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Le Bon Management
Jean-Marie Choffray*
Le Moal P., Editeur, « Savoir Gérer: Mélanges en l'Honneur de Jean-Claude Tarondeau »,
(Paris: Fondation Nationale pour l'Enseignement de la Gestion, FNEGE, Vuibert, Septembre
2003).
Abstract
L’objet de cet article est de présenter le fruit de plusieurs années d’observation et de réflexion
sur ce qu’est véritablement l’entreprise : sa finalité, sa performance, ses modes d’organisation
et de contrôle. Les principes de bon management qui y sont développés ont trait à l’efficacité,
la croissance, l’innovation, la confiance, le pouvoir, la concurrence et l’apprentissage. Ils sont
complétés par des suggestions quant au fonctionnement et à l’organisation future des
entreprises.
The aim of this paper is to present a synthesis of several years of observation and analysis of
the way companies are managed: their goals, their performance, their organization, and their
control. The principles of good management which are presented, deal with concepts such as
efficiency, growth, renewal, trust, power, competition and learning. A few suggestions are
made with respect to what might be the future organization of companies.
Mots-clés
Management, efficacité, croissance, innovation, confiance, pouvoir, concurrence,
apprentissage.
Keywords
Management, efficiency, growth, renewal, trust, power, competition and learning
*Docteur en Science de Gestion, Massachusetts Institute of Technology, Professeur à
l’Université de Liège, Senior Lecturer à l’ESSEC.
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Le Bon Management
Jean-Marie Choffray
Résumé
L’histoire économique du monde semble s’être accélérée avec son entrée dans le troisième
millénaire. Des attentats du 11 septembre à la faillite de la société Enron, en passant par
l’éclatement de la bulle internet, l’irresponsabilité coupable de certains dirigeants et les
hésitations politiques de l’Europe, l’incertitude semble avoir pris possession de notre devenir.
Nombre d’entre-nous s’interrogent aujourd’hui sur ce qu’est véritablement l’entreprise, sa
finalité, sa performance, ses modes d’organisation et de contrôle.
L’objet de cet article est de présenter le fruit de plusieurs années d’observation et de réflexion
sur le fonctionnement et le développement des entreprises. Certaines de ces réflexions doivent
beaucoup aux conversations que j’aie eues avec mon ami Jean-Claude Tarondeau. D’autres
trouvent leur origine dans l’action, la direction et le suivi de divers projets d’entreprise. Ainsi,
cher Jean-Claude, peux-tu te sentir partiellement responsable des pages qui suivent, même si
les imprécisions et autres erreurs qu’elles contiennent, m’appartiennent entièrement !
Les principes de bon management que vous y découvrirez ont trait à l’efficacité économique ;
le développement, la croissance ; le renouvellement, l’innovation ; la transparence, la
confiance ; le pouvoir, la légitimité ; le marché, la concurrence et la nécessité d’apprendre. Ils
n’ont d’autre prétention que d’avoir été observés, élaborés et quelques fois testés dans le feu
de l’action. Ils n’illustrent nullement ce que certains seraient tentés d’appeler la science de
gestion, termes qui me paraissent moins que jamais caractériser le stade de développement de
cette discipline. Je les ai complétés de suggestions quant au fonctionnement et à l’organisation
future des entreprises. Thème d’actualité, s’il en est !
Plus que jamais, il m’apparaît que l’entreprise fournit un cadre exceptionnel d’exercice de la
créativité et de la liberté individuelle. Elle constitue un outil remarquable de création de
valeur, de développement personnel et de bien-être collectif. Par la prospérité qu’elle
engendre, elle contribue à la stabilité et au bien-être de la société. Enfin, et ce n’est pas la
moindre de ses qualités, elle offre un véritable laboratoire de démocratie.
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1. Introduction
La chute du mur de Berlin a marqué la fin du concept d’économie dirigée et de plus de
soixante-dix ans de dictature communiste. Les attentats du 11 septembre sonnent le glas d’une
certaine vision du monde, la nôtre, reposant sur la défense irresponsable d’intérêts acquis par
des groupes de pression aussi divers que les organisations politiques, patronales, syndicales,
écologiques, pro ou anti-mondialisation, et aussi, malheureusement, terroristes ou mafieuses.
