DISSERTATION SUJET : "Vous montrerez que les pratiques alimentaires ne dépendent pas seulement de la biologie et d’une certaine rationalité économique mais sont également des phénomènes sociaux et culturels » DOCUMENT 1 Deux philosophies du la consommation s'opposent depuis •un siècle. La première met en avant la rationalité et l'autonomie de l'individu. Selon le libéralisme économique, les besoins ou les désirs sont d'une infinie diversité. L'individu doit donc faire des choix. Les solutions qu'il envisage l'amènent à substituer entre eux les différents biens et services marchands. Le consommateur arbitre de façon que son approvisionnement maximise la satisfaction qu'il tire de sa consommation (…). En agissant de la sorte, il tient compte des prix du marché et de ses ressources. La contrainte budgétaire dépend, à son tour, d'un second arbitrage, de la préférence que l'individu exprime pour le loisir sur le revenu du travail ou inversement. Le consommateur est donc supposé savoir ce qui lui plaît, pouvoir équilibrer le travail et le temps de loisir en fonction de ses préférences, avoir accès aux informations nécessaires pour trouver l'approvisionnement qui lui convient le mieux, dans les limites de ses ressources. Assurément ses pouvoirs sont limités, mais il est autonome. Cette souveraineté du consommateur est une pure illusion pour la seconde philosophie. (Herpin et Verget : « La consommation des français » - Tome 1 – La Découverte – 2000) DOCUMENT 2 L'homme est omnivore, ce qui a l'avantage de lui permettre de subsister avec n'importe quel comestible, mais présente l'inconvénient de ne pouvoir le contenter avec une seule sorte d'aliment. Notre comportement alimentaire ne résulte pas seulement des facteurs biologiques qui déterminent nos besoins. Nos capacités sensorielles nous font accepter ou rejeter certains aliments ; il en est de même de facteurs culturels : nous sommes, dès la naissance, inscrits dans un milieu familial et social qui se définit, au moins pour une part, par des rites et des choix alimentaires. Nature et culture S'alimenter n'est pas seulement une fonction biologique, c'est aussi une fonction sociale. L'homme ne fait, pas que consommer : il « pense » sa nourriture. A un aliment donné s'attachent un goût, mais aussi des symboles, des évocations, des significations qui ont un rapport avec l'enfance, les circonstances, le niveau de vie, l'affectif, les croyances. L'odeur d'un poulet qui cuit ne fait pas seulement saliver mais peut évoquer la chaude ambiance des repas familiaux. Déguster du foie gras peut donner, outre le plaisir du palais, l'illusion d'accéder à une classe sociale supérieure. Consommer des céréales germées peut constituer l'assurance de fournir à l'organisme des éléments indispensables à son équilibre.(…) Selon les cultures, « ce qui est man geable b i o l o g i q uement n'est pas culturellement comestible » ; inversement, les habitudes du groupe auquel nous appartenons nous font consommer des aliments que d'instinct nous refuserions. Certains d'entre eux nous paraissent inacceptables ; pourtant, d'autres peuples s'en nourrissent : les Chinois observent avec stupeur nos fromages à odeur forte ; nous-mêmes nous nous étonnons qu'ils consomment de la viande de chien. Nous regardons comme peu civilisées des peuplades qui se délectent d'insectes. Les Anglais traitent les Français de mangeurs de grenouilles et ne consomment jamais de lapin (Claude GAUTHIER « L’homme, animal social omnivore » - « L’Histoire de l’alimentation » - 1995Publications de l’Ecole moderne français) DOCUMENT 3 Les modes alimentaires évoluent au fil des années. Les citadins des XVIIe et XVIIIe siècles sont moins portés sur les mets très épicés que ne l'étaient leurs ancêtres du Moyen Âge et du XVIe siècle. La consommation des épices d'origine lointaine comme le poivre, la cannell, les clous de girofle, la muscade, le gingembre, le safran... qui étaient réservées aux tables des riches à cause de leur prix élevé, régresse : de plus en plus, les cuisiniers des grandes maisons cherchent à conserver aux aliments leur goût propre sans les dénaturer