Chute d'une tartine beurrée Plan : I) Recherche de paramètres significatifs II) Modélisation III) Expériences et interprétation Introduction L'ensemble de "lois" connues sous le nom de "lois de Murphy" est étendu, et il contient des explications à des phénomènes divers et variés. Il y a par exemple la "loi de l'arrêt de bus", qui prédit que les bus arrivent toujours par deux, voire par trois, la loi de Finagle ( "Si quelque chose de mal peut se produire, cela arrivera." ), ou encore l'expression très connue de "loi des séries". Ce sont bien sûr des exemples amusants et souvent farfelus, mais il arrive que ceux-ci aient une réelle signification scientifique, en-dehors de toute croyance à un hasard malveillant. Ainsi, la "loi de l'arrêt de bus" s'explique par le fait que le premier de deux bus va devoir ramasser un maximum de passagers, alors que le suivant ne fera monter que quelques personnes : si les horaires sont mal pensés, il est fort probable qu'au bout d'un certain temps, les deux bus se suivent ! L'un des "applications" les plus célèbres des "lois de Murphy" est la "loi de la tartine beurrée". Celle-ci énonce qu'une tartine beurrée qui échappe des mains de quelqu'un est vouée à tomber face beurrée sur le sol, provoquant ainsi l'ire du propriétaire de ladite tartine ( et même quelques dégâts si la tartine était recouverte de confiture ! ). C'est un phénomène que chacun a pu observer au moins une fois en prenant un petit-déjeuner, et cela ne peut manquer de soulever des questions. La "loi" est-elle fondée ? Quelles en sont les explications possibles ? Des expériences plus ou moins sérieuses ont été menées à ce sujet, et l'étude menée ici commencera donc par s'appuyer sur celles-ci afin de discerner les facteurs significatifs qui font que la tartine retombe du côté beurré ou non. 1) Réflexions préalables. Ce problème a été abordé sous différents angles, et plusieurs facteurs sont avancés. Intéressons-nous à ces listes afin de voir ce qui peut réellement jouer un rôle dans l'expérience. Il est évident qu'il y a là un phénomène dû à de la dynamique, et il faut chercher les causes qui amènent à une chute systématique du côté beurré. On peut considèrer principalement deux aspects : la force de gravitation, et d'éventuelles forces de frottements fluides lors de la chute. Examinons le cas des forces de frottements, de façon grossière, pour voir si l'on peut les négliger. La tartine tombe d'une table d'environ un mètre en environ une seconde, ce qui fait une vitesse verticale d'à peu près 1 m.s-1. Elle effectue une rotation d'environ π radians en cette même seconde ( puisqu'elle se retourne ), ce qui donne une vitesse angulaire de π rad.s-1. Si l'on prend une tartine de 10 cm de côté ( ce qui a été choisi pour les expériences menées ), cela donne une vitesse linéaire liée à la rotation d'environ 5.π cm.s-1, ce qui peut être converti en à peu près 0,15 m.s-1. Or on sait que l'on néglige toujours les frottements sur des distances aussi faibles pour les chutes verticales, et la faible vitesse de rotation nous amène à négliger également un éventuel couple de frottements apparaissant à cause de ce mouvement. On néglige donc totalement les frottements. En ce qui concerne la force de gravitation, plusieurs facteurs sont importants. Il est amusant de se rendre compte, tout d'abord, qu'un cracker ( ou tout objet relativement petit comparé à une tartine ) fera un tour sur lui-même, et retombera du "bon" côté : si l'on beurrait des crackers, il n'y aurait pas de problème. Il semble donc que la taille de la tartine joue un rôle dans le résultat obtenu. Deuxièmement, on sait que la rotation de la tartine s'arrête au contact du sol, et que l'angle dont a tourné la tartine depuis le début de sa chute est donc conditionné par le temps mis à effectuer cette chute. Or, ce temps est relié à la hauteur de la table, par la relation t= . Autrement dit, plus la table est haute, plus la tartine aura tourné d'un angle important. Il faut donc en tenir compte. Il faut encore examiner ce qui se passe au début de l'expérience, avant que la tartine ne tombe en chute libre. Deux cas sont alors possibles : soit on considère le cas où l'on lâche la tartine, en se tenant debout ou assis, soit on considère le cas où la tartine tombe d'une table "spontanément". Les expériences menées s'intéressent à ce deuxième cas, mais on peut faire un parallèle avec le premier pour ce qui concerne cette partie du problème. La tartine tourne autour d'un axe ( celui reliant les doigts du gourmet pour