II- Thèmes et concept philosophiques dans les pièces de Sartre et

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II- Thèmes et concepts philosophiques dans les pièces de
Sartre et de Camus :
1-Présentation :
Le théâtre de Sartre apparaît comme la partie de son oeuvre la plus facile d'accès. On y
retrouve la quasi totalité des thèmes relatifs à sa pensée.
Quant à la passion de la quête théâtrale qui anime Camus, elle prend ses assises dans la
double réflexion éthique et esthétique particulière à sa pensée.
Je tenterai d’en définir les contours à travers une étude de quelques une de leurs pièces.
Sartre n'est pas venu au théâtre sous l'effet d'une passion de la scène ou d'une vocation
impérieuse, mais pour toucher de la manière la plus directe et la plus efficace un large public,
comme l'exigeaient les impératifs de la littérature engagée.
Acteur ou directeur de troupe dans les années 1936-1938, metteur en scène ou adaptateur
scrupuleux des pièces les plus diverses, dramaturge original enfin, avec Caligula, Le
Malentendu, L’Etat de Siège, et Les Justes, Camus a eu avec le théâtre tous les rapports
possibles, du plus concret au plus intellectuel. Le théâtre lui est apparu comme une forme
d'expression privilégiée, à plus d'un titre: il est « un art de chair, qui donne à des corps
vibrants le soin de traduire ses leçons », disait déjà le Manifeste du Théâtre de l'Équipe en
1937.
Les quelque dix pièces que Sartre a écrites de 1943 à 1965 ont connu à vrai dire des fortunes
diverses: les plus appréciées du public ont souvent été les moins ambitieuses, celles que
l'auteur avait conçues et rédigées dans la hâte, comme Huis Clos (1944) ou La Putain
respectueuse (1946). Deux seuls échecs véritables, tous deux liés à des œuvres dont
l'engagement politique était assez agressif: Morts sans sépulture (1946) et Nekrassov (1955).
Mais aussi, pour ses trois tentatives les plus hardies et les plus complexes, un accueil souvent
mitigé: Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu, Les Séquestrés d'Altona, desservis en
général par des mises en scène timides, ont à la fois passionné et écrasé les spectateurs. Il n'en
demeure pas moins que l'auteur dramatique, fidèle à l'esprit de sa première tentative, a
toujours voulu « réaliser l'unité de tous les spectateurs ». C'est ce qui explique que ses pièces,
loin de rompre avec les lois du genre, s'y conforment avec beaucoup d'entrain.
Le théâtre de Camus a été diversement jugé, et assez durement dans l'ensemble. Un style qui,
peut-être, était un peu trop élevé, des personnages et des situations plus délibérément
symboliques que ceux des récits ont pu contribuer à dérouter le spectateur et la critique.
L'originalité de ce théâtre, qui n'est pourtant pas douteuse, tient en fait beaucoup moins aux
formes qu'aux thèmes, et à la permanence d'un même projet: le drame sartrien évoque des «
libertés qui se choisissent dans des situations », et plus précisément « le moment qui engage
une morale et toute une vie ». Après Les Mouches qui montrent une conscience se découvrant
elle-même dans la révolte, l'engagement et la violence, après Huis Clos qui évoque le
problème des relations avec autrui, et de l'impossibilité d'y échapper, Les Mains sales (1948)
mêlent le problème moral de la fin et des moyens au problème historique du communisme
soviétique.
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Commençons par Les Mouches, de Sartre, première chronologiquement puisqu’elle date de
1943.
2-Les Mouches :
Seule oeuvre qualifiée de drame par Sartre, la pièce Les mouches fut créée le 3 juin 1943 et
fut mise en scène au théâtre de la Cité par Charles Dublin.
Oreste, fils d'Agamemnon et de Clytemnestre revient dans Argos, sa ville natale d'où il a été
chassé âgé dès son plus jeune âge, ses parents ayant été assassinés par Egisthe, l’amant de
Clytemnestre. Il a voyagé et a appris que l’opinion est subjective et n'est pas vérité, d'où sa
"liberté d'esprit". En revenant dans sa ville, il s'aperçoit cependant que cette liberté ne lui a
justement pas permis de se constituer en tant qu'identité. Ses paroles attestent de ce que rien
ne lui appartient: "Je suis libre, Dieu merci. Ah! Comme je suis libre .Et quelle superbe
absence que mon âme ! Je vais de ville en ville, étranger aux autres et à moi-même !"
Tout ce qui relève de la cité qui devrait être sienne lui est inconnu puisqu'il n'y a pas vécu, il
conçoit alors le désir de se donner ce droit de cité :"Si je pouvais m'emparer, fut-ce par un
crime, de leurs mémoires, de leur terreur et de leurs espérances pour combler le vide de mon
coeur, dussé-je tuer ma propre mère…" Ces dernières paroles sont prononcées sans réelle
intention de les réaliser, ce qui va toutefois arriver par l’intervention d'Electre sa soeur. Celleci, restée à Argos, a vécu dans la rancoeur et le désir de la vengeance. Elle a ainsi subi les
mouches, symbole du remords envoyé par les dieux aux habitants de la ville ; ainsi tous ont
payé pour le crime d'Egisthe et de sa complice Clytemnestre.
