La crise de la culture, Hannah Arendt Introduction Le parcours d'Hannah Arendt est unique. Celle qui fit, tout au long de sa vie, preuve d'un œcuménisme rare chez les intellectuels de son temps, était d'origine juive, bien que non pratiquante. Elle s'intéressa d'abord au christianisme et soutint en 1928 une thèse sur le concept d'amour chez Saint Augustin, sous la direction de Karl Jaspers. Ayant fui son Allemagne natale à cause des persécutions nazies elle acheva d'écrire un ouvrage magistral sur les origines du totalitarisme et a nourri de riches réflexions sur la liberté humaine. L'ouvrage étudié, dont le titre original, Between Past and Future, a été remplacé en français par le titre - peut-être contestable - de La Crise de la Culture est un recueil d'essais - ou d'exercices de pensée politique - rédigés entre 1954 et 1968. Ces huit exercices ne constituent pas à proprement parler une unité logique puisque se succèdent des thèmes aussi variés que "la crise de la culture", "la conquête de l'espace et la définition de l'homme", ou "qu'est ce que la liberté?", mais Hannah Arendt réaffirme tout au long de son œuvre sa conviction que les aspects les plus authentiques et notables de la vie politique n'ont jamais été correctement traités par la philosophie. Nous allons organiser notre présentation autour des deux thèmes résonnants que sont l'autorité et l'éducation. Si ces deux notions font l'objet d'un essai chacune, nous veillerons à emprunter aux autres essais des éléments permettant de donner plus de profondeur à la réflexion et d'envisager ces concepts sous l'angle plus global de la pensée d'Hannah Arendt. La crise de l'éducation est un thème récurrent des sociétés occidentales dites "avancées", qui à force d'être périodique est devenue un enjeu politique déterminant de nos sociétés. Cette crise est en partie liée à une autre crise évoquée par Hannah Arendt dans un long processus de définition, celle de l'autorité, que nous évoquerons à dans un premier temps. Déclin d'autorité Que dire en effet aujourd'hui du concept d'autorité sinon qu'il a généralement disparu et qu'il n'est plus qu'un reliquat poussiéreux dans l'histoire séculaire des sciences politiques. De quelle autorité s'agit-il? Ce concept, comme bien d'autres, multiforme et largement polysémique, Hannah Arendt refuse d'en donner une définition essentielle et naturelle et ne base son analyse que sur une évolution historique de l'autorité. La perte de l'autorité, ou plutôt des autorités traditionnelles, a été généralement provoquée par la montée de mouvements politiques profitant souvent d'une atmosphère sociale et politique dans laquelle le système des partis avait perdu son prestige et l'autorité du gouvernement n'était plus reconnue. Un symptôme aggravant de la crise qui frappe le concept d'autorité réside dans le fait que ce phénomène s'est étendu aux sphères prépolitiques que sont l'éducation et la famille, domaines dans lesquels l'autorité avait toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, requise autant par des besoins naturels, que par une nécessité politique: la continuité d'une civilisation… Mais il s'agit là surtout de la disparition d'un concept qui avait servi de modèle à un grande variété de formes autoritaires de gouvernement. La déchéance de l'un amène la perte de la plausibilité des autres, et l'on ne peut plus aujourd'hui savoir ce qu'est l'autorité, sinon ce qu'elle fut. Notre auteur oppose d'abord l'autorité à la force, mode antique de règlement des affaires étrangères, puis à la persuasion, qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Une définition de l'autorité reposerait donc sur cette double opposition à la contrainte par la force et à la persuasion. Rappelons qu'historiquement, la disparition de l'autorité est analysée comme la phase finale d'une évolution qui a sapé la religion et la tradition, dans sa rupture avec l'âge moderne. Cependant, si en perdant la tradition - qu'on ne confondra pas avec le passé -, nous avons perdu un fil conducteur dans les domaines du passé, ce fil liait aussi des générations successives à un aspect prédéterminé du passé. Cela ne manque certes pas d'intérêt mais met en péril la profondeur de l'existence humaine qui est la mémoire de l'humanité. Hannah Arendt, au long de son ouvrage rappelle régulièrement ce double enjeu : il faut tout à la fois éviter de raisonner en termes prédéterminés, en idées toutes faites ou par des préjugés, et profiter alors de l'occasion qui nous est donnée pour ré-entrevoir les choses sous un regard nouveau, mais également ne pas perdre l'aspect fondateur et profond de la tradition, sorte de permanence de l'humain et de l'histoire dans le