la naissance des sciences humaines

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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2007-2008 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
LA NAISSANCE DES SCIENCES HUMAINES
La naissance des sciences humaines dans le contexte sociopolitique et intellectuel du XIX° siècle
européen
L’ère des révolutions
Les révolutions américaine et française
Les conséquences de la Révolution Française
Le 19° siècle
Tocqueville
Les Socialismes utopiques : SAINT-SIMON
Les Socialismes utopiques : Charles FOURIER
Les Socialismes utopiques : Pierre-Joseph PROUDHON
Les grandes théories au fondement de la modernité
Le marxisme
Le positivisme
L’évolutionnisme
Le paradigme biologique
La fondation des sciences humaines sur le modèle des sciences de la nature
en psychologie :
le passage d’une psychologie « préscientifique » à une psychologie « scientifique »
la naissance de la psychologie expérimentale : psychophysique et psychophysiologie
une « bio-psychologie » appliquée
dans les sciences sociales : L’organicisme
Le darwinisme social
dans les sciences sociales : les théories de la race
en psychologie : l’eugénisme
1.1) En somme
Un embryon de paradigme psychosocial
3.1) Naissance avortée en France de la psychologie sociale
3.2) La filière anglo-saxonne ou « The American Connection »
Le paradigme social
En sociologie : Emile DURKHEIM (1858-1917)
en psychologie : le Béhaviorisme
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L’ère des révolutions
Les révolutions américaine et française
A la fin du 18° siècle, les révolutions américaine et française sont l’aboutissement, sur le plan politique, des
grandes mutations scientifiques, économiques, culturelles... qui ont ébranlé la civilisation occidentale depuis
la Renaissance et le signe d'une révolution des esprits, des mentalités. C'est la concrétisation d'une longue
évolution qui s'est produite au cours des siècles, le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés
modernes.
Les sociétés traditionnelles sont fondées sur l'ordre, la permanence et la stricte hiérarchie de structures rigides
et infranchissables. Selon Georges DUMEZIL (1898-1986), les peuples indo-européens, qui ont occupé
l'Europe et l'Inde, ont une mythologie et une structure sociale qui reposent sur une stricte séparation des
fonctions :
- la fonction guerrière,
- la fonction religieuse,
- la fonction de production.
Cette tradition indo-européenne (qu’on retrouve chez Platon) a été poussée à l'extrême avec les castes
indiennes mais on la retrouve sous une forme atténuée dans la France d'Ancien Régime avec les trois ordres :
la Noblesse, le Clergé et le Tiers Etat.
A la fin du 18° siècle, ce modèle est en complète décomposition car :
- la noblesse, qui a été domestiquée par le roi-soleil, n'assure plus sa fonction guerrière ;
- le clergé est déchiré entre le haut et le bas clergé, les ordres religieux sont en pleine décadence ;
- la légitimité de chacune de ces deux classes est remise en question et leurs privilèges sont contestés ;
- enfin, la classe des producteurs est de plus en plus puissante. La bourgeoisie détient le pouvoir
économique mais n'a pas d'expression politique.
La Révolution va consacrer le passage de la société aristocratique à la société bourgeoise
et le transfert du pouvoir politique à la classe qui détient déjà le pouvoir économique. Elle consacre également
la désacralisation du politique : on coupe la tête du roi, on décapite le « citoyen Capet », geste symbolique par
excellence. On supprime, de façon théorique, la séparation entre les classes et on abolit les privilèges.
Au 17° siècle, Cromwell avait pris le pouvoir en Angleterre et fait décapiter, déjà, le roi Charles I. C’est donc
un événement considérable. Mais les mentalités de l’époque étaient alors incapables de concevoir un ordre
radicalement nouveau et la royauté ne tarda pas à être restaurée. Cromwell n’avait pas de solution de
rechange.
C’est tout le travail accumulé au cours des siècles précédents par les philosophes, notamment les réflexions
autour du « contrat social », amorcés au 16° siècle, qui va permettre d’imaginer une autre société. La pensée
des philosophes du 18° siècle remettait en cause la légitimité de l’organisation sociale.
La Révolution va passer à l’action. Jusque-là, chacun appartenait à sa classe, sa caste, sa corporation. Le
destin était tracé à la naissance, l’ordre social allait de soi... La destruction de cet ordre, la désintégration des
liens sociaux traditionnels repose la question du lien social : comment des individus souverains, libres et
égaux en droit vont-ils pouvoir vivre ensemble ? Ils risquent de se déchirer. Les notions de liberté et d’égalité
sont contradictoires, antinomiques.
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848) note dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Les Français
n’ont pas la passion de la liberté mais de l’égalité. Or l’égalité et le despotisme ont un lien secret ».
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► En effet, la liberté sans limites débouche sur la volonté de puissance, l’écrasement de l’autre. C’est la « loi
de la jungle ». La liberté du commerce, la concurrence absolue entraîne l’élimination des plus faibles, comme
on le voit dans le système néolibéral que l’on voudrait nous imposer au plan mondial (libre-échange…)
LIBERTE  INEGALITE
► Quant à l’égalité, elle ne peut s’imposer que par la force  terreur, totalitarismes.
EGALITE  TYRANNIE
► Le seul moyen de sortir de cette contradiction est de s’appuyer sur la fraternité. D’où le troisième terme
rajouté à notre devise républicaine par la Troisième République, après la Commune de Paris.
On voit qu’il faudra un siècle pour que la République puisse s’implanter de façon définitive en France. C’est
durant ce 19° siècle que vont s’affronter diverses conceptions de la société. C’est dans cet affrontement que
vont naitre les sciences humaines et sociales.
C’est là qu’on retrouve la notion de contrat social, qui va s’exprimer à travers les serments collectifs
solennels, mais surtout dans une constitution écrite, rupture fondamentale avec la tradition orale.
La Constitution américaine de 1787 marque une césure historique.
(en France, 1793)
Les conséquences de la Révolution Française
Cette destruction de l’ancien ordre social va susciter deux types de réaction :
1) les penseurs « réactionnaires » s’opposent violemment au matérialisme et aux idées démocratiques,
prônant un retour aux anciennes valeurs : la famille, la religion, l’appartenance aux corporations :
- L’anglais Edmund BURKE (1729-1797) : Réflexions sur la Révolution en France (1790)
- Le vicomte François Louis de BONALD (1754-1840) se pose en défenseur de la monarchie et du
catholicisme : Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social (1800)
- Le comte Joseph DE MAISTRE (1753-1821), exilé en Russie, souhaite la restauration de la royauté et
l'union de l'Europe autour du pouvoir papal. Il s’oppose aux « idéologues » et au culte de la raison au
nom de la foi et de l’intuition. Il invente le terme d’« individualisme », pour stigmatiser ce qu’il
considère comme une évolution pernicieuse de la société :
Considérations sur la France (1796),
Du pape (1819)
Ce courant contre-révolutionnaire, légitimiste, s'appuie sur la pensée de Bossuet qui condamnait la révolution
anglaise de son époque, la décapitation du roi Charles I et la tentative précaire d'établissement de la
République. Il va inspirer un courant vivace d'anti-républicanisme chez une large fraction des milieux
catholiques et on va le retrouver dans le mouvement anti-dreyfusard, l'Action Française de Charles
MAURRAS et le pétainisme, jusqu’à la « Nouvelle droite » et le Front National d'aujourd'hui.
(Louis-Marie CLENET, La Contre-Révolution, PUF, « Que sais-je ? », n° 2633, 1992)
« Je suis pour le vin contre l’absinthe comme je suis pour la tradition contre la révolution » (Léon Daudet)
2) les penseurs « réalistes » estiment qu’il faut refonder le lien social sur de nouvelles bases,
d’où un approfondissement de la réflexion sociale qui va aboutir à la naissance de la sociologie, selon
deux grands courants fondateurs : le courant individualiste et le courant holiste.
► Le courant libéral, individualiste, s’inscrit dans la tradition empirique de Montesquieu, Locke… Il
insiste sur la liberté d’association, dans la lignée de Tocqueville et Benjamin CONSTANT. On peut
voir une concrétisation de ce courant dans l’Orléanisme.
La société est le produit des interactions entre les individus.
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► Le courant collectiviste (ou holiste) s’inscrit dans une tradition idéaliste. Il insiste sur les
déterminismes sociaux. La société est un tout, a une existence propre qui s'impose aux individus.
Le tout est plus que la somme des parties.
Ce courant va s’exprimer dans le renouveau des utopies, notamment avec les Socialismes
utopiques qui vont fleurir en France après la Révolution, sous diverses orientations :
 socio-libérale, inégalitaire et technocratique (St Simon et Owen en Angleterre)
 égalitariste et révolutionnaire (Fourier),
 anarchiste (Proudhon)
 communiste, matérialiste (Marx)1.
Ces trois grands types de réaction, réactionnaire, libérale et collectiviste, vont fortement structurer la pensée
occidentale jusqu’à l’époque contemporaine2.
Après une brève présentation de la situation sociale, culturelle et économique du 19° siècle, nous verrons
successivement les thèses d’Alexis de Tocqueville, sur lesquelles vont s’appuyer le courant libéral, puis les
Socialismes utopiques, qui annoncent le courant holiste de la sociologie et le paradigme social.
Le 19° siècle, l’ère des révolutions
-
la révolution économique et industrielle, née en Angleterre, va progressivement gagner toute l’Europe
et l’Amérique du nord
- les révolutions politiques
* en France :
- 1830, qui débouche sur l’instauration de la monarchie constitutionnelle ;
- la révolte des canuts à Lyon en 1831-1832 ;
- 1848, qui débouche sur l’éphémère Seconde République avant le coup d’état de Louis-Napoléon
Bonaparte ;
- la Commune de Paris, en 1871, avant la proclamation de la 3° République ;.
* mais aussi dans toute l’Europe, avec l’aspiration nationale.
-
La révolution philosophiques en Allemagne, avec
Emmanuel KANT (1724-1804) qui théorise la Révolution Française (Réflexions sur la Révolution
française),
Johann Gottlieb FICHTE (1762-1814), accusé d’athéisme et de jacobinisme,
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831) qui élabore une philosophie de l’histoire.
Ces révolutions débouchent sur le développement de l’esprit démocratique, l’égalisation des conditions,
l’urbanisation, le salariat... Selon le poète Charles PÉGUY (1873-1914), elles consacrent le triomphe de
l’argent et la désacralisation du monde. C’est un monde qui bascule, dans un mélange de doutes, de terreurs et
d’enthousiasmes. Dans la lignée de la philosophie des Lumières, c’est une époque profondément marquée par
l’idée de progrès et d’optimisme prométhéen, tant au plan scientifique que moral et politique.
Ces grands auteurs, qui se considéraient comme socialistes et qui se traitaient mutuellement d’utopistes, sont présenté
dans l’ordre chronologique de leur apparition, qui correspond aussi à la radicalité de leur théorie du déterminisme social
2
J’ai été frappé de retrouver ces trois catégories, en 2004, dans un reportage sur le fameux carnaval de Binche, en
Belgique, qui venait d’être reconnu par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. Il existe encore trois organisations
de jeunesse : chrétienne, libérale, socialiste. La présidente des Jeunesses chrétiennes précise que ça n’a plus aucune
signification politique. Chacun des groupes prend en charge une partie des manifestations du fameux carnaval (MarieHélène FRAÏSSÉ, Côté carnaval, France-Culture, « Appel d’air » ; 13/03/2004).
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« Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infailliblement et, en somme, on pourrait dire qu’il a marché,
même endormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Etre toujours paisible,
cela ne dépend pas plus du progrès que du fleuve ; n’y élevez point de barrages, n’y jetez point de rocher ;
l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonner l’humanité. De là des troubles ; mais après ces troubles, on
reconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paix universelle,
soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le progrès aura pour étapes les révolutions.
Qu’est-ce donc que le progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples. »
Victor HUGO, Les Misérables
La deuxième moitié du 19° siècle est marquée, à travers toute l'Europe, par l’alternance de révolutions
populaires et nationalistes et de retours à des régimes autoritaires, à l’ordre moral (Napoléon III en France,
Bismarck en Allemagne…).
C'est une époque de crise après la Révolution et l'Empire, un effondrement socioculturel, une remise en cause
des idéologies et des utopies humanitaires rousseauistes. C'est aussi l'époque de l'industrialisation,
accompagnée par d'énormes transformations sociales : l'urbanisation, la modification des rapports familiaux...
On assiste à un développement économique sans précédent, qui entraine un enrichissement important
(« Enrichissez-vous » disait Guizot, ministre de Louis-Philippe) en même temps qu’une paupérisation de
larges masses de la population, et à un bouleversement des traditions sur lesquelles reposait la société
française.
La bourgeoisie triomphante vit dans la hantise des « classes criminelles » et dans la peur des mouvements de
masse. La bourgeoisie se sent assiégée par les classes populaires qui réclament leur part du gâteau. Elle
cherche à raffermir son pouvoir et à discipliner les « classes dangereuses » en « classes laborieuses ».
C'est l'époque où le baron Haussmann, préfet de police de Paris, rase des quartiers entiers de la capitale, pour
tracer des avenues où on ne pourra plus construire de barricades et où les troupes pourront circuler librement.
De même à Lyon, où la révolte des canuts contre l’industrialisation a fait trembler la bourgeoisie des soyeux
(1831). Cette politique urbanistique va aussi dans le sens de l’adaptation à la modernité, à la révolution
industrielle, et elle a une visée moralisatrice et hygiéniste : il faut combattre la promiscuité, notamment après
l’épidémie de choléra qui a décimé la population parisienne en 1832. On chasse les miasmes qui transportent
les maladies3. Et on construit les hôpitaux dans la proche campagne de Paris (aujourd’hui 14° et 15°
arrondissements). L’hôpital Broussais est construit sur pilotis pour laisser circuler l’air.
Outre la répression policière et militaire, on va mettre en œuvre une politique d’intégration sociale par le
renouveau religieux, l’amélioration des conditions sociales et surtout la généralisation de l’éducation, avec un
budget sans commune mesure avec ceux d’aujourd’hui. Le but est de créer un sentiment d’appartenance à une
communauté nationale et de former la main d’œuvre nécessaire à la nouvelle industrie.
Lisez les grands auteurs de cette période : Victor Hugo, Balzac, Zola…
C'est le triomphe de la normalisation, de l'ordre et de l'hygiène.
C'est la lutte contre la criminalité et le développement de l'instruction publique.
Les sciences humaines et sociales vont fonder leur légitimité en apportant des réponses à ces grandes
questions que se pose la société de cette époque :
- comment l’ordre social est-il possible, plutôt que la lutte de tous contre tous ?
- comment expliquer la misère, la pauvreté dans un contexte d’enrichissement général ?
- est-il possible de penser l’évolution du monde, des mœurs... ?
- dans quel monde vivons-nous, où allons-nous ?
- comment lutter contre la criminalité ? est-elle héréditaire ou est-elle la conséquence du désordre social ?
et l’intelligence ? et la folie ?
Même si un célèbre professeur de médecine de l’époque met déjà en garde contre cette conception : « Tout ce qui tue ne
pue pas, tout ce qui pue ne tue pas ».
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Dans la société d’ancien régime, ces questions ne se posaient pas, puisqu’une seule réponse était possible. La
Révolution ouvre une période d’incertitudes, marquée par la vigueur du débat politique et la multiplicité des
orientations : ultras, légitimistes, bonapartistes, conservateurs, libéraux, socialistes…
Nous allons voir les différentes réponses, parfois violemment opposées de ces penseurs qui sont à l’aube des
sciences humaines et sociales et qui sont à l’origine de l’orientation scientifique qui va être donnée à la
réflexion sur l’homme et la société. Saint-Simon répond à ces questions par l’avènement de la société
industrielle, Tocqueville par la démocratie, Fourier par la satisfaction des passions, Proudhon par
l’organisation spontanée, Marx par la société communiste…
C’est dans ce contexte que vont naître les sciences humaines et sociales.
Elles répondent à une demande sociale en cherchant à répondre aux nouvelles questions qui se posent en
s’appuyant sur les nouveaux modèles des sciences de la nature.
Les sciences humaines vont s’émanciper de la philosophie.
Ce qui caractérise toutes les théories et réflexions précédentes sur le lien social et la nature de l'homme, c'est
qu'elles reposent sur la spéculation, malgré les tentatives, qu’on a pu observer, pour s’en dégager. Elles
prétendent donc à une vérité absolue, universelle et irréfutable.
Cette conception de la science s’oppose donc radicalement à tous les types de connaissance qui prétendent à
une fondation ultime, à une vérité absolue et définitive : religion, métaphysique, pseudo-sciences (comme
l’astrologie...). Mais nous verrons qu’elles auront du mal à ne pas tomber dans de nouvelles formes de
dogmatisme. Le scientisme militant, qui va s’illustrer au 19° siècle, va déboucher sur une idéologie politique
ou une utopie sociale.
Les sciences humaines vont se constituer, dans la lignée des réflexions de leurs prédécesseurs (Montesquieu,
Condorcet, St-Simon...) sur le modèle physico-mathématique qui a triomphé dans les sciences de la nature.
Contre la spéculation, l'introspection et la subjectivité, qui caractérisent les approches philosophiques ou
littéraires, elles vont privilégier l'observation et l'expérimentation, à la recherche de l'objectivité. Contre
l'idée de libre-arbitre, elles vont mettre en évidence les déterminismes. Contre le qualitatif, elles vont
privilégier le quantitatif.
On note d’ailleurs toujours une certaine fascination des sciences « molles » devant les sciences « dures », ces
dernières semblant leur apporter la rigueur scientifique qui leur manque et, peut-être surtout, une
reconnaissance sociale.
Les sciences de la nature avaient renoncé à l'animisme pour expliquer et prédire les phénomènes de la nature.
