éducation populaire décembre-janvier-février 2003 De l’expression (contribution philosophique) Je sais qu’un tel article n’est pas dans nos habitudes de lecture ou d’écriture. D’ordinaire, on préfère se consacrer à relater, tout au plus à théoriser la pratique. Mais peut-être, parce que l’on a déjà beaucoup tâtonné sur le sujet, et que l’on est tous convaincus de la nécessité de l’expression dans la classe, acceptera-t-on d’engager un petit effort de conceptualisation afin d’avancer encore dans la recherche, et de se doter d’outils communs de réflexion. Le mouvement Freinet ne saurait, sans risquer le déclin, négliger le travail théorique, ni se refermer sur les seuls écrits de Célestin (qui d’ailleurs aurait continué à théoriser s’il avait encore vécu). Si l’on [a travaillé] sur l’expression au congrès [de Talence en aout 2002], c’est que, sur les traces de Freinet et de ses compagnons, des décennies de recherche et de pratique nous ont appris combien éminente était sa fonction au sein des apprentissages et du procès éducatif. Mais malgré la richesse des savoirs ainsi élaborés, il n’en reste pas moins nécessaire de poursuivre la réflexion, et ce non seulement pour échanger des acquis, mais surtout, peut-être, afin d’approfondir nos connais- sances, et de réinterroger nos savoirs : car telle est la condition critique pour qu’une pensée reste vivante, pour que la pensée de Freinet ne cède elle-même devant ce péril « scolastique » qu’elle n’a cessé de dénoncer. Et si l’on peut à bon droit reprocher leur intellectualisme à nombre de recherches contemporaines en sciences de l’éducation, cela ne nous autorise pas pour autant à verser, par un stérile effet de miroir, dans un irresponsable mépris du théorique. On ne saurait sans risque réduire le projet éducatif et politique de Freinet à un catalogue de « techniques de vie » et à un ensemble de slogans dont la simple énonciation convenue suffirait à nous dispenser de penser. On ne saurait se contenter confusément des acquis, quelle que soit leur apparente fonctionnalité. Il convient de maintenir résolument active cette exigence pratico-théorique qui a fait la réussite de l’Éducation du travail et de la classe coopérative. Le langage de Freinet est simple, mais sa pensée complexe. Le thème de l’expression Le thème de l’expression invite à décliner une multiplicité d’éléments, sur le mode narratif, descriptif, et renvoie à des idées (ou des opinions) et des pratiques, pour l’essentiel déjà constituées. Lorsque l’on se demande ce qu’est l’expression, on tend spontanément à deux références premières : l’idée que l’on se fait de sa définition (on sait tous que « ex » signifie « hors de », par simple intuition linguistique, à partir de l’expérience que l’on a des nombreux mots composés à l’aide de ce préfixe), et que l’on est tous capables de bricoler, mais aussi le vécu accumulé dans nos classes éclairé par les réussites des enfants libérés de l’ennui. Et comme on a beaucoup travaillé, on n’en finit pas d’allonger la liste de nos propositions, surtout si l’on réfléchit à plusieurs. Mais que faire de tout cela ? Car dans le fond tout ce que l’on dit, on le sait déjà. On rassemble une diversité de données, fort riches au demeurant, mais ce que l’on cherche, avancer dans la vérité de ce qu’est l’expression par delà nos acquis, afin de transformer nos pratiques, résiste à notre volonté. S’il est vrai que l’effort de connaissance doit toujours être refait pour soimême, et qu’un mouvement de recherche pédagogique est un milieu de formation pour tous ceux qui débutent et se trouvent inévitablement, individuellement, dans une situation proche de celle de Freinet et éducation populaire ses compagnons à leurs commencements, il n’en reste pas moins que le savoir, collectivement, doit poursuivre sa construction : on ne peut simplement répéter ce que l’on sait, ni reproduire ce que l’on a fait. Examinons alors le recel des formules langagières. Elles sont nombreuses et en un sens instructives quant à la diversité des significations. « Il faut s’exprimer correctement » invite à la maitrise correcte de la langue écrite et orale, « il faut savoir s’exprimer devant les autres » invite à celle de la communication, « savoir exprimer son point de vue, ses idées » sollicite la connaissance de l’argumentation, « ne pas avoir peur de s’exprimer » implique la mise en scène de soi-même dans la danse ou le théâtre par exemple, « développer l’expression chez l’enfant » touche à la puissance créative, « le symptôme exprime un désir inconscient refoulé » révèle les manifestations de l’inconscient… Chacun d’entre nous peut compléter sans effort la liste, et saisir par là la complexité du sujet : le thème de l’expression renvoie à une telle pluralité de contextes qu’il nous confine