Cette implication du texte rappelle que la pièce les Mouches fut jouée pour la première fois
sous l’occupation allemande, le gouvernement de Vichy ayant mis en place une politique de
culpabilisation. Dès qu'il prend connaissance du rêve de sa soeur, il ne veut plus que le
réaliser. Egisthe ne cherchera d'ailleurs pas à se défendre puisque comme il le dit lui même:
"Qui suis-je, sinon la peur que les autres ont de moi? "Jupiter ne se satisfait pas de ce crime,
qui contrairement à celui d'Egisthe sera celui d'un homme libre: "Qu'ai-je à faire d'un crime
sans remords, d'un meurtre insolent…Je hais les crimes de la génération nouvelle: ils sont
ingrats et stériles comme de l'ivraie". Si Egisthe a fait peser la culpabilité, qui relève de la
mauvaise foi puisqu'il nie ses responsabilités, si Egishte donc fait peser la culpabilité de son
crime sur tout Argos, Oreste est le seul à assumer la responsabilité du sien et, comme il ne
s'en repent pas, les dieux n'ont pas d'emprise sur lui. Sa soeur, au contraire, à la suite de l'acte
qu'elle n'avait fait que souhaiter ("j'ai rêvé ce crime") choisit sa culpabilité. Comme le dit
Jupiter," Mais tu n'as jamais songé à les réaliser…Tu n'as pas voulu le mal: tu n’as voulu que
ton propre malheur…Tu as joué au meurtre".
Electre reste donc soumise aux dieux, elle ne prend pas conscience de sa liberté, il en est
tout autrement de son frère: il se dit "libre", cette "liberté" a fondu sur lui « comme la
foudre »… « Par delà l'angoisse et les souvenirs. Libre. Et d'accord avec moi », s'il ne l'est, en
effet pas avec sa sœur,"Je ne suis pas coupable, et tu ne saurais me faire expier ce que je ne
reconnais pas pour un crime" dit-il à Jupiter dans la scène trois de l'acte trois. Bien qu'il ait
essayé de convaincre Electre de ne pas "se haïr", "ses souffrances viennent d'elle, c'est elle
seule qui peut s'en délivrer: elle est libre".
Condamné à être libre, Oreste "ne peut suivre que son chemin et chaque homme doit inventer
son chemin." Pour Sartre chaque homme détermine la valeur de ses actes car Dieu n'existe
pas.
Dans "Qu’est-ce que la littérature?" (Situations II), Sartre explique "Les héros sont des
libertés prises au piège comme nous tous. Quelles sont les issues? Chaque personnage ne sera
que le choix d'une issue et ne vaudra pas plus que l'issue choisie. En un sens, chaque situation
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est une souricière, des murs partout: je m’exprime mal, il n'y a pas d'issue à choisir. Une
issue, ça s'invente. Et chacun, en inventant sa propre issue, s'invente soi-même. L'homme est à
inventer chaque jour". Ce qui fait qu' Oreste n'est pas seulement En-Soi, c'est cette liberté qui
est le pouvoir que détient la conscience de se soustraire aux déterminations naturelles. Par
elle, il se fait Pour-soi dont "la loi d'être, comme fondement ontologique de la conscience,
c'est d'être lui-même sous la forme de présence à soi, (L' Etre et le Néant, partie II).
Si l'on en revient au choix d'Oreste, qui après avoir délivré la ville de son tyran, la quitte
cependant, c'est que sa liberté n'a de sens que pour lui puisqu'elle ne concerne que lui. Il ne
veut pas dépendre des autres: "je veux être un roi sans terre et sans sujets".
Il apparaît donc que ce qu’il enviait, n'était pas la situation des gens d'Argos mais
simplement la personnalité singulière qu'elle leur confère. Il veut SA situation propre par SES
propres actes. Il se fait exister par un acte, censé les libérer tous, mais qui le libère seul. Les
gens d’Argos, saisissent son acte mais Oreste est le seul à savoir qu'il est libre puisque ses
critères n'engagent que lui d'où ses paroles: vous ne pouvez ni me châtier, ni me plaindre, et
c'est pourquoi je vous fais peur !"
En quittant Argos, Oreste affirme encore sa liberté "Pour-soi", et considère comme
inessentielle son existence "pour- autrui": il est seul.
Selon Sartre lui-même "la liberté n'est pas je ne sais quel pouvoir abstrait de survoler la
condition humaine: c'est l'engagement le plus absurde, le plus inexorable. Oreste parcourt son
chemin, injustifiable, sans excuses, seul, comme un héros."
D’abord portée sur l’être de l'en-soi mais prenant un certain recul par rapport à lui, la
conscience est alors rapport à l’être qu'elle n'est pas (pour-soi), ainsi elle se rend responsable,
comme celle d'Oreste. "Le pour-soi ne peut soutenir la néantisation sans se déterminer lui
même comme un défaut d'être. Cela signifie que la néantisation ne coïncide pas avec une
simple introduction du vide dans la conscience. (…), mais c'est le pour-soi qui se détermine
perpétuellement lui-même à n'être pas l'En-Soi." (L’ Etre et le Néant, « 'Etre- pour- soi »
chap.I).
3- Huis-Clos- Caligula- Le Malentendu :
La même année en 1944 sont représentées Huis-Clos de Sartre, Caligula, et Le Malentendu de
Camus.
Huis-Clos :
Cette pièce fut rédigée en seulement deux semaines en 1944; son succès fut immédiat.