le premier cas, celui du bord de la table pour le second ) lors d'une première phase, avant de se "dégager" et de tomber. Il y a donc un angle de départ formé entre la tartine et l'horizontale, qui n'est pas nul a priori. Cela nous fournit un autre paramètre. La tartine se comportera différemment selon qu'elle est posée plus ou moins en équilibre sur le bord du support : on définit alors ( cela se retrouve dans la littérature scientifique ) un coefficient de surplomb η qui est le rapport de la distance entre le centre de la tartine et le bord de la table sur sa largeur. Plusieurs remarques à propos de l'angle de départ : tout d'abord, c'est un paramètre plutôt difficile à déterminer. A l'oeil nu, il est impossible de discerner clairement le moment où la tartine cesse de glisser et commence à tomber, et même après une acquisition vidéo, l'exploitation n'est pas beaucoup plus évidente. En effet, en supposant une fréquence d'acquisition de 30 images/seconde ( fréquence effectivement utilisée lors des expériences ), on obtient une incertitude d'à peu près 0,06 secondes sur la détermination du moment où la seconde phase du mouvement commence ( cela représente donc une incertitude proche de π/15 rad ). De plus, c'est au début du mouvement que l'incertitude expérimentale est la plus grande. Dans le cas qui nous intéresse ici, il faut distinguer deux possibilités : le fait de lâcher une tartine, ou de la lancer en l'air. Un exemple frappant de la variabilité des résultats obtenus est visible dans deux études très sérieuses : Robert Matthews, en 2001, a fait lancer à des écoliers du Royaume-Uni près de 21 000 tartines, et n'obtint un taux de tartines tombant sur le côté beurré que de 62 %. Cela conforte l'idée qu'il y a une cause profonde et statistiquement importante qui fait que la tartine retombe du côté beurré, mais on est loin d'une valeur aux alentours de 100 % à laquelle on pourrait s'attendre. Dans une deuxième série d'expériences, le taux a même chuté à 53 % ! En fait, cette fluctuation du résultat est dû au fait que les lancers ne sont pas tous équivalents : les élèves donnaient plus ou moins de hauteur, de vitesse de rotation et même d'inclinaison lors du lancer, ce qui veut dire que les résultats obtenus sont réellement sujets à caution. Reste la question d'une éventuelle discontinuité de la densité causée par la présence du beurre, et sur ce point la littérature disponible n'est pas unanime. Le site h2g2 ainsi qu'un article de Sciences et Vie lui concèdent une importance réelle mais très faible, alors que Robert Matthews, qui a reçu en 1996 un prix Ig Nobel pour son étude de la question, n'en prend pas compte. La densité du beurre est ( moyenne de trois sources ) d'environ 0,85. On compare cette valeur à la densité du pain : on a trouvé une moyenne de 0,35 à peu près, ce qui représente effectivement une différence importante. Toutefois, si on considère que la couche de beurre représente une épaisseur très mince ( de l'ordre de 0,5 mm, voire moins ) comparée à la hauteur de la tartine ( au moins 1 cm ), on en arrive à négliger cet effet. Avec les valeurs proposées, on obtient un volume de beurre 20 fois plus petit que celui de pain. L'influence d'une couche de beurre "normale" est donc très limitée. On garde en définitive quatre paramètres principaux ( en éliminant le problème de la nonhomogénéité de la masse volumique ), qui doivent permettre de décrire le mouvement de la tartine : la hauteur de la table, l'angle où la tartine quitte la table, les dimensions de la tartine et le coefficient de surplomb. L'idée est alors de modéliser dans un premier temps l'effet de ces paramètres par rapport à une tartine "standard" ( les expériences se sont appuyées sur une tartine carrée de dix centimètres de côté, et on prend donc cette valeur ), et de voir à quelles occasions la tartine pourrait retomber du côté non beurré. 2) Modélisation a) Première phase : rotation autour du bord de la table On repère l'angle θ comme indiqué sur la figure suivante. On cherche dans un premier temps à calculer θ(t), puis sa variation au cours du temps, ω(t), en raisonnant sur la conservation de l'énergie mécanique. Ep = - m.g.zG. Or : zG = η.a.sin(θ), par définition de η et θ. Ec = (JΔ.ω²)/2. On calcule JΔ. Par théorème de Huygens, on a : JΔ = JG + m.(GΔ)², où GΔ représente la distance de G au bord de la table, qui vaut η.a. De plus, JG = (m.a²)/3 pour un rectangle en son centre d'inertie. D'où : Em = Ec + Ep = - m.g.η.a.sin(θ) + m.(a²/3 + (η.a)²).