éducation populaire décembre-janvier-février 2003
puis « pourquoi faut-il expri-
mer ou s’exprimer
» ?
Définir et analyser
Envisageons la définition du
mot : il vient du latin ex-
pressio, de exprimere, dérivé
de premere, qui signifie
« presser » (au sens propre et
figuré), composé avec le
préfixe ex qui signifie « hors
de » ; on comprend donc au
sens littéral une « évacuation
par pression, d’un liquide
contenu dans un corps » ; au
sens figuré, on entendra la
« transposition dans un lan-
gage donné (parole, musique,
dessin…) de phénomènes d’or-
dre psychique ». Bien. Outre
la satisfaction intellectuelle
d’avoir fait un effort de
rigueur, on a déjà effectué un
pas hors de la simple
multiplicité de nos propo-
sitions : on sait maintenant
que l’expression implique que
quelque chose soit déjà là, à
l’intérieur (d’un corps ou d’un
esprit), et qui puisse en sor-
tir ; on ne peut pas exprimer
un agrume desséché, et un
cadavre n’exprime rien (c’est
nous qui, le contemplant, le
faisons éventuellement s’ex-
primer ; mais là, j’anticipe mon
Il y a deux manières de répondre à
une question introduite par pourquoi :
selon la « cause efficiente », qui existe
avant le fait ou l’action et qui en
produit l’effet (exemple : pourquoi
pleut-il ? Parce que des nuages se sont
accumulés dans le ciel) ; selon la
« cause finale », qui constitue la fin, le
but recherché de l’action, et la justifie
(exemple : pourquoi viens-tu au
congrès ? Parce que je veux mieux
comprendre ce qu’est l’expression).
propos). On peut même pré-
ciser que l’expression implique
à la fois l’opération, qui con-
siste à exprimer, et le
résultat de cette opération,
en quoi la chose est dite
expressive.
On tient maintenant une dé-
finition première de la notion :
il faut la faire travailler. Pour
cela, passons de l’idée géné-
rale d’expression, en quoi l’on
reconnait une « notion », à l’a-
nalyse du « concept » d’ex-
pression ; efforçons-nous de
le décomposer en ses élé-
ments constitutifs de manière
à compléter sa définition
(laquelle reste pour l’instant
très générale), mais sans
perdre de vue leur articu-
lation problématique : il ne
faudrait pas opposer à un
catalogue d’opinions un autre
catalogue de définitions for-
melles.
Partons de l’étymologie : pres-
ser hors de. Il y a donc déjà,
avons-nous dit, quelque chose
à presser. Interrogeons ce
présupposé : exprimer signi-
fie-t-il nécessairement éva-
cuer ce qui est déjà là ? Je
me souviens encore très
précisément de ce que m’a
appris Paul Le Bohec lors de
notre première rencontre, il y
a bien longtemps : « la vie
nous imprime, alors, on a
besoin de s’exprimer ». Ah ?
Ce déjà là de l’expression n’a
donc pas toujours été là ? Si
je l’ai reçu sous forme d’
« impression », cette impres-
sion n’est-elle pas déjà une
transformation, voire une
création ? Car un même évè-
nement ne nous impressionne
pas tous de la même façon, et
même, il nous impressionne
tous différemment. S’il y a un
déjà là, éventuellement issu
des « impressions », c’est
donc une première création,
en soi, de la perpétuelle
incidence du réel : nous
sommes tous, face au réel,
des créateurs. Qu’est-ce donc
l’expression, sinon le prolon-
gement légitime d’une per-
pétuelle œuvre – bien sûr, pas
toujours une grande œuvre de
génie, mais au moins de
petites œuvres à notre
mesure – en nous ? Dès lors, la
corrélation expression-créa-
tion, si chère à Freinet, sem-
ble bien s’imposer à nous de
manière convaincante, sous la
contrainte des faits.
Exprimer, c’est créer. À
moins que, à force d’entraves
et de reproches (familiales,
scolaires, sociales), l’expres-
sion n’ait honte d’elle-même,
de sa propre liberté, et qu’elle
se confine à simplement ré-
péter de l’acceptable, du pré-
senti, du pré-jugé, du pré-
pensé, du pré-cru, du pré-
voulu… Il faut alors lui rendre
sa spontanéité, « rétablir les
circuits » disait-on autrefois.
Sa spontanéité ? L’idée fait
problème. Toute spontanéité
n’est-elle pas en un sens
nécessairement déterminée ?
On sait bien que si on laisse
les enfants (certains disent
les enfants d’aujourd’hui)
s’exprimer, ils ne feront que
reproduire ce qui les dé-