De la même façon, les sciences de l'homme vont rejeter la notion d'âme pour expliquer et prédire les conduites
humaines et sociales.
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Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859)
Charles Alexis CLEREL de TOCQUEVILLE va analyser les effets des révolutions à travers deux grands
ouvrages :
1835 : De la démocratie en Amérique (Laffont, 1998)
1856 : L'Ancien Régime et la Révolution
Il se contente d’observer et d’analyser, sans faire de propositions, sinon le pragmatisme et le développement
de la démocratie. En ce sens, il est beaucoup plus sociologue que les socialistes utopiques.
Alexis de Tocqueville est issu d’une famille ultraroyaliste décimée sous la Terreur. Haut fonctionnaire de la
Restauration, magistrat, homme politique, libéral engagé, il a une ambition d’homme d’état. C’est un homme
d’action, qui lit peu, qui observe beaucoup et se méfie des philosophes des Lumières.
Il se défend d’être engagé dans aucun camp :
« L’aristocratie était déjà morte quand j’ai commencé à vivre et la démocratie n’était pas encore née »,
ce qui lui permet de « porter des deux côtés un regard impartial » (De la démocratie en Amérique).
Il veut « examiner ce qu’on doit craindre et ce qu’il est permis d’espérer de la démocratie ».
La Révolution a provoqué un véritable cataclysme dans la vie collective qui ne s’apaise pas, même après la
Restauration.
« Somme-nous condamnés à battre la mer ? »
Il faut donc sortir du chaos, reconstruire. Comment organiser la vie collective ? Il faut penser la politique
indépendamment du religieux. Catholique convaincu, il est persuadé que la philosophie des Lumières est une
laïcisation des valeurs chrétiennes. Aller contre la démocratie serait aller contre le plan divin. Sous l’Ancien
Régime, on obéissait au passé. Dorénavant, l’avenir est libre, il faut le dessiner collectivement. Le modèle
antique, qui excluait les esclaves, ne peut nous éclairer. C’était plus une sorte d’aristocratie. La démocratie
moderne est radicalement nouvelle, sans comparaison.
D’ailleurs, ce terme de démocratie est resté longtemps péjoratif, synonyme de factions, de désorganisation
sociale. Les révolutions américaine et française utilisent le terme de République.
Sa famille, légitimiste, ne lui pardonne pas d’avoir prêté serment au nouveau roi Louis-Philippe et, pour
échapper à la réprobation, il va demander à être envoyé en voyage d’étude aux Etats-Unis pour étudier
l’organisation des prisons. Il découvre un continent qui nous a précédés dans cette ère démocratique, qui
dessine un homme nouveau.
« Les américains sont nés libres, alors que nous le sommes devenus ».
Tocqueville décrit la rupture des appartenances et des solidarités, ce passage de la société traditionnelle à la
société industrielle, caractérisée par la concurrence entre des individus relativement mobiles et statutairement
égaux.
« Parmi les objets nouveaux qui ont attiré mon attention,
aucun n’a plus vivement frappé mon esprit que l’égalité des conditions ».
Cette tendance à l’égalisation des conditions lui apparaît comme une nécessité historique.
C’est un mouvement à long terme. Depuis le 13° siècle, ce « sentiment de la ressemblance d’autrui » va
croissant. Il cite une lettre de madame de Sévigné : elle raconte la répression d’une révolte paysanne sans
manifester aucune compassion pour les victimes. Pour elle, les gens du peuple ne faisaient pas partie de
l’humanité, comme autrefois les esclaves.
Pourtant, il reste très méfiant face aux philosophies de l’histoire (Hegel, Marx…).
Il estime qu’il nous reste une marge de liberté.
On a le choix entre deux formes possibles : le pouvoir absolu de l’état ou le libéralisme.
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Cette « égalité des conditions » entraîne l’uniformisation des modes de vie.
Alors que l’aristocratie éloignait les individus, créait les extrêmes, la démocratie rapproche le sort des
individus, nivelle, uniformise. Elle est plus prosaïque. C’est la grandeur opposée à l’équivalence.
Il reste ambivalent devant cette évolution. Il regrette certaines valeurs aristocratiques, comme l’indépendance
d’esprit. Il craint le despotisme démocratique, l’étouffement du citoyen et les ravages de l’égalitarisme. Mais
il estime que cette évolution est inévitable, qu’elle s’inscrit dans un mouvement historique. La Révolution a
déraciné l’aristocratie mais c’est la monarchie absolue qui l’avait émasculée, en la privant de ses
responsabilités, tout en lui conservant ses privilèges.
Dans les sociétés aristocratiques, on n’existe individuellement que si on est inséré dans un ensemble de
corps inégalitaires. L’inégalité est la manière dont les êtres se tiennent ensemble. L’individu n’existe pas, le
sens du composant n’apparaît que par rapport à l’ensemble. A l’inverse, dans la société démocratique, il n’y
a pas d’influence en droit des individus les uns sur les autres. Le lien social doit être reconstruit par les
associations, alors qu’il est donné dans les sociétés aristocratiques.
« L’aristocratie avait fait une longue chaîne du roi au paysan.
La démocratie brise cette chaîne et met les anneaux à part. »
Il utilise le terme d'individualisme (forgé par Joseph de Maistre) pour décrire cette nouvelle organisation
sociale qu'il observe dans la France post-révolutionnaire et dans les jeunes états unis d'Amérique.
« L’individualisme est d’origine démocratique ».
Pour la première fois, la société est présentée et analysée comme faite d'individus et non plus de corps
organisés. Mais il note également la propension américaine à se regrouper en associations et la culture
vivante de groupes librement constitués :
« Aux Etats-Unis, on s'associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d'industrie,
de morale et de religion. Il n'y a rien que la volonté humaine désespère d'atteindre
par l'action libre de la puissance collective des individus. »
Nous verrons d’ailleurs au deuxième semestre que cette culture américaine du groupe sera un des
fondements de la psychologie sociale. Ses observations annoncent les études de psychologie interculturelle :
Il note que, pour lutter contre l’alcoolisme, les Américains vont créer une ligue anti-alcoolique, alors que les
Français vont réclamer l’intervention de l’état.
Il estime que la démocratie a créé un homme nouveau. En ce sens, il est assez proche de Platon et Aristote : il
est persuadé qu’il existe un lien entre le régime politique et le type d’homme qui en est issu. Comme Aristote,
il pense que la société nous façonne. Mais comme Platon, il croit en une vision idéale à laquelle il restera
fidèle en refusant de se rallier au coup d’état de l’usurpateur « Napoléon le petit ». Il accuse de trahison tous
ceux qui vont se rallier :
- les prêtres,
- sa famille légitimiste, avec laquelle il restera brouillé,
- et son ancien collaborateur Arthur de Gobineau, à qui il reproche par ailleurs son manque de respect pour
l’homme.
Il reste amer devant la bassesse, les compromissions des hommes qu’il a côtoyés durant sa carrière politique,
se demandant « si ce que nous prenons pour des sentiments, des idées, ne sont pas des déguisés ». Mais il se
refuse à ce pessimisme : « Il ne faut pas mépriser l’homme si on veut obtenir Il reste amer devant la bassesse,
les compromissions des hommes qu’il a côtoyés durant sa carrière politique, se demandant « si ce que nous
prenons pour des sentiments, des idées, ne sont pas des intérêts de grandes choses de soi-même et des
autres ».
Références : Œuvres complètes, Gallimard
- Souvenirs, Folio Histoire, 1999
- Lettres choisies – souvenirs, Gallimard Quarto, 2003
Les Socialismes utopiques : SAINT-SIMON (1760-1825)
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Claude-Henri de Rouvroy, Comte de Saint-Simon, est issu d'une illustre lignée, qui a fait les croisades et
prétend descendre de Charlemagne. Il est parent avec le duc de Saint-Simon, le mémorialiste de Louis XIV, et
se définit comme « dernier des gentilshommes et premier des socialistes ». Il participe à la guerre
d'Indépendance américaine, découvrant l'avènement de la société industrielle. De retour en France en 1783, il
se lance dans les affaires, participe à la Révolution, renonce à son titre pour devenir le citoyen Claude-Henri
Bonhomme, spécule sur les biens nationaux, fait fortune dans le négoce et mène grand train au Palais-Royal.
A 38 ans, en 1798, il abandonne tout pour entreprendre des études à l'Ecole Polytechnique et à l'Ecole de
médecine. Il va commencer à écrire une œuvre considérable, touffue, contradictoire. A partir d'une réflexion
sur la crise intellectuelle et sociale consécutive aux bouleversements révolutionnaires, il veut constituer une
véritable « science de l'homme », brisant le « préjugé dualiste » qui tend à exclure l'homme de la nature et
rend son étude inaccessible aux méthodes des sciences naturelles :
Mémoire sur la science de l'homme (1813)
Cette science doit reposer sur une démarche inductive, empirique,
« sur des faits observés et discutés au lieu de suivre la marche adoptée par les sciences conjecturales,
où on rapporte tous les faits au raisonnement ».
Elle permettra de définir une thérapeutique sociale, « les lois hygiéniques du corps social ».
Donc double visée, de connaissance et d'action.
Il veut dépasser l'ère de destruction de la Révolution pour fonder un nouvel « état de la société », basé sur la
domination des « industriels », c'est à dire des producteurs, et la suppression de la classe dominante
parasitaire. Il s’agit d’aboutir à la libre association des producteurs, sans gouvernants, les inégalités étant
fondées sur le talent et les capacités de chacun. Il combat le dualisme à la fois dans les sciences et dans
l’organisation sociale, puisqu’il veut supprimer le dualisme des classes entre producteurs et oisifs, qu’il
symbolise dans sa fameuse parabole des « abeilles » et des « frelons » (1819). D’un côté, il y a la « classe
industrielle », utile à la nation, de l’autre, « les sangsues de la nation », les propriétaires-rentiers, puissants et
parasites, dont il faut se débarrasser.
Stendhal a d’ailleurs publié un pamphlet, dans lequel il oppose à Saint-Simon les valeurs romantiques de
l’oisiveté
(Stendhal, De nouveaux complots contre les industriels,
La Chasse au Snark, 2002, Edition établie par Michel Crouzet)
Mais Saint-Simon a plus entrevu et annoncé cette « science de l’homme » qu’il ne l’a réalisée. On l’a
d’ailleurs surnommé le « Jean-Baptiste » de la science sociale. Il y a chez lui plus d’imagination créatrice
(foisonnante) que d’esprit de méthode et de rigueur.
Il meurt entouré de ses disciples :
« Souvenez-vous que pour faire quelque chose de grand, il faut être passionné ».
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L’Ecole saint-simonienne, surtout constituée d’une élite de polytechniciens sous la direction de Prosper
ENFANTIN, va diffuser ses idées (1830-1840). Elle participe à la révolution industrielle et à l’expansion
économique qui l’accompagne : les banques (Péreire), les chemins de fer... Elle va organiser une expédition
en Egypte, qui préfigure les missions d’assistance technique et humanitaire actuelles et qui va déboucher sur
le percement du canal de Suez4. Certains de ses membres se manifestent par leurs positions anticolonialistes
ou féministes, ce qui est très novateur pour l’époque. Mais la communauté modèle installée à Ménilmontant
va rapidement dégénérer en secte. L’Eglise saint-simonienne, sous la conduite du « Père Enfantin » va être
ridiculisée pour ses rites, le culte de la « Mère », ses costumes5...
Des textes des saint-simoniens ont été publiés aux éditions L’Harmattan,
dont le journal d’Ismaïl URBAIN, qui était chroniqueur de l’expédition en Egypte.
Originaire de la Martinique et descendant d’esclaves affranchis, il se convertit à l’islam (d’où son changement
de prénom). Il sera ensuite interprète pour l’armée française, notamment en Algérie, où il prend position pour
les Algériens contre les exactions de l’armée et les confiscations de terre.
Il présente ses propositions à Napoléon III sous le pseudonyme de Georges VOISIN.
Ismaïl URBAIN, alias Georges VOISIN (1860), L’Algérie pour les Algériens, rééd. Séguier, 2000
Henri de TURENNE et Robert SOULÉ ont réalisé, pour la télévision une fresque historique, L’Algérie des
chimères, qui s’inspire de l’aventure d’Auguste Warnier et Ysmaël Urbain, deux officiers saint-simoniens qui
partent en Algérie avec le rêve de marier l’Orient et l’Occident. Diffusée sur Arte en novembre 2001 et en
trois épisodes, est disponible en VHS et DVD. Le roman est édité chez Jean-Claude Lattès/Arte Editions.
Un groupe de féministes saint-simoniennes fonde en 1830 une revue La femme libre, qui sera rebaptisée La
tribune des femmes, pour éviter les mésinterprétations machistes.
Pour donner une idée de l’influence des idées de St-Simon, notamment sur le courant technocratique, on peut
signaler que, durant la deuxième moitié du 20° siècle, un groupe de réflexion s’est réclamé de sa pensée. Ce
groupe, créée en 1982 par l’historien François FURET, Pierre ROSANVALON, Roger FAUROUX et Alain
MINC, s’était intitulé « Fondation St-Simon » et avait établi son siège social dans les locaux de l’ancienne
Ecole Polytechnique, sur la montagne Ste Geneviève. Il réunissait des penseurs, scientifiques, patrons, hauts
fonctionnaires, syndicalistes et hommes politiques de différents partis, qui partageaient une volonté
réformatrice et modernisatrice. Leurs travaux, régulièrement publiés 6, ont contribué à ce que d’aucuns ont
appelé un « consensus mou » de la société française autour d’une conception socio-libérale de l’économie7.
Elle a fermé ses portes en juin 1999.
Références
Antoine PICON (2002), Les saint-simoniens: raison, imaginaire et utopie, Belin, Paris.
« L'itinéraire des disciples de Claude-Henri de Saint-Simon et du saint-simonisme. Dans les années 1830, ils sont les
défenseurs du progrès humain et technique et contribuent à donner forme à des projets, des espoirs et des mythes qui
vont marquer les sociétés industrielles » (France-Culture)
Emile Témine (2002), Un rêve méditerranéen. Des Saint-simoniens aux Intellectuels des années trente,
Actes Sud.
4
percement qui avait été préconisé cent ans auparavant par Voltaire.
A titre d’exemple, ils ne portaient que des vêtements se boutonnant dans le dos, ce qui les contraignait à une
interdépendance permanente.
6
Notes de la Fondation Saint-Simon, 91 bis, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris
7
Pierre ROSANVALON, « la Fondation Saint-Simon, une histoire accomplie », Le Monde, 23 juin 1999.
5
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Les Socialismes utopiques : Charles FOURIER (1772-1837)
Né à Besançon dans une famille de commerçants riches, mais ruiné par la spéculation, « sergent de
boutique illitéré », mais autodidacte, il sera commis voyageur puis caissier à Lyon avant de se
consacrer à la publication de ses œuvres et de fonder un hebdomadaire : Le Phalanstère.
C’est un révolutionnaire radical qui remet en cause non seulement l’ordre social et l’organisation du
travail mais aussi la morale et toutes les valeurs de notre civilisation. Il prône une véritable
révolution culturelle. Son premier livre, La théorie des quatre mouvements, est le plus violent et le
plus radical. C’est un premier jet dont il atténuera certains aspects dans les suivants :
1822 : Traité de l’association domestique et agricole
1830 : Le Nouveau Monde industriel et sociétaire
1835 : La fausse industrie morcelée, répugnante et mensongère
Il traite ses prédécesseurs d’utopistes8, c'est-à-dire de charlatans.
Il s’oppose notamment aux tendances technocratiques de St-Simon.
1831 : Pièges et charlatanisme des deux sectes de Saint-Simon et d’Owen9
Il dénonce les « vices de la civilisation » : le « commerce mensonger », l’industrie, le mariage
bourgeois ou « monogamie asservie », qui couvrent de leurs beaux principes « indigence, fourberie,
oppression, carnage ». Il se pose en révolutionnaire féministe :
« L’émancipation de l’humanité passe par l’émancipation des femmes ».
Il prône la liberté sexuelle et imagine une société idéale, le Phalanstère dont l'harmonie repose sur la
composition soigneusement étudiée des groupes qui la constituent. Pour la première fois, une
organisation sociale utopique est fondée, non plus sur des principes moraux abstraits, mais sur des
préoccupations psychologiques.
Sa démarche annonce la psychologie sociale, la réflexion sur les groupes et la motivation, même si
elle n’est pas encore véritablement scientifique. C’est encore de la spéculation intellectuelle, plus que
le fruit d’une véritable observation.
Fourier recherche la loi universelle du lien social. De même que la loi de l’attraction universelle de
Newton explique l’harmonie du monde physique, de même l’« attraction passionnée10 » va expliquer
la constitution des groupes et les actions humaines : « L’attraction est le moteur de l’homme, elle est
l’agent que Dieu emploie pour mouvoir l’univers et l’homme ». C’est « une impulsion donnée par la
nature antérieurement à la réflexion et persistante malgré l’opposition de la raison, du devoir, du
préjugé ».
On voit bien une volonté d’unifier les sciences dans une théorie de l’analogie. C’est la même loi de
l’attraction universelle qui permet d’expliquer le fonctionnement de l’univers, des phénomènes
physiques aux phénomènes humains, de l’infini grand à l’infiniment petit.
Le lien social repose sur les « passions » (ce que nous appellerions aujourd’hui motivation).
C’est un trait constant chez tous ces penseurs socialistes. Chacun considère sa démarche comme scientifique et s’oppose
à ses prédécesseurs en les traitant d’utopistes.
9
Robert OWEN est un socialiste utopique anglais.
10
Qu’on pourrait apparenter à la φιλία d’Aristote.