passé, dont l'homme a besoin. En termes d'autorité, notre auteur rappelle dans la même ambivalence que si la perte d'autorité est associée à un monde de plus en plus fugace et protéen, cela n'entraîne pas nécessairement la perte de la capacité humaine à construire un monde qui puisse survivre et demeurer viable. L'évolution des modèles d'autorité en tant que "pédagogiques" - puisque nous parlons d'éducation - ne peut se réaliser que si l'on présume avec les romains qu'en toutes circonstances les ancêtres représentent l'exemple de la grandeur pour chaque génération successive. Partout où le modèle de l'éducation par l'autorité, sans cette conviction première, a été plaqué sur le domaine politique, il a essentiellement servi à couvrir une prétention de domination et a prétendu éduquer alors qu'il voulait dominer. La crise de l'autorité, évidente dans des domaines que la famille et l'école rejoint d'une certaine manière, celle de l'éducation puisque toutes deux sont les révélateurs agissants de ce passage entre la tradition et la modernité, "between past and future". Crise de l'éducation D'une manière générale, pour les philosophes, la réflexion sur l'éducation est inséparable d'autres réflexions, notamment sur la nature humaine et sur la place de la culture. Une question, en effet est de savoir si l'homme est "naturellement" bon, et s'il faut alors soustraire d'une manière ou d'une autre les enfants aux influences jugées "perverses" de la société. Ou bien s'il est à l'inverse "naturellement" soumis à des pulsions dont il s'agirait de l'arracher par une éducation morale, donc normative. Ou enfin s'il n'y a d'autre "nature" pour l'homme que d'être tout entier un être de culture dont les comportements sociaux sont - contrairement aux autres créatures entièrement acquis. Pour Jacques Ulmann qui a consacré une bonne part de sa réflexion à cette question, il est établi par les sciences sociales et humaines que toute civilisation tend à ancrer l'homme dans une culture et à l'éloigner de la nature. Toute doctrine, toute méthode éducative, se trouve donc contrainte - même à son corps défendant - de se situer dans ce champ de tension fondamental. Soit elle opère un choix résolu pour l'un ou l'autre pôle - comme les pédagogies inspirées de l'anarchisme pour la nature, ou celle influencées par le marxisme pour la culture -, soit elle cherche à les concilier - comme celles qui se réfèrent à Piaget ou Freud - ou tend à dépasser leur opposition. Mais cette réflexion fondamentale ne peut suffire à éclairer notre propos. Pour penser les rapports de l'éducation et des valeurs aujourd'hui, il est nécessaire d'introduire la question de la démocratie. Pour Hannah Arendt la double polarité qui structure l'éducation, et qu'on ne peut vraiment réduire à la nature et la culture, est celle de l'enfant et du monde. Éduquer est toujours et à la fois, selon elle, socialiser, assurer la vie, le développement et l'intégration des enfants dans une société, et conserver, assurer la continuité du monde, transmettre la tradition, le patrimoine culturel, dans le mouvement de succession des générations. Éduquer en effet c'est en premier lieu transmettre les règles qui fondent toute vie en commun dans la classe, dans l'établissement, dans la société, c'est une relation inégalitaire, autoritaire, entre un adulte qui possède les savoirs et les règles et un enfant qui ne les possède pas, ou pas tous, ou pas complètement. Mais en second lieu, et dans le même temps, éduquer c'est aussi apprendre à juger par soi-même, à rechercher la vérité, à critiquer, à faire évoluer et changer les règles, à modifier les traditions. Hannah Arendt refuse d'emblée l'idée selon laquelle la crise de l'éducation est un phénomène local, contingenté par des ressorts culturels ou étatiques, et rejette cette tentation spécificisante en dénonçant principalement cette attitude. "On peut aujourd'hui poser comme règle générale que ce qui peut arriver dans un pays peut aussi arriver dans presque tous les pays" disait-elle, il y a quarante ans, et le futur là encore lui a donné raison. L'enjeu de l'éducation, dans un tel contexte de crise est aussi l'occasion de repenser le sujet en évitant les réponses toutes faites et les préjugés qui ne feraient que rendre la crise plus aiguë. Hannah Arendt resitue d'abord cette crise dans le contexte américain des années 1950 et associe la gravité de la crise à l'enjeu politique que représente l'éducation. Celui-ci étant fortement présent aux États-Unis, pays d'immigration dans lequel seule la scolarisation peut tenir la gageure de fondre en un seul peuple les groupes ethniques les plus divers. La particularité américaine réside aussi dans