
RR2015 « De la crise de la médecine libérale à son industrialisation » [Nicolas DA SILVA] PAGE 4 sur 15
signifie pas qu’elle n’est ni importante ni résolue. Le problème de qualité des soins trouve une
solution implicite dans la dimension symbolique extrêmement forte attachée au statu de médecin.
Les investissements normatifs sont si nombreux que le patient accorde facilement au médecin la
confiance suffisante pour assurer la coordination du système de santé : codes de déontologie,
éthique médicale, monopole de la pratique, études longues, etc. (Batifoulier, 1992). Ce cadre
institutionnel a favorisé, du moins pendant un certain temps, le développement du paternalisme
médical. La meilleure définition du paternalisme médical est sans doute donnée par Louis Portes
(1950), ancien président du Conseil national de l’Ordre des médecins, lorsqu’il cherche à définir
l’acte médical et le consentement du patient :
« Face au patient, inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le sentiment
d’avoir à faire à un être libre, à un égal, à un pair, qu’il puisse instruire véritablement.
Tout patient est et doit être pour lui comme un enfant à apprivoiser, non certes
tromper – un enfant à conseiller, non abuser – un enfant à sauver, ou simplement à
guérir. […] Je dirai donc que l’acte médical normal n’étant essentiellement qu’une
confiance qui rejoint librement une conscience, le consentement ‘éclairé’ du malade
[…] n’est en fait qu’une notion mythique que nous avons vainement cherché à
dégagé des faits. Le patient, à aucun moment, ne ‘connaissant’ au sens strict du
terme, vraiment sa misère, ne peut vraiment ‘consentir’ à ce qui lui est affirmé, ni à ce
qui lui est proposé – si du moins nous donnons au mot consentement sa signification
habituelle d’acquiescement averti, raisonné, lucide et libre. » (Portes, 1950, pp. 163-
170)
Le paternalisme médical est donc la doctrine et la pratique selon laquelle le patient est une
confiance qui rejoint librement la conscience du médecin. Or, si la confiance fait partie des
« institutions invisibles » du système de santé (Batifoulier et Gadreau, 2007), elle n’est pas une
donnée inamovible de ce système. Ainsi, les « scandales » de santé publique qui ont rythmé les
années 1980 ont contribué à altérer la confiance placée en la figure du médecin – libéral ou non.
On peut rappeler brièvement le cas de l’« affaire » du sang contaminé qui a non seulement révélé
les défaillances de l’administration sanitaire mais aussi celle des médecins. Dès lors, la question
invisible qui se pose lors de chaque relation patient/médecin redevient visible : faut-il se fier au
médecin et à son expertise ?
A partir de ce type de critique, les années 1980 voient émerger de nouvelles formes de la
relation patient/médecin. De nombreux travaux en sociologie ont pu montrer l’existence d’une
forte hétérogénéité des patients face au savoir médical et plusieurs typologies de patients sont
possibles : actifs/passif, peu informés/ très informés, absence de contrôle des classes
populaires/négociation et choix des classes moyennes consuméristes, délégation de la décision au
médecin/participation à la décision (Herzlich et Pierret, 1991, Llewellyn-Thomas et al. 1991). En
fonction des caractéristiques sociales du patient, certains ont tendance à s’en remettre
aveuglément au médecin alors que d’autres développent une démarche active de recherche
d’information (Morin et Moatti, 1996). Avec la pandémie du Sida s’affirme le profil d’un patient à
la fois informé, actif et qui négocie avec le médecin. En outre, la publicité faite autour des
découvertes médicales impose un « tiers publique » dans la relation de soin qui achève de
renverser le paternalisme médical traditionnel (Barbot et Dodier, 2000).
Au total, il y a une crise de confiance dans la mesure où l’on assiste dans les années 80/90 à
l’émancipation du patient. Dans une optique de « démocratie sanitaire » (Domin, 2006), les
attentes envers le médecin changent : il n’est plus attendu que le médecin ait une compétence
morale attachée à sa personne : évaluer le bien et le mal. La dimension morale de l’activité existe
toujours mais elle doit avant tout être fondée sur des compétences techniques de façon à
favoriser un choix éclairé (Jaunait, 2005). Avec la crise du régime de la preuve et la crise de
confiance, nous avons les deux premiers leviers de l’industrialisation de la médecine libérale. Le
troisième levier qui nous reste à étudier est plus classique : il s’agit de la crise économique.