Interdite par la censure en Angleterre, elle remporta cependant le prix de la meilleure pièce
étrangère aux Etats-Unis en 1947.Un ami de Sartre lui avait suggéré d'écrire "une pièce facile
à monter qu'on pût promener à travers la France". Il lui vient alors l'idée de monter un drame
très bref, constitué d'un seul décor et ne comportant que deux où trois personnages. Il pense à
une forme différente de Huis-clos de celle que nous connaissons : sa première intention était
de réunir des gens murés dans une cave pendant un long bombardement. Ce n'est qu'après cela
qu'il imagine des personnages réunis en enfer pour l'éternité.
On peut également retenir qu’il proposa à Albert Camus la mise en scène ainsi que le rôle de
Garcin, cependant ce dernier fut remplacé après la première tournée.
Les personnages de Huis-Clos montrent envie, détachement, inimitié, ils sont à la fois
bourreaux et victimes ; ce sont des êtres humains qui tout en étant morts éprouvent des
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sentiments et parlent, à ce titre, ils continuent pour le spectateur et le lecteur d'être vivants.
Il convient d’interroger cette situation où Sartre situe l'action en enfer alors même qu’il est
athée.
Si l’on examine de plus près les caractères présentés dans Huis-Clos, on s'aperçoit qu'ils nient
leur liberté (ils sont donc de mauvaise foi) et sont soumis au jugement des autres libertés, c'est
ce qui précisément constitue cet enfer ; chacun est démuni devant les autres car n'osant
assumer ce qu'ils ont été durant leur vie pas plus que leur situation présente. Estelle se refuse
en effet à les qualifier de morts, préférant le terme d' "absents"." L’existence même de la mort
nous aliène dans notre vie au profit d'autrui" écrit Sartre. En effet en tant que sujet, autrui me
pose en objet et tend à m'enfermer dans une essence.
Contrairement aux choses, l'homme vit sans qu'une essence lui impose un modèle à suivre: "il
existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde et se définit après", ainsi l'homme est
d'abord dans le monde où il se construit librement. Tout homme est en situation mais la
situation ne détermine pas la conduite. En effet, en projetant ses intentions sur la situation
c'est l'homme qui transforme celle-ci en motif d'action. Les personnages de Huis- Clos ont
choisi, à l'exception d'Estelle, de mourir à un moment donné, et ont fait souffrir ceux qui les
entouraient. Comme Inès le dit "Il y a des gens qui ont souffert pour nous et cela nous amusait
beaucoup". Contrairement à elle, en se demandant : "Où est la faute? Garcin montre sa
mauvaise- foi de même qu'Estelle lorsqu'elle dit « je me demande si ce n’est pas une erreur »
"tous deux sachant pertinemment leurs crimes n'avoueront leur culpabilité que par la suite.
Inès est la seule à ne pas nier sa responsabilité : elle prend conscience de ce qu'ils sont "entre
assassins" et s'adressant à Estelle "Nous sommes en enfer, ma petite, il n'y a jamais d'erreur et
on ne damne jamais les gens pour rien" et plus loin "le bourreau, c'est chacun de nous pour les
deux autres."
"L'enfer, c'est les autres" d' autant plus lorsque l’on ne peut plus contribuer au sens de sa
propre vie. En effet pour "le monde des vivants", l’existence du personnage ne se réduit plus
qu'à l'essence que chacun s'est constituée par ses actes au cours de sa vie. Ils sont livrés au
jugement des autres libertés : sur Terre les camarades de Garcin le traitent de lâche et c'est le
regard d’Inès qui désormais décidera: "Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux!
Et pourtant, vois comme je suis faible, un souffle; je ne suis rien que ce regard qui te voit, que
cette pensée incolore qui te pense. Allons, tu n’as pas le choix: il faut me convaincre. Je te
tiens."
Cette expression d'Inès rappelle des expressions de l'Etre et le Néant comme "ma chute
originelle, c'est l’existence de l'autre" ou "le conflit est le sens originel de l'être- pourautrui".L' enfer de Huis-Clos apparaît comme l'enfer de la vie avec autrui qui est indissociable
de l’existence dans le monde.
Pour dépasser cela, il faut se faire libre par son projet car la conscience d'être objet ne peut se
faire que dans et par l'existence d'autrui (le pour-soi dans la mauvaise- foi se pose en objet).
Les personnages dans Huis- Clos refusent d'affronter les conditions de leur existence par une
entreprise qui leur est propre, ils sont à la fois dans le monde et hors du monde, vivants et
morts même dans la vie, ils se réduisent à des objectités pour d'autres consciences qui les
caractérisent, les étiquettent en quelque sorte, alors qu'ils ne peuvent plus changer le sens de
leur vie en ajoutant ou en y refaisant certains actes.
Cet aspect est explicite dans ce passage de l'Etre et le Néant : "la vie morte ne cesse pas pour
cela de changer et, pourtant elle est faite. Cela signifie que pour elle les jeux sont faits et
qu'elle subira désormais ses changements sans en être aucunement responsable. Rien ne peut
plus lui arriver de l'intérieur, elle est entièrement close, on ne peut plus rien faire entrer mais
son sens ne cesse point d'être modifié du dehors. Etre mort, c'est être en proie aux vivants."
