À partir de 1960, d’autre part, une césure brutale se produit et l’on voit beaucoup de
jeunes musiciens noirs rejeter la pulsation régulière du tempo, brisant ainsi le
deuxième terme de la dualité sur laquelle se fonde le swing. Cette révolution
s’opère au nom d’un esprit d’improvisation généralisé: le musicien ne s’en remet
qu’à son «sentiment intérieur» qui gouvernera le discours; seul compte l’élan
psychologique, avec ses tensions et ses dépressions, ses accélérations et ses
stagnations. Ainsi l’univers de la contrainte musicale est-il pratiquement rejeté au
profit de la spontanéité intérieure, et le jazz s’immerge-t-il de plus en plus dans le
vécu. À la notion de swing se substitue, comme concept clef, celle de feeling .
On ne doit pas en conclure que le jazz est mort même si le mot lui-même, assimilé à
un passé d’oppression, est, dans l’avant-garde, un peu discrédité mais qu’il change
de statut. C’est pourquoi décrire la totalité de ce qui est, aujourd’hui, recouvert par
le terme jazz est devenu impossible. On peut simplement dire qu’il y a jazz lorsque
se rencontrent, dans le domaine de la musique, certaines constantes: primauté de la
pulsion vitale, expressionnisme du son et identification de l’instrument à la
personne du musicien, place privilégiée accordée à des instruments tels que
saxophones, cuivres, contrebasse, batterie, piano et à des groupes instrumentaux
spécifiques.
Créer
Faire du jazz, c’est, au niveau le plus simple, insuffler le swing à une matière
musicale quelconque. Ainsi, Jelly Roll Morton , un des premiers jazzmen, déclara:
«Le jazz est un style, non une composition. N’importe quelle musique peut être
interprétée en jazz, du moment qu’on sait s’y prendre. Ce n’est pas ce que vous
jouez qui compte, mais la façon dont vous le jouez.» Interpréter avec swing, c’est ce
que l’on demande, dans un grand orchestre, aux musiciens de pupitre qui suivent
une partition. Mais créer en jazz, c’est improviser avec swing à partir d’un thème
donné. Ce thème repose, en général, sur une structure harmonique simple. Il est, fort
souvent, constitué par le refrain («chorus») d’un air de la variété américaine, d’où
l’expression «prendre un chorus», qui veut dire: improviser sur les harmonies d’un
refrain. Les solos improvisés sont constitués de un, deux, cinq, dix chorus
successivement enchaînés.
L’improvisation ressortit donc à la variation. Cette variation, comme il en va parfois
chez Armstrong, peut se limiter au déplacement de quelques accents du thème.
Dans les années trente, les jazzmen, Coleman Hawkins par exemple, paraphrasent la
mélodie initiale en exploitant les virtualités de son sol harmonique. À partir de
Lester Young, Charlie Parker et du «bop», les musiciens se sont efforcés de
réinventer un discours mélodique personnel en partant des accords de base d’un
thème, de fait, assez vite oublié. Quant au jazz le plus moderne, il s’efforce à une
improvisation totale, sans contraintes structurelles, et substitue à l’esprit de
variation la quête d’une absolue spontanéité.