Par Catherine Smadja et Philippe Froguel Directeur de recherches

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DECEMBRE 2004 - Page 13
CE QUE CACHE MCDONALD’S
L’obésité au bout du repas
En Grande-Bretagne, un pays particulièrement touché par l’obésité, McDonald’s
est le troisième annonceur (en volume) à la télévision et à la radio, le cinquième
étant... une autre société de fast-food, Kentucky Fried Chicken. En France, où le
nombre d’adultes obèses a doublé en quinze ans, où celui des enfants en surpoids a
été multiplié par cinq et où celui des jeunes de moins de 15 ans atteints d’obésité
sévère a décuplé, McDonald’s s’offre de pleines pages publicitaires dans les
principaux journaux.
Par CATHERINE SMADJA ET PHILIPPE FROGUEL
Directeur de recherches au CNRS.
Administratrice civile, détachée auprès du ministère britannique de la culture, de la communication et du sport.
Pour répondre aux accusations portées dans Super Size Me, film produit et réalisé par Morgan
Spurlock, selon lequel la consommation régulière des portions géantes proposées par
McDonald’s était très nuisible à la santé physique et mentale, la société-phare du repas rapide et
simple s’est lancée dans une grande opération de communication : convaincre l’opinion et les
« décideurs » politiques que non seulement elle n’est pour rien dans l’ampleur de l’épidémie
mondiale – 1 milliard de personnes en surpoids, dont 300 millions d’obèses en 2004 (1), à
comparer aux 842 millions de personnes dénutries –, mais au contraire qu’elle fait tout – et
depuis longtemps – pour la combattre. Par ses spots, elle vante ses pseudo-initiatives « pour
accompagner les changements de préoccupations alimentaires des Français », euphémisme
type de l’industrie agroalimentaire qui nie jusqu’à l’existence du terme « obésité ».
Dans ses placards publicitaires, et dans un long inventaire à la Prévert, McDonald’s détaille ses
« innovations » diététiques depuis 1987, notamment les yaourts à boire, les fruits « à croquer »
et, plus récemment, les salades dites « plus » – comme si la consommation de fruits, de légumes
et de laitages était un élément essentiel de la culture McDonald’s. En Grande-Bretagne ont fleuri
l’été dernier des panneaux publicitaires vantant le « podomètre gratuit (2) » offert avec ses repas
– gadget qui ne remet pas en cause la nocivité des produits vendus, mais lui donne à peu de frais
une image sportive.
La firme omet de rappeler que, malgré toutes ces initiatives louables, la croissance du nombre
d’obèses a été parallèle à l’augmentation du chiffre d’affaires des sociétés de restauration rapide.
Bref, que les fast-foods n’ont pas contribué à améliorer l’état nutritionnel de la population
humaine. Toutes ces entreprises qui produisent repas et aliments « de convenance », tout prêts
et faciles à consommer, ne font que répondre avec complaisance au souhait de « gain de temps »
de beaucoup de nos contemporains.
Contrairement à ce que McDonald’s voudrait faire croire, l’essentiel de son succès est ailleurs que
dans les yaourts gadgets et autres « fruits à croquer ». Qui veut déjeuner d’un yaourt ou de fruits
frais ne va pas les acheter chez McDo ! Ces consommateurs de ce que certains ont appelé par
dérision – et on les pardonne presque d’avoir utilisé l’anglais – la « slow food » n’intéressent pas
la restauration rapide. Celle-ci fait son chiffre d’affaires avec le menu « Best of Big Mac », et c’est
ce produit qu’elle veut protéger à tout prix.
Emprise publicitaire
La publicité récente de McDonald’s cherche donc à « bousculer les idées reçues » selon le titre de
l’encart, et à démontrer que, vraiment, le « Big Mac » ne fait pas grossir : puisqu’un menu « Best
of », qui apporte la bagatelle de 987 calories, ne couvrirait que 35 % à 40 % des besoins
caloriques journaliers des Français, pourquoi s’en priverait-on ? Hélas ! les données de
McDonald’s sont dépassées depuis trente ans au moins. De plus en plus sédentaire, le
consommateur occidental dépense moins de 1 800 calories par jour en moyenne (contre 5 000
pour le chasseur nomade de la préhistoire et 3 000 pour l’agriculteur du XIXe siècle). Entre
sodas, barres de céréales et autres grignotages « énergétiques », il ingurgite au moins
200 calories de junk food par jour. Il ne lui reste plus que 1 600 calories à consommer pendant
les repas pour rester à l’équilibre énergétique, et donc ne pas grossir.