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Fourier en distingue douze :
 « les cinq sensitives, qui tendent à l’exercice plein des cinq sens ;
 les quatre affectives qui tendent à former les groupes d’amitié, ambition, amour et familisme ;
 et les 3 distributives, méconnues ou décriées mais infiniment précieuses »,
qui « tendent aux séries » : « la composite, enthousiasme tout divin »,
« la cabaliste, fougue spéculative, esprit de parti »,
« la papillonne, ou besoin de variété ».
Toutes ces passions sont naturelles, donc divines et bonnes. C’est le mauvais usage social des
passions qui les pervertit. La société doit s’organiser pour les satisfaire. Cette position s’oppose à la
doctrine de l’Eglise de son époque, qui tend à réprimer les passions. Ce à quoi il rétorque :
« A chaque fois que nous voulons réprimer une seule passion, on va contre la volonté de Dieu ».
« Tout ce qui passe pour vicieux en civilisation est vertueux en Harmonie ». Il décrit tout ce que la
civilisation considère comme des perversions ou des déviances sexuelles et les rebaptise d’un nom
favorable11. Toutes les formes de plaisirs sont bonnes si elles ne causent de tord à personne.
Fourier admire son contemporain Jeremy BENTHAM (1748-1832) et ses théories sont très proches
d’un utilitarisme hédoniste : il s’agit de maximiser le bonheur de chacun et de tous. Un acte est bon
ou mauvais, non en vertu de principes mais en fonction de ses conséquences. Par exemple, l’adultère
n’est nuisible que s’il brise une famille et cause le malheur des enfants.
Les cinq premières passions nous paraissent relativement évidentes mais, à son époque, les sens
n’étaient pas valorisés. On distinguait le sens noble, la vue, et les sens ignobles, le toucher, l’odorat…
Fourier veut réhabiliter l’usage de tous les sens : il prône la « gastrosophie », ou usage raisonné de la
nourriture, qui allie le plaisir gustatif, aromatique et visuel avec la diététique, la médecine préventive
et une agriculture « biologique » avant l’heure. Les enfants apprennent très tôt la cuisine.
De même pour la musique : Fourier dénonce les fastes couteux de l’opéra de sa société, qu’il oppose
à la pratique musicale apprise dès le plus jeune âge en cultivant le plaisir. Chacun devrait savoir jouer
et fabriquer les instruments.
Les trois dernières passions sont typiquement de son cru. On se représente assez bien ce que signifie
la « cabaliste » : elle pousse à l’émulation et se retrouve chez les commerçants, les aventuriers…
La « papillonne » joue un rôle central dans l’organisation du phalanstère. L’homme n’est pas fait
pour la routine, ni dans son travail ni dans sa vie affective.
La signification qu’il attribue à la « composite » est plus difficile à cerner. C’est un mixte des deux
précédentes, qui permet de réaliser l’union de l’âme et du corps, du travail et du loisir, de soi et des
autres. Fourier s’oppose radicalement au dualisme. Il parle d’« unitéisme », ou harmonie générale
pour le plaisir de soi et des autres.
Cette harmonie générale résultera de la composition équilibrée de chacune de ces passions, ce qui
nous rappelle certaines idées platoniciennes. Chaque groupe de base doit être formé de personnes
complémentaires, porteurs chacun d’une passion différente.
Fourier dénonce les conditions de travail de son époque :
11
Toute son œuvre est bourrée de néologismes
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« Aimez le travail, nous dit la morale : c’est un conseil ironique et ridicule. Qu’elle donne du travail
à ceux qui en demandent, et qu’elle sache le rendre aimable ; car il est odieux en civilisation par
l’insuffisance du salaire, l’inquiétude d’en manquer, l’injustice des maîtres, la tristesse des ateliers,
la longue durée et l’uniformité des fonctions ».
Et il propose une nouvelle organisation du travail :
« Il faut que l’industrie sociétaire, pour devenir attrayante, remplisse les sept conditions suivantes :
- Que chaque travailleur soit associé, rétribué par dividende et non salarié.
- Que chacun, homme, femme, enfant, soit rétribué en fonction de trois facultés : capital, travail,
talent.
- Que les séances industrielles soient variées environ huit fois par jour, l’enthousiasme ne pouvant se
soutenir plus de deux heures dans l’exercice d’une fonction agricole ou manufacturière.
- Qu’elles soient exercées avec des compagnies d’amis spontanément réunis, intrigués et stimulés par
des rivalités très actives.
- Que les ateliers et cultures présentent à l’ouvrier les appâts de l’élégance et de la propreté.
- Que la division du travail soit portée au suprême degré afin d’affecter chaque sexe et chaque âge
aux fonctions qui lui sont convenables.
- Que dans cette distribution chacun, homme, femme et enfant, jouisse dans ce nouvel ordre d’une
garantie de bien-être, d’un minimum suffisant pour le temps présent et à venir ; et que cette garantie
le délivre de toute inquiétude pour lui et les siens. »
On voit que ces théories utopistes ne sont pas dénuées de bon sens. Comme Marx, Fourier développe
une conception de l’« homme total » mais, contrairement à celui-ci, il ne fait pas reposer
l’organisation sociale uniquement sur l’économique. Il détaille minutieusement l’organisation
pratique de son Phalanstère. Il pousse très loin la déstructuration des liens sociaux traditionnels :
séparation des hommes et des femmes, des enfants et des parents… (comme on le verra dans les
kibboutz israéliens). Le phalanstère devait être composé au départ de 1800 personnes et cette
organisation devait se propager de proche en proche à la grandeur de l’humanité.
Fourier a eu à son époque une influence considérable. Il est très lu en Russie, où il inspire la pensée
de BAKOUNINE… Plusieurs de ses disciples vont mettre ses idées en pratique, de façon plus ou
moins éphémère, en Seine-et-Oise, mais aussi en Roumanie, en Russie ou aux Etats-Unis. Victor
CONSIDERANT, essaiera de fonder une communauté au Texas, qui restera éphémère.
Victor CONSIDERANT, Description du Phalanstère & considérations sociales sur
l’architectonique, Guy Durier.
Mais c’est Jean-Baptiste GODIN, qui laissera la réalisation la plus aboutie et la plus durable avec son
Familistère.
Après la révolution de 1848, on s’inspirera des idées de Fourier dans un projet de 12 cités ouvrières
dans Paris. L’objectif est de « désarmer pacifiquement l’émeute » en fournissant aux ouvriers des
conditions de vie acceptables. Il s’agit aussi de lutter contre la promiscuité des taudis insalubres, dans
une visée moralisatrice et hygiéniste. L’épidémie de Choléra de 1832 a, en effet, alerté la bourgeoisie
sur les risques encourus. Un seul de ces projets sera réalisé, au 58 rue de Rochechouart, dans le
9° arrondissement : la cité Napoléon est financée en grande partie sur la cassette personnelle du
prince Louis-Napoléon Bonaparte, élu président et qui se proclamera bientôt empereur. On y trouve
des logements plus vastes, plus sains, moins chers, avec des services collectifs (crèche, école
maternelle, buanderie…). Mais la rigidité du règlement imposé, la surveillance morale, la fermeture
de la porte après 22 heures… vont lui faire attribuer le sobriquet de « caserne Napoléon ».
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Une application inattendue des idées de Fourier se ressent encore dans l’urbanisme parisien. Quand le
baron Hausman remodèle la capitale, il ne reprend pas le modèle géométrique du damier, qu’on
retrouve dans toutes les villes créées de toutes pièces, en Europe (Richelieu…) comme en Amérique.
Fourier y voyait un échec de la civilisation : les passions ne peuvent se croiser à angle droit.
La plupart des idées de Fourier seront généralisées au cours du 20° siècle : la Sécurité sociale,
l’Instruction publique, le mutualisme, le coopératisme, la participation des employés aux résultats ou
au capital de l’entreprise, les caisses de retraite, les conventions collectives, les comités d’entreprise,
la formation permanente, l’assurance chômage, le RMI. Certaines de ces réalisations sont toutes
récentes et plusieurs sont aujourd’hui menacées.
« Fourier, qui nous a enseigné les correspondances de l’univers » disait Baudelaire, a également été
célébré par Victor HUGO. Il a été redécouvert par les Surréalistes (« Ode à Charles Fourier » d’André
BRETON) et par la contre-culture des années 1960, qui glorifient la libération des pulsions qu’il a
préconisée. Michel ONFRAY en fait un précurseur de l’écologie, de la sexologie et du freudomarxisme.
A sa mort, il avait laissé inachevé une sorte de roman de science-fiction, qui décrit le monde idéal
d’Harmonie auquel l’humanité pourrait parvenir si elle suit ses préceptes. Ses disciples n’oseront pas
publier cet ouvrage peu conforme au puritanisme de son époque. Le manuscrit a failli bruler lors de
l’incendie de la Commune. Il faudra attendre 1967 pour qu’un éditeur s’y intéresse : Le nouveau monde
amoureux.
Références :
-
Pierre MERCKLé est Maître de conférences en sociologie à l'ENS Lettres & Sciences Humaines à
Lyon, auteur d’une thèse, Le socialisme, l'utopie ou la science ? - La « science sociale » de Charles
Fourier et les expérimentations sociales de l'Ecole sociétaire au 19e siècle. Il anime le site
www.charlesfourier.fr
-
Michel ONFRAY a consacré à Charles Fourier une séance de son séminaire 2006-2007 à l’Université
populaire de Caen.
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Les Socialismes utopiques : Pierre-Joseph PROUDHON (1809-1865)
C’est le premier véritable prolétaire de tous les penseurs de philosophie sociale que nous avons vus
jusqu’à présent. Originaire d'une famille d'artisans ruraux très modestes de Besançon, il parvient à
faire des études brillantes, où il connaît l'humiliation des brimades et moqueries de ses camarades
plus fortunés. Il doit interrompre prématurément ses études pour des raisons financières. Ouvrier
typographe, il réussit à passer le Baccalauréat à 29 ans et obtient une bourse qui lui permet de
continuer à étudier et à mener ses travaux.
1840 : La publication de Qu'est-ce que la propriété ? (« La propriété, c'est le vol ») le prive de
ressources. Fondé de pouvoir d'une petite entreprise puis journaliste, il est élu député après la
révolution de 1848, à laquelle il a activement participé. Il sera incarcéré 3 ans par Louis-Napoléon
Bonaparte, plusieurs fois poursuivi en justice et devra s'exiler 4 ans en Belgique.
Ce « sans-culotte de la philosophie » reste un prolétaire et oppose aux tendances hiérarchiques de St
Simon un égalitarisme ouvrier. Il distingue la propriété (des biens de production) et la possession
(des biens d’usage ou des instruments de travail) qui ne donne pas de pouvoir sur les autres et n’est
donc pas condamnable.
Cet « aventurier de la pensée et de la science » laisse une œuvre immense, brouillonne et truffée de
contradictions. On peut lui reprocher sa violence antisémite, son machisme… Mais la cohérence
interne de son œuvre réside justement dans ses contradictions. Il refuse tout esprit de système,
assume ses « oscillations intellectuelles », revendique une « philosophie plus large, admettant dans
un même système la pluralité des principes, la lutte des éléments, l’opposition des contraires ».
Il faut maintenir le pluralisme, principe du mouvement et de la vie.
 dialectique sans synthèse : il faut vivre les contradictions sans chercher à les
dépasser dans une unité supérieure (contrairement à Hegel et à Marx).
 équilibre provisoire entre les deux termes.
Il veut fonder « une science de la société, absolue, rigoureuse, basée sur la nature de l’homme et de
ses facultés et sur leurs rapports, science qu’il ne faut pas inventer mais découvrir » (1839).
Il oppose aux « socialismes utopiques » de ses prédécesseurs le « socialisme scientifique », qui serait
fondé « sur une science de la société méthodiquement découverte et rigoureusement appliquée ». Il
s’agit de découvrir les lois de fonctionnement de la société et ensuite les appliquer.
Cette science de la société doit donc combiner la théorie et la pratique.
Il renvoie dos à dos l’idéalisme et le matérialisme « qu’on pourrait définir comme le mysticisme de
la matière », au bénéfice de sa « théorie idéo-réaliste », qui porte sur les rapports entre sujet et
objet, esprit et matière, théorie et pratique, idéal et réalité.
L’action humaine produit simultanément des idées et la réalité.
Individu et société ont chacun une existence bien réelle.
Ils se produisent mutuellement et on peut connaître l’un par l’autre.
La « force collective » a une existence réelle, tout à fait distincte des forces individuelles
et supérieure à leur somme.
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Ce sont « des réalités aussi réelles que les individualités qui les composent ».
Proudhon pense vraiment en termes de causalité circulaire :
- « L’homme n’est homme que par la société ».
- Mais la société ne peut se développer que par les individualités qui la composent.
Elle vit d’individus libres et créatifs, elle dépérit d’individus asservis
(comme dans la monarchie ou le communisme).
 échange réciproque, association égalitaire
L’antagonisme des classes doit aboutir à une société de travailleurs
participant à égalité à la gestion et à la production au sein d’une coordination spontanée.
Ce « philosophe combattant » aura une énorme influence sur le mouvement socialiste français,
l'anarchisme, le mouvement syndical (l'anarcho-syndicalisme), le courant autogestionnaire, la
Commune de Paris et la révolution soviétique de 1917 (les premiers Soviet).
Il s’oppose avec autant de vigueur au « régime propriétaire » qu’à l’utopie communiste, « le plus
damné mensonge que l'on puisse présenter aux hommes ». Il en perçoit le caractère religieux : « Il se
prêche en ce moment je ne sais combien d'Evangiles nouveaux. Je n'ai pas envie d'augmenter le
nombre de ces fous ». Il se brouille avec Karl Marx, à qui il reproche ses tendances autoritaires. Cette
opposition à Marx est à l’origine des deux courants qui vont dominer le mouvement ouvrier durant
tout le 20° siècle et se déchirer à mort : L'anarchisme et le communisme.
Karl MARX (1818-1883), qui a repris à Proudhon les termes de « socialisme utopique » et de
« socialisme scientifique », s’approprie ce dernier terme pour décrire sa conception matérialiste de
l’histoire qu’il oppose à ces utopistes idéalistes qu’il déconsidère et combat. Dans sa lutte acharnée
contre le courant anarchiste et libertaire de Proudhon, le marxisme va s’imposer, marquant de
manière définitive les luttes sociales du 20° siècle.
Les socialismes utopiques annonçaient donc une approche psychosociale, mais ils seront laminés par
une approche qui se prétend plus scientifique et qui va ancrer la compréhension de l’homme et de la
société dans un paradigme étroitement social et même économiste.
Références :
- Justice et liberté, textes choisis et présentés par Jean Muglioni, PUF, « Grands textes », 268 p.
Pierre ANSART
- Marx et l’anarchisme. Essai sur les sociologies de Saint-Simon, Proudhon et Marx, PUF, « Bibliothèque de
sociologie contemporaine », 560 p.
- Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, PUF, « Bibliothèque de
sociologie contemporaine », 264 p.
- Sociologie de Proudhon, PUF, « Le sociologue », n° 9, 230 p.
ARVON Henri
- L’anarchisme, PUF, « Que sais-je ?, n° 479, 7° éd., 1977, 128 p.
- L’autogestion, PUF, « Que sais-je ?, n° 1832, 1979, 128 p.
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Les grandes théories au fondement de la modernité
Le marxisme
Karl MARX (1818-1883) fait reposer la base de l'organisation sociale sur l'économie,
c'est à dire les moyens de subsistance du groupe social, les conditions de production.
Toutes les manifestations d'une société : la politique, l'éducation, l'art, la morale, la religion, la
justice, l'organisation de la famille, les relations entre les sexes, entre les classes, la guerre et la paix,
et donc les conduites humaines, l'affectivité, l'expression des émotions, la subjectivité... tout cela que
Marx appelle les superstructures est le résultat, le reflet des infrastructures que sont les bases
matérielles de la production économique, le mode dominant de production d'une société.
« Les lois, la morale, la religion sont des préjugés bourgeois
derrière lesquels se cachent autant de préjugés bourgeois. »
Ce qu'on appelle le mode dominant de production d'une société, c'est la façon dont la société
subvient à ses besoins. Par exemple, une société de chasseurs-cueilleurs ne vit que par prélèvements
sur la nature. Ce qui est très différent d'une société d'agriculteurs, elle-même radicalement différente
d'une société industrielle. On voit que, selon le mode dominant de production (infrastructures), les
conduites humaines, l'organisation sociale (superstructures) vont être différentes.
Ainsi l'esclavage est bien adapté à un certain mode de production. Il disparaît quand il devient
obsolète, périmé, désuet, dans un nouveau mode de production. La morale ne joue qu'un rôle
secondaire, pour justifier a posteriori le maintien ou la disparition d'une institution sociale qui ne peut
s'expliquer qu'en termes économiques12.
Le mode de production se compose
 des forces productives, c’est à dire les ressources
 matérielles (machines, matières premières..), le capital
 et humaines (quantité et qualité de la main-d’œuvre), le travail
 des rapports de production, c’est à dire les relations antagonistes entre les classes.
 Il y a une classe qui possède les moyens de production
(dans le mode de production capitaliste, c’est la bourgeoisie ; dans le système féodal, la
noblesse.)
 et une classe qui doit vendre sa force de travail pour pouvoir survivre
(le prolétariat13, la paysannerie).
Le développement du système capitaliste repose sur l’accumulation du capital. Or comment
s’accumule le capital ? En prélevant une partie de la plus-value fournie par le travail, donc en
exploitant les travailleurs. C’est l’aliénation : le travail réalisé échappe à son auteur, qui ne touche
que la part nécessaire à la reconstitution de sa force de travail.
Aristote avait d’ailleurs déjà énoncé la même idée quand il prédisait que l’esclavage pourrait disparaître quand les
quenouilles tisseraient toutes seules.