Ainsi, être mort, c'est être soumis à des interprétations d'autrui qui donne à la vie du mort un
sens qui n'est pas le sens, ce sens vient d'actes que l'on décide mais que l'on ne peut dénigrer.
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Les paroles ne seraient que des justifications vaines par rapport au choix fait antérieurement.
Comme il est dit dans le chapitre I de la partie 4 de l'Etre et le Néant : "le choix de la
délibération est organisé avec les mobiles et les motifs que je choisis moi-même la décision
est prise elle n’a d'autre valeur que celle d'une annonciatrice".
Caligula :
Caligula, conçu dès 1938, publiée en 1944, et joué en 1945, et Le Malentendu, écrit à la fin de
la guerre mais dont L'Étranger annonçait déjà le sujet, illustrent à la scène les thèmes de
l'absurde.
Sans doute Caligula pourrait-il être un fragment détaché du Mythe de Sisyphe. La démence
de cet empereur relève de la logique de l'absurde: il ne peut admettre l'idée que les hommes
meurent et qu'ils ne sont pas heureux. Il veut se prouver qu'il est libre, et puisqu'il en a les
moyens, il va le prouver aux dépens des autres. Il prend « le visage bête et incompréhensible»
des Dieux et du Destin, comme s'il voulait provoquer les hommes et les appeler à la révolte.
Ce frère de Sisyphe finit par faire rouler sur eux son rocher, et s'exalte de son entreprise de
destruction, passant de l'absurde au nihilisme. Il meurt conscient de son échec: « Je n'ai pas
pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. » La pièce, qui reste
très schématique, vaut par l'ascétisme rigoureux que l'auteur a recherché dans la construction
dramatique et l'écriture des dialogues.
À s'arrêter à la surface des choses, on peut s'étonner de trouver dans Caligula tant d'affinités
avec la tragédie traditionnelle. Dans celle-ci, en effet, le spectateur s'identifie immédiatement
avec le héros, se forge avec lui ou, si l'on préfère, par son intermédiaire, un destin, affronte la
mort. Or il est bien évident qu'un personnage comme Caligula, en soi, n'invite pas à
l'identification. L'empereur fou, cependant, tel que le présente Albert Camus, reste bien un
héros tragique - même au sens traditionnel- car s'il est criminel et s'il déchaîne l'injustice, il est
lui-même la première et l'ultime victime de sa démesure, de son hypertrophie passionnelle. La
passion dont il s'agit ici est celle de la lucidité.
Le Malentendu :
Le Malentendu qui, sous des allures de sombre mélodrame, va sans doute plus loin. Jan,
l'exilé qui revient auprès de sa mère et de sa sœur, devenues hôtelières, ne sait pas qu'elles ont
pris 1 'habitude de tuer leurs clients pour les dépouiller. Il ne se fait pas reconnaître et se
montre incapable même de se faire entendre d'elles sans ambiguïté. Un vieux serviteur,
apparemment muet et simulant la surdité, symbole, pour certain critiques, d'un Dieu
impassible et malveillant, se refuse à dire les quelques mots qui dénoueraient le drame, et ne
dévoile l'identité du voyageur qu'après le meurtre. « Pendant qu'il cherchait ses mots, on le
tuait. » Tel aura été le sort de Jan. « Tout le malheur des hommes, commente Camus, vient de
ce qu'ils ne prennent pas un langage simple. » Dès cette œuvre, on sent l'écrivain désireux de
passer d'une expression de la solitude à un langage de la communauté, des monologues
héroïques à la mise en œuvre d'un véritable dialogue entre les hommes.
Le Malentendu est bien une tragédie, écrite dans le prolongement immédiat de L'Étranger.
Martha appartient, comme Caligula, à la race de ces héros modernes, de ces iconoclastes qui,
dans un même mouvement, sollicitent l'adhésion, jusqu'à l'identification, du spectateur et la
rendent impossible parce que les excès, auxquels ils s'abandonnent, ne sont pas ceux que
provoque à la longue l'acharnement des dieux, ne sont pas l'aboutissement fatal d'une passion
exaspérée, mais, dès le départ, extériorisent seulement une insurmontable volonté de
destruction.
Il s'agit bien, ici, des rapports de l'homme et de l’absolu, de sa tentative apparemment vaine
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de forger lui-même sa destinée, d'être lui-même son propre destin. Mais ce n'est point en
donnant à la fatalité, à Dieu, l'aspect d'un vieux domestique impassible et muet que Camus a
créé l'irrécusable climat tragique du Malentendu c'est en confiant au lyrisme l'expression des
désirs démesurés de Martha.
Il en était déjà ainsi dans Caligula mais on y prenait moins garde, parce que le recours à
l'histoire romaine, et l'éclatante démence de l'empereur donnaient, en somme, à la pièce tout
entière une continuité lyrique. Par ses habitudes mêmes, le spectateur était à l'avance
imprégné de lyrisme et seule la lecture pouvait, ensuite, lui permettre de distinguer les instants
lyriques qui, à une ou deux exceptions près accordées à Caesonia ou au jeune Scipion, étaient
les instants propres à Caligula.
Dans Le Malentendu au contraire, le lyrisme prend Martha comme dans la lumière d'un
projecteur et l'isole. Chez elle la démesure est celle de son désir de bonheur, de son
impatience d'un pays aux soirs bouleversants, de son imagination exaltée.
