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Jalons pour une philosophie de l’interculturel
Nicolas Dittmar
La mondialisation technologique et économique, les diverses tentatives de concertation politique à l’échelle de la
planète constituent le nouveau cadre de l’agir humain.
En dehors des perspectives touristiques ou d’information, les rencontres internationales se généralisent : elles ont
lieu entre personnes, groupes, organisations, institutions et nations. Pour fonctionnelles qu’elles demeurent, ces
rencontres sont nécessairement confrontées à la dimension culturelle, régies par ce qu’on pourrait appeler un
« choc des cultures ».
Si l’homme a déjà connu de nombreux chocs narcissiques, il semble aujourd’hui qu’il doive en assumer un
autre : celui qui met en jeu, non plus son identité cosmologique Galilée - son identité religieuse Darwin ou
encore son identité subjective Freud - mais bien son identité nationale, culturelle et linguistique. L’Autre fait
désormais partie de soi, de notre visée sur le monde, de notre être-là, et le moi n’est plus le maître dans sa
culture.
Comment faire face à cette nouvelle décentration ? Comment préserver son identité culturelle sans rejeter celle
des autres ? Comment l’homme peut-il se situer dans un monde qui se « mondialise », au moment même les
catégories de « proche « et de « lointain », ne renvoient plus à des catégories de perception opératoire ? Comme
le remarquent Camilleri et Cohen-Emerique,
« Cette réalité, quels que soient les sentiments qu’elle inspire, doit être
considérée comme incontournable, vu qu’elle n’est en rien conjoncturelle,
mais résulte d’un phénomène fondamental : la constitution d’un champ
humain planétaire, dû à l’intrication sans cesse grandissante des projets,
problèmes et essais de solution de tous, à quoi s’ajoute la facilité et
l’intensification stupéfiantes des moyens de la communication »1.
On voit que c’est toute une critique de la représentation qui est en jeu ici, appelant une révolution
« copernicienne » dans la pensée : en ce sens, à la question kantienne « que puis-je connaître ? » du monde à
travers les formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps, il conviendrait de substituer la question
demorgonienne « comment appréhender les ressemblances et les différences dans un même espace-temps, dans
la co-présence de l’humanité à elle-même »2 ?
A- Quelle appartenance à la mondialisation ?
1 Le problème des « deux cultures »
Comment fonder une anthropologie de la culture sur une approche et une méthode qui soit en harmonie avec
l’épistémologie de son temps ? Il faudrait commencer par poser les jalons d’une critique post moderne de la
rationalité. Nous pensons au problème des « deux cultures » qui, comme le soulignent Prigogine&Stengers3,
constituent les bases scissionnaires de l’héritage kantien : d’une côté une culture scientifique, de l’autre une
culture morale, une éthique. Dès lors, la science s’est développée à notre insu, en dehors des questions produites
par l’homme sur sa vie, ses désirs, ses règles de conduites, sa destinée, bref, tout ce qui fait la trame d’une vie
humaine, ou de l’anthropos. D’où un sentiment de décalage, déjà diagnostiqué par M. Weber sous le vocable du
désenchantement du monde, qui nous met en face d’un univers méconnaissable, guidé par la rationalité
instrumentale et les excès de la technologie : cet univers étranger, c’est la mondialisation.
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Aussi, plutôt que de maintenir cette distance entre la science et la culture, il faut se servir de la science et de ses
théories fondamentales pour pouvoir reconnaître les effets de ses applications dans le monde : le but serait de
transposer la science dans le champ de la culture pour retrouver un sens à notre appartenance, pour réintégrer
notre statut d’être pour la mondialisation dans une anthropologie qui assume le défi de sa complexité
interculturelle. Tel est le projet épistémologique de J. Demorgon :
« Si le développement notionnel a permis, travers la science et les techniques,
les transformations spatiales et temporelles, celles-ci peuvent à leur tour être
des stimulants pour les transformations mentales dans les domaines
relationnels »4 .
Or, il y a à la racine de ce développement notionnel un antagonisme perceptif qui, tout en ayant
favorisé l’expansion de la science et l’abolition des distances, devient paradoxalement la
source d’une crise dans la représentation :
« c’est la conscience d’une relativité du proche et du lointain au plan de la
pensée qui a constitué les bases pour le développement des sciences et des
techniques… [or] ce qui était considéré comme lointain physiquement dans
l’espace et dans le temps est maintenant rapproché plus que jamais
auparavant ; ce qui était considéré comme proche et familier s’est découvert
aussi étrange. Le lointain nous est apparu au cœur de nous-mêmes »5.
