Faut-il parler de la Culture ou des cultures ?
Introduction à la problématique de la Culture
(niveau : terminales)
Introduction
- Rappelons deux évidences. 1) Tous les hommes possèdent une culture. Mais 2) chaque
culture est différente. En effet le phénomène est universel, la marque même de l'espèce
humaine : les hommes ont une culture. Il n'y a pas de peuples à l'"état sauvage" au point
d'ignorer tout symbole, tout rite, toute règle. La violence ou la "barbarie" de certaines coutumes
anciennes ne changent rien à l'affaire : ce sont toujours des coutumes (comme le
cannibalisme) ! En même temps on ne connaît pas deux peuples ayant exactement la même
culture (sinon ils ne feraient qu'un) ; chaque culture est particulière. "C'est une autre culture",
dit-on... D'emble, nous nous installons dans une dualité entre l'universel et le particulier, l'un et
le multiple, la Culture, les cultures.
- Définissons la Culture, en général, comme l'ensemble des processus par lesquels l'homme
transforme la nature et surtout se transforme lui-même en devenant toujours plus autonome.
Mais l'on peut distinguer deux orientations sémantiques selon que le terme s'applique à
l'individu ou à la société. Pour un individu, la culture désigne une formation acquise par l’esprit
et s'assimile à l'éducation, non seulement dans le domaine intellectuel (instruction), mais aussi
plus largement dans le domaine moral et même affectif. Appliqué à la société, le mot culture
voisine avec celui de civilisation, il désigne alors l'ensemble des techniques et des savoirs, des
coutumes et des institutions, des croyances (comme la religion) et des représentations (comme
l'art) forgés par une communauté. C'est cet aspect social de la culture qui nous intéresse
particulièrement ici, bien qu'elle laisse intacte la dualité entre l'universel (la Culture, valant pour
l'Humanité) et le particulier (une culture, valant pour un peuple). Toutefois l'universel prédomine
largement : par essence la culture rassemble les hommes, même si dans le même temps elle
signe leur particularité. D'une façon générale - donc sauf exception confirmant la règle - toute
forme de culture tend plutôt vers la communication, l'union, l'universel : si elle est la
reconnaissance d'une identité, elle est aussi et surtout une ouverture à l'altérité. On imagine
mal qu'une culture, digne de ce nom, conduise par elle-même à l'isolement et à donc à la
perdition d'un peuple...
- Pour être spécifiquement culturels, les processus de transformation évoqués doivent être
symboliques beaucoup plus que pratiques ou techniques : le travail, par exemple, n'est pas en
lui-même un processus culturel mais une pratique, une action ; la culture éventuellement, c'est
tout ce qui peut s'ajouter comme éléments symboliques - règles, représentations, valeurs - au
travail. La technique, de son côté, n'est pas "culturelle" au sens précisément où peuvent l'être
l'art ou la religion : elle n'est pas création comme l'art ou célébration comme la religion. Il est
important, d'emblée, de caractériser la culture comme étant la puissance même du symbole,
puissance de communication, de passage... Par suite, une culture particulière qui voudrait
substituer à la puissance des symboles (celui d'un dieu, par exemple) le pouvoir des personnes
(celui un chef, par exemple) pourrait se rendre coupable de "barbarie"... Mais une culture peut-
elle "vouloir" quelque chose ? Nous avons tout intérêt à considérer la culture pour ce qu'elle
est, c'est-à-dire un système de représentations symboliques et non pas un ensemble de
pratiques sociales, si nous voulons nous accorder le droit justement de condamner certaines
pratiques archaïques et criminelles sans devoir juger en même temps toute une culture.
- Etymologiquement le mot "culture" vient du latin "colere", signifiant "habiter". Or habiter un
lieu, une terre, c'est aussi le mettre en valeur, le soigner, le travailler. D'où : "cultiver" la terre.
