Tuberculose-sida :
de nouveaux enjeux pour les services de santé ?
par Bruno Dujardin
Département de Santé publique, Institut de Médecine tropicale, Anvers, Belgique.
Depuis quelques années, le contrôle de la tuberculose fait l'objet d'une intense
activité scientifique : de nombreux articles scientifiques sont publiés, différentes
conférences sont organisées. Le Lancet vient de publier deux documents qui font le
point de la situation et précisent les nouvelles recommandations : le compte rendu de
la conférence de Washington de septembre 1995 [1] et un article proposant des
modifications substantielles des activités du programme standard de lutte contre la
tuberculose [2].
La qualité de ces deux documents repose avant tout sur leurs aspects techniques :
problème posé par la multirésistance aux médicaments, nouvelles méthodes de
diagnostic, efficacité de la chimioprophylaxie, de la vaccination... pour n'en citer que
quelques-uns. Or, cette qualité est aussi leur insuffisance. Comme de nombreuses
autres publications en ce domaine, ces deux articles sous-estiment les aspects liés à
l'organisation, au fonctionnement des services de santé et les aspects liés à la
perception de la tuberculose par le personnel de santé et par les patients.
Notre objectif dans cet article est double. D'une part, de démontrer l'importance d'une
approche globale dans la lutte contre la tuberculose : une amélioration de l'ensemble
du programme est nécessaire. D'autre part, à partir des connaissances accumulées,
identifier les enjeux prioritaires notamment en ce qui concerne les interactions sida-
tuberculose.
Dans cet article nous nous situons en tant que professionnels de santé publique
spécialement intéressés par l'organisation des services de santé. Nombre des
exemples et des réflexions cités ci-dessous nous ont été apportés par les quarante
médecins qui chaque année suivent la maîtrise en santé publique organisée par le
département de santé publique de l'Institut de Médecine tropicale d'Anvers.
I. La nécessité d'une approche globale
Avant tout, essayons de nous mettre dans la peau du professionnel de la santé,
médecin ou infirmier, intéressé par le problème de santé posé par la tuberculose,
mais non spécialiste. De la littérature scientifique la plus récente, ce professionnel
retiendra avant tout les affirmations suivantes :
- Le fait que le sida est responsable de l'augmentation importante des nouveaux cas
de tuberculose : à Kampala en Ouganda près de 30 % des jeunes adultes sont
VIH positif, l'incidence de la tuberculose a été multipliée par trois.
- La fréquence et l'importance de la multirésistance et donc la nécessité d'assurer
une régularité de 100 % par la stratégie du TOD, traitement par observation directe,
pour lutter contre l'apparition de souches multirésistantes.
- L'urgence de trouver de nouvelles molécules thérapeutiques.
- La fréquence des cas de tuberculose négatifs à l'examen d'expectoration et donc la
perte d'intérêt de cet examen comme méthode de diagnostic.
- En raison des interactions sida-tuberculose, la nécessité de définir de nouvelles
priorités de recherche et d'élaborer de nouvelles stratégies, par exemple la
chimioprophylaxie par INH ou d'autres médicaments pour le VIH.
Si certaines de ces informations sont correctes (notamment l'augmentation de
l'incidence de la tuberculose à la suite de l'apparition du sida), d'autres, comme nous
le verrons plus loin, doivent être remises en question. De plus, cette façon de
percevoir et de faire percevoir la problématique actuelle de la tuberculose est
dangereuse, car elle fait l'impasse sur un nombre important de problèmes rencontrés
dans le fonctionnement quotidien des activités d'un programme antituberculose,
problèmes déjà présents bien avant l'ère du sida, mais amplifiés par l'apparition de
cette nouvelle maladie. Les spécialistes de la lutte contre la tuberculose ont
tendance à sous estimer les problèmes opérationnels pour se concentrer sur les
aspects essentiellement techniques.