13
On trouve une belle description de ces rapports de classe dans le roman d’Emile ZOLA, Germinal. On y découvre
l’injustice d’un système que Marx dénonce : le travail des enfants…
12
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Le marxisme, noyau dur du déterminisme social, et même économique, va dominer l'intelligentsia,
notamment française, jusque dans les années 1970, mais d'une façon souvent grossière et caricaturale,
qu'on a appelé la Vulgate marxiste, qui applique les concepts de Marx de façon mécanique. En fait, la
pensée de Marx est beaucoup plus riche que toutes les utilisations politiques qu'on en a faites. Marx
lui-même a eu une vision plus nuancée qu’on n’a bien voulu le dire, et même contradictoire selon ses
écrits, des relations entre infrastructures et superstructures. Il ne décrit pas un système figé. Il y a
une relation dialectique entre infrastructures et superstructures et non pas une simple relation de
cause à effet.
Mais il est vrai que le roc de sa pensée, c'est l'économie. En dernier ressort, l'explication des
conduites humaines et sociales repose toujours sur une base matérielle. D'où le terme de
matérialisme historique.
« Voici en peu de mots le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois obtenu, me servit de fil
conducteur dans mes études. Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des
rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production
correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles.
L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur
laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement
de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine
leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience14. A un
certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en
collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein
desquelles elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore
formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves.
Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques
s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice.
Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la
production... Les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans
le même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système
social, c’est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt. »
(Contribution à la critique de l’économie politique, in Œuvres, Gallimard, « La Pléiade », tome 1, p. 272-275)
Une des contradictions de Marx est qu'il y a chez lui deux personnages, voire trois : le scientifique, le
militant politique et le prophète. Le scientifique s’appuie sur une énorme érudition, qui intègre la
philosophie allemande, l’économie politique britannique (RICARDO…) et les socialismes utopiques
français. Il décrit comment la société occidentale est passée de la domination de la classe féodale à la
domination de la classe bourgeoise, à partir du 14° siècle, et il analyse les contradictions que cette
classe doit affronter pour pouvoir continuer à se développer et à maintenir son pouvoir, notamment
sur la classe ouvrière.
A partir de ces observations très pertinentes, Marx conclut à un moteur universel de l'histoire qui
est la lutte des classes. Et surtout il se situe dans une perspective téléologique (c'est à dire orientée
vers une fin, vers un but ultime). En ce sens, il est tout à fait dans le courant dominant du 19° siècle :
la croyance en un progrès indéfini, qui sera également illustré par le Positivisme de Comte ou
l’évolutionnisme de Darwin.
14
C’est nous qui soulignons.
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Dans Le Capital, Marx dénonce les effets mutilants de la division du travail et de la parcellisation des
tâches. Il entrevoit un développement intégral de l’être humain, l’émergence d’un « homme total »,
doté d’une multitude d’aptitudes, d’une capacité d’adaptation à la fois manuelle et intellectuelle, qui
pourrait caractériser l’homme de l’avenir. C’est une idée des Lumières et même de la Renaissance.
C’est l’idée utopique que chaque être humain pourrait être Léonard de Vinci dans les conditions
historiques nouvelles créées par la révolution industrielle et la lutte des classes.
Il prédit que la lutte des classes va se terminer par la domination de la classe ouvrière,
"la dictature du prolétariat", qui prendra le pouvoir d’état et instaurera la socialisation des
moyens de production, ce qui débouchera sur l’abolition des classes et donc la fin de l'histoire, c'est
à dire un monde idéal, où toutes les contradictions seront résolues.
« Qu’est-ce qu’être marxiste aujourd’hui ? C’est accepter le noyau central de la théorie de Marx : la
théorie de l’exploitation. La société dans laquelle nous vivons est une société de classe, même si ses
antagonismes ne sont plus ceux du dix-neuvième siècle. Cette théorie est inséparable d’une prise de
position révolutionnaire. En effet, les antagonismes sociaux ne peuvent être progressivement atténués
par des réformes, jusqu’à s’évanouir ».
(Etienne BALIBAR, Le Monde de l’éducation, juillet-août 1985)
On voit bien dans cette phrase qu’il existe encore des philosophes marxistes qui croient qu’une
révolution pourrait supprimer magiquement tous les antagonismes, contrairement à ce que pensait
Proudhon, qui voulait établir un équilibre toujours instable et provisoire entre des éléments qui
restent contradictoires. D’une certaine façon, Marx se révèle plus utopique que Proudhon, qui voulait
maintenir un équilibre provisoire entre les termes de la dialectique, sans jamais déboucher sur une
synthèse finale. Proudhon écrivait d’ailleurs à Marx : ne tombons pas dans l’erreur de Luther qui,
après avoir détruit la théologie catholique, s’est mis à bâtir une théologie protestante. La supériorité
de Marx dans la postérité vient d’une part de la rigueur implacable de son raisonnement, d’autre part
de la structuration militaire du mouvement, qui sera réalisée par Lénine et Trotski. On sait
malheureusement aujourd’hui que cette vision utopique va déboucher sur le totalitarisme, avec
Staline, au prix d’une simplification caricaturale de la pensée marxiste.
Cette pensée marxiste a exercé une énorme influence
- en politique : durant la deuxième moitié du 20° siècle, la moitié de l’humanité a vécu sous un
régime politique se proclamant marxiste ;
- et dans l'ensemble des sciences humaines et sociales : en économie, histoire, sociologie,
ethnologie, linguistique et même en psychologie.
Georges POLITZER se réclame de la pensée marxiste quand il écrit, en 1928, Critique des
fondements de la psychologie. La psychologie et la psychanalyse (PUF, 1968).
Plus récemment, on peut citer quelques grands noms de la psychologie qui se sont réclamé du
marxisme : Henri WALLON, René ZAZZO,
Jean-François LE NY (1970), Psychologie et matérialisme dialectique, Le Pavillon/Roger Maria
éditeur.
la naissance des sciences humaines
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Ses principaux ouvrages :
1847 : Misère de la philosophie
1848 : Le manifeste communiste (avec F. ENGELS)
1850 : Les luttes de classe en France
1852 : Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte
1867-1894 : Le Capital. Critique de l’économie politique.
De nombreux résumés ont été réalisés, y compris en bande dessinée
édition populaire (résumé-extraits) par Julien BORCHARDT,
texte français établi par J.P. SAMSON, PUF, 1980, 488 p.
Œuvres, Gallimard, « La Pléiade », traduction de Maximilien RUBEN
Pour approfondir :
Une biographie récente (et contestée) : Jacques ATTALI (2005), Karl Marx ou l’esprit du monde, Fayard
Raymond ARON, Le marxisme de Marx, De Fallois, 2002 ; poche, 2004 (les cours en Sorbonne de 1962-1963
CALVEZ Jean-Yves [jésuite]
- La pensée de Karl Marx, Seuil, 1978.
- Socialismes et marxismes. Un bilan pour demain, Seuil, 1998.
FOUGEYROLLAS Pierre
- Marx, PUF, « Que sais-je ? » n° 2265, 1986, 1992, 2° éd., 128 p.
- Sciences sociales et marxisme, L’Harmattan, 1991, 271 p.
LEFEBVRE Henri
- Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1956.
- Marx, PUF, « Philosophes », 1980, 132 p.
- Le marxisme, PUF, « Que sais-je ? » n° 300, 1948, 21° éd., 1990 128 p.
- Le matérialisme dialectique, PUF, « Quadrige », 1990.
LABICA Georges, BENSUSSAN Gérard, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1985, 2° éd., 1256 p.
ABELES Marc, Anthropologie et marxisme, Ed. Complexe, 1980, 240 p., diff. PUF.
« Marx », Magazine littéraire, n° 82, 1973.
« Marx », Magazine littéraire, n° 324, 1994.
et la revue Actuel Marx
la naissance des sciences humaines
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Le positivisme
Auguste COMTE (1798-1857) est l'inventeur du mot sociologie. S’inscrivant dans la filiation de Montesquieu
et de Saint-Simon, Comte veut détacher la sociologie de la philosophie en la calquant sur la physique. Il
va d'ailleurs parler de "physique sociale". Comte est exactement au tournant du passage de la philosophie à la
sociologie et il publie également des cours de philosophie. D'ailleurs ses conceptions sont finalement plus
philosophiques que scientifiques : elles reposent plus sur la spéculation que sur l'observation systématique.
1830-1842 :
1840 :
Cours de philosophie positive
Cours de sociologie positive.
Il rejette également la psychologie préscientifique de son époque, basée sur l’introspection.
Le social est rigoureusement irréductible à l'individuel.
On ne peut pas réduire les phénomènes sociaux à la somme des phénomènes individuels.
« L’homme proprement dit n’existe pas, il ne peut exister que l’humanité
puisque tout notre développement est dû à la société » (Discours sur l’esprit positif)
Comte est le contemporain de Tocqueville et il a été le secrétaire de Saint-Simon. Dans le contexte de crise
socio-historique que nous avons évoqué plus haut, Comte propose de fonder l'organisation politique sur la
rationalité scientifique. Polytechnicien comme son maître Saint-Simon, il préfigure la technocratie.
Dénonçant les philosophes des Lumières comme des penseurs négatifs, il veut remédier à l’anarchie
intellectuelle qui règne depuis la Révolution française en établissant l’ordre et le progrès social sur une base
scientifique. Il veut terminer la révolution en instaurant un nouveau pouvoir spirituel. Sa devise est : "Ordre et
progrès"15.
Sur le plan politique, il adhère au coup d’état de Napoléon III, contrairement aux nombreux intellectuels qui
seront emprisonnés ou exilés, comme Victor HUGO. Alexis de TOCQUEVILLE, lui, refusera de prêter
serment. Napoléon III se définissait comme saint-simonien et PROUDHON, lui-même, malgré les
persécutions qu’il a subies de la part du régime dictatorial, reconnaîtra que Napoléon III avait une fibre plus
sociale que les notables républicains de cette époque. C’est d’ailleurs son régime qui accordera pour la
première fois le droit de grève aux ouvriers16.
Auguste Comte va formuler sa loi des trois états. L'humanité a traversé trois grandes phases :



L'âge théologique (et militaire), fondé sur les causes ultimes, =} l'imagination détermine le
comportement social.
L'âge métaphysique (et légiste), qui repose sur la logique des essences =} c'est donc la raison
spéculative qui gouverne.
L'âge positif (et industriel), enfin, dans lequel l'humanité est en train de pénétrer (et Auguste Comte
est son prophète), qui va permettre d'établir des lois prédictives du comportement, basées sur
l'observation scientifique des faits.
Toutes les sciences ne sont pas parvenues en même temps à l’âge positif. C’est pourquoi il propose une
« échelle encyclopédique », qui établit une hiérarchie des sciences, du plus simple au plus complexe. Cette
classification, qui veut dissoudre la subjectivité, élimine les sciences appliquées et les sciences concrètes,
particulières ou descriptives. Elle devrait déboucher sur une « véritable science finale » qui aurait pour objet
l’étude scientifique du comportement humain. Cette science serait un hybride de la biologie et de la
sociologie.
15
16
Cette devise a été reprise par le Brésil, qui s’est inspiré des principes d’Auguste Comte pour fonder sa constitution.
Cf. Pierre MILZA (2004), Napoléon III
la naissance des sciences humaines
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6
Science des corps
organisés
- dynamique sociale
- statique sociale
Physique sociale (sociologie)
5
4
Physique organique (physiologie)
Physique chimique (chimie)
Sciences des corps bruts
3
Science spécialisée et
méthode générale
Physique terrestre (physique mécanique)
2
Physique céleste (astronomie)
1
Mathématique
Ces sciences sont liées entre elles par un enchaînement naturel et des liens de subordination nécessaires.
Comte montre que les cinq premiers niveaux sont déjà entrés dans l’ère positive, c’est à dire sont des sciences
à part entière, et il estime qu’il est en train de faire entrer la physique sociale ou sociologie dans cette ère
positive. Dans cette perspective, on comprend le retard des sciences humaines, par rapport aux sciences de la
nature.
Certains psychologues sociaux ont vu en Auguste Comte un précurseur de leur discipline : l’individualité de
l’être humain se développe d’après sa nature biologique au sein d’un contexte socioculturel. En ce sens, la
psychologie sociale apparaîtrait comme la synthèse finale, le dernier barreau de son échelle.
Auguste Comte va avoir une influence considérable sur l’ensemble de la pensée occidentale, et plus
particulièrement en Amérique du sud. Sa doctrine, le positivisme, se confond avec la croyance moderne en
un progrès indéfini de l’humanité, fondé sur la victoire inéluctable de la Science, le scientisme, qui doit
assurer notre bonheur. Ce mythe du progrès, issu de l’esprit des « Lumières » (Condorcet…), se retrouve aussi
dans l’évolutionnisme et va structurer la société occidentale jusqu’au milieu du 20° siècle, où il commencera
à être remis en cause.
Les grands vulgarisateurs de son époque, Emile LITTRE (1801-1881) et Pierre LAROUSSE17 (1817-1875), se
déclarent ses disciples. « La foi dans le progrès est la vraie foi de notre temps » (Pierre LAROUSSE).
17
Proudhon devait collaborer au grand dictionnaire Larousse pour les articles « Dieu » et « Propriété ».
la naissance des sciences humaines
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Auguste Comte avait une santé mentale fragile, qui entraina certaines interruptions de son enseignement et
même un internement psychiatrique. On prétend que ses déboires amoureux avec Clotilde de Vaux vont
l’entrainer dans une dérive spiritualiste à la fin de sa vie. Le positivisme devient une nouvelle religion, avec
son culte du Grand Etre de l’humanité et sa morale :
« L’Amour pour principe et l’Ordre pour base ; le Progrès pour but ».
1852 : Catéchisme positiviste
1851-1854 :
Système de politique positive
ou Traité de sociologie instituant la religion de l’Humanité.
1856 : Synthèse subjective
ou Système universel des conceptions propres à l’état normal de l’humanité
Mais nombre de ses disciples refuseront la réintroduction du subjectivisme et resteront fidèles à la
première partie de son œuvre (comme Emile Durkheim).
Références :
Parutions contemporaines :
-
Les leçons 47 à 51 du Cours de sociologie positive ont été publiées sous le titre Leçons de sociologie, GarnierFlammarion, 1995).
Physique sociale. Cours de philosophie positive. Leçons 46-60, présentation par J.P. Enthoven, Paris, Hermann,
1975, 802 p.
Discours sur l'ensemble du positivisme, présentation par Annie Petit, Garnier-Flammarion, 1998, 474 p.
Œuvres, Paris, Anthropos, 1968.
Analyses récentes :
Dominique LECOURT (1998), Déclarer la philosophie, PUF, « Politique d’aujourd’hui », 230 p.
Juliette GRANGE (2000), Auguste Comte, la politique et la science, Odile Jacob, 320 p.
Sites internet :
« L’Association internationale Auguste Comte a pour objet de conserver le patrimoine constitué par
l’appartement où vécut Auguste Comte de 1841 à 1857. Elle décerne des prix de thèse et des bourses de
recherche. http://www.augustecomte.org/
(Commentaire de VLIB Histoire révisé le 28.6.2003 http://www.revues.org)
http://panoramix.univ-paris1.fr/IHPST/fiche_edito/comte.html
http://www.multimania.com/clotilde
la naissance des sciences humaines
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L’évolutionnisme
Le triomphe de l’idée d’évolution, caractéristique du 19° siècle, s’explique par la foi dans le progrès
scientifique, ainsi que par la véritable fascination exercée par la « physiologie ».
Le célèbre gastronome Anthelme BRILLAT-SAVARIN (1755-1826) publie en 1825
La Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante.
Honoré de BALZAC, à travers sa Comédie humaine, veut réaliser une véritable physiologie des passions
humaines ; il intitule un de ses ouvrages Physiologie du mariage et il dédie Le père Goriot au naturaliste
Etienne GEOFFROY SAINT-HILAIRE (1772-1824), partisan du « transformisme » (les modifications des
espèces sont dues à l’influence directe du milieu).
De la même façon, les premières explications des conduites humaines et sociales vont être d'ordre biologique.
C’est à dire que les sciences humaines, qui émergent dans la deuxième moitié du 19° siècle, vont chercher
leur modèle, non plus chez Newton comme le tentaient les philosophes du 18° siècle et de la première moitié
du 19°, mais chez Darwin. Ce dernier opère une véritable révolution scientifique, qui va avoir des
répercussions considérables sur le développement des sciences humaines.
Mais cette fascination pour l’explication biologique de l’homme et de la société précède les théories
darwiniennes. Inversement, on peut donc penser que c’est plutôt cette fascination pour la biologie qui va
expliquer le succès rencontré par Darwin. En fait, Darwin avait une formation de théologien et de philosophe
et ses théories sont directement inspirées des modèles développés par la philosophie sociale de son époque.
« La théorie de Darwin était essentiellement une extension au monde animal et végétal de l’économie
politique classique, et lui avait été suggérée par la théorie de la population de Malthus18 »
(RUSSELL, 1971, p. 55)
Charles Darwin (1809-1882)
Né dans une riche famille d’intellectuels britanniques, il entreprend des études de naturaliste, avant de
participer, de 1831 à 1836, à une expédition scientifique autour du monde sur le Beagle.
Il effectue d'innombrables observations en matière de géologie et sur la variabilité des espèces fossiles et
vivantes. En 1835, aux îles Galápagos, il observe que les pinsons qu’il répertorie, sur ces îles volcaniques
relativement récentes (4 à 5 millions d’années), ont développé des caractères indigènes d’une île à l’autre.
1839 : Voyage d’un naturaliste autour du monde
1859 : De l'origine des espèces par voie de sélection naturelle, (Garnier-Flammarion, n° 685, 1992).