4-Morts sans sépulture - La putain respectueuse- Les mains sales :
En deux ans paraissent trois pièces de Sartre, Morts sans Sépulture, en 1946, La Putain
respectueuse la même année, dont je vais vous faire de brefs résumés, et Les Mains Sales en
1948, pièce sur laquelle nous nous attarderons un peu plus longuement.
Morts sans Sépulture ; pièce en 2 actes et 4 tableaux, 1946.
On voit évoqué dans cette pièce le thème de la torture, qui sera au centre des Séquestrés
d’Altona. Ici la torture est montrée surtout telle quelle est vécue par ses victimes.
Cinq maquisards, Canoris, Sorbier, François, Lucie et Henri, sont prisonniers des miliciens,
enfermés ensemble dans un grenier. Seul leur chef, Jean, qui était l’amant de Lucie, s’est
échappé, et ils attendent de connaître leur sort, en se demandant s’ils pourront résister à la
torture. Le plus vieux d’entre eux, Canoris en a déjà eu l’expérience. Ils ne livreront rien
puisqu’ils ne savent pas où sont leurs autres camarades, mais sont désemparés par l’idée qu’ils
souffriront pour rien. Les miliciens torturent d’abord Sorbier, que ses camarades entendent
hurler, quand arrive Jean, qui a été arrêté sans être reconnu comme le chef des maquisards, et
qui a toutes les chances d’être relâché. Les autres prisonniers ont maintenant à cacher
l’identité de Jean. Canoris est interrogé et se tait. Henri crie mais ne dit rien. Sorbier interrogé
à nouveau, se tue en sautant par la fenêtre. Lucie est interrogée et violentée. Dans son horreur,
elle n’éprouve plus pour Jean qu’indifférence et éloignement. François, le jeune frère de
Lucie, âgé de quinze ans, est terrorisé. Craignant qu’il ne parle, Henri l’étrangle, les autres le
laisse faire. Jean est libérés. Canoris lance les miliciens sur une fausse piste, en les envoyant
sur une route où les maquisards les attendent, mais leur donne ainsi, contre la volonté de ses
compagnons, la joie du triomphe. Malgré ce renseignement, tous seront fusillés.
La Putain Respectueuse ; pièce en 1 acte et 2 tableaux, 1946.
Dans une petite ville du sud des Etats-Unis, deux Noirs sont poursuivis par des Blancs, qui les
accusent à tort de viol et veulent les lyncher. L’un d’eux est tué, l’autre veut se réfugier chez
une prostituée, Lizzie, qui le chasse. Son client Fred, pour sauver Thomas qui a tué l’autre
Noir, veut lui faire avouer que c’est elle que les Noirs ont tenté de violer, mais elle refuse de
faire ce faux témoignage, malgré les cinq cents dollars que lui offre Fred, puis sa brutalité.
Elle résiste aussi à deux policiers, qui veulent lui faire signer une fausse déclaration de viol.
Mais le père de Fred, un sénateur, obtient par la persuasion, la douceur et l’hypocrisie, la
signature de Lizzie en l’apitoyant sur le sort de Thomas et de sa vieille mère. Au deuxième
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tableau, le Noir se réfugie chez Lizzie à son insu. Le sénateur vient voir Lizzie et lui donne
cent dollars de la part de la mère de Thomas. Lizzie qui espérait une marque de
reconnaissance personnelle, comprend à quel point elle a été trompée. Elle découvre le Noir
caché chez elle. On entend monter les hommes à sa poursuite. Lizzie donne un revolver au
Noir, qui refuse de s’en servir. Fred revient après le lynchage d’un autre Noir par la foule en
délire. Il découvre le fugitif et tente de l’abattre, mais celui-ci parvient à s’enfuir. Lizzie le
menace de son revolver, mais impressionnée par l’assurance de Fred, ne trouve pas la force de
tirer.
Les Mains Sales :
Rédigée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la pièce les Mains sales a été
représentée la première fois le 2 avril 1948 dans une mise en scène de Pierre Valde qui fut
supervisée par Jean Cocteau. Il s'agit de la pièce de Sartre ayant remporté le plus de succès
.Ce dernier avait pensé à d'autres titres : Crime passionnel et Les Gants rouges. Dans une de
ses interviews, il affirma : « les Mains Sales m'ont été inspirées par les difficultés que des
élèves à moi, bourgeois de bonne volonté, avaient avec le parti communiste. J'ai pensé aussi à
l’assassinat de Trotski."
Il y oppose deux sortes de conceptions révolutionnaires: l'idéalisme de Hugo et le
pragmatisme de Hoederer qui, lui n’hésite pas à "se salir les mains"en collaborant avec
d'autres partis et ce, pour améliorer la condition d'une collectivité qui se trouve être celle des
prolétaires. Hoederer est convaincu de la nécessité de s'allier avec la bourgeoisie contre
l’occupant potentiel, il est considéré comme un traître par certains membres du parti
communiste qui envoient Hugo dans le but de le supprimer.
Cependant ce qui opposera Hugo et Hoederer ne sera pas tant sa "trahison", Hugo se retrouve
dans une situation ambiguë où son motif d'agir est le sien: il veut se sentir exister pour- autrui
et pour-soi. De là son adhésion au parti prolétaire -alors qu'il n'en a pas l'origine- , de là aussi,
sa volonté de se voir confier la mission de tuer Hoederer : il veut être reconnu comme le
montre sa réplique "et vous attendrez les nouvelles ; vous serez inquiets et vous parlerez de
moi et je compterai pour vous."