par des sauces trop fortes. Quant au peuple. il continue à utiliser les condiments indigènes comme le thym, le laurier et la ciboulette, peu chers qui permettent de relever le goût des viandes de basse qualité. La composition des batteries de cuisine témoigne d'une autre évolution : au XVIIe siècle, les marmites et les chaudrons remportent. parce que les préparations culinaires privilégient les longues cuissons et les mijotages : au XVIIè siècle, les broches, les lèchefrites et les grils se répandent, les viandes sont alors plus souvent grillées ou rôties. La vaisselle constitue une part notable des patrimoines dans les milieux privilégiés, surtout lorsqu'elle est fabriquée dans des métaux précieux. Pots et assiettes de terre, de grès ou d'étain forment les ustensiles de base de la vaisselle populaire, la faïence ne se répandant qu'au XVIIIème siècle. L'usage de la cuiller et du couteau individuel est introduit au cours du XVIè siècle chez les plus aisés, celui de la fourchette au XVIIè siècle : ils ne se généralisent que progressivement dans le peuple. Il en va de même pour les pratiques de table ou les bonnes manières : à partir du XVIIe siècle, de nouvelles régles de savoir-vivre exigent que chacun règne seul sur son assiette, son verre, son couteau, sa cuiller. sa fourchette, sa serviette et son pain et que l'on se serve dans les plats communs avec des ustensiles de service. Ces changements témoignent des progrès de l'individualisme [...], ils permettent aussi aux élites de se différencier des comportements populaires. (B. Garnot : « Sociétés, culture et genre de vie « - Hachette – 1991) Document n° 4 : Traités de savoir-vivre du XVIème siècle - Extraits 53 Que ceux qui aiment la moutarde et la saumure veillent soigneusement à ne pas faire de la saleté en y plongeant leurs doigts. 57 Se râcler la gorge en se mettant à table se moucher dans la nappe ; voilà deux choses peu convenables pour autant que je puisse en juger. 69 Ne faites pas de tapage à table quand vous mangez : quelques-uns le font ; mais vous, mes amis, souvenez-vous qu'il n'y a guère habitude plus malséante 811 me semble que c'est une grande incongruité quand je vois des gens se livrer à la mauvaise habitude de boire comme une bête tant que la bouche est encore pleine de nourriture 313 i1 ne faut jamais boire dans la soupière mais se servir d'une cuiller, c'est plus convenable 45 Quelques personnes mordent dans leur tranche de pain et la replongent ensuite dans le plat à la manière des paysans les hommes « courtois » s'abstiennent de ces mauvaises habitudes (N. Elias : « La civilisation des mœurs « - Calmann-Lévy – 1969) DOCUMENT N°5 Parler d'alimentation, c'était parler de saveur, de bouquet, d'arôme, de préparations savantes ou secrètes, échange -r des souvenirs gourmands et des recettes. Aujourd'hui, ce serait davantage comptabiliser les calories, séparer les lipides des glucides, préferer le micro-oncles et sa non-cuisson, conseiller là recherche méticuleuse de la diversité, penser aux apports vitaminiques anti-stress, saupoudrer de quelques compléments alimentaires ... dans un seul but : être en forme au meilleur prix. L’alimentation ne touche donc plus simplement notre imagi , naire du goût, du plaisir, la sensualité de nos papilles et la finesse de notre odorat, elle se laisse gouverner par une autorité de surplomb, la santé, et son clergé, les nutritionnistes et diététiciens relayés par le médecin généraliste (P. Weil : « A quoi rêvent les années 80 ? » - Seuil – 1993) DOCUMENT N° 6 Qu'est ce que la Pensée Magique ? Difficile à cerner car ses formes sont multiples. Elle consiste à attribuer des effets à un acte ou à un objet tout en « mettant entre parenthèses » les mécanismes entre l'effet et la cause. Par exemple : beaucoup d'entre nous hésiteraient à déchirer la photo d'un être cher. Pourquoi ? Parce que, sans vraiment nous l'avouer, nous craignons que l'acte accompli sur l'image n'entraîne des effets néfastes sur la personne représentée. C'est le principe magique dit de similitude : l'image égale l'objet. Ou encore : lorsque nous disons «vous avez mangé du lion