La biographie de Charles Darwin : http://www.infoscience.fr/histoire/portrait/darwin.html
18
Thomas Robert MALTHUS (1766-1834), économiste anglais, estimait que la population humaine augmentait plus
rapidement que les ressources disponibles, ce qui devait entraîner l’humanité vers la famine. D’où la nécessité de
restreindre la progression du taux de natalité. Cette théorie du malthusianisme a été vivement critiquée autant par les
penseurs libéraux que socialistes (Fourier, Proudhon, Marx).
la naissance des sciences humaines
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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2007-2008 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
la théorie de Darwin
Ce qui nous intéresse, dans le cadre de ce cours, ce n’est pas de développer les aspects techniques des théories
darwiniennes, ni même d’entrer dans le débat des théories concurrentes de l’évolution, mais plutôt de
comprendre l’influence qu’elles ont exercée sur les sciences humaines.
La notion d’évolutionnisme aurait été avancée pour la première fois par Pierre Louis Moreau de
MAUPERTUIS (1698-1759), « le natif de St Malo », souffre-douleur de Voltaire. Il parle de « transformisme
intégral » (Essai sur la formation des corps organisés).
Mais c’est LAMARCK19 (1744-1829) qui lui donne un tour décisif en formulant deux hypothèses :
1° hypothèse : besoin nouveau d’un animal  apparition d’un nouvel organe
2° hypothèse : transmission héréditaire des caractères acquis.
(2 hypothèses scientifiquement discutables)
DARWIN rejette la première hypothèse et accepte la seconde, même s’il lui donne moins d’importance au
sein de sa théorie.
L’essentiel de l’apport de Darwin ne réside pas dans la théorie de l’évolution, qui était déjà largement admise
à son époque, mais dans celui de la sélection naturelle.
Il étaye la théorie de l'évolution sur l’hypothèse de la sélection naturelle.
« L’importance historique de Darwin tient à ce qu’il a proposé un mécanisme de l’évolution (la sélection
naturelle) qui a fait paraître l’évolution plus vraisemblable » (RUSSELL, 1971, p. 54)
1) Les individus, plantes ou animaux, subissent des variations aléatoires (dues au hasard)
et beaucoup de ces variations sont transmises à leurs descendants
(hypothèse de la transmission héréditaire des caractères acquis reprise à LAMARCK).
2) Les variations qui sont conservées sont celles qui sont avantageuses à l’organisme.
 3) La nature opère une sorte de tri, de sélection qui, au bout d’un grand nombre de générations, produit
l’adaptation de chaque espèce à son environnement.
Mais c’est un processus aléatoire, imprévisible, sans direction préétablie, sans téléologie.
Les théories de Darwin ont été critiquées, rejetées, affinées, complétées, par les biologistes, les généticiens,
les paléontologues… comme il est normal de toute hypothèse scientifique. Elles ont été étayées depuis par les
découvertes de la génétique avec le moine morave Gregori MENDEL (1822-1884). Mais il a fallu attendre
1947 pour avoir la première preuve directe de la théorie de la sélection naturelle avec la phalène du bouleau.
A la lumière de ces nouveaux éclairages, la nouvelle discipline intitulée génétique des populations
(LEGANEY, Philosophie de la biologie, Belin) pourrait aujourd’hui reformuler ainsi la théorie darwinienne :
Dans le processus de la reproduction, des erreurs techniques, dues au hasard, peuvent se produire dans la
transmission des gènes. Ces mutations peuvent être défavorables : elles vont donc entraîner une mort plus
rapide de l’individu, un taux de reproduction plus faible, ce qui risque d’aboutir, au bout de nombreuses
générations, à l’extinction de l’espèce. Mais si ces mutations sont favorables, elles permettent le
développement et l’extension de l’espèce. Les espèces sont donc en concurrence pour leur survie (« struggle
for life »). D’ailleurs les espèces sont condamnées à s’adapter en permanence aux changements sous peine de
disparaître
(le théorème de la reine rouge dans Alice au pays des merveilles).
19
Jean-Baptiste de MONET, chevalier de LAMARCK
la naissance des sciences humaines
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Le paléontologue américain Stephen Jay GOULD (1942-2002) avait apporté quelques précisions aux théories
de l’évolution. Il rejetait l’idée darwinienne de processus lent et continu, au profit d’une alternance de
changements brutaux et de périodes de ralentissement (concept d’« équilibre ponctué »)
1.1.2) Les répercussions philosophiques et sociales
Une controverse partage depuis toujours les spécialistes des sciences humaines, les historiens des sciences, les
épistémologues, sur le véritable apport de Darwin, sur le scandale qu’il a causé à son époque et sur sa
responsabilité dans les dérives sociales de ses théories. Le débat oppose encore actuellement les philosophes
des sciences : Patrick TORT dédouane Darwin de toute responsabilité, contrairement à André PICHOT
(2000).
Si l'homme est le résultat aléatoire de l'évolution progressive des espèces, c’est donc un animal parmi les
autres, régi par l'instinct. Les sciences humaines peuvent donc être considérées comme une extension des
sciences naturelles (ce qui rejoint les théories d’Auguste Comte et, avant lui, de Saint-Simon…).
Les théories de Darwin vont provoquer de violentes réactions, reposant souvent sur des déformations de sa
pensée, des incompréhensions et des contresens :
► hostilité des conservateurs qui défendent le « fixisme », notamment au nom de la religion, puisque les
théories évolutionnistes semblent s’opposer au créationnisme. L’Eglise anglicane (la religion officielle du
Royaume Uni) va dénoncer violemment les théories darwiniennes, notamment par la bouche de son primat,
l’archevêque de Canterbury.
Cette opposition va perdurer jusqu’à aujourd’hui. On note même ces dernières années un retour en force de
l’opposition aux théories évolutionnistes qui semblent contredire le récit de la Genèse, dans certains états
américains, notamment dans la «Bible Belt ». A l’été 1999, les théories de Darwin, comme d’ailleurs celles du
Big Bang, ont été interdites dans les programmes scolaires de l’état d’Arkansas. On peut craindre que
l’offensive actuelle des courants américains néo-conservateurs aille dans le sens d’un renforcement de cet
obscurantisme.
Comme dit avec humour Yvon Corbeil, « Si la théorie de Darwin était vraie, il y a longtemps que les créationnistes
auraient disparu ».
► enthousiasme et récupération par les progressistes.
Selon Freud, c’est une des trois grandes révolutions de la pensée humaine, après la révolution copernicienne
et avant la sienne : Darwin porte une rude atteinte au narcissisme humain.
Pour Marx, la sélection remplace Dieu. Laplace s’était passé de « l’hypothèse Dieu » pour expliquer le monde
physique. Darwin poursuit cette démarche avec le monde du vivant. Ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme,
c’est le hasard.
Cette opposition un peu simpliste entre la science et la religion semble largement dépassée aujourd’hui. Ce
que les scientifiques appellent le hasard, c’est ce qui n’a pas de sens perceptible pour la science. La science ne
peut pas s’intéresser à Dieu, qui n’est pas une hypothèse réfutable. Les chrétiens, dans leur immense majorité,
acceptent la théorie de l’évolution et ne font pas de confusion entre science et religion.
Voir les dossiers réalisés par les revues La France Catholique et Résurrection
[evolution-France Catho_.html]
la naissance des sciences humaines
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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2007-2008 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
Pierre TEILHARD de CHARDIN (1881-1955), jésuite et paléontologue français, a tenté de concilier la
religion avec un évolutionnisme optimiste, plan divin qui passe par la cosmogénèse, la biogenèse et la
noogenèse pour aboutir à l’hominisation, la spiritualisation progressive de la matière qui part de Dieu et y
retourne (l’alpha et l’oméga). cf. Le phénomène humain (1955), L’apparition de l’homme (1956), Le milieu
divin (1957), L’avenir de l’homme (1959).
Cette théorie s’inscrit dans un courant plus large qu’on a appelé l’« intelligent design » (projet intelligent),
qui réconcilie évolutionnisme et créationnisme, en rejetant la théorie darwinienne de la sélection naturelle :
l’évolution n’est pas due au hasard, à l’adaptation aux conditions extérieures, mais à un moteur interne, qui
serait encore actif et nous entrainerait vers de nouvelles évolutions. C’est l’hypothèse défendue actuellement
par Anne DAMBRICOURT, en opposition à l’ensemble de ses collègues paléontologues. Sa théorie est
présentée dans un film documentaire de Thomas JOHNSON (2005), Homo Sapiens, une nouvelle histoire de
l’homme, diffusé le 29 octobre 2005 sur Arte.
D’ailleurs, le président des Etats-Unis, George W. Bush Jr a basé sa campagne électorale sur la promesse de
réintroduire l’« intelligent design » dans l’enseignement public.
Ce n'est pas l'homme qui a inventé la société
puisqu'il y a des sociétés animales qui précèdent les sociétés humaines.
Références :
-
www.arte-tv.com/evolution
-
l’ICDI – Institut Charles Darwin International, dirigé par Patrick Tort (http://www.darwinisme.org)
a entrepris la traduction française et l’édition savante en 35 volumes de l’intégrale des Œuvres de
Darwin, 35
volumes en voie de publication par les éditions SYLLEPSE
(La filiation de l’homme et La sélection liée au sexe, 1999)
- Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, sous la direction de Patrick TORT, PUF, 3 vol.
- http://www.futura-sciences.com/comprendre/c/patrick_tort.php
(DARWIN_Patrick_Tort - Futura-Sciences_com.htm)
-
Patrick TORT (1992), Darwinisme et société, PUF, 690 p.
Première synthèse internationale sur l'histoire des rapports du darwinisme et des sciences sociales
-
Un dossier très complet : « Darwin, les nouveaux enjeux de l’évolution », Magazine littéraire, n° 374,
mars 1999
-
BOWLBY John (1995), Charles Darwin, une nouvelle biographie, PUF, 509 p. [par le psychanalyste]
-
CHAUVIN Rémy (1997), Le darwinisme ou la fin d’un mythe, Ed. du Rocher [remise en cause de la théorie de
l’évolution].
-
CHRISTEN Yves (1982), Le dossier Darwin, Copernic
-
CONRY Yvette (1983) sous la direction de, De Darwin au darwinisme. Science et idéologie, Vrin.
-
COSTAGLIOLA Jacques (1995), Faut-il brûler Darwin ?, L’Harmattan.
-
GAYON Jean (1992), Darwin et l’après-Darwin : une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé.
-
PICHOT André (2000), La société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, 458 p.
- Bertrand RUSSELL, « L’évolution », in Science et religion, Paris, Gallimard, 1971, « Folio Essais », 3° chapitre,
p. 38-61
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On va voir successivement les trois paradigmes qui ont été utilisés pour construire une science de
l'homme et de la société, c'est à dire les grands modèles qui permettent de mettre en évidence les
déterminismes du comportement humain et de l'organisation sociale. Ils vont donc se constituer en
empruntant les concepts des sciences dominantes : la biologie et la physique, dans une perspective
scientiste, superbement exprimée par Laplace20 :
« Une intelligence qui, pour un instant donné,
connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée
et la situation respective des êtres qui la composent,
si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse,
embrasserait dans la même formule,
les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ;
rien ne serait incertain pour elle et l’avenir comme le passé serait certain à ses yeux. »
(Essai sur les probabilités, 1814)
20
Pierre Simon, marquis de LAPLACE (1747-1827), mathématicien, astronome et physicien, sénateur en 1799, comte
d’Empire, rallié à Louis XVIII, qui le nomme marquis et pair de France. Il avait expliqué à Bonaparte qu’on peut se
passer de l’hypothèse-Dieu pour comprendre l’ordre de l’univers.
la naissance des sciences humaines
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Le paradigme biologique
en psychologie
1) le passage d’une psychologie « pré scientifique » à une philosophie « scientifique »
La « psychologie » est souvent considérée comme un trait de caractère, comme une des qualités, et parmi les
plus répandues. Il n’est pas rare d’entendre des réflexions du type : « moi, je suis très psychologue, je devine
tout de suite les sentiments des autres »… C’est ce qu’on pourrait appeler une psychologie populaire, que
chaque être humain doit se forger pour vivre avec lui-même et avec les autres. Cette psychologie populaire
cherche une explication au comportement humain dans le caractère de la personne, qui serait inné. C’est
parce qu’un tel est courageux, tel autre rusé ou orgueilleux qu’il se comporte de telle ou telle façon. On voit
poindre facilement le jugement moral sous cette notion de caractère.
C’est le type d’explication qu’on retrouve dans les mythes, les contes populaires, la tradition orale et la
littérature. On retrouve chez Homère ce type de notation : chacun de ses héros est « caractérisé ». Pour les
premiers historiens, c’est l’action des individus qui détermine le cours des événements historiques et cette
action est déterminée par leur détermination, leur intelligence, leur courage ou leur bassesse.
C’est en littérature que cette psychologie intuitive va atteindre des sommets. Par la finesse de son intuition,
par l’acuité de son introspection, l’écrivain nous fait pénétrer dans les méandres de l’âme humaine. Nous
reconnaissons des personnages qui nous sont familiers et nous nous identifions au héros, en ressentant de
l’intérieur ses émois, ses conflits internes... Le mécanisme de « catharsis » avait été bien décrit par Aristote à
propos de la tragédie.
C’est à partir du 17° siècle que cette description des passions humaines va particulièrement se développer, en
lien avec l’émergence de l’individualisme et de l’intimité qui accompagne la naissance du capitalisme. Citons
les fabulistes (Jean de LA FONTAINE, 1621-1695), les moralistes et mémorialistes (François, duc de LA
ROCHEFOUCAULD, 1613-1680, ses Mémoires, ses Sentences et Maximes ; Jean de LA BRUYERE, 16451696, et ses Caractères ; Louis de Rouvroy, duc de SAINT-SIMON, 1675-1755, et ses Mémoires) et le début
du roman avec la comtesse de LA FAYETTE, 1634-1693, et La Princesse de Clèves.
Mais la réflexion sur l’âme humaine, sur la psyché, va rester l’apanage de la philosophie. A côté de la
« morale », de la « logique », de la « métaphysique »..., la « psychologie » constitue un des chapitres de la
philosophie, qui étudie les grandes fonctions mentales : l’intelligence, la mémoire, la perception… Cette
approche pré-scientifique de la psychologie repose sur deux notions essentielles : la conscience et
l'introspection, l'introspection comme moyen d'accès à la conscience que j'ai de moi-même, cette conscience
sur laquelle Descartes a fondé son rationalisme : "Cogito, sum", "Je pense, je suis". C'est la conscience que
j'ai de moi-même qui garantit mon existence. « Le philosophe est un psychologue » déclarait Henri
BERGSON (1859-1941), un des derniers grands représentants de l'idéalisme.
« Comme toutes les autres sciences, la psychologie a dû conquérir son autonomie contre l'hégémonie exercée par
la philosophie. Son indépendance ne se réalise qu'au XIXe siècle, à cause de la proximité de son objet avec celui de
la philosophie. S'étant constituée comme philosophie du sujet sous l'impulsion de Descartes, elle revendique le
sujet humain comme sa chasse gardée. La psychologie doit donc sa naissance à des philosophes, notamment les
empiristes anglo-saxons John Locke et David Hume, qui vont abattre la citadelle du sujet substantiel en le
décomposant de ses éléments : les sensations, les idées, effets des premières, et les principes d'association. Ainsi
réduit à ses éléments, le sujet devient accessible à un observateur extérieur, à un expérimentateur, et objet possible
de mesure. Daniel Lagache permet de décrire pertinemment ce mouvement lorsque, dans son ouvrage sur L'Unité
de la psychologie (1949), il parle de "psychologie en première personne", celle de l'introspection, qui se plie aux
impératifs de la philosophie du sujet, et de "psychologie à la troisième personne" qu'est l'étude expérimentale. »
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Toute l’évolution des idées que nous avons observée au cours des siècles précédents permet de favoriser cette
émancipation de la psychologie par rapport à la philosophie, notamment le développement du
matérialisme, qui permet d’objectiver l’être humain. Ce sont des philosophes qui vont opérer la rupture.
2) la naissance de la psychologie expérimentale
La psychologie naissante va chercher à expliquer le comportement de l'homme
par les mécanismes psychophysiologiques, les fonctions cérébrales élémentaires.
Les premiers psychologues « scientifiques » éliminent la conscience et l’affectivité,
qui ne sont pas directement observables
et renoncent à la méthode de l’introspection au profit de l’expérimentation.
 Le physiologiste et philosophe allemand, Gustav Theodor FECHNER (1801-1887),
prolonge les travaux de Ernst Heinrich WEBER (1795-1878) et fonde la « psychophysique »,
qui veut établir la relation entre la sensation (psychique) et l'excitant, le stimulant (physique).
1860 : Eléments de psycho-physique.
 Leur compatriote Wilhelm WUNDT (1832-1920), qui crée à Leipzig, en 1879, le premier
laboratoire de psychologie expérimentale, « étudie le temps de réaction aux excitations, les
sensations et les perceptions visuelles et auditives. Il est ainsi amené à distinguer dans la vie
psychique les associations purement passives de la perception active, source des synthèses mentales
et base de la pensée logique. La psychologie s'affirme comme science sur la base d'un atomisme et
d'un associationnisme ».
1879 : Eléments de psychologie physiologique
 En France, Théodule RIBOT (1839-1916) essaye de dégager la psychologie de la métaphysique,
en s’appuyant sur la psychophysiologie.
1870 : La Psychologie anglaise contemporaine (« manifeste de la psychologie expérimentale »),
1881 : Les maladies de la mémoire,
1888 : Psychologie de l’attention.