ω²/2. On sait que Em(t) = Cte, or Em(t=0) = 0, en prenant l'origine à la hauteur de la table. D'où : A tout instant t, on a : - m.g.η.a.sin(θ) + m.(a²/3 + (η.a)²).ω²/2 = 0. On a alors : ω² = (g/a) . (η.sin(θ)) / (1/6 + η²/2). ω² = (g/a) . ((6.η) / (1 + 3.η²)) . sin(θ). On voit que la vitesse de rotation au moment d'aborder la deuxième phase est entièrement déterminée par la donnée de l'angle auquel la tartine quitte la table. Notons cette vitesse ω0, et cet angle θ0. b) Deuxième phase : chute libre en rotation On repère l'angle θ par rapport à l'horizontale, en assurant la continuité avec la définition de la première phase. Dans cette phase, seul le poids s'applique à la tartine ( on a négligé les frottements de l'air ). Or le poids s'applique en G, ce qui donne un moment des forces extérieures nul. On trouve donc que ω = Cte = ω0. On calcule alors de quel angle la tartine aura tourné lorsqu'elle touchera le sol, notons-le θf : θf = θ0 + ω0.t, où t représente le temps de chute ( expression donnée dans la première partie ) : t = . Analysons les différentes valeurs possibles de θf. Si 0 < θf < , la tartine retombe sur le côté non beurré ( elle n'a pas encore effectué un demi-tour ). Si Si < θf < < θf < , la tartine retombe sur le côté beurré. , la tartine a suffisamment tourné pour se retrouver du côté non beurré. On s'arrête ici à ces valeurs, mais il est évident que l'on peut continuer avec des intervalles de longueur π, par périodicité. c) Utilisation sous Maple Cette modélisation est alors implantée sous Maple, dans deux cas : dans le premier cas, on fixe x à π/6 ( valeur mesurée en première approximation ), et on fait varier h et GΔ. Dans le second cas, on fixe GΔ, et on fait varier h ( hauteur de la table ) et x ( angle où la tartine quitte la table ). Cela donne donc une idée du comportement de l'expérience en fonction des divers paramètres que l'on a sélectionnés. Explication des graphiques : si la valeur de l'angle d'arrivée est telle que la tartine retombe "mal" ( sur le côté beurré ), la fonction affiche 0. Sinon, elle affiche l'angle dont a tourné la tartine avant de toucher le sol. Avec le premier graphique, on voit que, pour des valeurs "raisonnables" de GΔ et à une valeur de θ0 cohérente avec l'expérience, il faudrait une table d'au moins 4 m de haut pour observer une tartine qui retombe du côté non beurré. On constate également que la valeur de GΔ n'influe que de façon marginale sur le résultat. La valeur de h, comme on pouvait s'y attendre, est déterminante. Grâce au second graphique, on voit que l'angle θ0 influe sur le résultat, plus que la valeur de GΔ, mais qu'entre π/6 et π/2 ( intervalle où on s'attend à trouver l'angle où la tartine quitte la table ), cette variation ne change pas fondamentalement le résultat de l'expérience dans les conditions choisies. 3) Expérience et interprétation a) Résultats expérimentaux On a effectué dix expériences, et on a fait la moyenne des angles obtenus à chaque mesure, pour en tirer un angle expérimental en fonction du temps lors de la chute. On trace ensuite cet angle, une valeur de l'angle si la tartine quitte la table à π/6 et π/2. Il y a alors une différence marquée entre le modèle et l'expérience. On a donc ajusté l'hypothèse faite sur l'angle où la chute libre commence – puisque c'est la valeur la plus susceptible d'une erreur de détermination –, et on a tracé cet angle "ajusté" en fonction du temps. On trouve pour ce dernier modèle θ0 = π/11, ce qui reste dans l'intervalle d'erreur systématique. En ajustant sur cet angle de départ, la courbe de la modélisation est proche de la courbe expérimentale moyenne à 4 % près. Graphique récapitulatif 10 9 8 7 Angle 6 Expérimental Pi/6 Pi/2 Angle ajusté 5 4 3 2 1 0 0,0 0,1 0,1 0,1 0,2 0,2 0,2 0,3 0,3 0,3 0,4 0,4 7 3 7 3 7 3 7 3 Temps b) Interprétation On a une différence importante mais cohérente avec les problèmes expérimentaux rencontrés en ce qui concerne l'angle θ0 : la transition entre les deux phases du mouvement est difficile à déterminer car au moment précis où la tartine s'écarte du bord de la table, sa vitesse est faible. Le modèle a le mérite de mettre clairement en évidence la hiérarchie des différents paramètres qui peuvent intervenir sur cette expérience, et de donner une approximation satisfa isante après correction. L'angle θ0 que l'on a observé dans cette série de mesures est toutefois plutôt faible comparé à ce qui est souvent utilisé dans les articles qui traitent du sujet, à savoir π/2 ou π/4 en général. On peut en tirer deux conclusions : d'une