Le calcul est simple. Avec, à midi, un menu « Best of Big Mac » avec des frites, il reste
600 calories à répartir entre le dîner et le petit déjeuner. Lequel devrait constituer, à en croire un
autre mythe créé de toutes pièces, et sans aucun fondement scientifique, par les marchands de
céréales (Kellog’s, Nestlé...), au moins un quart de notre ration calorique quotidienne (soit pas
loin des 600 calories restantes). Bref, ne dînez pas, et surtout pas des petits plats « allégés » tout
préparés vantés par les mêmes industriels de l’agroalimentaire, qui sont souvent plus caloriques,
plus riches en graisses et bien plus salés que leur équivalent préparé à la maison (3).
De même, après un happy meal (« repas heureux ») au McDonald’s – 760 calories, soit 50 % des
besoins énergétiques d’un enfant de 5 ans –, mettez votre bambin à la diète, surtout s’il a pris des
céréales particulièrement riches en sucres et en graisses au petit-déjeuner !
Alors, que faire ? Faudrait-il interdire la publicité télévisée pour ces produits, notamment lors
des plages horaires consacrées aux enfants ? Certainement pas ! répondent les producteurs
d’émissions enfantines, qui verraient ainsi leurs ressources diminuer d’environ 40 %. Ceux-ci
insistent sur la diversité des causes de l’obésité chez l’enfant : absence des parents lors des repas,
manque d’exercice physique (en partie lié au temps passé devant la télé) ; et bien évidemment
importance... des produits tout préparés dans l’alimentation quotidienne. Au contraire, pour la
British Diabetes Association, qui pousse les pouvoirs publics britanniques à agir en ce domaine,
une régulation, voire une interdiction totale, s’impose.
A l’appui de cette thèse, on peut citer des chiffres : sur les 22 minutes de publicité que regardent
chaque jour les petits Britanniques, un cinquième concerne des céréales présucrées, des
confiseries, des chips, des boissons sucrées ou des produits de restauration rapide. Alors que les
dépenses pour ces produits représentent 59 % du total du chiffre d’affaires de la publicité
télévisée dans le secteur de l’alimentation, ce pourcentage s’élève à 77 % durant les plages
horaires des émissions enfantines – et, si l’on ajoute les produits lactés, respectivement 78 % de
l’ensemble des programmes et 96 % de ceux qui sont destinés aux enfants (4). Or, sans que l’on
puisse prouver la causalité, on constate que les enfants regardant beaucoup la télévision
consomment davantage ce type de produits (5).
Le débat est ouvert et il sera sans doute un des enjeux de la révision prochaine de la
réglementation européenne de la télévision (6). En attendant, si vraiment McDonald’s et les
autres compagnies de fast-food veulent agir pour la santé publique, qu’elles cessent de s’abriter
derrière des salades alibis, visant bien plus à attirer de nouvelles catégories (femmes actives) qui
boudaient leurs restaurants qu’à modifier le comportement alimentaire de leur cœur de cible.
Qu’elles modifient plutôt la charge calorique de leurs produits- phares : avec un peu moins de
mayonnaise et de graisses dans le pain, le menu « Big Mac » peut passer sous la barre des
800 calories, soit 20 % en moins, surtout si l’on ose remplacer les sacro-saintes frites ne serait-ce
que par un autre féculent non frit.
A moins, évidemment, que les sociétés de restauration rapide n’aient de bonnes raisons pour ne
pas le faire. Les nutritionnistes de l’agroalimentaire connaissent bien cette étonnante réalité
physiologique : si le cerveau humain est capable d’évaluer la teneur en énergie des aliments et de
réguler son appétit en fonction de cette variable essentielle, cette aptitude disparaît au-delà d’une
certaine densité énergétique (7). Même si une mégabarre chocolatée (« Snickers », par exemple)
pèse 100 grammes, elle apporte plus de calories qu’un steak de 400 grammes servi avec pommes
de terre et brocolis. Mais, lorsque les aliments sont trop denses en calories, le cerveau, perdu,
n’arrive plus à calculer ce que le corps doit encore ingérer pour couvrir ses besoins.
Ce « grignotage » n’est pas considéré comme le repas qu’il est (la même chose est vraie pour les
sodas riches en sucrose ou en fructose dont le contenu calorique n’est pas identifié par le
cerveau). Serait-ce pour cette raison que la plupart des produits des fast-foods dépassent
allégrement cette limite ? Ainsi, plus les produits sont caloriques, moins ils induisent la satiété, et
donc plus ils incitent à continuer à consommer – qui résistera à un petit milk-shake de plus à
« seulement »... 365 calories ? Forcer l’agro-alimentaire à limiter la teneur énergétique de ses
produits est donc essentiel pour contrôler l’obésité.