C'est une activité à la fois transformatrice et valorisante. D'où, enfin, l'idée d'honorer, comprise
dans le noyau même du mot culture : "culte". Rendre un culte à un dieu, c'est honorer l'être qui
habite un lieu et le protège. L'étymologie noue, dès l'origine du mot, un élément de fait ou
"immanent" (habiter un lieu, un pays) et un élément de valeur ou "transcendant" (transformer et
honorer ce lieu). La valeur ou la valorisation, l'enrichissement et le perfectionnement sont le
propre de la Culture en général. Mais concernant les cultures, le problème de la valeur
réapparaît sous la forme d'une question lancinante : toutes ces cultures se valent-elles ?
Comment répondre à une telle question si l'on ne se donne pas une sorte de "modèle" de
Culture, ou plutôt une "Idée" de la Culture au-delà des cultures historiques particulières, ou bien
encore un critère différent de celui de la culture, qui pourrait être celui de la Civilisation ?
- La Culture comme émancipation et valorisation de l'humain nous renvoie à l'opposition déjà
entrevue Nature / Culture : la Culture comme dépassement et même parfois Négation de la
Nature. Ce sera la première partie. Ensuite, la question de savoir si toutes les cultures se valent
ne peut être traitée que sur la base d'une distinction nette entre Culture et Civilisation : comme
nous venons de le suggérer, c'est la seule manière de ne pas sombrer dans l'"ethnocentrisme"
ou à l'inverse dans le "relativisme" (voir plus loin). Cela ne veut pas dire que la Civilisation se
réduise à quelques grandes Ides directrices : on y verra plutôt la possibilité réelle d'un mélange
et d'un métissage des cultures, c'est-à-dire finalement des singularités.
I - Nature et Culture (d'où vient la Culture ?)
1) Définition de la Nature
a - La nature en général
- La Nature, c'est d'abord l'ensemble des choses qui existent, abstraction faite des
transformations que l'homme y a produites. L'homme lui-même, en tant qu'organisme vivant,
fait certes partie de la Nature. Mais la "nature", plus précisément le "naturel" désigne aussi ce
qui caractérise en propre une chose : son principe, son essence. A la nature en général,
comprise comme nature extérieure (physique et vivante), s'ajoute la nature d'une chose,
comprise comme nature propre et intérieure, l'essence même d'une chose.
Etymologiquement, le mot nature combine les idées de naissance ("natura" en latin), de
production et de croissance ("phusis" en grec).
Dans ses représentations primitives, la nature a d'abord été vue comme une sorte de divinité,
une puissance créatrice. L'animisme, le paganisme, le panthéisme... tous ces termes offrent à
des titres divers une vision globale de la nature comme puissance. La philosophie et la science
leur ont substitué une vision de la nature soit comme intelligence, soit comme chose créée
révélatrice d'une intelligence : les fameuses "lois de la nature".
Dès l'antiquité, reprenant et rationalisant la vieille idée de "cosmos" (l'univers conçu comme un
monde ordonné et clos), Aristote voit dans la nature un ordre caractéristique : à la fois comme
l'ensemble des choses qui présentent un ordre, et comme le principe actif et vivant qui ordonne
chaque chose, qui lui donne son mouvement, sa forme, et même son lieu. Aristote oppose en
ce sens la nature (phusis) au hasard (automaton). Cette théorie caractérise le "finalisme" :
chaque chose naturelle existe individuellement en vue d'une fin qui lui est propre, et qui en
même temps la dépasse.
- L'homme du Moyen-äge, à la croisée des chemins - religieux, philosophiques et scientifiques -
se représente la nature comme une sorte de livre à déchiffrer, comme si Dieu avait disposé un
peu partout des énigmes. La nature est une sorte de carte au trésor remplie de symboles, où
tout peut être relié à tout par analogie.