ce matin» à qui manifeste un entrain particulier, c'est bien sûr une façon de parler mais aussi une façon de penser, qui relève d'une logique magique. En absorbant quelque chose, on absorbe aussi les caractéristiques, physiques et immatérielles, de l'objet absorbé. Il existe plusieurs variantes de ce dernier type de croyance. Citons pour exemple : « la viande saignante rend vigoureux, les végétariens sont tristes, ils ont du sang de navet». Il est commode de croire, comme les explorateurs du XIXe siècle ou les premiers anthropologues, que cette manière de penser n'existe que chez les « sauvages », les ignorants ou à certaines périodes du développement de l'enfant. On a prouvé expérimentalement sa présence chez les« civilisés ». D'ailleurs, la publicité fonctionne volontiers sur ces mécanismes : avec une orange du Maroc, nous absorbons du soleil méditerranéen et qui mange une barre Lion, à la fin du spot, rugit comme un lion. Si la part de magie est particulièrement vivace pour tout ce qui touche à l'alimentation, c'est sans doute parce que le rapport à la nourriture touche, chez nous, au plus intime. Consommer un aliment, ce n'est pas seulement le consumer, le détruire ; c'est le faire pénétrer en soi, le laisser devenir soi, l'incorporer. (C. Fischler « Nous sommes tous des penseurs mangeurs magiques » - Le mangeur ocha — 1994 — http://www.lemangeur-ocha.com/fileadmin/contenusocha/dp_pensee_magique.pdf ) DOCUMENT N°7 Nous avons donc conçu une question qui met en scène, précisément, la sociabilité alimentaire dans un espace public, le restaurant. Qu'attend-on du repas et quelles sont les motivations des convives ? Tout d'abord la consommation proprement dite : tout simplement se nourrir, manger et boire. Il y a aussi l'agrément d'être ensemble et, précisément, de partager ce repas. Ce qui peut rendre compte de la motivation première ou de l'ordre des motivations des convives, c'est leur manière de régler la note. Nous avons donc proposé aux répondants d'imaginer une situation dans laquelle ils se trouvent au restaurant « avec trois amis très proches » de même sexe. Pour payer l'addition, laquelle de ces trois solutions préfère-t-on ? Allemagne USA Suisse France GB Italie Quelqu’un paie pour tout le monde 16 20 13 25 21 13 68On divise l’addition en quatre 20 30 58 56 59 68 Chacun paie pour ce qu’il a consommé 64 50 30 19 20 19 A. Chacun paie la somme correspondant exactement à ce qu'il a consommé : le plus important dans un tel repas peut donc sembler être le boire et le manger effectivement absorbés. B. On divise l'addition en quatre parts égales même si tout le monde n'a pas consommé la même chose - ce qui indique en somme que ce que l'on paie, c'est le fait d'être ensemble et de partager une expérience. C. L'un des convives règle l'addition pour les autres, soit pour des raisons de prestige ou de préséance, soit parce qu'une réciprocité existe entre les convives et que chacun règle un repas tour à tour. Les résultats sont très tranchés. Ceux des répondants qui préfèrent la solution où l'on partage la somme par le nombre de convives manifestent ainsi qu'ils paient moins pour ce qu'ils ont consommé que pour l'occasion et l'expérience sociale, le moment partage. C'est cette solution qui, dans l'ensemble, est préférée par le plus grand nombre de répondants, tous pays confondus (47 %). Les échantillons américain et surtout allemand, en revanche, sont très attachés au partage « consommationniste » - chacun paie pour ce qu'il a consommé. Jean-Vincent Pfirsch (1997) a déjà observé que cette pratique est assez courante en Allemagne : à l'issue d'un repas, la serveuse, au moment d'apporter l'addition, demande : « Zusammen ? » (« ensemble ? ») pour savoir si la note devra être rédigée pour tous ensemble ou séparément. Le partage de l'addition est préféré (et nous n'en sommes pas surpris, compte tenu des autres résultats) en Italie, en France et en Suisse. (…) La modalité de réponse le moins souvent choisie, c'est celle dans laquelle l'un des convives règle l'addition pour tous. À la vérité, cette modalité recouvre deux cas de figure : celui dans lequel un