Le libre-échange est une théorie sans réalité, et le protectionnisme

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« Le libre-échange est une théorie sans réalité, et le protectionnisme une réalité sans
théorie. »
Les enseignements de l’histoire économique et de l’actualité permettent-ils de valider
cette citation de Paul Bairoch ?
Introduction :
Le « débat » libre-échange – protectionnisme naît véritablement au début du 19 ème siècle avec l’opposition
entre des pratiques protectionnistes pratiquement systématiques à cette période, quelles que soient les
nations, et l’affirmation de théories économiques prônant l’efficacité de l’ouverture commerciale et de la
spécialisation dans la voie ouverte par Adam Smith et formalisée par David Ricardo.
L’opinion largement dominante parmi les économistes est celle de l’efficacité du libre-échange alors que
celui est rarement et difficilement mis en place de manière généralisée. De son coté, le protectionnisme,
quelque soient ses formes, reste présent et les périodes de crises majeures voient fréquemment réapparaître les principes protectionnistes dans les discours comme dans les politiques, la crise actuelle ne faisant pas exception à la règle.
Est-il alors possible d’accepter l’analyse de Paul Bairoch selon laquelle « le libre échange [serait] une théorie sans réalité », dont l’impact concernerait essentiellement la sphère académique avec une place limitée
dans les échanges internationaux alors que « le protectionnisme [serait] une réalité sans théorie », soulignant le caractère effectif de la pratique et son ancrage dans les politiques ?
Si la dynamique du capitalisme depuis la Révolution Industrielle permet de souligner l’existence de cette
tension entre des pratiques protectionnistes et des analyses théoriques qui privilégient le libre-échange,
cette opposition ne doit pas prise au pied de la lettre et les modalités de l’articulation entre protectionnisme et libre-échange, entre réflexion théorique et politiques commerciales sont plus complexes.
A- La dynamique du capitalisme semble marquée par la domination des principes
du libre échange et la force des politiques protectionnistes…
1- L’émergence des théories libre-échangistes…
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réflexions libre-échangistes se construisent plutôt contre la logique mercantiliste que contre le protectionnisme (apparition du terme dans les années 1840)
affirmation des gains réciproques à l’échange par la spécialisation des économies (gain provient essentiellement de la possibilité d’importer)
 logique libre-échangiste s’inscrit dans le cadre global de l’efficacité marchande (formalisation dans
le cadre de la théorie néo-classique par Hecksher – Ohlin et Samuelson)
principes libre-échangistes s’accompagne d’une dénonciation du protectionnisme (facteur de rigidité
et générateur de coûts globaux pour les acheteurs, possibilité de capture de rentes par certains acteurs)
2- … n’a qu’un impact limité dans les politiques commerciales…
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parenthèse libre échangiste du 3ème quart du 19ème siècle sous l’impulsion de la Grande Bretagne avec
une articulation entre réflexion théorique et enjeux politiques (anti corn laws league, conflit d’intérêt
entre industriels et propriétaires fonciers) ; libre échange prend essentiellement une forme bilatérale
(traités de commerce)
logique libre échangiste semble s’affirmer nettement avec la mise en place du GATT en 1947 et le
développement de négociations commerciales multilatérales mais analyse de cette logique comme
« mercantilisme éclairé » (P. Krugman) : priorité au développement des exportations (facteur de
croissance), le cadre multilatéral permettant d’éviter les logiques protectionnistes généralisées
3- … face à la réalité et à la persistance du protectionnisme
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protectionnisme apparaît comme le cadre dominant et normal des politiques commerciales au 19 ème
siècle (P. Bairoch) : mouvement de libre-échange apparaît limité à quelques pays et à quelques produits
droits de douane sont la source essentielle des budgets nationaux au 19ème siècle
crises majeures sont marquées par le retour du protectionnisme, comme outil de politique économique :
 Grande Dépression (loi du « seigle et du fer » - Allemagne 1879, lois Meline – France 1892)