- Puis les philosophes et les savants du 17è siècle développent une conception nettement plus
rationnelle, mécaniste et mathématicienne de la nature. L'idée surgit que la nature
fonctionnerait comme une sorte de machine parfaitement réglée. "La nature est écrite en
langage mathématique" selon Galilée.
" Sachez donc premièrement, que par la Nature je n'entends point ici
quelque déesse, ou quelque autre sorte e puissance imaginaire, mais que je
me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la
considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes
ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la
même façon qu'il l'a créée. Car de cela seul qu'il continue ainsi de la
conserver, il suit de nécessité qu'il doit y avoir plusieurs changements en
ses parties, lesquels ne pouvant, ce me semble, être proprement attribués à
l'action de Dieu (...) je les attribue à la Nature ; et les règles suivant
lesquelles se font ces changements, je les nomme les lois de la Nature. " -
René Descartes (17è)
C'est Kant qui, au 18è siècle, fournit la définition philosophique la plus synthétique et la plus
recevable, parce qu'elle intègre les deux aspects initiaux (nature extérieure, nature propre), en
même temps qu'elle reprend et modernise l'idée d'"ordre naturel" en lui substituant la notion
plus précise et plus conséquente de "loi universelle" : "La nature est l'ensemble des choses en
tant que gouvernées par des lois universelles". La nature ne connaît pas le chaos ou le hasard.
Donc, en résumé, il ne faut surtout pas confondre nature et réalité : la nature est déjà une
détermination, une première détermination de la réalité. Appliquée à l'homme, cette définition
de la nature nous conduit tout droit à la notion controversée de "nature humaine".
b - Le problème de la "Nature humaine"
- La "nature humaine" n'est pas une réalité évidente mais plutôt un problème. Ce n'est pas
l'homme à l'"état naturel" ou l'aspect "naturel" de l'homme au sens physique et biologique, en
l'occurrence le corps humain et d'éventuelles survivances animales. Au sens philosophique, la
nature humaine équivaut à l'essence de l'homme, ce qui définit essentiellement un homme, ce
qui ne peut lui être retirer sans qu'il perde immédiatement son humanité. On voit bien que cette
caractéristique ne correspond pas à la part physique ou animale de l'homme. Il s'agit plutôt,
paradoxalement, de ce qui ne trouve nulle part ailleurs dans la nature, soit l'intelligence ou la
raison. C'est ainsi qu'Aristote définit l'être humaine comme étant essentiellement possesseur
d'une âme raisonnable. L'homme est donc cette créature capable de comprendre sa propre
nature. Pour les philosophes antiques,d 'une façon générale, il ne saurait être question pour
l'être humain de se différencier au point de se séparer de la nature universelle ; dire que
chaque être possède une nature propre signifie que chaque être possède une place et un rôle,
et il n'en va pas autrement pour l'homme. Chaque être est prisonnier de sa nature propre dans
la nature en général. Lorsque les stoïciens répètent "il faut vivre en conformité avec la nature",
ils entendent que l'homme doit conformer sa propre raison à la raison universelle.
L'inconvénient d'une telle définition de la nature humaine, c'est qu'elle rabaisse les êtres - y
compris humains : esclaves, enfants, femmes... - censés être défaillant rationnellement au rang
de sous-hommes, d'êtres inférieurs !