N'ayant réellement sa place dans le parti qu'il a quitté et celui qu'il a rejoint, Hugo souffre de
ce que personne ne lui fasse confiance. C'est là qu'intervient Hoederer car c'est lui qui
justement va comprendre Hugo et ses motivations. Hugo défend des idées alors qu'Hoederer
s'inscrit pleinement dans le monde.
Ce passage de la scène III du cinquième tableau le montre assez bien :
HUGO :
A quoi ça sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur
bourrer le crâne?
HOEDERER :
Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne .Le mensonge ce n'est pas moi qui l'ai
inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l'a hérité en naissant.
Ce n'est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c'est en usant de tous les
moyens pour supprimer les classes.
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HUGO :
Tous les moyens ne sont pas bons.
HOEDERER :
Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces.
Si Hugo, croit être en accord avec les membres du parti, il "en fait une affaire de principes",
Hoederer comme il le dit lui-même fait "une politique de vivants pour les vivants".
Selon Sartre, "ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour l'homme d'être dans le monde, d'y
être au travail, d'y être au milieu et d'y être mortel ".
Le projet d'Hugo est de devenir homme par le crime qu'il s'apprête à commettre. Hoederer est
le seul à se rendre compte que, si Hugo prétend l'assassiner au nom des valeurs du parti, cet
acte est celui qui lui permettra d'être- pour -autrui. On peut donc se demander si Hugo est
réellement convaincu de la légitimité de son acte et veut l'accomplir au service du parti. Ne le
conçoit-il pas comme un moyen pour arriver à une fin individualiste qui le définirait, lui
donnerait l'essence consécutive à son acte? La trahison d'Hoederer n'est-elle pas plutôt un
prétexte au meurtre, prétexte qui montrerait par la même la mauvaise foi de Hugo?
Toutefois cet acte apparaît compromis du fait que ces deux personnages reconnaissent leurs
libertés, et ce malgré leurs divergences d'opinion. Même si Hugo finit par accomplir ce pour
quoi il avait été mandaté, il le fait à cause d'un évènement contingent et non par parce que son
projet est de le faire. Il s'en rend lui-même compte : "Un acte, ça va trop vite. Il sort de toi
brusquement et tu ne sais pas si c'est parce que tu l'as voulu ou parce que tu n'as pu le retenir.
Ce n’est pas moi qui est tué, c'est le hasard .Si j'avais ouvert la porte deux minutes plus tôt ou
deux minutes plus tard, je ne les aurais pas surpris dans les bras l'un de l'autre, je n'aurais pas
tiré."
Ainsi, par son suicide, Hugo pense redonner à son geste le sens qui lui avait échappé et qui
demeure en suspens (puisqu' après la mort d'Hoederer sa conduite est approuvée par le parti).
D'après Sartre dans l'Etre et le Néant: « Le suicide ne saurait être considéré comme une fin de
vie dont je serais le propre fondement. Etant acte de ma vie, en effet, il requiert lui-même une
signification que seul l’avenir peut lui donner ; mais comme il est le dernier acte de ma vie il
se refuse cet avenir ; ainsi demeure-t-il totalement indéterminé. Si j'échappe à la mort, ou si
"je me manque", ne jugerai-je pas plus tard mon suicide comme une lâcheté? L'événement ne
pourra-t-il pas me montrer que d'autres solutions étaient possibles, Mais comme ces solutions
ne peuvent être que mes libres projets, elles ne peuvent apparaître que si je vis. Le suicide est
une absurdité qui fait sombrer ma vie dans l'absurde. »
Même en se suicidant, Hugo cherche à se fonder dans ce qu'il se fait être. Il veut coïncider
avec soi juste pour se donner sa propre valeur individuelle. Si il pense se réconcilier avec luimême, il en perd la conscience. Sa liberté en s'ôtant toute liberté d'action se détermine à n'être
plus déterminée que par l'interprétation qu'autrui en fera
5- L’Etat de siège, - Les Justes :
En 1848, Camus, lui, fait jouer L’Etat de Siège, son plus cuisant échec, et Les Justes, l’année
suivante, en 1949.
L'État de siège (1948), qui reprenait le même sujet que La Peste, dans un cadre différent,
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reçut au théâtre un accueil très froid. Et pourtant cette pièce, la plus riche de Camus, crée une
admirable figure de la peste, incarnée par un administrateur du meurtre, corpulent et
bonhomme, suivi d'une secrétaire comptable qui fiche et recense les futures victimes.