Comme l’évoquait dans Le Figaro le philosophe Alain Finkielkraut (2002), « de ce climat de
relativisme et de dérision généralisés, on ne peut attendre que le pire ». Faut-il dès lors
prendre le relais du magasine Fortune (2002) qui titrait récemment: « It’s time to stop
coddling white-collar crooks. Send them to jail »
La sévérité de la correction observée au cours des trois dernières années dans la valorisation
boursière de nombreuses sociétés amène à s’interroger sur l’efficience des mécanismes de
mesure de leur performance. Est-il concevable que la valeur économique d’une entreprise
diminue de plus de quatre-vingts pour cent en moins de douze mois ? Comment expliquer une
variation de plusieurs centaines de milliards de dollars dans la capitalisation boursière de
sociétés telles que Microsoft ou Cisco ? Que dire d’une entreprise telle qu’Enron - et de bien
d’autres, aujourd’hui en faillite - qui, il y a moins d’un an encore, était présentée comme un
exemple à suivre ? Enfin, que penser de nombreuses entreprises européennes dont le niveau
d’endettement abyssal paralyse tout projet de développement futur ?
L’objet de cet article est, modestement, d’organiser et de présenter le fruit de plusieurs années
d’observation et de participation au fonctionnement de diverses entreprises, dans un
environnement politico-économique particulièrement bousculé. Entre la « fin de l’histoire »
pressentie par Fukuyama (1993) et le « choc des civilisations » cher à Huntington (1997),
existe un espace de liberté qu’il nous appartient de remplir… L’entreprise fournit, plus que
jamais, un cadre exceptionnel d’exercice de la créativité et de développement de la liberté
individuelle. Bien comprise, elle constitue un outil remarquable de maîtrise du risque inhérent
à la vie, de création et de partage des richesses, et de développement du bien-être collectif.
Elle apparaît également comme un véritable laboratoire de démocratie. Par les temps qui
courent, ce n’est pas la moindre de ses qualités !
2. L’entreprise
La globalisation des marchés, l’accélération de l’information induite par la généralisation de
l’accès à internet, la professionnalisation de la gestion publique, et la profonde remise en
question des schémas politiques classiques (libéralisme social d’un José Maria Asnar ou
socialisme libéral d’un Tony Blair ?), sont autant de facteurs conduisant à un bouleversement
sans précédent de notre mode de vie, de consommation, d’épargne et de travail.
Pour survivre dans cet environnement, l’entreprise n’a d’autre choix que de se remettre en
question. Comme l’illustre la vague de faillites, de fusions et d’acquisitions observée au cours
de ces derniers mois, l’existence d’une position dominante sur un marché, ou la maîtrise
d’une technologie, ne sont jamais définitivement acquises. Seules, elles ne peuvent assurer
l’autonomie stratégique et l’indépendance financière d’une entreprise.
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Cette fin des certitudes met l’entreprise face à la complexité et à l’imprévisibilité du monde
dans lequel elle exerce son activité. Au déterminisme d’antan, sur lequel s’appuyait
notamment le modèle d’économie dirigée, s’oppose le rôle essentiel des fluctuations et de
l’instabilité (Prigogine, 1996). Sans confiance dans notre capacité à créer le monde dans
lequel nous voulons vivre, et dans le rôle des entreprises en tant que vecteurs de progrès et de
bien-être, aucun développement économique et social durable n’est envisageable. Gérer une
entreprise est un combat de tous les jours pour substituer l’énergie à la résignation, et pour
que les forces du renouveau l’emportent sur l’immobilisme (Peyrefitte, 1995).
Mais, qu’est-ce qu’une entreprise ? Avant toute chose, une entreprise constitue un centre de
regroupement de ressources : besoins à satisfaire, compétences, technologies, infrastructures
et moyens financiers. A son origine, se trouve toujours un rêve, fruit de l’observation ou de la
réflexion de ses fondateurs. Ce rêve, une fois conceptualisé, aboutit à la mise en place de
processus opérationnels - conception, production, commercialisation, contrôle - qui en
constituent la partie émergée. « Beware of those who are crazy enough to tell you that they
are going to change the world. Usually they do it », comme le répète Steve Jobs, président
d’Apple et de Pixar !
Au plan économique, une entreprise est un processus de génération de croissance, par la
satisfaction de besoins exprimés ou latents, sous contrainte d’efficacité économique. Le
surplus de valeur créé est réparti en contribution au bien-être collectif (impôt sur le résultat,
charges sociales), en investissements (recherche et développement, acquisitions), en
participation des salariés (primes, stock-options) et en rémunération du capital (dividendes,
actions gratuites). Il appartient au conseil d’administration, et à l’équipe dirigeante, de créer
un environnement humain qui favorise l’épanouissement personnel, et maximise la valeur à
répartir.