Les premiers psychologues scientifiques
sont en fait des philosophes
qui vont donc s’émanciper de la philosophie
en s’inscrivant dans un paradigme biologique.
Ils échappent ainsi à la subjectivité,
qui leur paraît suspecte d’idéalisme.
En contrepartie, ils se privent de la possibilité
d’élaborer un véritable paradigme psychique.
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3) Une « bio-psychologie » appliquée
Parallèlement à cette psychophysiologie théorique et expérimentale, on va voir se développer un courant de
psychologie appliquée, animé surtout par des médecins : ils vont chercher à mettre en évidence les
caractéristiques, les tares et qualités morales à travers leur inscription corporelle. C’est ainsi qu’on va voir
fleurir la physiognomonie de Lavater21, la phrénologie, la craniométrie, l’anthropométrie…
 Le 19° siècle voit le triomphe de la phrénologie, étude du caractère et des fonctions intellectuelles d’après
la conformation du crâne, élaborée par Franz Joseph GALL (1758-1828).
Ce médecin allemand, qui vient s’établir en France, se place dans une perspective matérialiste (comme son
compatriote qui l’avait précédé à Paris, Franz MESSMER) : il veut démontrer que la pensée a une base
matérielle, qu’elle est située dans le cerveau. Auguste COMTE verra en lui la voie à suivre pour sortir de la
psychologie métaphysique. Il est le premier à entrevoir la spécialisation des aires cérébrales, qui sera
systématisée par BROCA (1824-1888).
Mais, au mépris de la réalité anatomique, il pense que ces zones se développent et se manifestent dans la
morphologie externe, pouvant provoquer des bosses. Il imagine 27 zones cérébrales correspondant à 27
facultés, dont la fidélité conjugale, l’amour maternel… Il brille dans les salons de la bonne société en palpant
les crânes.
Ses mondanités n’auraient prêté qu’à sourire si elles n’avaient eu des applications concrètes et stigmatisantes
sur les exclus de la société (en psychiatrie, criminologie…).
Parmi de nombreux autres, le chirurgien Hubert LAUVERGNE palpe le crâne rasé des bagnards pour trouver
la bosse du vol ou de l’agressivité (Les forçats, 1841)22.
 Durant tout le 19° siècle et même la première moitié du 20° siècle, on est persuadé qu’il existe une
corrélation positive entre les capacités cognitives et la taille du cerveau. On a donc pratiqué la
craniométrie dans toutes les facultés d’anthropologie (anthropologie physique). Pierre-Paul BROCA (18241888), qui est à la fois chirurgien et anthropologue, a passé sa vie à mesurer des crânes pour prouver cette
théorie. Mais l’année même de sa mort, on a découvert que les criminels étaient dotés de cerveaux de taille
supérieure. Fallait-il donc en conclure à la supériorité intellectuelle des criminels ? Quelques années
auparavant, à la mort de Léon Gambetta en 1882, on avait pesé le cerveau de l’illustre homme politique pour
essayer de percer le secret de son éloquence. Il pesait 1100 g., c’est à dire moins que celui d’une femme
aborigène d’Australie, qui était considérée à l’époque tout en bas de l’échelle intellectuelle de l’humanité,
proche de l’animal, alors que le poids moyen d’un cerveau européen était de 1403 g. Depuis, les mesures
pratiquées sur le cerveau d’Einstein vont exactement dans le même sens de l’invalidation de ces théories
fantaisistes.
 La police scientifique naissante va utiliser la nouvelle technique de la photographie
pour mettre en œuvre l’anthropométrie, qui repose sur le même principe :
chercher dans le physique de l’individu les signes de sa criminalité.
 L'Italien Cesare LOMBROSO, un des fondateurs de la criminologie, publie en 1884 L'homme criminel.
Il établit une typologie des criminels, dont le criminel-né, qu’il décrit comme un être biologiquement taré,
inférieur, dégénéré et donc irrécupérable, dont on peut se débarrasser sans scrupules. C'est une bête nuisible
reconnaissable à son « faciès de criminel » que la société a le devoir d’éliminer pour se protéger. Ces idées
sont très largement partagées au 19° siècle, même par les criminels. C’est ainsi que le célèbre Pierre-François
Lacenaire, guillotiné en 1836, proclamait : « Je suis né assassin comme on nait poète ». Cette conviction
21
http://m.renneville.free.fr/lavater1.htm
Texte présenté par André Zysberg (1991), Ed. Jérôme Million, «mémoires du corps », 296 p.
Voir aussi G. LANTERI-LAURA (1970), Histoire de la phrénologie ; l'homme et son cerveau selon F.J. Gall, Ed. PUF.
Paris ; 2ème édition, 1993, 271 p. et Marc RENNEVILLE (2000), Le langage des crânes. Une histoire de la phrénologie,
Seuil, « Les empêcheurs de penser en rond », 254 p. Marc RENNEVILLE a mis en ligne un site très instructif à propos de
son cours sur l’histoire des sciences de l’homme au 19° siècle : http://m.renneville.free.fr/scien19.htm
22
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restera profondément ancrée durant une grande partie du 20° siècle. En 1949, les plus hautes instances de la
République évoquent encore le criminel-né lors du débat parlementaire sur le rétablissement du bagne comme
moyen de contrer l’augmentation de la criminalité. Lors d’un débat radiophonique, La Tribune de Paris, un
haut magistrat, le président BOUCHARDEAU et le ministre de la justice de l’époque, Louis ROLIN,
dénoncent « des êtres antisociaux, incurables, incorrigibles » ou encore « des paresseux-nés, inamendables,
qui ne peuvent s’empêcher de revenir à leur péché originel ».
 Ce courant de pensée, qui cherche à comprendre les dispositions internes par leurs manifestations externes,
leur inscription corporelle, va continuer à se développer durant le 20° siècle avec la morphopsychologie, la
caractérologie, la graphologie…
La caractérologie est un exemple d'une tentative, qui se veut scientifique, pour décrire et prédire la
personnalité humaine. Elle a été développée par le philosophe René LE SENNE (1882-1954)
1945 : Traité de caractérologie, et son disciple, l'inspecteur de l'Instruction Publique, René LE GALL
(1950 : Caractérologie des enfants et des adolescents, PUF). Ils vont essayer d'établir des corrélations
systématiques entre des traits de caractère, des types de comportement et des caractéristiques corporelles.
C'est l'équivalent de la taxonomie qui s'est développée dans les sciences naturelles au tout début de leur
développement scientifique. Mais les types caractériels sont décidés arbitrairement en fonction de la
subjectivité de celui qui classe.
en sciences sociales : l’organicisme
Ce qui peut paraître encore plus surprenant, c’est que les premiers « sociologues » vont adopter la même
démarche. Ils expliquent le fonctionnement social par analogie avec le fonctionnement biologique. On va
comparer une société à un organisme vivant, avec des membres, un cerveau...
qui passe par les phases de la naissance, de la croissance et de la mort.
 Pour l’Allemand Albert SCHAFFLE (1831-1903), les institutions sociales sont des «tissus sociaux» : les
forces armées constituent les muscles, l’administration étatique, les nerfs...
 Le naturaliste anglais, Thomas Henry HUXLEY (1825-1895) appuie et poursuit le travail de Darwin, en
s’intéressant à l’origine de l’espèce humaine.
1863 : La place de l’homme dans la nature.
 Son compatriote, le philosophe, Herbert SPENCER (1820-1903) s’inscrit dans la même perspective : le
monde organique, les êtres vivants, les sociétés animales et humaines obéissent aux mêmes lois
fondamentales dégagées par la mécanique : tout va vers une complexité croissante, une adaptation au milieu.
On peut d’ailleurs étudier les différents groupes humains selon cette logique et établir une hiérarchie : Les
sociétés les plus simples sont les plus primitives ; les plus récentes, donc les plus évoluées, ont une
organisation complexe.
« Le plus simple correspond au plus ancien et réciproquement »23.
1855 : Principes de psychologie
1862 : Premiers principes
1864 : Principes de biologie
1877-1896 : Principes de sociologie
 Son disciple français, Alfred ESPINAS (1844-1922) publie en 1877 Des Sociétés animales.
Il fait une étude exhaustive de tous les organismes biologiques, depuis les plus élémentaires jusqu’aux
groupements animaux et enfin aux sociétés humaines. Il retrouve des caractères sociaux identiques.
Les sociétés sont des réalités matérielles et non des abstractions.
Ce sont de vrais êtres biologiques, avec des organes, un cerveau...
23
Toutes ces considérations sont de purs fantasmes, comme les spéculations de Rousseau sur le bon sauvage, et elles ont
été formellement démenties par les observations des ethnologues qui mettent au contraire en lumière l’extrême complexité
des sociétés dites « primitives ».
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C’est à dire qu’on passe de la métaphore, de l’analogie (qui nous fait parler spontanément de corps social,
d'esprit de corps pour un groupe...) à l’identité : La société est un organisme.
L’organicisme, en sciences sociales, consiste donc à attribuer une vie organique aux structures sociales, aux
faits sociaux. On parle d’ailleurs de l’âme d’un peuple, on lui attribue une volonté… C’est une forme
d’anthropomorphisme.
On peut donc appliquer les théories de l’évolution aux groupes sociaux et aux êtres humains, accepter l’idée
de différenciation croissante et de lutte pour la vie (« struggle for life »), non plus seulement, comme le faisait
Darwin, entre les espèces, mais au sein de la même espèce humaine.
En dernier ressort, on explique les conduites individuelles et le fonctionnement social par l'instinct et
l'hérédité.
L’analogie évolutionniste a été utilisée à des fins différentes :
► Le physiologiste français Charles RICHET (1850-1935), prix Nobel de médecine, s’inscrit dans un courant
plus « humaniste », qui prône l’amélioration des peuples inférieurs.
Mais il n’en justifie pas moins la politique colonialiste de la 3° République.
► L’économiste britannique Walter BAGEHOT (1826-1877) applique les lois de l’évolutionnisme et de
l’organicisme pour expliquer les progrès inégaux de la civilisation. Mais les sociétés doivent passer
graduellement de l’âge des affrontements à l’« âge des discussions ». Il s’inscrit dans un courant libéral :
l’établissement de l’état de droit doit permettre l’issue des conflits entre les groupes sociaux (dans la filiation
de Hobbes et de Locke). 1869 : Physics and Politics (tr. fr. en 1873 : Lois scientifiques du développement des nations)
► A l’inverse, l’Allemand R. KJELLEN annonce la géopolitique de sa patrie.
1917 : Der Staat als Lebenform (L’état comme forme vitale). L’état est un « individu vivant pour soi, avec son
caractère et son comportement propres, un puissant être vivant avec des buts indépendants ».
 la nation qui domine est celle où la race est la meilleure.
Le darwinisme social
Le darwinisme social, avec les thèmes de la concurrence vitale et de la lutte pour l’existence,
va ajouter une dimension idéologique aux postulats de l’organicisme,
par une série de transpositions tendancieuses des sciences naturelles aux sciences humaines.
On peut remarquer que certaines de ces théories précèdent la parution de l’ouvrage de Darwin et qu’elles ont
trouvé dans la théorie de l’évolution une justification a posteriori. D’ailleurs, on a vu que les théories de
Darwin s’inscrivaient dans un courant de pensée qui avait été formulé notamment par MALTHUS. C’est, en
quelque sorte, un raisonnement circulaire.
dans les sciences sociales
« Struggle for life » : L’extension abusive de cette théorie darwinienne aux relations entre les peuples et les
groupes humains va servir à justifie la domination des plus forts et la soumission des faibles, voire leur
élimination. Et pour fonder une étude « scientifique » des différences entre peuples sur une base biologique,
c’est à dire « naturelle », quel concept va-t-on inventer ? la race24.
A l’origine, le mot « race » ne contient pas nécessairement une connotation discriminatoire ou hiérarchique. Il peut
désigner tout groupe humain et serait l’équivalent des mots actuels de peuple, ethnie. Mais il va rapidement désigner une
différence biologique, puisque la mentalité de l’époque attribuait toutes les différences à des causes biologiques.
24
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 En histoire, Augustin THIERRY (1795-1856), le premier secrétaire de Saint-Simon,
voit dans l’antagonisme des races un des moteurs du progrès historique. Il décrit l’histoire de la
Révolution française comme un antagonisme entre la race gauloise (le peuple) et la race franque (les
aristocrates)25.
1850 : Histoire de la formation et des progrès du Tiers Etat.
Déjà sous la Révolution, l’abbé SIEYES (1748-1836), élu député du Tiers-Etat en 1789, avait établi le
parallèle entre aristocrates et envahisseurs Germains, opposés au peuple Gaulois.
1788 : Essai sur les privilèges
1789 : Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?
C’est d’ailleurs un raisonnement semblable qu’on retrouve à la base de certaines explications du génocide
rwandais : on l’a parfois décrit comme une opposition entre deux ethnies, les Hutus et les Tutsis, alors qu’il
s’agit davantage d’une lutte sociale, d’une domination d’une catégorie sociale sur une autre, entretenue et
instrumentalisée par les colonisateurs. Les mêmes types de raisonnement racial et ethnique peuvent se
retrouver dans l’histoire de la Yougoslavie ou de l’Irlande.
 Mais c’est le comte Arthur de GOBINEAU (1816-1882) qui reste un des théoriciens les plus tristement
célèbres de la notion de race. C’est un évolutionniste pessimiste.
En 1855, il publie Essai sur l’inégalité des races humaines : Le facteur racial est le critère essentiel dans
l’expansion ou la décadence des sociétés humaines. A l’origine, les races supérieures et les races inférieures
vivaient séparées. Avec le développement des contacts entre les civilisations, le métissage et la fusion des
races entraînent la dégénérescence de la race blanche et donc le déclin de toute civilisation.
Ce livre a connu, en son temps, un grand succès de librairie. Gobineau était le chef de cabinet de Tocqueville,
alors ministre des Affaires étrangères. Après la publication de ce livre, Tocqueville lui envoya une lettre
réfutant les séparations qu’il opérait entre les êtres humains.
 Pour le Polonais L. GUMPLOWICZ (1838-1909), c’est l’affrontement des races qui explique la
formation de l’état, le droit, l’organisation sociale, la division en classes et les conflits entre les
classes. Ce ne sont donc plus seulement les facteurs biologiques généraux qui expliquent l’évolution des
groupes humains mais des caractéristiques raciales particulières.
1883 : La lutte des races.
 L’écrivain allemand d’origine anglaise, Houston Stewart CHAMBERLAIN (1855-1927), qui a épousé la
fille de Richard Wagner, développe une théorie raciste, pangermaniste, qui annonce les dérives
hitlériennes.
1899 : Fondements du XIX° siècle
 Citons enfin Georges VACHER de LAPOUGE (1854-1936) qui montre bien que les délires nazis ne sont
pas propres aux Allemands. Il prône la supériorité physique, intellectuelle et morale, des peuples du nord.
« La plus belle conquête de l’homme, c’est l’esclave »
1895 : Les sélections sociales
1899 : L’Aryen et son rôle social.
C'est la doctrine dominante à la fin du 19° siècle et jusqu’à la moitié du 20° siècle.
Pensons aux déchaînements de l’affaire Dreyfus qui a déchiré la France de 1894 à 1906.
« Juif, donc fourbe, donc traître ».
On pourrait penser qu’il s’agit là d’un effet paradoxal de la théorie darwinienne, qui avait tant mis à mal le
narcissisme humain, une façon de dire : si l’homme descend du singe, certaines races humaines sont restées
25
Marx reprendra cette idée en transformant la lutte des races en lutte des classes, passant ainsi du paradigme biologique
au paradigme social.
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plus ou moins proches des leurs origines, alors que d’autres ont su s’élever vers la spiritualité et la
civilisation.
Références :
- Jean BOISSEL, Victor Courtet (1813-1867), premier théoricien de la théorie des races, PUF, 228 p.
- Pierre-André TAGUIEFF (1998), La couleur et le sang, Mille et une nuits
retrace la naissance du racisme à la française, à travers les figures de Gobineau, Le Bon et Vacher de la
Pouge. Le scientisme va s’imposer en s’opposant à l’universalisme chrétien, puis révolutionnaire, au nom de
l’identité et des particularismes.
- et une réfutation par un professeur de biologie à Harvard :
Stephen Jay GOULD (1997), La mal-mesure de l’homme, Odile Jacob, 470 p.
en psychologie : l’eugénisme
Francis GALTON (1822-1911), en fondant la psychologie différentielle, va apporter une caution
« scientifique » à l’inégalité entre les races. Il emploie les méthodes statistiques et les questionnaires
psychologiques (ancêtres des tests d’intelligence) pour ses études psychologiques sur les différences
interindividuelles.
Dans Hereditary Genius (1869), il montre l’hérédité des facultés humaines et du génie. Et il mène toutes
sortes d’études de corrélation entre diverses mesures quantitatives.
(Inquiry into Human Faculty and its Development, 1883)
Il est considéré comme le fondateur de l’eugénisme (en anglais : eugenics) : Puisque les dispositions
héréditaires l’emportent sur l’action du milieu et que la sélection naturelle ne joue plus librement (à cause de
la protection sociale, des progrès de la médecine...), il faut empêcher la reproduction des inaptes, pauvres,
prostitués, épileptiques… et améliorer la race par une sélection artificielle.
Son cousin Charles Darwin a refusé de cautionner une telle hypothèse, estimant qu’il s’agissait d’une
régression de l’espèce humaine, un retour à la barbarie.
Ces théories ont connu un grand succès en Europe et en Amérique durant une grande partie du 20° siècle, où
l’eugénisme a été mis en œuvre sur une grande échelle, non seulement dans le 3° Reich nazi qui a pratiqué
l’extermination massive de toutes les catégories de population qui menaçaient la pureté de la race aryenne,
mais aussi dans les états démocratiques qui ont abusé, jusque dans les années 1950, et peut-être même après,
de la stérilisation forcée, notamment dans les asiles psychiatriques.