Alors, prenons les paris : qui, des libéraux britanniques, des ultra-libéraux américains ou des
dirigistes français, auront les premiers le courage de s’attaquer à ces groupes puissants ? Il s’agit
là d’une partie indispensable, quoique bien évidemment insuffisante à elle seule, d’un véritable
programme multifacettes de lutte contre l’obésité.
L’obésité n’est pas à proprement parler une maladie (résultant d’un désordre biologique de
l’individu), mais une réponse « normale » à un environnement pathologique. Notre vie moderne
conduisant à un excès énergétique d’environ 300 calories par jour, l’engraissement exagéré –
avec toutes ses conséquences nuisibles pour la santé et pour l’espérance de vie (8) – est un
phénomène de masse inéluctable si rien n’est fait pour modifier les conditions dans lesquelles
nous vivons.
Les caractéristiques génétiques de chacun interviennent cependant en freinant ou, au contraire,
en amplifiant l’effet de l’environnement : certaines personnes sont heureusement protégées du
surpoids alors que de nombreux enfants développent désormais des obésités extrêmes dès l’âge
de 5 ans. La compréhension des bases biologiques de l’obésité « maladie » doit aller de pair avec
un projet de société visant à adapter l’activité physique à l’apport énergétique, mais aussi à
améliorer l’ensemble des conditions de vie des populations défavorisées.
Car, ne nous trompons pas, l’obésité touche avant tout les plus pauvres. Selon une étude publiée
par le ministère des affaires sociales, l’obésité est dix fois plus fréquente chez les enfants dont le
père est ouvrier non qualifié (7,4 %) que chez ceux dont le père est cadre (0,7 %) (9). Un écart qui
traduit des modes de vie (notamment la pratique d’activités sportives) et d’alimentation
différenciés. Cela ne signifie évidemment pas que les enfants des classes plus aisées ne
grossissent pas : si l’on regarde non pas l’obésité mais le simple surpoids, le taux est de 22,4 %
chez les enfants dont le père est ouvrier et de 10,8 % chez ceux dont le père est cadre. Tous
mangent mal, consomment des barres chocolatées et des boissons sucrées, mais tous n’ont pas la
même alimentation à la maison, la même possibilité de pratiquer des activités sportives, ni le
même regard sur l’obésité et ses conséquences sur la santé.
Ces inégalités sociales s’observent également sur le plan mondial : si la lutte contre la faim reste
une priorité, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’inquiète de la montée de l’obésité dans
les pays en voie de développement. La migration dans les villes s’accompagne d’une modification
des comportements alimentaires, les plats riches en graisses et en sucres disponibles en ville à
faible prix remplaçant la nourriture traditionnelle.
Il a été montré en Chine que l’amélioration du niveau de vie induit un accroissement significatif
de la consommation d’huile. Cependant, la consommation de produits à très haute teneur en
matières grasses s’est accrue bien plus chez les populations les plus pauvres (10). Les formes
sévères d’obésité ont donc des origines à la fois biologiques et sociales ; seules des recherches
approfondies permettront de mieux les prévenir et de les prendre en charge. A cet égard, la
campagne récente de McDonald’s se révèle pour le moins inopportune.
(1) Organisation mondiale de la santé (OMS) : Obesity and Overweight
(2) Un appareil ultraléger, porté à la ceinture, qui compte le nombre de pas au cours d’une journée. Les autorités
sanitaires britanniques recommandent d’effectuer de 10 000 à 12 000 pas chaque jour.
(3) Pourquoi tant de sel ? Serait-ce pour induire une consommation accrue de boissons, particulièrement les
sodas et l’eau minérale, vendues par les mêmes groupes industriels ? Ou pour améliorer à peu de frais le goût
d’aliments de médiocre qualité ?
(4) Etude Nielsen pour le rapport de l’Ofcom, le régulateur des médias et télécommunications britanniques,
« Childhood obesity : food advertising in context », Londres, 22 juillet 2004.
(5) Ibid.
(6) Sur le sujet, lire François Brune, « De l’enfant-roi à l’enfant-proie », Le Monde diplomatique, septembre 2004.
(7) Andrew Prentice et Susan Jebb, « Fast foods, energy density and obesity : a possible mechanistic link »,
Obesity Reviews, Oxford, novembre 2003, vol. 4, n° 4.
(8) Selon les données épidémiologiques récentes publiées par le Journal of the American Medical Association,
Chicago, mars 2004 ; l’obésité est devenue la principale cause de mortalité aux Etats-Unis, à égalité avec le
tabac.
(9) Etudes et résultats, n° 283, janvier 2004, DREES, ministère des affaires sociales. Données pour l’année
scolaire 2000-2001.
(10) Barry M. Popkin, « The nutrition transition and obesity in the developing world », Journal of Nutrition,
Bethesda, 2001.
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/12/FROGUEL/11718 - DECEMBRE 2004
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