à la perplexité. Question et problème Alors même que les questions surgissent du vécu (théorique et pratique) et de la confrontation sur le mode de la décembre-janvier-février 2003 multiplicité et de la diversité, il convient de les ordonner, de préciser leurs rapports entre elles, de les rassembler autour d’une unité problématique. En somme, il faut, comme on dit en philosophie, transformer les questions en problème. La question ordinaire appelle une seule réponse possible qui clôture la question. La réponse fait souvent appel à des données disponibles (mémoire, dictionnaire, instrument…). La question est une demande adressée en vue d’apprendre quelque chose (par exemple quelle heure est-il ?) ; ainsi, le problème ne se réduit pas à une simple question : les savoirs acquis n’étant pas directement applicables, le problème nécessite de faire des hypothèses, d’engager une recherche, de confronter des positions, il exige de surmonter une difficulté, il implique le redoublement de l’embarras. Il exige par là une mise à distance par rapport aux évidences, un effort intellectuellement couteux, il induit un risque (celui d’affronter les limites de notre pouvoir de comprendre), il suggère une démarche susceptible de modifier nos cadres habituels, il demande de prendre du temps pour assumer la complexité des choses. La question devient problème lorsque sa réponse appelle la médiation et l’élaboration d’un savoir, alors même qu’elle relance la pensée et donc l’interrogation. Ecoutons Gilles Deleuze (Différence et répétition, PUF, 1968, p. 212) : « un problème n’existe pas hors de ses solutions. Mais loin de disparaitre, il insiste et persiste dans ces solutions qui le recouvrent ». Il convient donc de dépasser la simple accumulation de questions qui nous enferme dans l’impuissance devant le réel qui nous résiste, et de ne pas céder à la tentation d’une réponse simpliste et rassurante, mais tout aussi impuissante. Jankélévitch avait l’habitude de dire que penser, c’est « se comporter à l’égard de l’univers et de la vie comme si rien n’allait de soi », c’est donc décider de se mettre soi-même dans l’embarras, c’est un acte de création ; de la sorte, le problème est moins un arrêt de tout cheminement qu’un parcours de la pensée en quête de sens. Voilà pour les exigences : mais comment s’y prendre ? À la question « qu’est-ce qui est expressif » ou « comment faire de l’expression », et qui renvoie à un catalogue de réponses possibles (mais les recettes pédagogiques, si elles ne sont pas elles-mêmes interrogées, ne nous satisfont qu’un temps, avant de nous ramener à nouveau au point de départ, sans progrès significatif), on peut substituer celles, problématiques, de « qu’est-ce que l’expression » éducation populaire puis « pourquoi faut-il exprimer ou s’exprimer1 » ? Définir et analyser Envisageons la définition du mot : il vient du latin expressio, de exprimere, dérivé de premere, qui signifie « presser » (au sens propre et figuré), composé avec le préfixe ex qui signifie « hors de » ; on comprend donc au sens littéral une « évacuation par pression, d’un liquide contenu dans un corps » ; au sens figuré, on entendra la « transposition dans un langage donné (parole, musique, dessin…) de phénomènes d’ordre psychique ». Bien. Outre la satisfaction intellectuelle d’avoir fait un effort de rigueur, on a déjà effectué un pas hors de la simple multiplicité de nos propositions : on sait maintenant que l’expression implique que quelque chose soit déjà là, à l’intérieur (d’un corps ou d’un esprit), et qui puisse en sortir ; on ne peut pas exprimer un agrume desséché, et un cadavre n’exprime rien (c’est nous qui, le contemplant, le faisons éventuellement s’exprimer ; mais là, j’anticipe mon 1 Il y a deux manières de répondre à une question introduite par pourquoi : selon la « cause efficiente », qui existe avant le fait ou l’action et qui en produit l’effet (exemple : pourquoi pleut-il ? Parce que des nuages se sont accumulés dans le ciel) ; selon la « cause finale », qui constitue la fin, le but recherché de l’action, et la justifie (exemple : pourquoi viens-tu au congrès ? Parce que je veux mieux comprendre ce qu’est l’expression). décembre-janvier-février 2003 propos). On peut même préciser que l’expression implique à la fois l’opération, qui consiste à exprimer, et le résultat de cette opération, en quoi la chose est dite expressive. On tient maintenant une définition première de la notion : il faut la faire travailler. Pour cela, passons de l’idée générale d’expression, en quoi l’on reconnait une « notion », à l’analyse du « concept » d’expression ; efforçons-nous de le décomposer en ses éléments constitutifs de manière à compléter sa définition (laquelle reste pour l’instant très générale), mais sans perdre de