Le chirurgien et physiologiste lyonnais, Alexis CARREL (1873-1944), prix Nobel de médecine en 1912, a
développé ses théories eugénistes aux Etats-Unis, avant de revenir en France, après la débâcle de 1940, pour
se mettre au service du maréchal Pétain. Sous le régime de Vichy, on a pu parler d’un véritable génocide dans
les hôpitaux psychiatriques français (48 000 morts de faim, dont 2 000 à Lyon. La question reste ouverte :
s’agissait-il d’un eugénisme inconscient ou délibéré ?26
Un livre paru fin 2000 accuse l’Eglise d’état norvégienne d’avoir contribué à la stérilisation de 128 tsiganes
entre 1934 et 1977. Des extraits en ont été publiés dans le journal norvégien Adresseavisen. Un porte-parole
Patrick LEMOINE, psychiatre à l’hôpital du Vinatier à Bron, dans la banlieue lyonnaise, a organisé une exposition sur
le sujet. http://www.jcbourdais.net/journal/06mai05.php
26
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de l’Eglise norvégienne déclare : « C’était à l’époque une attitude commune à la société, à l’Etat et à l’Eglise
que de considérer ces populations comme un problème » 27.
En somme :
Les réalités biologiques sont premières.
La rationalité humaine est une illusion entretenue par la philosophie.
L’influence des facteurs biologiques est déterminante
dans l’évolution individuelle, sociale et internationale.
On peut retracer une évolution,
des singes aux idiots aux peuples inférieurs primitifs jusqu’aux civilisés,
et de l’enfant à l’adulte, comme de la femme à l’homme,
puisque la femme conserve des traits des races inférieures.
Ce paradigme biologique va être contesté, dès le milieu du 19° siècle,
par les auteurs se réclamant du paradigme psychosocial ou du paradigme social,
puis, au 20° siècle, par le paradigme psychique.
Après la seconde guerre mondiale, il va être déconsidéré par l’utilisation qu’en ont fait les nazis, qui ont
poussé le raisonnement jusqu’à l’extrême de l’horreur. Il va donc être supplanté par les paradigmes social et
psychique, à la fois au niveau scientifique et au niveau politique.
Mais c'est un courant qui va se maintenir dans toutes les sciences humaines, notamment dans le monde anglosaxon. Depuis quelques années, ce paradigme revient en force, dans le sillage des progrès fantastiques de la
génétique, souvent mal interprétés. C’est ainsi qu’on recherche encore aujourd’hui le chromosome
supplémentaire qui pourrait expliquer le comportement criminel, le médicament miracle qui va guérir la
schizophrénie, sans parler de la bosse des maths ou du gène de l’alcoolisme, de la violence, de la créativité et,
plus récemment, de l’homosexualité. C’est finalement toujours la même volonté de réduire l’humain à sa
composante biologique.
Le Figaro, 11 octobre 2000. Voir aussi : GAYON Jean, « Comment le problème de l’eugénisme se pose-t-il
aujourd’hui ? », in L’homme et la santé, Seuil, 1992 ; TORT Patrick, « Sur la question de l’eugénisme », Le monde
diplomatique, juin 1998, p. 32 ; WEINDLING Paul, L’hygiène de la race, préface de Paul MASSIN, Gallimard,
« Découvertes », 1998.
27
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Un embryon de paradigme psychosocial
NAISSANCE AVORTEE EN FRANCE DE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE
Le terme de psychologie sociale apparaît en France, à la toute fin du XIX° siècle
avec Gabriel TARDE (1843-1904), qui publie en 1898 ses Etudes de psychologie sociale.
Tarde voulait insister sur l’importance des interactions sociales et il a longtemps hésité entre plusieurs
termes : psychologie intermentale, interspirituelle, ou intercérébrale, ou encore interpsychologie, psychologie
collective...
Tarde s’oppose au paradigme biologique. Juge d'instruction à Sarlat, il essaye de comprendre le
comportement délinquant et rejette l'explication de type biologique qui était dominante à cette époque, celle
de Lombroso.
Il soutient la thèse du caractère relatif du crime :
« Aucun de nous ne peut se flatter de n’être pas un criminel-né relativement à un état social donné,
passé, futur ou possible ... Au Moyen Age, le plus grand des forfaits était le sacrilège ; puis venaient
les actes de bestialité ou sodomie, et bien loin ensuite le meurtre et le viol. En Grèce, c’était le fait de
laisser ses parents sans sépulture. la paresse tend à devenir dans nos sociétés laborieuses le plus
grave méfait, tandis qu’autrefois le travail était dégradant » (in La criminalité comparée, 1886).
Autrement dit, on ne peut pas chercher les causes de la criminalité dans une explication de type biologique,
naturelle, puisque la notion même de crime, et son importance, varie dans le temps et l’espace.
« Il n’est pas vrai que le crime, même réduit à un minimum soi-disant irréductible, ait été placé dès
l’origine parmi les forces éternelles ».
Ce qui permet d’expliquer les conduites sociales, des magistrats comme des criminels, c’est la croyance et le
désir, qui se constituent dans l’interaction sociale, qui se diffusent par imitation.
Tarde va ensuite élargir ce concept d’imitation pour expliquer les conduites humaines et sociales dans
leur ensemble :
« Imitation consciente ou inconsciente, intelligente ou moutonnière, instruction ou routine, n’importe.
Parler, prier, travailler, guerroyer, faire œuvre sociale quelconque, c’est répéter ce qu’on a appris de
quelqu’un qui l’avait appris de quelqu’un d’autre et ainsi de suite...»
(Les transformations du droit, 1893).
« Ainsi l’enfant qui croit être à l’origine de ses actions se trompe. Il forge sa personnalité par
imitation ».
L’imitation est « le rapport social élémentaire ». Elle s’explique par la contagion sociale, sur le modèle de
l’hypnose, qui domine alors la psychiatrie :
« Regarder l’homme social comme un véritable somnambule. (...) L’état social, comme l’état
somnambulique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que
des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule et aussi bien à
l’homme social ».
On voit bien le rapport que Tarde établit entre les conceptions psychiques de son époque (qui étaient encore
dominées par le paradigme biologique, puisque la suggestion repose sur le magnétisme animal) et les
explications sociales.
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« Quelle que soit l’organisation de la société, théocratique, aristocratique, démocratique, la marche
de l’imitation suit toujours la même loi : elle va, à distance égale, du supérieur à l’inférieur, et, dans
celui-ci, elle opère du dedans au dehors ».
C’est à dire que celui qui copie a d’abord intériorisé son modèle. C’est donc un processus psychique et pas
seulement social.
L’imitation du passé (la coutume, la tradition) alterne, selon les époques, avec l’imitation des contemporains
(la mode, l’opinion).
« Aux époques où prévaut la coutume, on est plus infatué de son pays que de son temps, car on vante
surtout le temps de jadis. Aux âges où la mode domine, on est plus fier, au contraire, de son temps
que de son pays ».
Le pouvoir ne s’explique pas par la violence mais par le prestige que l’on accorde au chef, parce qu’il
cristallise les désirs et les croyances des masses.
Gustave LE BON (1841-1931), médecin de formation, mais qui s’intéresse à l’histoire et à la vulgarisation
des sciences, va reprendre les travaux de TARDE et de l’italien Scipio SIGHELE (1868-1913) qui avait écrit
en 1891 La foule criminelle. Dans Psychologie des foules (1895), Le Bon décrit l'influence de la foule sur
l'individu en l'expliquant par l'hypnose et la suggestion, sur le modèle des travaux des psychiatres
CHARCOT et BERNHEIM.
« Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération
d’hommes possède des caractères nouveaux, fort différents de ceux de chaque individu qui la
compose. La personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont
orientées dans une même direction. Il se forme une âme collective » (p. 19).
« Dans l’âme collective, les aptitudes intellectuelles des hommes, et par conséquent leur
individualité, s’effacent. Les foules accumulent non l’intelligence mais la médiocrité » (p. 22).
Intellectuellement, la foule est toujours inférieure à l’homme isolé. Moralement, elle peut produire le meilleur
comme le pire. Elle est toujours dans l’excès, dans le crime ou dans l’héroïsme.
« Donc évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente,
orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens,
tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux
caractères de l’individu en foule » (p. 24).
Il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider.
LE BON est un conservateur qui se méfie instinctivement des mouvements de foule et de masse mais,
contrairement au mouvement réactionnaire qui prône un retour aux valeurs traditionnelles de l’Ancien
Régime, il estime que l’époque moderne se caractérise par « l’ère des foules » : « L’action inconsciente des
foules, substituée à l’activité consciente des individus, représente une des caractéristiques de l’âge actuel ».
Il faut donc comprendre ce phénomène pour pouvoir le maîtriser. Mais l’explication n’est d’ordre ni
biologique, ni sociale. En profondeur, ce sont des réalités psychiques qui permettent de comprendre les
mouvements sociaux.
Son ouvrage, qui connut un grand succès, annonce les bouleversements du 20° siècle et fut le livre de chevet
de Mussolini. Il a été constamment réédité jusqu’à aujourd’hui et reste d’actualité. D’ailleurs, Freud accorde
une grande attention aux théories de Le Bon. Dans le deuxième chapitre de son essai « Psychologie collective
et analyse du moi »28, Il se réfère à la 28° édition de 1921.
28
In Essais de psychanalyse, Petite bibliothèque Payot
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Mais ce courant se heurte à une violente opposition de DURKHEIM, au nom de l'âme collective, du
déterminisme social, alors que TARDE insiste davantage sur l'individu, l’interaction entre l’individu et la
société. Pour lui, la société est un agrégat d'individus en interaction. Les forces sociales n'ont aucune réalité
indépendante de l'individu.
DURKHEIM, qui défend la thèse inverse et qui s'appuie sur un courant de pensée rationaliste et scientiste,
reproche à TARDE son manque de rigueur :
"La psychologie sociale n'est guère qu'un mot qui désigne toutes sortes de généralités, variées et
imprécises, sans objet défini." (Durkheim)
TARDE aura plus de succès que DURKHEIM de son vivant mais il meurt jeune en 1904 et DURKHEIM va
occulter sa pensée. Il crée l'école française de sociologie, qui va dominer de façon durable les sciences
humaines. Le triomphe en France du sociologisme va empêcher que se développe une perspective
psychosociale, taxée de non scientifique.
Il est vrai que les approches de Tarde et Le Bon échouent à proposer une véritable perspective psychosociale
et que leur conception du psychisme ne se distingue pas encore clairement du biologique. Par exemple, la
conception de l’inconscient de LE BON est encore imprégnée de biologique et de l’idée de race. Ils ont
donc entrevu l’importance du psychisme dans les conduites sociales mais ne sont pas parvenus à lui
donner une formulation théorique suffisamment cohérente et rigoureuse. Il faudra attendre le travail
de Sigmund Freud.
Pendant toute la première moitié du XX° siècle, les sciences humaines en France vont donc subir une
coupure radicale entre la perspective individuelle de la psychologie et la perspective collective de la
sociologie, malgré quelques courants souterrains et marginaux.
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LA FILIERE ANGLO-SAXONNE OU « THE AMERICAN CONNECTION »
La psychologie sociale va donc se développer aux Etats-Unis et elle va trouver sa respectabilité scientifique
en adoptant la démarche expérimentale, sur le modèle des premiers psychologues allemands.
La 1° expérience de psychologie sociale est réalisée à la fin du 19° siècle par Norman TRIPLETT.
Il publie en 1897 : “The Dynamogenic Factors in Pace-making and Competition”,
American Journal of Psychology, 9, 507-533
Il part d’une constatation : passionné de courses cyclistes, il remarque que les coureurs sont plus rapides
dans une compétition de groupe que seuls contre la montre.
Il formule donc une hypothèse : l’individu est plus efficace en situation sociale qu’en situation individuelle.
Pour valider cette hypothèse, il va procéder d’abord à une recherche documentaire dans les archives
sportives :
Il compare les résultats de 2000 cyclistes de haut niveau ayant accompli une course de 25 milles (une
quarantaine de km.) dans trois conditions différentes :
1. la course contre la montre,
2. la course en solitaire derrière un entraineur qui ouvre la voie,
3. la compétition.
Les résultats statistiques :
1. 2’29,9’’, soit 39 km./h
2. 1’55,5’’, soit 50 km./h
3. 1’50,35’’, soit 52 km./h
Il démontre ainsi que la présence d’un autre facilite la performance.
On remarque également un faible avantage à la situation de compétition, par rapport à la coopération.
Mais, en esprit rigoureux, il veut éliminer tous les risques de biais : ce n’est pas lui qui a organisé ces
épreuves et il ne peut en contrôler tous les facteurs (température…). En outre, ce ne sont pas les mêmes
coureurs qui participent à ces divers types de compétition. Il peut donc y avoir des différences individuelles
qui ne seraient pas dues à la situation.
Il va donc monter une expérience en laboratoire :
Il sollicite 225 personnes d’âges différents à qui il demande de réaliser un certain nombre de tâches,
comme calculer, sauter…
dans deux conditions expérimentales : individuelle et collective.
Mais dans son article, il ne mentionne que les résultats d’un groupe de 40 enfants à qui il a demandé
d’enrouler un moulinet de canne à pêche au cours de 6 essais chronométrés : 3 seuls, 3 en présence d’un autre
concurrent.
Il constate que
- 20 sujets ont bénéficié de la présence d’un camarade,
- 10 y sont restés indifférents,
- 10 ont été handicapés par cette présence.
Il en conclue donc que la situation sociale est favorable à la majorité des sujets.
Cette première expérience de psychologie sociale expérimentale est réalisée dans des conditions qui semblent
bien rudimentaires pour nos chercheurs contemporains, qui s’entourent d’un appareil statistique élaboré.
Robert VALLERAND, professeur à l’Université du Québec à Montréal, a voulu vérifier la validité de ces
résultats selon des critères reconnus par la communauté scientifique actuelle 29.
Il constate que le sujet seul a une vitesse moyenne de 39,39’’, contre 37,42’’ en situation sociale.
29
In VALLERAND Robert (dir.), Les fondements de la psychologie sociale, Boucherville (Qué), Gaëtan Morin, 1994.
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A l’aide d’un test-t, il en conclue que cette différence est hautement significative : t(39) = 4,97, p ≤ 0,0001.
Avec cette expérience pionnière, Norman TRIPLETT ouvrait tout un champ de recherche que ses successeurs
en psychologie sociale appelleront la « facilitation sociale ».
Les deux premiers manuels de psychologie sociale paraissent simultanément en 1908 :
- E.A. ROSS, Social Psychology. An Outline and a Sourcebook, New York.
- William Mc DOUGALL, An Introduction to Social Psychology, London, Methuen.
Le sociologue américain, Edward Alsworth ROSS (1856-1951) reprend les thèses de TARDE et LE BON :
il explique le comportement social par l'imitation et la contagion.
William Mc DOUGALL (1871-1938) explique le comportement social par l’« instinct grégaire » (ce qui
nous ramène au paradigme biologique). Outre ce manuel, il écrira également :
- The Group Mind, Cambridge University Press, 1920
- Psychoanalysis and Social Psychology, London, Methuen, 1936
Freud présente les théories de Mc Dougall dans le troisième chapitre de son essai « Psychologie collective et
analyse du moi ».
Ces deux premiers manuels vont consacrer le terme de psychologie sociale et ils vont avoir une énorme
influence sur le développement de la psychologie sociale universitaire américaine.
Ils incarnent deux courants opposés de la psychologie sociale :
- Les disciples de Ross vont constituer l'école de Chicago, qui privilégie une approche plus clinique et
s’intéresse au groupe.
- Ceux de Mc Dougall, à Harvard, vont s'intéresser davantage à l'individu comme objet d'étude, en
privilégiant une approche expérimentale.
Mais ils sont uniquement théoriques et, en fait, ils sont déjà dépassés au moment de leur publication.
Ils vont être contestés par les deux courants dominants à la naissance de la psychologie :
l'école béhavioriste, avec Thorndike et Watson, et la psychanalyse.
Ces deux grands courants vont proposer chacun leur explication du comportement social,
l’un dans un paradigme social,
l’autre dans le nouveau paradigme psychique qui s’affirme à l’aube du 20° siècle,
et auquel nous allons maintenant nous intéresser.
La psychologie sociale va donc être englobée
dans les deux grands courants dominants de la psychologie
sans pouvoir encore dégager un véritable paradigme psychosocial.
Nous allons voir maintenant comment ces deux grands paradigmes, social et psychique vont
s’imposer et dominer les sciences humaines.
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Le paradigme social
Le paradigme social en sociologie : Emile DURKHEIM (1858-1917)
Emile Durkheim, disciple de Comte, va systématiser les positions de son maître et appliquer concrètement le
programme esquissé par Comte, en l’établissant sur une base véritablement scientifique et en l’épurant de ses
aspects mystiques, de ce qu’il appelle sa "métaphysique positiviste".
Il consacre la séparation radicale
entre les phénomènes biologiques et psychiques d’un côté
et les phénomènes sociaux de l’autre.
Il peut être considéré comme le véritable fondateur de la sociologie. Cette science doit être utile, correspondre
à une demande sociale. Il estime que la sociologie ne mériterait pas cinq minutes d’attention si elle ne servait
pas à quelque chose. Il s’agit de comprendre ce qui constitue le lien social, de diagnostiquer les pathologies et
de mettre en œuvre des thérapeutiques. Son projet est de fonder une nouvelle morale sur la science, mais
une morale laïque. Il se démarque ainsi de ses prédécesseurs, Saint-Simon et Comte, qui avaient voulu
fonder une nouvelle religion.