sa volonté de rupture et de refondation d'un nouvel ordre "Novus ordo Saeclorum", opposé à l'ancien en termes économiques et politiques : ce nouvel ordre se doit de supprimer la pauvreté et l'oppression. On retrouve alors un idéal d'éducation directement influencé par Rousseau pour qui l'éducation devient un moyen politique et la politique une forme d'éducation. L'article de Hannah Arendt sur La crise de l'éducation, publié en 1958, était alors sans doute visionnaire. Les champs de bataille de la culture s'étaient déplacés dans les écoles, où trois idées ravageaient les bases mêmes de l'éducation : les enfants forment un monde à part, où l'adulte doit s'immiscer le moins possible, le conformisme et la délinquance devraient-ils s'ensuivre ; l'enseignement n'appartient plus aux maîtres, qui possèdent à fond une discipline, mais aux pédagogues, généralistes de la science de l'enseignement ; il importe, autant que possible, de substituer le faire à l'apprendre, le jeu au travail, l'expression de soi aux connaissances pures. Avant de développer ces trois idées revenons à cette volonté, alors américaine, de refondation d'un nouveau monde, plus juste et plus libre. L'histoire a montré, depuis l'antiquité que les utopies politiques ont voulu fonder un monde nouveau avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature. Arendt dénonce ici une erreur politique grave, dans la conception même de la politique : en effet, au lieu de réunir ses semblables par la voie de la persuasion, on intervient de façon dictatoriale qui se fonde sur la supériorité absolue de l'adulte et on essaie de "mettre en place le nouveau comme un fait accompli" (p. 227), comme s'il était préexistant à la nouveauté de l'être naissant. Viennent immédiatement à l'esprit les mouvements révolutionnaires et fascistes qui estiment que, pour mettre en place de nouvelles conditions, il faut commencer par les enfants et par un endoctrinement de masse. Cette attitude se prolonge dans le fait que celui qui veut véritablement créer un nouvel ordre politique par le seul moyen de l'éducation, c'est à dire en ne faisant appel ni à la force, ni à la contrainte, ni à la persuasion, doit se rallier à une conclusion immédiate : bannir tous les vieux du nouvel ordre! Or le propre de la condition humaine, nous dit Arendt, est que chaque génération nouvelle grandisse à l'intérieur d'un monde déjà ancien, et par suite, former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d'innover. L'exemple américain refuse cette acception, mais le fait que les écoles n'y servent pas seulement à américaniser les enfants mais affectent aussi leurs parents et contribuent à se défaire de l'ancien pour entrer dans le nouveau entretient l'illusion fallacieuse que grâce à l'éducation des enfants, un monde nouveau est en train de s'édifier… Pour Hannah Arendt, l'acuité des problèmes d'éducation aux États-Unis n'est pas dû à ce que ce pays jeune n'a pas encore rattrapé le monde ancien, mais au contraire à ce qu'il est en ce domaine le plus avancé. Encore une fois visionnaire, la philosophe écrit-elle que "la crise de l'éducation en Amérique annonce la faillite des méthodes modernes d'éducation." Ces mêmes méthodes seront utilisées en Europe une quinzaine d'années plus tard avec l'effet néfaste que l'on sait. Revenons à présent aux trois idées de bases qui permettent d'expliquer la genèse de cette crise. La première de ces idées, nous l'avons dit, est qu'il existe un monde de l'enfant, une sorte de présociété dans laquelle les adultes n'ont aucun rôle à jouer sinon d'être des spectateurs d'un groupe qui détient lui-même l'autorité. Cette réalité a un double impact : il isole l'adulte face à l'enfant pris individuellement et privé de contact avec lui, et il isole l'enfant dans un groupe tyrannique, car "l'autorité d'un groupe, fût-ce un groupe d'enfants, est toujours beaucoup plus tyrannique que celle d'un individu, si sévère soit-il." (p. 233) L'enfant est alors affranchi de l'autorité des adultes à laquelle se substitue la tyrannie de la majorité. Cette solitude de l'enfant vis à vis des adultes et des autres enfants le pousse alors au conformisme béat, à la délinquance juvénile, et souvent à un mélange des deux. La deuxième idée a trait à l'enseignement. Le professeur est alors de plus en plus souvent désigné comme celui qui est capable d'enseigner… quoi que ce soit. La perte de légitimité qui y est associée pousse la professeur non autoritaire - qui ne veut pas user de moyens coercitifs -, comptant sur l'autorité que lui confère sa compétence, à ne plus exister. Enfin la troisième idée de base est que l'on ne peut savoir et comprendre que ce que l'on a fait soi-même. On