Les résultats sont très tranchés. Ceux des répondants qui préfèrent la solution où l'on partage la somme par le
nombre de convives manifestent ainsi qu'ils paient moins pour ce qu'ils ont consommé que pour l'occasion
et l'expérience sociale, le moment partage. C'est cette solution qui, dans l'ensemble, est préférée par le plus grand
nombre de répondants, tous pays confondus (47 %). Les échantillons américain et surtout allemand, en revanche, sont
très attachés au partage « consommationniste » - chacun paie pour ce qu'il a consommé. Jean-Vincent Pfirsch
(1997) a déjà observé que cette pratique est assez courante en Allemagne : à l'issue d'un repas, la serveuse, au
moment d'apporter l'addition, demande : « Zusammen ? » (« ensemble ? ») pour savoir si la note devra être
rédigée pour tous ensemble ou séparément. Le partage de l'addition est préféré (et nous n'en sommes pas surpris,
compte tenu des autres résultats) en Italie, en France et en Suisse. (…) La modalité de réponse le moins souvent
choisie, c'est celle dans laquelle l'un des convives règle l'addition pour tous. À la vérité, cette modalité
recouvre deux cas de figure : celui dans lequel un convive paie à raison de son statut (âge, rang, etc.) et un autre
dans lequel la réciprocité future est la condition implicite ou explicite (« la prochaine fois, c'est pour moi »). Le
premier cas semble typique d'une vision patriarcale ou gérontocratique. Dans le second cas, c'est bien la
sociabilité qui est sous-jacente : elle cherche même à se perpétuer dans le temps, puisque la réciprocité
nécessaire crée une quasi-obligation de renouveler l'occasion jusqu'à ce que tous les convives présents aient
tour à tour réglé leur « tournée ».
(C. Fischler, E. Masson : « Manger – Français, américains et européens face à l’alimentation » - Odile Jacob –
2008)
DOCUMENT 7
Bien souvent l'échange a lieu sans autre raison que lui-même. Il existe une multitude
d'exemples où les objets échangés sont identiques, ce qui signifie clairement que
l'échange ne vise ni à acquérir un bien ni à assurer un profit (…) Ce qui s'y produit
c'est non pas simplement une manifestation de bienveillance ou de générosité,
mais la reconnaissance de l'autre en tant que tel. Soit; mais pourquoi cette
reconnaissance importe-t-elle? S'agit-il d'une exigence qui serait propre aux
sociétés sauvages et traditionnelles, ou bien est-elle encore perceptible dans les
nôtres? Pour se faire entendre Lévi-Strauss nous propose le récit d'une expérience
faite à propos du repas :
« Bien souvent nous avons observé le cérémonial du repas dans les restaurants à
bas prix du midi de la France, surtout en ces régions où le vin étant l'industrie
essentielle, il est entouré d'une sorte de respect mystique qui fait de lui la " rich food "
par excellence. Dans les petits établissements où le vin est compris dans le prix du
repas, chaque convive trouve, devant son assiette, une modeste bouteille d'un
liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme
le sont les portions de viande et de légumes qu'une servante distribue à la ronde. Et
cependant, une singulière différence d'attitude se manifeste aussitôt à l'égard de
l'aliment liquide et de l'aliment solide : celui-ci représente les servitudes du corps
et celui-là son luxe, l'un sert d'abord à nourrir, l'autre à honorer. Chaque convive
mange, si t'on peut dire, pour soi; et la remarque d'un dommage minime, dans la
façon dont il a été servi, soulève l'amertume à l'endroit des plus fa vorisés,
et une plainte jalouse au patron. Mais il en est tout autrement pour le vin :
qu'une bouteille soit insuffisamment remplie, son possesseur en appellera avec
bonne humeur au jugement du voisin. Et la patron fera face, non pas à la
revendication d'une victime individuelle, mais à une remontrance communautaire :
c'est qu'en effet le vin, à la différence du " plat du jour ", bien personnel, est un
bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce
contenu sera versé, non dans le verre du détenteur, mais dans celui du
voisin. Et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de
réciprocité ».
« Que s'est il passé ? » se demande Lévi-Strauss. Apparemment rien (…).
En réalité il y a eu un geste dont la signification est considérable.
Deux étrangers qui ne savent rien l'un de l'autre, promis, le temps d'un
repas, à se faire face dans un cadre où la promiscuité est assez grande, ont le choix