Renonçant délibérément à tout réalisme, Camus mêle avec beaucoup d'art, dans une forme
reprise au théâtre du siècle d'or espagnol, le lyrisme et la bouffonnerie, l'ironie et le
pathétique, les monologues et les chœurs, les affrontements singuliers et les mouvements
collectifs. Tout finit pour le héros, Diego, dans l'échec, la solitude et la mort. L'Ordre, après la
peste, va régner sur Cadix et perpétuer le mal. Mais la révolte et le défi du jeune homme ont
ébranlé le pouvoir de ce fléau qui tire toute sa force de la docilité craintive des hommes
Loin de la fable allégorique et très près de la réalité historique, Les Justes (1949) mettent en
scène une cellule de terroristes russes des années 1900; ces « meurtriers délicats », socialistes
révolutionnaires (dont Camus analysera plus tard les idées dans L'Homme révolté), veulent,
sans attendre l'appui lent à venir des masses populaires, ébranler le tsarisme par des attentats
individuels à la bombe. Le crime est pour eux à la fois « inexcusable et nécessaire », et ils ne
séparent pas le recours à la violence de l'acceptation de leur propre mort. Une première fois,
l'attentat qu'ils projettent échoue. Le poète Kaliayev, chargé de lancer la bombe sur la voiture
du grand-duc, a hésité en y voyant des enfants. Il renouvelle sa tentative quelques jours plus
tard, avec succès cette fois; lorsqu'il meurt, sans avoir consenti à dénoncer ses complices,
Dora qui l'aimait demande à lancer la prochaine bombe pour rejoindre son ami dans la justice
et dans la mort. La nécessité de recourir au meurtre pour entraîner la révolution, la
contradiction entre un idéal de fraternité et des méthodes de terreur, le souci de respecter les
valeurs même dans la destruction, sont les lignes de force de ce drame politique auquel
Camus a donné une rigueur sévère. Comme Les Mains sales de Sartre, Les Justes sont l'un des
meilleurs exemples de ce théâtre des « situations limites », fécond dans les années 1950.(mais
nous y reviendrons.)
Portant sur ce thème, pour l’essentiel, l’enjeu de la controverse Sartre-Camus de I952, se
réduisait à une question simple: oui ou non convenait-il d'accorder un privilège spécial à la
violence dite progressive? Camus soutenait qu'on ne pouvait le faire qu'à la condition de
croire au « sens de l'histoire ». Il fallait disait-il, pour qu'on fût en droit de privilégier
l'U.R.S.S., que l'U.R.S.S. apparût comme l'instrument de la réalisation dans le temps de
l'Absolu. Mais l'Absolu était-il accessible? Pour sa part, Camus se refusait ajouter foi au
messianisme marxiste. A ses yeux - il s'en était expliqué dans l'Homme révolté -la théorie
marxiste de l'histoire relevait, au choix, de l'utopie ou de la mystification.
Sartre, lui, soutenait la position inverse. A vrai dire, son attitude était peu claire.
Ainsi Sartre prenait exactement le contre-pied de la position de Camus. Alors que, pour
Camus, il fallait juger les dirigeants soviétiques sur leurs actes, pour Sartre il fallait les juger
sur leurs intentions.
En s'appuyant sur une situation historique réelle, dont la gravité devait entraîner bientôt toute
une série de crises, Sartre exprimait au mieux les conflits permanents de la morale et de
l'action révolutionnaire.
6- Le Diable et le Bon Dieu :
C'est encore de la morale et de sa vanité dans un univers régi par les rapports de force et les
luttes violentes, que traite Le Diable et le Bon Dieu. Les onze tableaux de cette pièce, qui est
au théâtre de Sartre, toutes proportions gardées, ce que Le Soulier de satin était au théâtre de
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Claudel; mettent en scène les guerres civiles impitoyables et confuses qui ont marqué en
Allemagne les débuts de la Réforme luthérienne, et les soulèvements de paysans qui y ont été
associés. Jouant jusqu'au bout le jeu du drame romantique et baroque, lui donnant parfois
l'allure d'une superproduction historique, Sartre crée une figure mythique, mais c'est pour
mieux la démystifier: à travers Gœtz, les pièges de la morale, de la sainteté et de l'absolu sont
en fait dénoncés et l'on retrouve dans cette pièce beaucoup d'échos des recherches que Sartre
avait menées dans son étude sur Jean Genet. Gœtz, seigneur tout-puissant, met l’Allemagne à
feu et à sang, se voue au mal et à la trahison, affirmant ainsi, contre Dieu, son propre univers.
Mais alors qu'il est sur le point de massacrer tous les habitants d'une ville, voici qu'il se
convertit au bien sur un coup de dés. Il donne aux paysans ses terres, fonde une cité du
bonheur, se consacre à la sainteté. Cette entreprise pleine de bonnes intentions précipite en
fait la révolte des paysans. Gœtz cherche vainement à les dissuader de courir au massacre.
Dans le bien comme dans le mal, tous ses projets se seront réduits à des jeux de destruction
incohérents qui n'affectent même pas l'ordre établi. Découvrant que Dieu n'existe pas, Gœtz
reprend sa place parmi les hommes: « Je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête,
puisque je n'ai pas d'autre manière d'être avec tous. » Et il se met à la tête des paysans
révoltés, sans illusions sur leurs chances de réussite.
On a vu parfois dans cette pièce un exposé pesant des problèmes du Bien, du Mal et de
l'Action: c'est oublier le ton de bouffonnerie qui domine toute l’œuvre. Gœtz incarne ce type
d'aventurier héroïcomique qui a fasciné l'enfance de Sartre. Goetz vit son existence comme
une épopée, et ne rend de comptes qu'à Dieu ou à l'Histoire; mais ce héros se double d'un
bouffon qui tourne en dérision la plupart de ses entreprises. Dans ses exercices de sainte
humilité Gœtz s'écrie: « Seigneur, délivrez-moi de l'abominable envie de rire. » Alors qu'il
croit accéder chaque fois au seul mode d'existence authentique, il tombe dans un piège et
s'enferme dans une comédie. Il n'est même pas sûr que dans son engagement final il puisse
retrouver la communauté des hommes; si bien que l'on est tenté de lui appliquer le jugement
que porte Sartre lui-même sur les intellectuels bourgeois désireux de s'intégrer au
communisme: « C'est un mauvais départ que le refus de la solitude. Car pour la refuser il faut
qu'on la constate et c'est le moyen de la faire exister à l'extrême ».