vue leur articulation problématique : il ne faudrait pas opposer à un catalogue d’opinions un autre catalogue de définitions formelles. Partons de l’étymologie : presser hors de. Il y a donc déjà, avons-nous dit, quelque chose à presser. Interrogeons ce présupposé : exprimer signifie-t-il nécessairement évacuer ce qui est déjà là ? Je me souviens encore très précisément de ce que m’a appris Paul Le Bohec lors de notre première rencontre, il y a bien longtemps : « la vie nous imprime, alors, on a besoin de s’exprimer ». Ah ? Ce déjà là de l’expression n’a donc pas toujours été là ? Si je l’ai reçu sous forme d’ « impression », cette impression n’est-elle pas déjà une transformation, voire une création ? Car un même évènement ne nous impressionne pas tous de la même façon, et même, il nous impressionne tous différemment. S’il y a un déjà là, éventuellement issu des « impressions », c’est donc une première création, en soi, de la perpétuelle incidence du réel : nous sommes tous, face au réel, des créateurs. Qu’est-ce donc l’expression, sinon le prolongement légitime d’une perpétuelle œuvre – bien sûr, pas toujours une grande œuvre de génie, mais au moins de petites œuvres à notre mesure – en nous ? Dès lors, la corrélation expression-création, si chère à Freinet, semble bien s’imposer à nous de manière convaincante, sous la contrainte des faits. Exprimer, c’est créer. À moins que, à force d’entraves et de reproches (familiales, scolaires, sociales), l’expression n’ait honte d’elle-même, de sa propre liberté, et qu’elle se confine à simplement répéter de l’acceptable, du présenti, du pré-jugé, du prépensé, du pré-cru, du prévoulu… Il faut alors lui rendre sa spontanéité, « rétablir les circuits » disait-on autrefois. Sa spontanéité ? L’idée fait problème. Toute spontanéité n’est-elle pas en un sens nécessairement déterminée ? On sait bien que si on laisse les enfants (certains disent les enfants d’aujourd’hui) s’exprimer, ils ne feront que reproduire ce qui les dé- éducation populaire termine, le plus souvent sur le mode de l’aliénation : n’est-ce pas le propre de l’opinion que les sciences et la philosophie2 combattent de concert ? C’est que la spontanéité ne suffit pas à définir le propre de la création dans l’expression. S’exprimer n’est pas seulement nommer des faits (des états d’âme, des évènements, des idées constituées), ce n’est pas simplement comme disait Merleau-Ponty (Dans Le visible et l’invisible, Tel Gallimard, 1995, p. 18) substituer un discours au monde, le transformer en chose dite, mais « ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence » qu’il faut « conduire à l’expression ». Ce que l’on crée, par l’expression, plus encore qu’une œuvre ou un discours, c’est soi-même. Exprimer, ou s’exprimer, c’est se créer soi-même, s’il est vrai que la fin de l’expression n’est pas tant ce que l’on est, que ce que l’on a à devenir. Où l’on retrouve la distinction, dans le conseil de coopérative par exemple, entre d’interminables bavardages ou même la stérile manifestation de conflits, et le véritable entretien coopératif, et qui nous renvoie à la question « qu’est-ce que « L’opinion pense mal. L’opinion ne pense pas » écrit Bachelard, ou encore « quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés » dans La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1993, p. 14. 2 décembre-janvier-février 2003 l’expression ». On ne crée pas seulement dans les arts. Exprimer, c’est créer, c’est se créer soi-même Un nouvel élément s’impose à nous ici : l’expression-communication. Je n’aborderai pas la communication par elle-même, ce qui nous entrainerait trop loin. Restons dans notre cadre problématique : y a-t-il communication d’un déjà là, qui se manifesterait par le canal de l’expression, comme un simple échange d’informations ? On sait, pour l’avoir pratiqué et expérimenté, le caractère créateur des échanges coopératifs. Dans la communication, l’expression se fait mise à l’épreuve d’elle-même ; elle prend autrui non pas comme un objet récepteur, mais comme le sujet interlocuteur, elle est de l’ordre du désir ; je désire autrui en tant que sujet, à moi-même égal, d’une expression propre, et à laquelle je m’adresse. J’accepte de renoncer à la certitude de mon discours et de moi-même, et je me livre, par mon acte d’expression, au jugement d’autrui ; on pourrait dire que je convertis la tentation de la certitude en assomption de l’incertitude. Si s’exprimer, c’est se créer soi-même, comme je viens de le proposer, ça l’est d’autant mieux que l’on renonce à l’arrogance de la certitude de soi ; en ce sens, autrui, avec qui l’on communique, est une condition très favorable de cette création, et la communication devient dès lors le lieu d’une création tout autre, la création sociale, celle