Toute doctrine, toute méthode éducative, se trouve donc contrainte - même à son
corps défendant - de se situer dans ce champ de tension fondamental. Soit elle
opère un choix résolu pour l'un ou l'autre pôle - comme les pédagogies inspirées de
l'anarchisme pour la nature, ou celle influencées par le marxisme pour la culture -,
soit elle cherche à les concilier - comme celles qui se réfèrent à Piaget ou Freud - ou
tend à dépasser leur opposition. Mais cette réflexion fondamentale ne peut suffire à
éclairer notre propos. Pour penser les rapports de l'éducation et des valeurs
aujourd'hui, il est nécessaire d'introduire la question de la démocratie. Pour Hannah
Arendt la double polarité qui structure l'éducation, et qu'on ne peut vraiment réduire à
la nature et la culture, est celle de l'enfant et du monde. Éduquer est toujours et à la
fois, selon elle, socialiser, assurer la vie, le développement et l'intégration des
enfants dans une société, et conserver, assurer la continuité du monde, transmettre
la tradition, le patrimoine culturel, dans le mouvement de succession des générations.
Éduquer en effet c'est en premier lieu transmettre les règles qui fondent toute vie en
commun dans la classe, dans l'établissement, dans la société, c'est une relation
inégalitaire, autoritaire, entre un adulte qui possède les savoirs et les règles et un
enfant qui ne les possède pas, ou pas tous, ou pas complètement. Mais en second
lieu, et dans le même temps, éduquer c'est aussi apprendre à juger par soi-même, à
rechercher la vérité, à critiquer, à faire évoluer et changer les règles, à modifier les
traditions.
Hannah Arendt refuse d'emblée l'idée selon laquelle la crise de l'éducation est un
phénomène local, contingenté par des ressorts culturels ou étatiques, et rejette cette
tentation spécificisante en dénonçant principalement cette attitude. "On peut
aujourd'hui poser comme règle générale que ce qui peut arriver dans un pays peut
aussi arriver dans presque tous les pays" disait-elle, il y a quarante ans, et le futur là
encore lui a donné raison.
L'enjeu de l'éducation, dans un tel contexte de crise est aussi l'occasion de repenser
le sujet en évitant les réponses toutes faites et les préjugés qui ne feraient que
rendre la crise plus aiguë.
Hannah Arendt resitue d'abord cette crise dans le contexte américain des années
1950 et associe la gravité de la crise à l'enjeu politique que représente l'éducation.
Celui-ci étant fortement présent aux États-Unis, pays d'immigration dans lequel seule
la scolarisation peut tenir la gageure de fondre en un seul peuple les groupes
ethniques les plus divers. La particularité américaine réside aussi dans sa volonté de
rupture et de refondation d'un nouvel ordre "Novus ordo Saeclorum", opposé à
l'ancien en termes économiques et politiques : ce nouvel ordre se doit de supprimer
la pauvreté et l'oppression. On retrouve alors un idéal d'éducation directement
influencé par Rousseau pour qui l'éducation devient un moyen politique et la politique
une forme d'éducation. L'article de Hannah Arendt sur La crise de l'éducation, publié
en 1958, était alors sans doute visionnaire. Les champs de bataille de la culture
s'étaient déplacés dans les écoles, où trois idées ravageaient les bases mêmes de
l'éducation : les enfants forment un monde à part, où l'adulte doit s'immiscer le moins
possible, le conformisme et la délinquance devraient-ils s'ensuivre ; l'enseignement
n'appartient plus aux maîtres, qui possèdent à fond une discipline, mais aux
pédagogues, généralistes de la science de l'enseignement ; il importe, autant que
possible, de substituer le faire à l'apprendre, le jeu au travail, l'expression de soi aux
connaissances pures. Avant de développer ces trois idées revenons à cette volonté,
alors américaine, de refondation d'un nouveau monde, plus juste et plus libre.
L'histoire a montré, depuis l'antiquité que les utopies politiques ont voulu fonder un
monde nouveau avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature. Arendt
dénonce ici une erreur politique grave, dans la conception même de la politique : en