Pour démontrer l'importance des aspects opérationnels - c'est-à-dire liés au
fonctionnement quotidien des services de santé -, nous présentons ci-dessous une
vision simplifiée d'un modèle proposé en 1967 par M. A. Piot (tableaux), alors
spécialiste du programme anti-tuberculose de l'OMS, modèle qui permet une
approche globale du fonctionnement de l'ensemble du programme de lutte contre la
tuberculose.
Il. Un modèle pour réaliser l'analyse opérationnelle
Ce modèle qui permet l'analyse de l'ensemble des activités d'un programme de lutte
contre la tuberculose est simple dans sa conception. Il se base sur la stratégie de
détection passive des cas et de l'identification des principales étapes qu'un individu
doit franchir une par une entre le moment il débute une tuberculose et le moment
de sa guérison.
Les principales étapes, chacune pouvant être exprimée sous forme de probabilité,
sont résumées dans le tableau n° 1.
Ces probabilités peuvent être multipliées entre elles, puisque le dénominateur d'une
étape devient le numérateur de l'étape suivante et ainsi de suite jusqu'à obtenir le
nombre de tuberculeux guéris dans les meilleures conditions possibles. À chaque
étape, lorsqu'une difficulté ou un problème survient, la prise en charge du patient
sera retardée et la probabilité de cette étape sera inférieure à 1. Par exemple, pour
l'étape n° 4 : « sensibilité », des études ont montré que la sensibilité de l'examen des
expectorations, lorsqu'on fait une seule lame, n'est pas de 100 % (c'est-à-dire une
probabilité de 1) mais de l'ordre de 0,80 par rapport à la culture. Donc, pour cette
étape et pour des raisons d'ordre purement technique, 20 % des patients tuberculeux
seront des faux négatifs lors de leur premier examen. Ils ne seront pas diagnostiqués
directement, mais sans doute lors d'une seconde consultation lorsque le traitement
symptomatique reçu lors de la première consultation n'aura pas fait son effet et qu'ils
seront revenus consulter.
Un programme idéal de lutte antituberculose serait donc le programme qui
permettrait à tous les nouveaux cas de tuberculose de pouvoir consulter sans délais,
d'être suspectés et diagnostiqués sans retard et sans erreur, de recevoir une
prescription correcte, d'obtenir les médicaments prescrits, d'assurer une prise
régulière le temps nécessaire pour assurer la guérison. Autrement dit, dans un
programme idéal, le patient passe d'une étape à l'autre sans perte de temps, ce qui
réduit la souffrance endurée par le patient et diminue le risque de transmission de la
tuberculose.
La réalité est bien entendu très différente ; à chaque étape, des problèmes, des
difficultés techniques peuvent se poser : le patient suspect n'est pas identifié, il n'y a
plus de colorant pour les lames, une lame positive n'est pas lue positive par le
laborantin, les médicaments sont en rupture de stock, le patient n'est pas régulier,
etc.
On pourrait essayer de mesurer la probabilité de chacune des étapes de ce modèle.
Certaines étapes sont essentiellement techniques : sensibilité du test diagnostique,
efficacité du traitement, et leur probabilité est assez bien connue. D'autres étapes
vont varier d'une situation à l'autre et dépendre avant tout de la qualité du
fonctionnement du programme contre la tuberculose. Ces étapes dites
opérationnelles sont les suivantes : Motivation, Sélection, Examen, Prescription,
Traitement, Régularité. Par exemple, une étude a montré que la qualité de la
prescription était de l'ordre de x, autrement dit, y % des prescriptions ne
correspondaient pas au traitement recommandé.
Le tableau 2 indique, pour chacune des étapes du modèle, les problèmes les plus
fréquemment rencontrés dans le fonctionnement quotidien des programmes de lutte
contre la tuberculose.
III. Utilisation du modèle pour une approche compréhensive
Dans les lignes qui suivent nous reprenons une par une chacune de ces étapes,
nous discutons l'importance des problèmes rencontrés sur le terrain, les effets dus à
l'interaction sida-tuberculose et leurs éventuelles conséquences sur les activités du
programme. Finalement nous proposerons des priorités en terme de sujets de
recherche.
