de jazz. L’Américain Fats Waller (1904-1943), l’un des meilleurs pianistes de jazz des années 1920. L’Américain Art Tatum (1910-1956), pianiste de jazz, a exercé une influence considérable sur le piano swing. Le saxophoniste, clarinettiste et compositeur de jazz américain Lester Young (1909-1959), en 1953. Chet Baker (1929-1988), trompettiste, bugiste, chanteur et compositeur de jazz. FRUCHARD EDDY Le JAZZ 4°B