part, ces valeurs sont arbitraires et ne représentent pas totalement la vérité, mais ce sont des cas limites qui permettent, malgré un angle de départ surévalué, d'expliquer la chute d'une tartine sur le côté beurré dans le cas général. D'autre part, dans l'expérience qui a été réalisée, la "tartine" était faite de carton et entourée de Scotch®, cela a dû jouer sur la phase de rotation. On peut soulever la question de l'existence d'une troisième phase du mouvement, intermédiaire, où la tartine reste en contact avec la table ( et donc subit encore l'action du moment du poids ), mais glisse par rapport à elle ( l'action varie alors au cours de cette phase ). D'un point de vue plus pratique, un certain nombre de problèmes se sont posés, notamment concernant la fréquence d'échantillonnage du dispositif de capture vidéo, cela ayant entraîné en grande partie l'incertitude sur les mesures déterminantes. De plus, la netteté de l'acquisition est primordiale quand on veut faire des captures sur un objet lointain ( c'est-à-dire quand on veut observer une chute d'une hauteur plus importante ). Ainsi, l'expérience consistant à lâcher une tartine depuis une hauteur plus conséquente ( de l'ordre de 4 à 5 m ) a bien montré que dans ce cas, la tartine retombait du côté non beurré, mais une acquisition ne pouvait pas être exploitée : on ne distinguait pas la tartine du reste de l'image. Conclusion Malgré quelques difficultés, on arrive à un modèle qui n'est ni idéal ni aberrant, mais qui permet de se faire une idée quant au moteur du phénomène observé. On voit bien qu'il ne s'agit pas de chance ou d'une éventuelle dissymétrie de la répartition de masse causée par le beurre ( réponse souvent citée en premier lorsque l'on demande à un public pourquoi la tartine retomberait toujours du côté beurré ), mais bien d'une hauteur insuffisante de la table pour permettre une rotation complète de l'objet en question. Sans aller jusqu'à dire, comme Robert Matthews, que "la tartine retombe du côté beurré parce que l'Univers est ainsi fait", il y a donc cette raison précise qui semble difficile à corriger. En effet, imaginer des tables de 3, 4 à 5 m de haut semble peu réaliste. Comment combattre ce déterminisme écrasant ? Un des moyens possibles serait de donner à la tartine une rapide impulsion au moment où elle glisse, pour contrecarrer ou accentuer sa rotation : avec un peu de chance, cela suffirait à modifier suffisamment son mouvement pour obtenir le résultat désiré. En conclusion, l'expérience de la tartine beurrée nous montre que, comme le suggère Richard Robinson, la façon d'analyser le monde qui nous entoure n'est pas toujours judicieuse, et que cela nous amène à attribuer au hasard un phénomène qui s'explique simplement. Bibliographie Etude de cas : La loi de la tartine beurrée. Wikipédia, disponible sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Murphy#.C3.89tude_de_cas_:_la_loi_de_la_tartine_beu rr.C3.A9e, pour des exemples utiles. Granier, Olivier. Le principe de la " tartine beurrée " ou le principe de " l’enquiquinement " maximal (loi de Murphy). Disponible sur : http://pagespersoorange.fr/olivier.granier/meca/ex_og/tartine/tartine.htm, pour la résolution mathématique du problème. Robinson, Richard. Pourquoi la tartine tombe toujours du côté du beurre. Dunod, 2007, pour les divers aspects des "lois de Murphy" en général, et de la tartine beurrée en particulier. Bloch, Arthur. Murphy's Law. Price/Stern/Sloan Publishers, Inc., 1977, pour des interprétations généralement acceptées ( mais parfois surprenantes ) de la "loi de Murphy". Heider, F. and Simmel, M. An experimental study of apparent behavior. American Journal of Psychology, 2 avril 1944, pour l'interprétation comportementale de notre rapport à divers phénomènes. Butterworth, B. The Mathematical Brain. Macmillan, 1999, pour la façon de considérer les mathématiques en général. Matthews, Robert. Tumbling toast, Murphy's Law and the Fundamental Constants. Disponible sur : http://ourworld.compuserve.com/homepages/rajm/toast.htm, pour la métaphysique de l'expérience. Densité. Encyclopédie gratuite, disponible sur : http://www.encyclopediegratuite.fr/Definition/chimie/densite.php, pour la densité du beurre. Effect of crumb density, glycerol, and enzyme addition on bread staling. IFT, disponible sur : http://ift.confex.com/ift/2005/techprogram/ataglance.htm, pour la densité du pain. Why Toast Falls Butter Side Down. H2G2, disponible sur : http://www.bbc.co.uk/dna/h2g2/A1004725, pour une vision du phénomène.