convive paie à raison de son statut (âge, rang, etc.) et un autre dans lequel la réciprocité future est la condition implicite ou explicite (« la prochaine fois, c'est pour moi »). Le premier cas semble typique d'une vision patriarcale ou gérontocratique. Dans le second cas, c'est bien la sociabilité qui est sous-jacente : elle cherche même à se perpétuer dans le temps, puisque la réciprocité nécessaire crée une quasi-obligation de renouveler l'occasion jusqu'à ce que tous les convives présents aient tour à tour réglé leur « tournée ». (C. Fischler, E. Masson : « Manger – Français, américains et européens face à l’alimentation » - Odile Jacob – 2008) DOCUMENT 7 Bien souvent l'échange a lieu sans autre raison que lui-même. Il existe une multitude d'exemples où les objets échangés sont identiques, ce qui signifie clairement que l'échange ne vise ni à acquérir un bien ni à assurer un profit (…) Ce qui s'y produit c'est non pas simplement une manifestation de bienveillance ou de générosité, mais la reconnaissance de l'autre en tant que tel. Soit; mais pourquoi cette reconnaissance importe-t-elle? S'agit-il d'une exigence qui serait propre aux sociétés sauvages et traditionnelles, ou bien est-elle encore perceptible dans les nôtres? Pour se faire entendre Lévi-Strauss nous propose le récit d'une expérience faite à propos du repas : « Bien souvent nous avons observé le cérémonial du repas dans les restaurants à bas prix du midi de la France, surtout en ces régions où le vin étant l'industrie essentielle, il est entouré d'une sorte de respect mystique qui fait de lui la " rich food " par excellence. Dans les petits établissements où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve, devant son assiette, une modeste bouteille d'un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde. Et cependant, une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de l'aliment liquide et de l'aliment solide : celui-ci représente les servitudes du corps et celui-là son luxe, l'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer. Chaque convive mange, si t'on peut dire, pour soi; et la remarque d'un dommage minime, dans la façon dont il a été servi, soulève l'amertume à l'endroit des plus fa vorisés, et une plainte jalouse au patron. Mais il en est tout autrement pour le vin : qu'une bouteille soit insuffisamment remplie, son possesseur en appellera avec bonne humeur au jugement du voisin. Et la patron fera face, non pas à la revendication d'une victime individuelle, mais à une remontrance communautaire : c'est qu'en effet le vin, à la différence du " plat du jour ", bien personnel, est un bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé, non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin. Et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité ». « Que s'est il passé ? » se demande Lévi-Strauss. Apparemment rien (…). En réalité il y a eu un geste dont la signification est considérable. Deux étrangers qui ne savent rien l'un de l'autre, promis, le temps d'un repas, à se faire face dans un cadre où la promiscuité est assez grande, ont le choix entre établir le contact ou s'ignorer; il leur faudrait accepter dans ce deuxième cas d'assumer la tension et la gêne que ce refus entraîne. (…). Et l'acceptation de l'offre autorise une autre offre, celle de la conversation » . Certains biens en effet (selon les cultures et les circonstances) apparaissent comme possédant par eux-mêmes un caractère social. Ils sont désignés presque de soi au partage et à l'échange. C'est le cas de toute nourriture qui ne sert pas d'abord à la satisfaction contraignante des besoins physiologiques et dont les qualités de luxe appellent une consommation en groupe, festive le plus souvent. Les exemples en sont encore très nombreux dans l'Occident contemporain : « Une bouteille de vieux vin, une liqueur rare, un foie gras, invitent autrui à faire percer une sourde revendication dans la conscience du propriétaire ; ce sont des mets qu'on ne saurait s'acheter et consommer seul, sans un vague sentiment de culpabilité » (M. Henaff : « Claude Lévi-Strauss » - Balland – 1991)