 Crise de 29 (tarif Hawley Smoot – Etats Unis 1930, préférence impériale – Royaume Uni 1932)
ambivalence de ce retour au protectionnisme : bilan positif en matière de croissance et absence
d’effet négatif sur la dynamique commerciale mondiale durant la Grande Dépression, blocage du
commerce mondial et enfoncement des économies dans la crise dans les années 30
période actuelle est marquée par une réapparition de discours protectionnistes (double impact de la
mondialisation et de la crise de 2008), pour le moment peu suivi d’effets en termes de politiques
B- .. . Mais il faut reconnaître la complexité des articulations entre libre échange et
protectionnisme, entre théories et politiques commerciales
1- Le recours au protectionnisme peut être théorisé dans le cadre d’une stratégie de
croissance et de développement
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protectionnisme n’apparaît pas uniquement comme un réflexe de défense en période de crise
réflexion se construit au 19ème siècle avec la référence au protectionnisme éducateur (F. List – 1841) :
utilisation du protectionnisme comme moyen de consolider le développement industriel d’un pays
actualisation avec la mise en place de stratégies de développement des pays du Tiers Monde fondées
autour de la substitution d’importations et de la substitution d’exportations qui utilisent un protectionnisme sectoriel pour permettre l’industrialisation d’un pays
articulation de logiques protectionnistes et d’acceptation du libre-échange (cf. List : « le libreéchange est notre but, mais le protectionnisme est notre voie")
protectionnisme peut également permettre un bouclage macroéconomique entre l’offre et la demande
sur un territoire national (E. Todd – J. Sapir)
2- L’évolution de la réflexion théorique sur le libre-échange
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conclusions de l’analyse en terme de libre-échange et de spécialisation apparaissent fragilisées :
- dans leurs hypothèses (mobilité croissante des facteurs de production, marchés internationaux
peu concurrentiels)
- dans leurs analyses de la structure du commerce (développement du commerce intra-branche,
polarisation du commerce entre pays de même niveau de richesse)
- dans l’intérêt pour une économie de s’ouvrir à la concurrence internationale (absence de validation de la thèse du rattrapage et du théorème Stoppler – Samuelson, interrogation sur la gains liés
au libre-échange, difficulté des négociations commerciales internationales – cycle de Doha)
remise en cause des avantages du libre-échangisme (Krugman : le libre échange a perdu sa « pureté
originelle », Samuelson)
3- Du débat libre-échange – protectionnisme aux politiques commerciales
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historiquement et théoriquement, l’opposition libre-échange – protectionnisme est moins claire que
la présentation classique du débat
réflexion autour de formes nouvelles de politiques commerciales qui peuvent articuler protectionnisme et libre-échange (Politiques Commerciales Stratégiques – Brander et Spencer 1983, protectionnisme régional dans le contexte actuel de la mondialisation avec de forts écarts de conditions concurrentielles entre les pays et en articulation avec la régionalisation du commerce)
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affirmation d’un « protectionnisme furtif » (R. Sandretto) et retour à des pratiques bilatérales dans les
négociations commerciales
Conclusion
La phrase de Paul Bairoch n’apparaît donc pas véritablement satisfaisante pour rendre compte de
l’opposition entre libre-échange et protectionnisme. Si elle peut rendre compte d’une réalité dans le cadre
du démarrage de la Révolution Industrielle, elle est rapidement battue en brèche. À la fois par l’évolution
de la pensée économique et par la mise en œuvre de politiques commerciales diversifiées et mouvantes.
La période actuelle est ainsi révélatrice de cette tension : les principes du libre-échange sont généralement prônés par les économistes comme par les gouvernants mais les justifications théoriques et la pratique d’un certain protectionnisme prennent une place grandissante. L’économie mondiale est clairement
dans une phase d’inflexion en matière de politiques commerciales mais la voie dans laquelle elle
s’engagera finalement est encore difficile à identifier.
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