Se pose alors le problème de la substantialisation du « proche » et du « lointain », qui semble ancrée dans nos
esprits comme des « données brutes auxquelles nous ne pouvons rien, alors qu’elles ont constitué l’origine de
l’essor des technologies de la communication à l’échelle planétaire.
Une nouvelle anthropologie culturelle ne saurait contourner ce problème perceptif et cognitif fondamental et doit
pouvoir trouver dans la science contemporaine les concepts et outils méthodologiques pour penser une réelle
appartenance à la mondialisation.
Mais ne faut-il pas d’abord restaurer notre rapport au monde ? Ne faut-il pas d’abord élucider les conditions
phénoménologiques de notre appartenance à la chair du monde, tel qu’elles se donnent originairement à nous
avant de penser la mondialisation ? Qu’est-ce qu’appartenir au monde ?
2 Phénoménologie et mondialisation
Il nous semble important de développer une réflexion phénoménologique sur le monde tel qu’il est aujourd’hui,
c'est-à-dire mondialisé, en examinant les concepts fondamentaux de la philosophie de Husserl : celle-ci se
présente en effet comme une reconquête de la rationalité qui permette de réconcilier la science et la question
éthique des finalités de l’existence humaine, c’est à dire de résoudre le problème des « deux cultures »
mentionné plus haut. Comme le souligne E. Housset,
« On comprend alors que l’époché phénoménologique ne peut être saisie
dans toute son ampleur qu’à partir de cette idée que la philosophie n’est pas
une activité culturelle parmi d’autres, mais une production qui porte en elle
l’idéal d’une culture issue de la raison libre »6.
C’est en ce sens que l’on peut parler d’une première résolution de la crise de la culture avec Husserl. Plus
précisément, ce dépassement de la scission kantienne passe par une critique du scepticisme kantien, et l’aporie
de la raison pratique qui reste suspendue aux Idées transcendantales sans que celles-ci ne puissent jamais faire
l’objet d’une intuition : « L’idéalisme kantien est alors compris comme un scepticisme caché, puisqu’on ne peut
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pas connaître les choses en soi, et c’est donc cette paration entre phénomène et chose en soi qui est
définitivement récusée par le retour à la donnée absolue », c’est-à-dire à l’intuition donatrice originaire.
Ainsi, la phénoménologie se caractérise par un mot d’ordre : « le retour aux choses ». Il s’agit au fond de
réhabiliter le primat de la sensation dans la sphère du logos, contre la tradition métaphysique qui, jusqu’à
Descartes et Kant, entretenait une logique antagoniste entre le corps et l’esprit, entre les sensations et le savoir.
Avec Husserl, les apparences sensibles deviennent significatives : « Le sens spirituel, en animant les apparences
sensibles fusionne d’une certaine manière avec elles, au lieu de leur être lié dans une simple juxtaposition »7.
Ainsi, Husserl dépasse-t-il le dualisme kantien et l’abstraction des sciences mathématiques, qui prétendent à
l’ « objectivité naturaliste », et nous invite à une marche fondamentale de réconciliation des deux cultures,
l’une morale et existentielle, l’autre scientifique et déterministe.
En effet, chacune de nos expériences a une forme spécifique qui lui est prescrite par la chose à laquelle elle a
affaire. Dans cette perspective, toutes les questions sur le monde et l’existence humaine peuvent être pensés à
partir de l’examen des vécus où nous affrontons leur objet.
Ainsi, la phénoménologie ne cherchera pas à saisir l’essence du temps spéculativement, par exemple par rapport
à l’éternité (Platon), ou par rapport au concept (Hegel), mais portera son regard sur les expériences les plus
significatives où nous vivons quelque chose du temps : souvenir, espérance, ennui, attente…
Cette capacité qu’a la conscience de porter un regard sur le vécu constitue l’intentionnalité :
« l’intentionnalité est essentiellement l’acte de prêter un sens »8.
Mais comment la conscience peut-elle se comporter face au monde, et à plus forte raison, face à la
mondialisation ? Selon Husserl, il faut commencer par suspendre l’attitude naturelle, qui nous maintient dans les
évidences, dans les opinions et les clichés, dans le déterminisme psychologique et social. Le monde ne va pas de
soi, et il convient de suspendre notre activité de jugement par l’époché (ποχή) : nous pouvons alors redécouvrir
le monde purifié de toutes les pensées « parasites » et nous y intégrer en tant que sujet transcendantal. Ce sujet
n’est pas dégagé de l’expérience, il y est impliqué en « chair et en os » (Leibhaft), il porte un regard neuf sur la
réalité, et vise le monde en exerçant son intentionnalité : « l’intentionnalité de la conscience est le fait qu’à
travers la multiplicité de la vie spirituelle se retrouve une identité idéale dont cette multiplicité ne fait
qu’effectuer la synthèse »9.
