cognitive lorsque, le jour prévu (21 décembre 1954), le cataclysme ne s'est pas produit. Festinger, qui s'était infiltré avec ses
collaborateurs dans le groupe, a pu analyser les réactions des différents membres. De ses observations, je ne cite que celles
qui nous importent ici.
Les croyants qui, lors de la nuit fatidique, étaient restés groupés, ont gardé la foi. Ils se sont soutenus et convaincus
réciproquement. Ils ont réinterprété le fait dissonant en expliquant que c'est précisément grâce à leur zèle religieux que la
terre n'a pas été détruite. Par contre, les membres qui avaient attendu seuls, chez eux, la réalisation de la prophétie, ont perdu
la foi dans un mouvement où ils s'étaient cependant engagés à fond.
Cette observation et bien d'autres, expérimentales ou cliniques, ont permis à Festinger d'affirmer le rôle prédominant d\l
support social pour persévérer dans une croyance.
La réassurance par un groupe -on pourrait dire une secte -qui partage la même idéologie, est brusquement venue à me
manquer durant l'année 1968. Envoyé aux Pays-Bas, au département de psychologie clinique de l'Université de Nimègue, je
me retrouvais seul psychanalyste au milieu d'une équipe qui travaillait sur des bases radicalement différentes de celles
auxquelles je m' étais référé jusqu'alors. J'y perdis mes œillères et bon nombre de mes illusions.
Le premier choc fut relatif au test de Szondi, une technique que j'avais souvent utilisée jusqu'à mon arrivée en Hollande.
Szondi, psychiatre et psychanalyste hongrois, a publié en 1944 un test composé de 48 visages de malades mentaux : Le
diagnostic expérimental des pulsions. L'individu qui passe le test départage les visages qui lui paraissent sympathiques et
antipathiques. Ces choix permettent au testeur de calculer divers indices du « destin pulsionnel » qui commande: la formation
du caractère, l'éclosion de symptômes morbides, le choix des amis et du conjoint, le choix de la profession et même le type de
mort (Voilà qui n'est pas sans rappeler les spéculations fliessiennes). Les photos choisies en premier lieu déterminent un
«avant-plan»; les autres, un «arrière-plan expérimental». A ces deux profils « pulsionnels » se rajoute un profil « théorique »
de l' arrière-plan, inverse de l'avant-plan expérimental (le total des 3 profils faisant de ce test une des plus jolies illustrations
du « truc de l'intérieur/extérieur » ...).
Szondi a étayé son test par des considérations génétiques (les pulsions seraient des forces héréditaires, transmises par les
gènes) et a développé, à partir de cet instrument, une théorie ambitieuse de la psycho-pathologie et du traitement
psychiatrique: la Schicksalsanalyse, l'analyse du Destin.
Le test de Szondi a été expérimenté aux Pays-Bas à partir des années 50 par de nombreux psychologues. Après une
décade d'essais, il a été totalement abandonné, et cela au moment où il était introduit dans mon pays.
Lorsqu'en arrivant à Nimègue, je dis naïvement que je pratiquais le Szondi, je déclenchai une cascade de rires. Mes
nouveaux collègues me firent lire une série de travaux qui montraient que le « diagnostic pulsionnel » de Szondi n'avait guère
plus de valeur que le diagnostic phrénologique de Gall. La thèse de doctorat de H. Janssen sur La valeur diagnostique du test
de Szondi (1955) fournissait une synthèse de la littérature sur les recherches de validation ainsi qu'une série de nouvelles
expériences répondant aux critères de la méthodologie scientifique. Sa conclusion était quasi sans appel: « Nous croyons
avoir démontré, écrivait l'auteur, que le test n'a aucune valeur pratique et qu'il présente même des dangers, raisons pour
lesquelles son utilisation en psychologie appliquée doit être vivement déconseillée ». Cette conclusion était d'autant plus
impressionnante que la thèse en question était publiée chez Swets et Zeitlinger, le principal vendeur de tests (et notamment
du Szondi !) en Hollande. Je lus ensuite la revue critique des recherches sur le Szondi parue dans le célèbre Handbuch der
Psychologie. Les conclusions n'étaient guère plus encourageantes. L'auteur soulignait que, déjà même par les principes de son
interprétation, l'examen de la validité du test de Szondi présente des difficultés exceptionnelles [7]. Le bilan était négatif, si
pas désastreux.
Il serait hors de propos de détailler ici les arguments qui faisaient dire au Professeur D.J. van Lennep, de l'Université
d'Utrecht, que « le test de Szondi est sans doute un des plus mauvais tests que l'on ait imaginés ». Je dirai simplement que
l'approche des Hollandais était radicalement différente de celle de mes Maîtres d'alors: ces derniers se complaisaient dans de
vastes spéculations « anthropologiques » ; ils pratiquaient l'interprétation « clinique » , « dynamique » et « dialectique » , qui
peut toujours digérer rétrospectivement les faits les plus divers. Les psychologues hollandais, au contraire, précisaient, à
partir de la théorie du test, des implications vérifiables/falsifiables pour mener ensuite des recherches systématiques qui
répondent aux critères de la validité psychométrique.
N'étant pas encore à l'âge où l'on préfère ce qui confirme le savoir acquis à ce qui le contredit, je choisis de poser des
questions impertinentes. J'examinai des faits empiriques précis plutôt que les réponses générales de la théorie. Ainsi, la
merveille censée dévoiler l'Inconscient familial et la destinée individuelle inconsciente, m'apparut finalement comme une
supercherie. Je dis « finalement » car il fallut que je lise, que je relise, et que j'expérimente moi-même pour oser enfin
changer d'avis.
La deuxième désillusion concerna les effets de la psychanalyse. Ici je fus moins surpris car, d'une certaine façon, je le
savais déjà: la cure psychanalytique n'a qu'un faible pouvoir thérapeutique et elle peut même parfois s'avérer désastreuse. Je
connaissais plusieurs personnes qui s'étaient suicidées en cours d'analyse, je savais que certaines analyses de dix ans et plus
se soldent par de douloureux échecs.
Jusqu'en 1968, je ne connaissais qu'un seul texte qui abordait la question des effets de la psychothérapie: celui de
Winfried Huber (1964 : 282s), un psychanalyste qui ne craignait pas de poser les questions essentielles. La nouveauté fut,
pour moi, de découvrir la vaste littérature scientifique publiée sur le sujet, en particulier le rapport de J.H. Dijkhuis et W.
Isarin, paru à l'Université d'Utrecht en 1963, et qui présentait plus de deux cents recherches anglo-saxonnes sur les résultats
des psychothérapies. Par la même occasion, je découvrais des alternatives. A Nimègue, comme à travers toute la Hollande, on
commençait à pratiquer la « behavior therapy » , qui semblait autrement prometteuse que la psychanalyse. Je lisais Eysenck,
Wolpe, Festinger, G. Kelly et autres grands noms de la psychologie contemporaine.
J'appris enfin comment, même dans les questions d'affectivité, on peut adopter une approche réellement scientifique,
c'est-à-dire une approche certes partielle et approximative, mais cependant critique, méthodique, objective. Ayant côtoyé de
près des psychologues à la fois « humanistes » , dévoués, sensibles et soucieux de vérifications empiriques, j'abandonnai