substitue dès lors le faire à l'apprendre. Cette attitude pousse délibérément l'enfant à conserver un niveau infantile. L'habitude du travail, devant préparer l'enfant au monde des adultes, à laquelle s'est substituée celle de jouer, est supprimée au profit de l'autonomie du monde de l'enfance. Ces idées trompeuses selon Arendt, détournent l'éducation de sa vraie fin, qui n'est ni de célébrer, ni d'amuser l'enfant, mais de l'extraire de l'agitation de la société pour le mettre en présence d'un héritage et de lui assurer les conditions de l'accueil de cet héritage. Ainsi, c'est pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans l'enfant que l'éducation doit être conservatrice. Mais de quel conservatisme parlons-nous? Remettons dans le contexte la position des philosophes face à ce que l'on conçoit désormais comme une véritable pathologie et resituons-le dans le cheminement d'Hannah Arendt. Le rejet du conservatisme, comme l'a rappelé Finkielkraut est assez récent, même si le débat entre les "conservateurs" et les "progressistes" remonte à la fin du 18ème siècle. En 1790, l'idée propagée par les révolutionnaires français qu'il existât un être abstrait, titulaire de droits universels, choquait Burke, qui craignait que l'engouement pour les idées abstraites et le changement radical ne mette la société en danger. À l'universalisme des droits de l'homme, il opposait l'héritage du temps et de la tradition, qui confère aux hommes consistance et sagesse. Thomas Paine donna la réplique à Burke en 1791, avec son essai Les droits de l'homme. Pas question, protesta Paine, que la démocratie appartienne aux morts. Chaque nouvelle génération possède le droit inaliénable de refaire la société qui l'a vu naître, aucun héritage intangible ne saurait prévaloir sur sa volonté. Les dangers d'un humanisme abstrait alarmèrent d'autres que Burke. Joseph de Maistre avoua n'avoir jamais rencontré d'Homme de sa vie - s'il existe, c'est bien à mon insu, dit-il - bien qu'il ait connu des Français, des Allemands, des Anglais, des Russes et des Persans. Des conservateurs comme Burke et de Maistre tentèrent d'établir que les hommes ne pouvaient être arrachés à leur monde - fait de coutumes, de traditions et d'appartenances - pour être réduits à une chimère vide de sens l'individu, pur être social. Si le conservatisme naquit en réaction à la Révolution française, c'est au XXe siècle que les inquiétudes des conservateurs se réalisèrent comme de malheureuses prophéties. Selon Finkielkraut, Hannah Arendt, poussée à l'exil par le régime nazi, approfondit la condition de l'homme moderne à travers sa propre expérience d'apatride, dont elle sortit par son immigration aux États-Unis. Dans cette querelle, Arendt prit parti pour les conservateurs. Or, chez Arendt, le conservatisme n'a rien à voir avec la méfiance viscérale des traditionalistes à l'égard du changement. En politique, rappelle-t-elle, "cette attitude conservatrice […] ne peut mener qu'à la destruction" (p. 246). C'est une inquiétude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la stabilité du monde, un monde qui devrait se soucier de son héritage. L'impérialisme européen du 19ème siècle et le totalitarisme de l'Allemagne nazie et du communisme stalinien révélèrent sans doute à Hannah Arendt toute l'ampleur de la réduction infligée aux hommes pris dans l'engrenage de la guerre et des luttes idéologiques : ramené à sa plus simple expression, l'homme n'est rien. Là réside probablement la triste originalité du XXe siècle. Il a créé l'Homme, pur échantillon d'une espèce, élément interchangeable privé de toute attache, qui peut être sacrifié sans limite à une grande cause. Une formule du credo totalitaire fut prononcée par les Khmers rouges du Cambodge: "perdre n'est pas une perte, conserver n'est d'aucune utilité". Le grand sacrifice des hommes à l'Homme, les morts et même les survivants des camps de concentration en furent les victimes immolées, de même que les réfugiés, les apatrides et les déportés que les guerres ont produits en millions d'exemplaires considérés comme une quantité négligeable. Quelle leçon tirer de ces sacrifices perpétrés par des régimes vouant tant d'hommes à l'inutilité? Pour Arendt, la liberté échappe au déraciné, le déshérité ne peut accéder à la vie humaine; il lui faut pour cela un point d'ancrage, une citoyenneté, une appartenance, bref un monde nourricier qui dans l'esprit d'Arendt commence par être une patrie. Dans son essai publié en 1996, L'humanité perdue, Finkielkraut avait déjà prolongé la conclusion d'Arendt en ces termes: "La personne déplacée, a dit Hannah Arendt, est la catégorie la plus représentative du XXe siècle". Or la leçon que cette personne est amenée, comme malgré elle, à tirer de son expérience, c'est que l'homme ne conquiert pas son humanité par la liquidation du passé qui le précède, la répudiation de ses origines ou le dessaisissement de la conscience sensible au profit d'une raison surplombante et toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un homme." Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, il semble trop facilement peut-être que toute appartenance, religieuse, nationale, culturelle ou sociale, cache un conditionnement historique, qu'il faille briser puis dépasser. Les sociologues, les anthropologues et les historiens, à leur tour, s'inscrivirent dans la lignée intellectuelle de Thomas Paine. Érigeant le relativisme en système de pensée et d'action, les sciences sociales se sont attachées à débarrasser la société de ses fantômes: préjugés de classe, mythes, croyances, valeurs léguées par l'ethnie ou la tradition. L'aspect militant de ces sciences s'est à de nombreuses reprises exprimé en termes impératifs : il faut "défataliser le monde", selon Pierre Bourdieu, ou plutôt "dépasser les figures de notre savoir" comme le clamait Michel Foucault. Dans ce réquisitoire où le bon sens, le sens commun dont Hannah Arendt déplore la singulière absence (p. 237), la langue, véhicule de la pensée critique mais aussi des préjugés, devient suspecte, et Roland Barthes de lui porter un coup fatal en accusant : la langue est fasciste, car le fascisme c'est d'obliger à dire. Rappelons cependant que le langage est aussi ce qui a été donné à l'Homme pour témoigner de ce qu'il est. Arendt, dans la tradition et l'âge moderne a mis en lumière la rupture faite par la pensée marxiste "qui identifie l'action avec la violence" (p. 35), impliquant de ce fait même un défi à la tradition dans sa définition même de l'homme qui, chez les grecs, accomplit sa vocation la plus éminente dans la faculté de la parole qui distinguait l'homme libre de l'esclave et devient l'instrument, l'outil de la persuasion, refus manifeste la violence. Plus loin, Hannah Arendt, constatant que "n'importe quoi peut prendre le nom de n'importe quoi d'autre, et que les distinctions ne sont significatives que dans la mesure où chacun à le droit de définir ses termes." Ce "droit bizarre" fait perdre aux termes d'importance leur signification commune et "nous accorde le seul droit de nous retirer dans nos propres mondes de sens" (p. 127). En France, la défense "arendtienne" du conservatisme en éducation buta contre le mur vivant de mai 1968. Sartre et les Foucault, sous le haut patronage desquels on monta aux barricades et renversa l'autorité des maîtres, se délestèrent dans la joie de ce vieil idéal de la Renaissance: la liberté comme discipline et conquête de soi. Il ne serait plus question d'hériter de quoi que ce soit, ni de la culture, ni du passé. La liberté, trop lourde à porter, trop lente à venir, cédera à l'impatience de l'hédonisme, à l'exaltation de la vie comme énergie brute, nommée "vitalisme" par Hannah Arendt. Les patrons de mai 1968 forgèrent une langue nouvelle, un lyrisme du "je" qui encense la libre volonté de l'individu à l'écoute de ses besoins, le jaillissement de la spontanéité créatrice, les désirs obscurs refoulés par la morale et le pouvoir. Il faut alléger le monde de son passé, libérer l'homme de toutes ses chaînes, à commencer par celles que l'éducation traditionnelle imposait à ses pupilles. Dix ans plus tôt, Arendt dénonçait déjà aux États-Unis "les expériences modernes d'éducation (qui) ont pris des allures tout à fait révolutionnaires." (p. 246) La culture reste aussi un enjeu d'avenir pour l'humanité et intrinsèquement lié à une certaine idée de l'éducation. Notre culture moderne est multiple, plurielle, et si Hannah Arendt se désespère de voir Hamlet mis au même rang que My Fair Lady, on ne commettra pas l'erreur qui consiste à croire qu'il suffise d'espérer pour que l'harmonie s'installe dans une société de consommation et qu'avec le temps nos sociétés deviennent plus culturelles. Le danger est bien plutôt que la déculturation s'avance sur les lignes même de l'enseignement et de la culture : rétrécissement du langage, perte de la mémoire historique, illétrisme. La culture serait alors d'être liée aux valeurs de promotion et d'effort, elle renoncerait à être le laboratoire des formes de vie nouvelle, pour devenir un bien de consommation de plus. Mais qui prendra le parti de défendre un héritage à préserver, quand l'idée même de la défense paraît ridicule et ringarde, aux yeux des jouisseurs qui courent après leur bonheur dans le flux des images et des plaisirs? Tel est peut-être le legs de Thomas Paine l'Américain.