entier», mais Chocolat ne rit plus. Le souffre-douleur finit par s’émanciper: il retourne une baffe
cathartique à Footit, qui laisse le public coi et marque la fin du duo.
Chocolat n’est pas un biopic raidi dans le respect des faits. Il prend nombre de libertés
historiques – la femme blanche de l’Auguste noir n’était pas infirmière mais secrétaire, ses
débuts ont été plus longs et sinueux, il n’a pas joué Othello au théâtre… C’est sans importance,
car le film vise une dimension parabolique. De l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre,
Roschdy Zem filme la trajectoire classique d’un artiste détruit par ses démons (jeu, alcool), mais
aussi «l’émancipation d’un homme qui découvre la vie, devient un adulte réfléchi, moins
candide et, par conséquent, moins docile. A travers cette histoire, c’est un peu aussi la France
qu’on raconte. Sans culpabilité, ni accusations», commente le réalisateur.
Face à face ontologique
C’est en s’affranchissant que Chocolat se condamne. Le bon public l’aime en bamboula
bastonné; lorsqu’il lui prend l’envie d’accéder à la dignité du théâtre classique et de jouer
Othello (Omar Sy, qui n’a jamais fait de théâtre, s’avère magistral), il se fait huer, comme s’il
était inconvenant qu’un Noir tienne le rôle du Maure de Venise et prononce les vers de
Shakespeare.
Au cours d’une scène sidérante, Rafael Padilla, sapé comme un milord, se promène à
l’Exposition Universelle. Il se retrouve nez à nez avec un indigène africain exposé comme un
animal, qui l’apostrophe rudement dans une langue inconnue. Le choc civilisationnel se double
d’un vertige ontologique: quelle mécanique détermine-t-elle le destin des hommes? Pourquoi se
retrouve-t-on d’un côté de la barrière ou de l’autre?
Un duo de choc
Le plus grand défi du film était de composer un duo qui fonctionne et permette de croire au
spectacle. Acteur de cinéma, Omar Sy, c’est la nonchalance, la tchatche; venu du cirque,
James Thierrée est son contraire: le mime reconnaît être «un laborieux, un cogiteur». Les deux
artistes ont eu un mois pour répéter ensemble. Les rapports ont été parfois rugueux, mais le
résultat est éblouissant. L’accord de la parole et du corps, de l’élégance d’Omar et de la hargne
athlétique de James aboutit à des numéros éblouissants, rehaussés par les costumes d’une
folle fantaisie. Ce clinquant marque la distance. Footit et Chocolat revisités par Sy et Thierrée
nous épatent, mais ne font pas systématiquement hurler de rire, car l’humour a changé en un
siècle.
Les frères Lumière (interprétés par les frères Podalydès, quelle magnifique idée) viennent filmer
un tour du duo, Chaise en bascule. Ce court-métrage tourné vers 1900 est projeté au générique
de fin. Les ombres qui s’agitent font revivre les clowns disparus, oubliés, nos frères humains
enthousiastes et maladroits (ils sortent du cadre…). A la même époque, Charlie Chaplin, le
grand-père de James Thierrée, faisait ses premiers pas sur scène.
Chocolat, de Roschdy Zem (France, 2015), avec Omar Sy, James Thierrée, Olivier Gourmet,
Clotilde Hesme, Frédéric Pierrot, Noémie Lvovsky, Olivier Rabourdin, 1h50.. Antoine Duplan
© Le Temps
2 février 2016