1893 : De la division du travail social, PUF, « Quadrige », 1986.
Il veut dépasser l’analyse du libéralisme d’Adam SMITH, qui doit se référer à une « main invisible »
(d’origine indécise voire surnaturelle), pour expliquer que la poursuite des intérêts individuels aboutit à
l’intérêt collectif. La division du travail a une valeur morale : elle produit le lien social, la solidarité et
l’intégration de l’individu dans un groupe. On explique le lien social « non par la conception que s’en font
ceux qui y participent mais par des raisons profondes qui échappent à la conscience ».
De même que Descartes, avec le Discours de la méthode, avait détaché la philosophie de la religion et
l’homme de la nature, Durkheim va opérer la séparation entre les sciences sociales et la philosophie.
 le titre de son ouvrage-manifeste : 1895 : Les règles de la méthode sociologique
(PUF, «Quadrige », 1986, 149 p.)
Il dégage cinq grands ensembles de règles :
1) règles relatives à l’observation des faits sociaux :
« La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses ».
C’est à dire que ce ne sont pas de pures créations de notre esprit, mais des réalités qui s’imposent à nous,
extérieures à notre conscience et agissantes sur nos comportements. (matérialisme ou réalisme) 30
 écarter systématiquement toutes les prénotions, se détacher de nos préjugés, a priori moraux,
 définir ces faits sociaux d’après leurs propriétés (signes extérieurs) et les regrouper selon leurs
caractères communs  concepts qui décrivent les choses telles qu’elles sont.
 et pour éviter les déformations perceptives de la subjectivité, les dégager des faits individuels
mouvants  faits collectifs stables (institutions, structures, lois, dictons…)
2) règles relatives à la distinction du normal et du pathologique
Normal = phénomène général (qu’on retrouve dans la majorité des sociétés d’une même espèce) et qui est
utile à la survie et au développement de la société  le crime est normal.
« Pour que la sociologie soit vraiment une science des choses, il faut que la généralité des phénomènes soit
prise comme un critère de normalité ».
Il s’agit donc d’échapper à la subjectivité. Cette démarche rappelle la fondation de la psychologie expérimentale
s’opposant à l’introspection.
30
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Il n’y a pas de définition objective du crime. C’est le regard qu’une société porte sur un acte qui en fait un
crime. « Un acte est criminel lorsqu’il offense les états forts et définis de la conscience collective ».
3) règles relatives à la constitution des types sociaux
Nécessité de classification des sociétés (entre l’unité philosophique de la nature humaine et la diversité, la
relativité de l’ethnologie) d’après leur degré de complexité.
4) règles relatives à l’explication des faits sociaux. On ne peut les expliquer
- ni par leur finalité, leur fonction31  rechercher les causes efficientes (établir des rapports de causalité)
- ni par des causes psychologiques  rechercher les causes dans des faits sociaux.
On ne peut expliquer le social que par le social.
5) règles relatives à l’administration de la preuve
 méthode comparative : « A un même effet correspond toujours une même cause ». Et parmi les différents
procédés de la méthode comparative, préférer la méthode des variations concomitantes. Mais attention à
bien interpréter ces concomitances : la relation de concomitance n’est pas nécessairement une relation de
causalité. Il peut y avoir une cause commune à deux phénomènes concomitants. Comme il est impossible
d’expérimenter, on va utiliser la variété des situations sociales existantes pour les comparer entre elles.
Ainsi, même si on renonce à l’expérimentation, on peut néanmoins dégager une véritable démarche
scientifique, qui permet de surmonter les pièges de la subjectivité et de tendre vers l’objectivité, en suivant
cinq étapes :
1) observer
2) distinguer le normal du pathologique
3) regrouper en catégories
4) expliquer
5) prouver, démontrer.
Durkheim va appliquer les règles de sa méthode sur un phénomène social qui avait été jusqu’à présent
considéré uniquement dans une perspective individuelle et « psychologique ».
1897 : Le suicide (PUF, « Quadrige », 1997, 451 p.)
Il isole des variables : l’âge, le sexe, l’état-civil, le degré d’instruction, l’appartenance religieuse… et il les
compare avec le taux de suicide. Il utilise l'analyse statistique pour démontrer que le taux de suicide varie en
fonction du contexte social. Il montre ainsi que le taux de suicide est plus élevé dans trois catégories de
population : les célibataires, les citadins et les gens âgés, c'est à dire chez les gens qui sont le moins intégrés
socialement, notamment à l'intérieur de groupes primaires comme la famille.
Il montre aussi que les protestants se suicident plus que les catholiques, qui eux-mêmes se suicident plus que
les juifs, et que le taux de suicide augmente avec le degré d’instruction d’une société, ce qui est bien dû « à
l’affaiblissement des croyances traditionnelles et à l’état d’individualisme moral qui en résulte ». L’individu
est ainsi renvoyé à son « égo », d’où le terme de « suicide égoïste ».
Plus on « appartient » à des groupes, plus on est intégré dans un réseau de groupes,
 plus on est soumis à une pression sociale, et plus on se conforme aux modèles proposés.
A l’inverse, une trop forte intégration sociale peut provoquer un « suicide altruiste ».
Il développe enfin le concept d'anomie (d'après une racine grecque : a privatif + nomos, la loi, la norme).
L’anomie est le résultat de la désagrégation du lien social, qu’on observe avec l’augmentation du divorce, la
déréglementation dans les relations de travail, « le dogme du matérialisme économique »… qui peut entraîner
le « suicide anomique ». « L’état présent du suicide est l’indice d’une misère sociale ».
31
Il s’oppose ainsi à la téléologie (explication religieuse) et au fonctionnalisme (paradigme biologique).
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Donc on ne se suicide pas parce qu'on est taré, dégénéré, parce qu'il nous manque un chromosome ou parce
qu'on a une hérédité suicidaire, comme le prétendait le paradigme biologique, ou même, comme le prétendra
la sociobiologie, pour sauvegarder nos gènes apparentés. On ne se suicide pas parce qu’on est fou ou
dépressif comme pourra l’expliquer le paradigme psychique. On se suicide à cause de facteurs sociaux. C'est
la situation sociale dans laquelle se trouve le sujet qui va le pousser au suicide.
L'explication de Durkheim apporte donc un grand progrès dans la compréhension des conduites humaines.
Mais, en même temps, il élimine toute explication psychologique, le rôle des facteurs individuels, les
motivations personnelles. Durkheim escamote le sujet social.
Pour Durkheim, la société est un être en soi et non une abstraction. Durkheim va concrétiser les intuitions de
St-Simon, Proudhon et Comte : la société devient un être réel, doté d'une vie propre, d'une existence qui
dépasse celle de ses membres individuels. Le tout est plus que la somme des parties. Attention : il ne s’agit
pas d’un être biologique, mais d’un être social, d’une mécanique. Le modèle n’est pas dans la biologie, mais
dans la physique.
On peut parler d'une conscience sociale, distincte de la conscience individuelle de chaque membre du groupe.
Ce que Durkheim va appeler «les représentations collectives » : On ne perçoit pas la réalité de façon
"naturelle", spontanée. On la perçoit à travers les filtres des différents groupes sociaux auxquels on appartient.
Cette conscience collective, indépendante des individus, comme extérieure à eux, a un pouvoir de contrainte,
de coercition sur les individus. C'est un héritage commun. Le terme de déterminisme social est pris dans son
sens fort, puisque Durkheim va jusqu'à parler de "courants suicidogènes" qui pousseraient les individus au
suicide malgré eux.
Le risque que Durkheim n'évite pas est de déboucher sur un véritable impérialisme : le sociologisme, c'est à
dire vouloir tout expliquer par les facteurs sociaux, y compris le psychisme. Il entretiendra à ce propos
d’âpres polémiques avec son collègue Gabriel TARDE, qu'on considère aujourd'hui comme un des fondateurs
de la psychologie sociale. Mais Durkheim va triompher et imposer son sociologisme sur la pratique française
des sciences humaines pour de nombreuses années.
Il fonde l’Ecole française de sociologie, avec sa revue, L’année sociologique (en 1897) qui va marquer de son
empreinte l’ensemble des sciences humaines :
 l’histoire avec l’Ecole des Annales ;
 l’ethnologie avec son neveu Marcel MAUSS (1873-1950), un des grands fondateurs de
l’ethnologie française contemporaine (« Essai sur le don ») ;
 et, bien sûr, la sociologie avec Maurice HALBWACHS (1877-1945 à Buchenwald) :
- Les cadres sociaux de la mémoire (1925), Albin Michel, 1997 ;
- La mémoire collective (posthume, PUF, 1950) ;
- Les causes du suicide (Félix Alcan, 1930)
complète l’approche de Durkheim en intégrant les facteurs psychologiques.
et Célestin BOUGLÉ (1870-1940) : Essai sur le régime des castes (Félix Alcan, 1927), PUF
 On pourrait inclure dans cette école de pensée le médecin criminologue lyonnais, Alexandre
LACASSAGNE (1843-1924) qui s’intéresse aux aspects sociaux et culturels de la criminalité, en opposition
aux théories de LOMBROSO.
Références
- Christian BAUDELOT, Roger ESTABLET (1984), Durkheim et le suicide, PUF, 1991, 125 p.
- Martine FOURNIER (1995), « Emile Durkheim, Le suicide », Sciences humaines, n° 50, mai
- José A. PRADES (1990), Durkheim, PUF, « Que sais-je ? », n° 2533
- Philippe STEINER, La sociologie de Durkheim, La Découverte, « Repères » n° 154
Vous trouverez une lecture commentée d’un extrait du Suicide in Raymond QUIVY, Luc VAN CAMPENHOUDT
(1988), Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod, p. 48-54 (texte distribué en classe)
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Le paradigme social en psychologie : le Béhaviorisme
Les origines du béhaviorisme
L’école béhavioriste (de behavior, comportement) est issue de la tradition expérimentale en psychologie.
Nous avons vu, dans le paradigme biologique, que les premiers psychologues scientifiques, Wilhelm
WUNDT en Allemagne et Théodule RIBOT en France, ont fondé leur science sur le modèle des sciences de
la nature, comme l'avait fait Auguste Comte pour la sociologie. Ils ont donc rejeté l'introspection et la
conscience pour s'appuyer sur l'observation objective et l'expérimentation.
Parallèlement à ses travaux de psychophysiologie, WUNDT (1832-1920) s’intéresse à la psychologie
collective : Sa Volkerpsychologie (psychologie des peuples) reprend les travaux historiques et ethnologiques
de son époque. Mais son approche, qui reste trop engluée dans une perspective biologique, ne parviendra
pas à déboucher sur une véritable psychologie sociale et elle tombera dans l’oubli. Par contre, la méthode
expérimentale connaitra un grand succès et sera reprise par les théoriciens du béhaviorisme, non plus dans
une perspective physiologique mais dans une perspective sociale.
En réaction à l'introspection, jugée trop subjective, on limite notre observation au comportement observable,
selon le schéma stimulus-réponse (S – R). La réponse est le comportement qu'on peut observer, suite à un
stimulus qu'on a pu isoler. On est donc sûr que la réponse est la conséquence directe du stimulus.
Mais on est ainsi condamné à ignorer ce qui se passe dans la « boite noire » de l'organisme entre la perception
du stimulus et la réponse de l'organisme. Le psychisme est ainsi considéré comme un épiphénomène,
inaccessible à l'approche scientifique. D'ailleurs les béhavioristes vont travailler essentiellement sur des
organismes inférieurs (rats, pigeons, cafards) pour éliminer le biais de la pensée humaine, de la subjectivité.
Deux grands courants vont se développer :
- le conditionnement classique, avec l'école russe,
- le conditionnement instrumental, avec l'école américaine.
1) Ivan Petrovitch PAVLOV (1849-1936) met au point le conditionnement classique :
Si la vue de la viande provoque spontanément la salivation,
on appellera la viande S.I. (stimulus inconditionnel) et la salive R.I. (réponse ou réflexe inconditionnel).
Puis on associe S.I. à un stimulus neutre, la cloche, qui devient ainsi S.C. (stimulus conditionnel).
Et si la cloche suffit à déclencher la salive, on dira que S.C. a provoqué R.C. (réflexe conditionné).
2) Edward Lee THORNDIKE (1874-1949)
met au point le conditionnement instrumental ou opérant (Columbia, 1898).
On part d'un comportement spontané qui fait partie du répertoire de l'individu (R).
Si on récompense systématiquement R chaque fois qu'il apparaît, on le renforce
et on crée ainsi une réponse instrumentale (R.I.).
Par exemple, un rat affamé dans une cage presse accidentellement un levier.
Ce comportement (R) est récompensé par l'envoi de boulettes de nourriture.
On crée ainsi la réponse instrumentale dominante : presser le levier.
A l'opposé, une punition (choc électrique) va provoquer l'extinction du comportement.
Par exemple, on envoie une décharge électrique chaque fois que le rat va dans une partie de la cage.
Les applications du béhaviorisme en psychologie sociale
la naissance des sciences humaines
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Edward Lee THORNDIKE (1874-1949) s'oppose aux théories biologiques dominantes à son époque et met en
valeur le rôle des apprentissages dans la formation des habitudes.
Donc la socialisation ne peut pas venir de l'instinct.
Il mène également des expériences sur l'apprentissage scolaire.
1914 : The Psychology of Learning
1926 : The Measurement of Intelligence
John Broadus WATSON (1878-1958),
professeur de psychologie expérimentale et comparative à Baltimore,
est le véritable fondateur de l'école béhavioriste ou psychologie du comportement.
Disciple de PAVLOV, il affirme que c'est le concept de réflexe conditionné qui permet d'expliquer
objectivement l'imitation, la sympathie ou, de façon générale, les conduites sociales et non pas l'instinct ou la
contagion, comme l’affirmaient les premières théories de la psychologie sociale.
1913 : Psychology as the Behaviorist views it
1914 : Le comportement, une introduction à la psychologie comparative,
1928 : Les voies du Béhaviorisme.
Pour l'école béhavioriste,
ce n'est donc pas le comportement inné de l'individu qui précède et explique la vie sociale,
c'est l'éducation, la tradition qui forgent le psychisme individuel,
véritable conditionnement qui canalise la vie instinctive vers une adaptation à la vie sociale.
Le béhaviorisme met l'accent sur l'importance de l'apprentissage et donc de l'environnement.
Il se situe clairement dans le paradigme social (déterminisme social).
L'homme est conditionné par le milieu qui l'environne.
Il se contente de réagir aux stimulus sans pouvoir poser d'action libre.
D'ailleurs, le théoricien contemporain du béhaviorisme, Burrhus Frederic SKINNER (1904-1990), formule ses
idées sur la vie sociale dans Beyond Freedom and Dignity (Au-delà de la liberté et de la dignité, Laffont,
1972). Si l'on veut résoudre les graves problèmes qui menacent l'humanité, il faut renoncer à ces vieilles lunes
humanistes périmées, comme la liberté ou la dignité humaine, pour faire confiance aux technologies du
comportement.
Il se vante de pouvoir apprendre n'importe quoi à n'importe qui, s’il dispose de la technologie appropriée.
Il a également formulé ses idées dans un roman d’anticipation, Walden II (publié en Français en 2005).
C'est un démarche assez proche de celle que dénonçait déjà, en 1932, Aldous HUXLEY dans Brave New
World (Le meilleur des mondes) et qui est bien illustré dans le film de Stanley KUBRICK, Orange
mécanique.
On est donc encore une fois renvoyé à l'impossibilité d'un paradigme psychique,
à l'intérieur même de la psychologie.
Les théories béhavioristes ont connu un grand succès, surtout dans les pays anglo-saxons, autour des
années 1950-7032, dans tous les domaines de la vie sociale, notamment en éducation (technologies
éducatives, enseignement programmé...), en rééducation et en thérapie. On ne parle d’ailleurs pas de
psychothérapie, mais de thérapie comportementale. Cette approche a révèle son efficacité dans le
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Ce qui correspond à l’époque du succès du structuralisme en Europe
la naissance des sciences humaines
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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2007-2008 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
traitement des phobies et dans les programmes d’entraînement à la vie sociale, d’affirmation de soi,
particulièrement pour les handicapés mentaux. Ces théories sont également appliquées pour
comprendre les phénomènes de groupe, pour la publicité…
CONCLUSION DU PARADIGME SOCIAL
Malgré ses excès, le paradigme social a mis en évidence le caractère contraignant des systèmes
sociaux, qui s’imposent à nous «comme des choses », selon le programme tracé par Durkheim.
Les systèmes sociaux sont spontanés. Ils ne sont pas issus du décret des législateurs ou des
philosophes ou d'un contrat social qu'auraient décidés de passer entre eux des individus autonomes.
Cette conception d'une société qui dépendrait de la volonté des hommes est une reconstruction
idéaliste, une vue de l'esprit.
En fait, la société existe bien avant l'apparition de l'homme, comme nous l’avons vu dans le
paradigme biologique. Et comme le fait remarquer Edgar MORIN (1974)33 : "Bien des
comportements sociaux 'humains' sont repérables dans les sociétés de primates".
Mais le paradigme social renverse la perspective : C’est l’existence des sociétés animales qui a
permis l’apparition de l’espèce humaine. Bien des comportements sociaux « humains » sont
repérables dans les sociétés de primates. C’est la confrontation à ses comportements sociaux qui a
permis l’évolution du système nerveux, l’apparition d’un langage articulé, en somme l’humanisation
Ce n'est pas l'homme qui crée la société, c'est la société qui crée l'homme,
c’est son environnement socio-culturel qui le détermine
et qui permet de comprendre, d’explique, voire de prédire ses comportements.
Et la société s’impose à l’homme qui ne peut pas ne pas en faire partie.
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Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1974, «Points », 1979
la naissance des sciences humaines
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