La mission de l’entreprise, comme celle de tout être vivant, est donc fondamentalement de se
développer et de se renouveler. En pratique, l’expression de cette mission constitue à la fois
une extrapolation du passé, tant il est vrai qu’une entreprise ne fait généralement que ce
qu’elle sait faire, et une anticipation de son devenir. Cette dernière, qui marque le cap futur,
est le fruit de la vision commune du conseil d’administration et des dirigeants. Elle est le
reflet de leur ambition et de leur aversion au risque.
3. L’efficacité économique
Il est surprenant de constater à quel point les entreprises, et leurs dirigeants, font preuve de
créativité en matière de mesure et de communication de leur performance. Les critères les
plus originaux, et souvent les moins pertinents, portent sur le niveau d’activité, les opérations
de croissance externe, les résultats pro forma et, récemment, diverses mesures de cash-flow
libre. L’expérience enseigne que plus les dirigeants cherchent à justifier une mesure de
résultat peu compréhensible, plus le résultat réel est mauvais. En vingt ans d’observation, ce
principe n’est toujours pas invalidé !
Fort heureusement, depuis quelques années, suite à la généralisation d’internet, chacun
d’entre-nous dispose d’une information précise, constamment remise à jour, sur les principaux
paramètres vitaux d’une entreprise. La généralisation des normes GAAP (Generally Accepted
Accounting Principles), sous l’influence du Financial Accounting Standards Board (FASB) et
de l’International Accounting Standards Committee (IASC), constitue une étape significative
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pour les sociétés cotées en bourse. La disponibilité des principaux documents soumis par les
entreprises publiques américaines dans la base de données EDGAR de la Securities and
Exchange Commission (SEC) (http://www.sec.gov/edgar.shtml ) offre des possibilités
d’analyse et de comparaison en tous points exceptionnelles (voir également : www.edgar-
online.com et www.global-reports.com, pour les sociétés internationales).
Ce sont toutefois les sites grand public tels que ceux du Nasdaq, de Yahoo, de Microsoft
(MoneyCentral), de Hoover, de SmartMoney, et autres theStreet et MarketWatch (ou leurs
équivalent LesEchos et Boursorama) qui contribuent le plus à la mesure et à la dissémination
des concepts de performance managériale.
Aujourd’hui, n’en déplaise aux dirigeants, qui soit les ignorent, soit ne souhaitent pas se les
voir appliquer, deux critères sont utilisés à l’échelle internationale pour mesurer l’efficacité
économique : la rentabilité nette des fonds propres (roe, Return On Equity) et la rentabilité
nette des ressources engagées (roa, Return On Assets).
Le premier critère est une mesure de l’efficacité avec laquelle l’entreprise emploie ses fonds
propres, c’est-à-dire principalement son capital, ses réserves et ses primes d’émission. La
prime d’émission représente la différence entre la valeur économique d’une action nouvelle
telle qu’établie par le marché et l’actif net par action. C’est en quelque sorte la prime que
l’actionnaire nouveau est heureux d’acquitter pour avoir le privilège d’obtenir une action
nouvelle. Dans le cas d’entreprises performantes, la prime d’émission peut être plusieurs fois
supérieure à l’actif net par action, constituant un moyen de financement particulièrement
recherché.
Le second critère constitue une mesure de l’efficacité avec laquelle l’entreprise emploie
l’ensemble de ses ressources, c’est-à-dire principalement ses fonds propres et son endettement
net. Ce second critère est donc moins strict. Il sera surtout utile pour les entreprises qui
financent leur développement par endettement.
L’effort de création de valeur d’une entreprise peut être exprimé sous la forme suivante :
roe = m . t . l,
avec
roe : rentabilité nette des fonds propres, Return On Equity, (résultat net divisé par
les fonds propres),
m : marge nette (résultat net divisé par le chiffre d’affaires), mesure de l’efficacité
marketing,
t : rotation des ressources (chiffre d’affaires divisé par le total des ressources de
l’entreprise, c’est-à-dire le total du bilan), mesure de l’efficacité opérationnelle,
l : levier financier (total des ressources de l’entreprise, c’est-à-dire le total du
bilan, divisé par les fonds propres), mesure de lendettement financier.
L’autonomie stratégique et l’indépendance financière sont entièrement fonction de la relation
existant entre la rentabilité nette des fonds propres roe et le coût du capital c, c’est-à-dire le
taux d’intérêt de référence (ci), éventuellement assorti d’une prime de risque (cr). Cette
dernière reflète la rémunération exceptionnelle exigée de l’emprunteur pour couvrir le risque
spécifique au projet envisagé. Selon Le Figaro Economie du 16 août 2002, en mai, le surplus
de rémunération qu’offraient les groupes jugés sans risque majeur par les agences de notation
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