Mais, avant, un premier point doit être éclairci : quelles sont les conséquences du
sida sur les aspects cliniques de la tuberculose. Pour les cas VIH+, qui possèdent
encore un niveau immunitaire satisfaisant et qui débutent une tuberculose, ce sera
avant tout la forme typique qui va apparaître : la forme bacillifère responsable de la
transmission de la tuberculose. C'est le cas le plus probable pour les pays en voie de
développement où les sujets déjà depuis longtemps infectés par le BK sont immuno-
compétents, et vont donc développer, lorsqu'ils deviennent séropositifs, une
tuberculose bacillifère. En un second temps, les défenses immunitaires diminuent et
des formes atypiques peuvent se présenter (formes extrapulmonaires, méningites,
etc.) en même temps que des pathologies opportunistes.
En phase de dépression immunitaire, les individus VIH+, ou sidéens vont plus
souvent présenter des formes atypiques extra-pulmonaires (lymphadénites,
méningites, miliaires, etc.) que les individus dont le système immunitaire reste
indemne, et ces cas, qui souvent se compliquent d'autres maladies opportunistes,
vont se retrouver concentrés au niveau des structures hospitalières. Par contre, au
niveau des structures périphériques, la majorité des nouveaux cas va présenter la
forme bacillifère habituelle. Cette réalité n'est pas toujours bien perçue et certains ont
proposé, à tort, de changer de méthodes diagnostiques.
Étape n° 1 : motivation
Cette étape est très variable d'un programme à l'autre et dépend avant tout de
l'accessibilité géographique et financière des services de santé et de leur qualité.
Autrement dit, un patient qui n a pas confiance dans la capacité des services de
santé à guérir son problème aura tendance à ne consulter qu'en dernier recours.
Avant d'invoquer des problèmes d'information, de manque d'éducation des patients,
il faut d'abord se poser la question de déterminer si le retard au traitement n'est pas
une conséquence directe du mauvais fonctionnement des services de santé. Ce
problème risque dans les années qui viennent de prendre une importance de plus en
plus grande : augmentation des nouveaux cas de tuberculose consécutifs au sida et
concomitants, diminution continue de la qualité des services de santé en raison des
contraintes économiques et politiques que doit affronter la majorité des pays en voie
de développement. Les conséquences à prévoir sont les suivantes : les nouveaux
malades vont de plus en plus souvent s'adresser à d'autres services ou encore
recourir à l'automédication. Dans ces différentes situations, la qualité du traitement
reçu et sa régularité ne sont pas assurées. À notre connaissance, l'ampleur de ce
problème n'a pas éévaluée jusqu'à présent, mais on peut se demander si les
conséquences en termes d'augmentation de la transmission et de la multirésistance
ne sont pas plus importantes que celles dues au manque de régularité des malades
sous traitement. Ce problème est le plus souvent ignoré par les spécialistes.
Étape n° 2 : sélection
Bien que non quantifiée, notre expérience du terrain et les discussions avec les
médecins en formation à Anvers semblent montrer que l'interrogatoire et
l'identification des symptômes discriminatifs sont souvent mal réalisés. Le symptôme
« toux depuis plus de trois semaines » qui donne les meilleurs résultats en terme de
valeur prédictive n'est pas correctement recherché. La qualité de la lection des
patients suspects de tuberculose pour les soumettre ensuite à l'examen des
expectorations, dépend essentiellement de la qualité et de la motivation des
professionnels responsables de la consultation curative. Or les raisons de
démotivation du personnel de santé sont de plus en plus nombreuses : restrictions
budgétaires à la suite des ajustements structurels, perte de salaire, absence de
moyens techniques, etc. Il est donc à craindre que, comme la motivation, la sélection
des suspects se fasse de moins en moins bien et que nombre de tuberculeux qui
consultent ne soient pas sélectionnés à temps pour faire un examen d'expectoration.
De nouveau, l'effet de cette sélection tardive - ou de cette absence de sélection -
peut avoir une conséquence plus importante sur la transmission de la tuberculose
qu'un patient irrégulier mais sous traitement.
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