- A l'époque moderne, au XVIIè siècle, la plupart des philosophes proposent également une
définition précise de la "nature humaine". Sans doute leur apparaît-il essentiel, pour imposer
l'autonomie de la raison face aux dogmes, de fonder l'existence humaine sur une nature plutôt
que sur une "surnature" d'essence religieuse. Ainsi, pour Descartes ou pour Pascal, c'est la
pensée qui représente l'essence et la nature propre de l'homme : "l'homme est un roseau, le
plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant" (Pascal"), "je connus de là que j'étais
une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser" (Descartes). Cela ne veut
pas dire que l'homme se réduise à la pensée et que le corps ne compte pas ; Descartes
reconnaît bien l'union de l'âme et du corps, au point d'en faire une troisième substance après
l'âme et le corps, mais lorsqu'il s'agit de définir le propre de l'homme et de fixer sa priorité, c'est
la pensée (ou l'âme) qui reprend le dessus. Au XVIIIè siècle c'est encore la notion de nature
humaine - quelque chose au fond comme une égalité essentielle des êtres humains - qui sous-
tend les principes universalistes des Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
" Tout le monde reconnaît qu'il y a beaucoup d'uniformité dans les actions
humaines, dans toutes les nations et à toutes les époques, et que la nature
humaine reste toujours la même dans ses principes et ses opérations. Les
mêmes motifs produisent toujours les mêmes actions ; les mêmes
événements suivent les mêmes causes. L'ambition, l'avarice, l'amour de soi,
la vanité, l'amitié, la générosité, l'esprit public : ces passions, qui se mêlent
à divers degrés et se répandent dans la société, ont été, depuis le
commencement du monde, et sont encore la source de toutes les actions et
entreprises qu'on a toujours observées parmi les hommes. Voulez-vous
connaître les sentiments, les inclinations et le genre de vie des Grecs et des
Romains ? Etudiez bien le caractère des Français et des Anglais : vous ne
pouvez vous tromper beaucoup si vous transférez aux premiers la plupart
des observations que vous avez faites sur les seconds. Les hommes sont si
bien les mêmes, à toutes les époques et en tous les lieux, que l'histoire ne
nous indique rien de nouveau ni d'étrange sur ce point. Son principal usage
est seulement de nous découvrir les principes constants et universels de la
nature humaine en montrant les hommes dans toutes les diverses
circonstances et situations. " - David Hume (18è)
Pourtant l'idée même de nature humaine est discutable et a été discutée. En effet une nature
n'est pas autre chose qu'une détermination fixe, une permanence ; or il semble que l'homme se
caractérise justement par sa mobilité essentielle, par sa faculté de se transformer et presque de
se "créer" lui-même. C'est pourquoi les philosophes ont dû concilier l'essence de l'homme avec
cette mobilité : c'est ce que Rousseau appelle la "perfectibilité". La perfectibilité, qualité
essentielle de la nature humaine, fait de l’homme un être inachevé, devant se réaliser par lui-
même. Le dépassement est inscrit dans la nature humaine, dans ce qui est finalement une
disposition de l’homme à la culture. En effet qu'est-ce que cette auto-transformation sinon ce
qu'on a appelé depuis le début la culture ? Mais alors quel besoin avons-nous d'une nature
humaine si le propre de l'homme c'est précisément la culture ? C'est pourquoi la plupart des
philosophes contemporains sont allés plus loin, ils nient l'existence même d'une nature
humaine, à l'enseigne de Sartre : "il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu
pour la concevoir" ; c'est-à-dire que "que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le
monde et qu'il se définit après". L'homme est cet être essentiellement libre qui ne peut pas être
enfermé par une définition. L'homme n'a pas de nature parce qu'il a une histoire, ce qui définit
la "condition humaine".
" S'il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle
qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de
condition. Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent
plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature. Par condition
ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui
esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations
historiques varient : l'homme peut naître esclave dans une société païenne
ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour
lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y
être mortel. " - Jean-Paul Sartre (20è)
c - La fiction d'un "état de nature" de l'Humanité
- Une dernière expression relativement courante doit être clarifiée. "L"état de nature" de
l'humanité n'a pas la même signification que la "nature humaine" : cela ne correspond pas à
une définition théorique de l'homme mais à une hypothèse sur son origine, son existence
d'"avant" la culture ou la civilisation. Encore une fois, quelle peut être l'utilité d'une telle notion si
la culture est posée comme principe même de l'existence humaine ? S'il y a des hommes, ils
possèdent un minimum de culture, donc il ne peut pas y avoir d'"état de nature". C'est pourquoi
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