La matière et lesprit
Les enjeux de la notion une première définition
La question de la matière et de l’esprit est une question philosophique essentielle
mais il faut toutefois se garder d’induire qu’elle est posée dès que la pensée, l’intellect, dans
leur opposition au mouvement corporel ou encore à la sensation, sont objets de réflexion. En
effet, on peut concevoir la pensée comme une activité, une opération, une faculté, sans encore
soulever le problème de sa possible réalité substantielle. Or, cette réalité, c’est bien le
nœud du problème de la matière et de l’esprit. L’enjeu est ici celui des constituants du
monde ; il s’agit de savoir si la pensée repose dans une substance, que l’on peut appeler esprit,
séparée de la substance matérielle ; si l’on soutient une telle hypothèse, on posera alors le
monde comme composé de deux types de substances totalement distinctes, ne possédant
aucune qualité commune ; on sera alors dualiste. Ce dualisme s’incarnera avec le plus
d’évidence dans l’essence de l’homme. En effet, l’homme sera alors conçu comme union
d’une âme et d’un corps, ce dernier n’étant rien d’autre qu’une certaine matière organisée.
Mais alors se posera la question cruciale de l’interaction de ces deux substances, question de
l’action de l’âme sur le corps et inversement. Or, cette question ne peut que poser de très
lourdes difficultés à partir du moment l’on a affirmé l’incommensurabilité de l’âme et du
corps. Face à cette difficulté, il pourra paraître nécessaire d’abandonner le dualisme pour se
« réfugier » dans un monisme. Ce dernier, ce sera le plus souvent un matérialisme posant que
la pensée n’est qu’un effet, qu’elle est déterminée, causée par autre chose qu’elle. Le
matérialisme pourra alors prendre diverses formes, s’appuyant sur la réalité de l’atome, sur les
processus économiques, sur les processus neurophysiologiques. Notons toutefois que le choix
du monisme peut aussi conduire à affirmer que la seule substance est l’esprit ; tel est par
exemple ce qui est soutenu par la doctrine dite immatérialiste. Enfin, il ne faut pas non plus
négliger que les termes mêmes du débat entre dualistes et monistes peuvent êtres subvertis par
des pensées qui tentent de dépasser l’opposition de la matière et de l’esprit.
Le dualisme
« Je n'admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc,
précisément parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une
raison, qui sont des termes dont la signification m'était auparavant inconnue. Or je suis une
chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l'ai dit : une chose qui pense. Et
quoi davantage ? J'exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point
quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l'on appelle le corps
humain ; je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres ; je ne suis
point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et imaginer,
puisque j'ai supposé que tout cela n'était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve
que je ne laisse pas d'être certain que je suis quelque chose. » Descartes, Méditations
métaphysiques.
La première forme de dualisme de la matière et de l’esprit (la précision est
nécessaire car d’autres types de dualismes sont possibles) peut être attribuée à Platon. Celui-
ci oppose en effet le monde (supérieur) des Idées intelligibles, des archétypes, et le monde des
apparences, des ombres (la caverne), monde des choses sensibles qui sont des copies
imparfaites des Idées. Du point de vue « anthropologique », Platon distingue le corps qui
attache irrémédiablement l’homme au monde sensible et l’âme dont la partie supérieure est en
mesure de contempler les Idées. Au début du Moyen-âge, Saint Augustin défend une
conception religieuse, chrétienne, du dualisme. Le monde platonicien des Idées devient alors
la cité céleste, révélée dans la Bible. Cette cité est le modèle de ce qui a lieu dans la cité
terrestre. Le devenir historique s’explique en fonction des rapports qu’ont entretenus les
hommes, enracinés dans le monde sensible, avec le monde spirituel.
C’est la conception cartésienne du dualisme de l’âme et du corps qui doit retenir
le plus longuement notre attention dans la mesure elle fournit le cadre dans lequel vont
s’inscrire des débats qui se poursuivent encore de nos jours. Descartes se livre à l’épreuve du
doute. Si l’on désire pouvoir distinguer avec certitude le vrai du faux, si l’on veut accéder à
l’évidence des rités éternelles, il est nécessaire de se défaire de toutes les opinions, de les
considérer comme « douteuses », et par conséquent de ne plus se fier aux données des sens
qui ont fait naître ces opinions. Mais jusqu’où peut alors s’étendre le doute ? peut-il
s’arrêter ? Il s’arrête à ce constat que « pendant que je voulais penser que tout était faux, il
fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose ». Ce face à quoi le doute
ne peut que baisser les armes, c’est l’évidence intuitive du « je pense » ; or celui-ci ne peut
que révéler immédiatement la présence d’un « je » qui pense, qui est le sujet ou substrat, de
ces pensées. Il existe par conséquent une substance pensante qui est « une chose qui doute,
qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent ».
Cette substance pensante (res cogitans) se distingue radicalement du corps. En effet, celui-ci
se définit entièrement par son étendue dans l’espace. Le corps est par conséquent substance
étendue (res extensa). Reste à penser comment est possible une union de l’âme et du corps
telle qu’elle se manifeste chez l’homme. Autrement dit, comment sont possibles des
interactions entre deux substances ne partageant aucune propriété ? C’est par l’intermédiaire
des esprits animaux que se réalise chez Descartes cette communication. L’âme peut
provoquer des modifications des mouvements des esprits animaux qui traversent le corps.
