«Chocolat» rend la vie à un clown noir de la Belle-Epoque Le premier artiste noir à avoir connu le succès en France revit dans un film coloré avec Omar Sy, impérial dans le rôle-titre En 1897, dans le nord de la France, les spectateurs d’un petit cirque poussent des cris d’effroi lorsqu’un grand cannibale tout noir (Omar Sy) bondit sur la piste en poussant des rugissements de fauve. A la recherche d’un second souffle, le clown George Footit (James Thierrée) perçoit une fibre comique chez l’énergumène. Il en fait son partenaire. Le duo triomphe sur les scènes parisiennes. Sous le nom de Chocolat, Rafael Padilla, fils d’un esclave cubain, premier artiste noir à connaître le succès en France, devient une immense star. Les Frères Lumière l’ont filmé, Toulouse-Lautrec l’a portraituré, des chocolatiers ont utilisé son image pour vendre leurs produits. Mort dans la misère, en 1917, il est enterré dans la fosse commune du cimetière de Bordeaux. On l’a oublié. N’est resté de cette figure de la Belle-Epoque qu’une expression désuète, «être chocolat» pour «être berné, frustré». Omar Sy, acteur bankable En 2009, les producteurs Eric et Nicolas Altmayer retrouvent par hasard la piste du clown. Une idée de film germe. Mais à l’époque, en France, aucun acteur de couleur n’est assez bankable. En 2011, le succès d’Intouchables propulse la carrière d’Omar Sy et relance le projet cinématographique. La réalisation en est confiée à Roshdy Zem. L’excellent comédien a déjà réalisé trois films à résonance sociale, Mauvaise foi, Omar m’a tuer et Bodybuilder. Grand spectacle historique avec grands comédiens (Olivier Gourmet en directeur de théâtre, Clotilde Hesme en femme amoureuse…) et figurants nombreux, Chocolat est autrement ambitieux, mais tout aussi réussi. Il marque une forme d’apothéose pour le réalisateur et sa vedette, tous deux «fils d’immigrés et banlieusards». Sur scène, Footit tient le rôle du clown blanc et Chocolat celui de l’Auguste. C’est lui qui prend les coups de pied au cul selon une mécanique comique bien rodée que sous-tend en l’occurrence un fond de logique colonialiste reconduisant les stéréotypes. Les rires des spectateurs font passer la pilule, mais le bouffon noir souffre de la discrimination. L’art du coup de pied au cul Les flics l’arrêtent parce qu’il n’a pas de papier et, en prison, l’étrillent jusqu’au sang pour le blanchir (c’est de l’humour…). Il est moins payé que son partenaire et, sur les affiches publicitaires, son effigie tient plus du singe grimaçant que de l’homme. Et pourquoi doit-il s’accommoder du sobriquet de Chocolat alors que son partenaire ne s’appelle pas Farine? Certes, comme dit le dicton, «un coup de pied au cul bien donné peut faire rire le monde entier», mais Chocolat ne rit plus. Le souffre-douleur finit par s’émanciper: il retourne une baffe cathartique à Footit, qui laisse le public coi et marque la fin du duo. Chocolat n’est pas un biopic raidi dans le respect des faits. Il prend nombre de libertés historiques – la femme blanche de l’Auguste noir n’était pas infirmière mais secrétaire, ses débuts ont été plus longs et sinueux, il n’a pas joué Othello au théâtre… C’est sans importance, car le film vise une dimension parabolique. De l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre, Roschdy Zem filme la trajectoire classique d’un artiste détruit par ses démons (jeu, alcool), mais aussi «l’émancipation d’un homme qui découvre la vie, devient un adulte réfléchi, moins candide et, par conséquent, moins docile. A travers cette histoire, c’est un peu aussi la France qu’on raconte. Sans culpabilité, ni accusations», commente le réalisateur. Face à face ontologique C’est en s’affranchissant que Chocolat se condamne. Le bon public l’aime en bamboula bastonné; lorsqu’il lui prend l’envie d’accéder à la dignité du théâtre classique et de jouer Othello (Omar Sy, qui n’a jamais fait de théâtre, s’avère magistral), il se fait huer, comme s’il était inconvenant qu’un Noir tienne le rôle du Maure de Venise et prononce les vers de Shakespeare. Au cours d’une scène sidérante, Rafael Padilla, sapé comme un milord, se promène à l’Exposition Universelle. Il se retrouve nez à nez avec un indigène africain exposé comme un animal, qui l’apostrophe rudement dans une langue inconnue. Le choc civilisationnel se double d’un vertige ontologique: quelle mécanique détermine-t-elle le destin des hommes? Pourquoi se retrouve-t-on d’un côté de la barrière ou de l’autre? Un duo de choc Le plus grand défi du film était de composer un duo qui fonctionne et permette de croire au spectacle. Acteur de cinéma, Omar Sy, c’est la nonchalance, la tchatche; venu du cirque, James Thierrée est son contraire: le mime reconnaît être «un laborieux, un cogiteur». Les deux artistes ont eu un mois pour répéter ensemble. Les rapports ont été parfois rugueux, mais le résultat est éblouissant. L’accord de la parole et du corps, de l’élégance d’Omar et de la hargne athlétique de James aboutit à des numéros éblouissants, rehaussés par les costumes d’une folle fantaisie. Ce clinquant marque la distance. Footit et Chocolat revisités par Sy et Thierrée nous épatent, mais ne font pas systématiquement hurler de rire, car l’humour a changé en un siècle. Les frères Lumière (interprétés par les frères Podalydès, quelle magnifique idée) viennent filmer un tour du duo, Chaise en bascule. Ce court-métrage tourné vers 1900 est projeté au générique de fin. Les ombres qui s’agitent font revivre les clowns disparus, oubliés, nos frères humains enthousiastes et maladroits (ils sortent du cadre…). A la même époque, Charlie Chaplin, le grand-père de James Thierrée, faisait ses premiers pas sur scène. Chocolat, de Roschdy Zem (France, 2015), avec Omar Sy, James Thierrée, Olivier Gourmet, Clotilde Hesme, Frédéric Pierrot, Noémie Lvovsky, Olivier Rabourdin, 1h50.. Antoine Duplan © Le Temps 2 février 2016