d’une communauté coopérative en acte. Mais c’est un autre sujet (le groupe classe entre aussi, par sa cohésion, dans un rapport d’expression au monde). L’autre me rend libre parce qu’il me permet de me créer moi-même en mettant mon expression à l’épreuve. Exprimer, c’est communiquer Nous découvrons alors un autre caractère de l’expression : pour être création, elle doit se faire interrogation. L’expression est interrogation. On sait bien que la pensée (pratique, réflexive, symbolique…) n’est que rarement déjà faite ; plus que constituée, elle est constituante. En s’exprimant, on apprend ce que l’on pense. Lorsqu’on ne sait que trop penser, on écrit, ou on parle, on dessine. On attend en quelque sorte de l’expression qu’elle nous apprenne un peu de nous-même, ce que l’on est, de quoi on est capable, ce que l’on peut devenir. Par exemple : « Pourquoi Paul et Jean se battent-ils ? – Ben, parce qu’ils sont méchants… » Tiens ? J’ai dit qu’ils étaient méchants ; mais, ce n’est pas tout à fait vrai ; pas du tout même. Ils sont même, séparément, plutôt gentils. Mais alors pourquoi, quand ils sont éducation populaire ensemble, se disputent-ils si souvent ? Ils pourraient être très amis, s’ils voulaient ; alors, pourquoi ne veulent-ils pas ? Il doit exister une cause irrationnelle à leur mésentente. Et voilà : tant qu’on ne s’est pas posé la question, tant qu’on n’a pas exprimé une hypothèse, on ne sait même pas ce que l’on pense, en l’occurrence, on peut même se contenter de détester Paul et Jean, sans réfléchir, parce qu’on n’aime pas leurs violences. En s’exprimant, on croit dire quelque chose de vrai, d’évident et de définitif, mais en réalité, on se demande, tout en disant ce que l’on dit (en écrivant ce que l’on écrit, en dessinant ce que l’on dessine), si ce que l’on dit mérite d’être pensé ainsi. Et souvent, on ne s’en rend même pas compte ; c’est le cas du dessin libre, du texte libre… Merleau-Ponty a expliqué dans Éloge de la philosophie (Folioessais, 1995, p. 59), que la philosophie s’ennuie dans le constitué. On peut en dire autant de toute pensée enfantine : ce « sortir hors de » de l’expression n’est pas celui d’un déjà là, déjà constitué, mais celui d’un quelque chose en train d’advenir, en train de se faire. L’expression ne porte pas sur ce qui est, mais sur ce qui advient, ce qui devient, elle est la production d’un sens en construction, qu’elle interroge au moment même de sa « sortie hors de ». Comprendre l’expression impose décembre-janvier-février 2003 cette exigence : que l’enfant ne soit pas conditionné à reproduire un discours, une pensée, des gestes (fussentils respectables), le plus souvent ceux de leur enseignant : que l’enfant acquière par la pratique (où l’on retrouve la méthode naturelle) la capacité à s’installer dans une expression irréductiblement sienne parce que spontanément (mais il s’agit, on le comprend mieux maintenant, d’une spontanéité libérée) créatrice, interrogatrice, communicationnelle. autres. Tout n’est pas indifféremment expression-libération (on risque le conformisme, la soumission, le bavardage, les conflits sans fin, l’hébétude…), et c’est ce qui rend ce travail théorique, me semble-t-il, utile. Notre question pourrait être ainsi reformulée : à quelles conditions de possibilité l’expression contribue-t-elle à l’émancipation (j’ai envie d’ajouter « à la joie» mais il faudrait argumenter) et à la conquête de la liberté ? Exprimer, c’est interroger Il me semble que l’on arrive au cœur du raisonnement : je crois que j’ai employé deux fois le mot liberté. C’est que l’expression est sans doute également libération. Travailler l’expression, c’est accéder à une certaine puissance, sur soi, sur autrui, sur le monde, c’est comme disait Freinet partir à la conquête de la vie. On sait tous combien l’expression métamorphose en la sublimant l’anxiété pathogène ; mais à condition qu’elle entre dans un processus d’interrogation, de création, de communication, afin de s'extraire de la circularité des discours déterminés ou narcissiques. Il y a donc des conditions à l’expression, et qui doivent faire l’objet de toute notre attention, afin qu’elle participe de la conquête de sa liberté par l’enfant lui-même, et avec les Voilà : on peut méditer ces points pour soi (par exemple : qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire « s’exprimer c’est se créer soi-même » dans la pratique de classe ?) et en débattre, si comme je l’espère, on y trouve un intérêt. Nicolas GO ancien instituteur, docteur en philosophie. (Nicolas GO a animé notre journée du 30 novembre 2002 sur le thème de « Philosopher à l’école ». Il sera à nouveau en Belgique les 8, 9, 10 juillet 2003 pour un mini-stage.) Voir infos dans cette brochure. éducation populaire décembre-janvier-février 2003