Inversement, les mouvements des esprits animaux trouvant leur origine dans le corps peuvent
affecter l’âme. Mais on comprend qu’ainsi le problème n’est pas résolu. Car, pour qu’il y ait
action de l’âme sur le corps et du corps sur l’âme, pour que s’établisse un rapport de cause à
effet, il faudrait supposer une certaine « communauté » des substances pensantes et étendue.
Or, celle-ci, est, par principe, inconcevable pour Descartes. C’est pourquoi celui-ci est conduit
à affirmer que l’union de l’âme et du corps est avant tout l’objet d’une expérience que nous ne
cessons de faire sans pouvoir pour autant être en mesure de l’expliquer.
Les successeurs de Descartes tâcheront de donner une solution à ces difficultés.
La thèse de l’occasionalisme, dont Malebranche est le représentant majeur, constitue une
telle tentative. Selon Malebranche, l’interaction du corps et de l’esprit est impossible ; il n’y
pas ici de causalité ; ou plus exactement l’esprit ne peut être que cause occasionnelle des
effets produits sur le corps (et inversement). La seule cause efficiente, c’est Dieu, qui, à
l’occasion d’une certaine modification de l’esprit produit une modification correspondante
dans le corps (et inversement), selon les lois qui dirigent son action. Précisons que pour
Malebranche cette théorie des causes occasionnelles vaut tout autant lorsque le rapport de
cause à effet s’établit entre deux corps. Leibniz, qui refusait la thèse de l’influence réciproque
des substances, thèse relevant d’une « philosophie vulgaire », juge tout autant la solution
malebranchienne inintelligible en ce que celle-ci suppose une intervention perpétuelle de Dieu
dans le monde. Il défend l’hypothèse de l’Harmonie préétablie, hypothèse selon laquelle Dieu
aurait réglé par avance et avec la plus grande exactitude la forme de chaque substance, de telle
manière que les différentes substances, notamment le corps et l’esprit, s’accorde parfaitement
tout en suivant leurs propres lois. Pour illustrer cette théorie, Leibniz nous demande de nous
représenter les rapports de l’âme et du corps à l’image des rapports entre deux horloges qui
s’accordent parfaitement. Soit l’on considère qu’il y a une influence réciproque des horloges ;
on est alors dans la philosophie vulgaire. Soit l’on pose qu’il y a un homme qui
continuellement prend soin de ces horloges et de leur accord ; on défend alors la thèse
occasionaliste. Soit enfin on pose que l’accord ne se fait qu’en vertu de l’exactitude propre à
chaque horloge ; on est alors dans le cadre de l’Harmonie préétablie.
Limmatérialisme
« La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe ; c’est-à-dire, je la vois et je la touche
: si j’étais sorti de mon bureau, je dirais quelle existe ; j’entendrais par ces mots que si j’étais
dans mon bureau, je la percevrais ou qu’un autre esprit la perçoit actuellement. Il y avait une
odeur, c’est-à-dire on odorait ; il y avait un son, c’est-à-dire on entendait ; une couleur ou
une forme, on percevait par la vue ou le toucher. C’est tout ce que je peux entendre par ces
expressions et les expressions analogues. Car ce que l’on dit de l’existence absolue de choses
non pensantes, sans rapport à une perception qu’on en prendrait, c’est pour moi
complètement inintelligible. Leur existence c’est d’être perçues ; il est impossible qu’elles
aient une existence hors des intelligences ou choses pensantes qui les perçoivent. » Berkeley,
Principes de la connaissance humaine.
Contester le dualisme, c’est-à-dire la distinction substantielle de l’âme et du
corps, de la matière et de l’esprit, et donc défendre un monisme peut se faire de deux façons
distinctes comme nous l’avons annoncé en introduction ; soit en posant que la seule substance
est la matière, soit en posant au contraire que la seule substance est l’esprit. Nous présentons
brièvement cette seconde thèse, très étrange à première vue. Elle fut néanmoins défendue par
Berkeley dans sa doctrine immatérialiste. Locke avait affirmé que les qualités secondes, par
exemple la chaleur ou la couleur, n’appartiennent pas aux corps perçus, mais à l’expérience
que nous faisons d’elles, c’est-à-dire qu’elles sont des effets des choses sur nos sens. Seules
les qualités premières, comme la figure ou le mouvement sont des propriétés des corps.
Berkeley va plus loin en posant que les qualités premières sont tout aussi dépendantes du sujet
qui perçoit que les qualités secondes. Il prolonge et dépasse l’empirisme d’une autre manière
encore en en déduisant un nominalisme radical. La réalité est composée exclusivement de
choses singulières et seuls les mots sont « responsables » des idées générales et abstraites. Par
exemple, le concept d’ « homme » ne désigne rien de concret, il n’est qu’un signe pour une
multiplicité d’hommes singuliers perçus. Il en va de même pour toutes les substances ou les
essences : leur appréhension est dépendante d’une perception. Or, si les qualités que nous
livre la perception ne sont pas des qualités des choses mais seulement les effets qu’elles
produisent sur nous, alors il devient évident que l’idée de matière est vide de sens. De
provient la célèbre thèse de Berkeley : « être, c’est être perçu » ou percevoir, ce qui est
l’activité d’un esprit et jamais d’une chose matérielle. Notons que cette thèse ne conduit pas
nécessairement à nier le monde extérieur mais seulement à lui conférer une nature spirituelle
et non plus matérielle.
Le matérialisme
« À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la
terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent,
s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée,
l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en
os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle ; c’est à partir de leur processus de vie
réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques. Et même
les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du
processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des
bases matérielles. » Marx et Engels, L’idéologie allemande.
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