7- Les Séquestrés d’Altona :
Avec Les Séquestrés d'Altona (1959), sa pièce la plus difficile mais la plus riche, Sartre a
voulu écrire le drame du xxe siècle: comment l'homme de ce siècle peut-il revendiquer la
responsabilité d'une histoire qui le défigure? Doit-il en supporter la culpabilité écrasante, ou
au contraire plaider pour son innocence? Cette question cruciale, Sartre l'avait déjà posée en
1952, à la fin de son étude sur Jean Genet: « Ces hommes masqués qui nous succéderont et
qui auront sur tout des lumières que nous ne pouvons même pas entrevoir, nous sentons qu'ils
nous jugent: pour ces yeux futurs dont le regard nous hante, notre époque sera objet. Et objet
coupable. Ils nous découvrent notre échec et notre culpabilité. Déjà morte, déjà chose, quand
nous avons encore à la vivre, notre époque est seule dans l'histoire [...]. » Sartre notait alors
que certains hommes, pour surmonter cette mauvaise conscience, choisissent de « s'installer
dans ce moment de 1 'histoire et le vouloir contre tout avec l'entêtement du vaincu. ». Frantz
Von Gerlach, qui s'est séquestré depuis quinze ans dans sa chambre d'Altona, est l'un de ces
hommes: obsédé par les tortures qu'il a pratiquées pendant la guerre sur le front russe, hanté
par le jugement de Nuremberg qui met en cause la responsabilité collective de l'Allemagne,
dans les crimes du nazisme, il décide d’assumer face au jugement de l’histoire, son propre
destin et celui de son pays. Mais pouvoir retrouver quelque innocence, il lui faut être non
seulement un vaincu, mais une victime. C’est pourquoi il se forge la fiction de l’Allemagne
détruite et martyrisée, quinze ans après sa défaite : on reconnaît là les cercles vertigineux de la
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mauvaise conscience, que Camus avait déjà dépeints dans La Chute.
Sartre lui-même, en écrivant cette pièce, était obsédé par l'usage de la torture qui était
réapparu avec la guerre d'Algérie, et contre lequel il avait mené en vain une campagne
véhémente. De là sans doute, la tension exaspérée et la violence contractée qui marquent cette
tragédie, le rythme haché, la construction tourmentée, qui la distinguent de toutes les autres
pièces de Sartre, Mais Les Séquestrés d'Altona, une fois la guerre d'Algérie terminée, ont pris
une signification beaucoup plus générale: l'histoire, dans ses pires aspects, ne peut être reprise
en charge, mais elle ne peut non plus se laisser oublier. Frantz en revendique la responsabilité,
mais à l'intérieur d'une folie concertée où il se fuit sans cesse, mêlant la lucidité à la
mythomanie. L'enfer, ici, ce ne sont plus les autres, c'est un siècle chargé de crimes collectifs,
c'est notre époque elle-même avec ses héros en partie coupables et en partie innocents, à
moitié complices et à moitié victimes. De cet enfer, Sartre a donné l'image la plus saisissante,
réunissant ici la plupart de ses fantasmes personnels. Comme dans Huis Clos, des survivants,
fascinés par leur passé, s'affrontent et se détruisent; comme dans « La Chambre» (une des
nouvelles du Mur), la folie de Frantz gagne peu à peu tous les personnages qui entrent en
contact avec lui. La pièce entière s'installe dans les cauchemars de la démence: des crustacés
monstrueux peuplent les plafonds de la chambre de Frantz (comme les mufles de rhinocéros
dans la pièce d'Ionesco), et dans les plaidoiries hystériques qu'il leur adresse se multiplient les
images de l’Apocalypse et de la prolifération. Mais ces vertiges hallucinés, ces discours
déments qu'il enregistre sur un magnétophone ne sont pour Frantz qu'une manière de
s'installer à mi-chemin d'un souvenir et d'un oubli également impossibles, Incapable de
s'avouer la vérité comme d'affronter le présent, il ne se délivrera de sa folie que pour entrer
dans la mort.
De ce que les problèmes philosophiques ou politiques qui ont obsédé Sartre apparaissent ainsi
dans chacune de ses pièces, il ne faudrait pas déduire, comme on l'a fait trop aisément, que son
théâtre, sorte de cours du soir illustré, se borne à animer ou à incarner une dialectique
abstraite. En fait, le dramaturge porte à la scène les conflits que le philosophe n'a pas été en
mesure de résoudre. Les héros de ses pièces vivent de la même manière la tragédie de
l'existence et les contradictions insurmontables des idéologies. Ambigus et divisés, en dépit de
leurs efforts désespérés pour unifier leur vie et leur morale, ils expriment souvent les impasses
aux quelles aboutit la philosophie de l'auteur, mais ils ne sont jamais les porte-parole de ses
thèses. Problématique et non point didactique, le théâtre de Sartre nous fait découvrir des êtres
cruellement conscients de leurs incertitudes ou même de leur inconsistance.
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