Ce tournant idéaliste, qui reconduit le Réel disparate à l’unité de la cogitatio, permet de surmonter
progressivement l’énigme de la présence du monde alors que dans l’attitude naturelle cette présence demeurait
ininterrogée : « non seulement le monde est un sens constitué par la conscience, mais la constitution achevée du
monde est une tâche infinie »10.
Dans cette perspective, on peut penser la mondialisation comme l’expression d’un rapport phénoménologique au
monde, qui nous pousse à déchiffrer de façon permanente les données infinies de l’expérience, après avoir
procédé à la réduction phénoménologique : la mise entre parenthèse du monde est en effet un préalable d’autant
plus nécessaire que la mondialisation conduit à une accélération des communications et des relations inter-
humaines, qui supposent toujours l’existence du monde comme un donné, alors que celui-ci bouge et se
métamorphose sans cesse. Dans ce cadre, les processus d’identification peuvent être infinis, mais ils s’achèvent
toujours dans l’évidence, « dans la présence de l’objet en personne devant la conscience »11.
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Ainsi, nous n’accédons à la chose comme objet de l’expérience transcendantale, que par les aspects infinis
qu’elle offre à nous. Cette infinité prend aujourd’hui le visage de la diversité culturelle, il s’agit donc de pénétrer
les cultures comme autant d’objets de l’expérience, sans toutefois les réifier, et en pensant qu’elles sont
véhiculées par des sujets. Comme le remarque Abdallah-Pretceille,
« L’interculturel est fondé sur une philosophie du sujet, c'est-à-dire sur une
phénoménologie qui construit le concept de sujet comme être libre et
responsable […] Avec les phénoménologues, on part du principe que le
comportement culturel ne signifie rien à priori…la culture n’est pas une
réalité sociale en soi que l’on peut appréhender de manière objective, c’est un
vécu dont il s’agit de reconstruire le sens »12.
C’est en effet l’ouverture à l’altérité qui est en jeu dans l’expérience phénoménologique :
« La phénoménologie, en suspendant la thèse générale de l’attitude naturelle
retrouve un monde et des personnes constituées pensées, sentiments,
passions et actions qui s’y rattachent dans la vie concrète ; mais [le sujet] y
accède dès lors à travers ses noèses, il les touche comme sien jusque dans
leur extranéité »13.
C’est cette phénoménologie de l’altérité, au plan ontologique c'est-à-dire de la transcendance - qui permet de
penser la problématique globale de l’interculturalité, en évitant toute réification de la culture comme source
exclusive de l’identité individuelle, selon un déterminisme culturaliste : autrement dit, c’est la personne en tant
que subjectivité pure cogitatio qui donne sens à son vécu et constitue la signification de ses valeurs pour se
rapporter au monde et interagir avec d’autres individus. Tel est le sens ultime de l’intersubjectivité.
Comme le soutient Abdallah-Pretceille, « l’approche interculturelle pose l’interaction comme fondamentale,
c’est l’Autre qui est premier et non pas culture »14.
Il nous semble par ailleurs fondamental de retenir de ce tournant phénoménologique de la pensée qu’apporte la
philosophie de Husserl, l’exigence de la réduction phénoménologique, comprise comme une exigence de
neutralité vis-à-vis de ses propres valeurs et croyances culturelles : nous n’avons pas à nous prononcer sur la
réalité du monde, ni à porter de jugement sur elle, nous devons pratiquer la réduction comme une « ascèse » de
l’intellect, visant à renouer avec les données les plus fondamentales de l’intériorité humaine ( désirs, jugements,
émotions, sentiments), dans son articulation à l’extériorité du monde que nous visons de façon intentionnelle, et
qui s’accomplit dans l’intersubjectivité.
La phénoménologie permet de mettre une distance vis-à-vis de l’attitude naturelle, qui est faite de jugements
permanents sur les choses et les personnes sans vraiment jamais avoir ne serait-ce que l’intuition de leur essence,
et se tourne vers les vécus intentionnels : « vers le Réel, l’Iréel, le passé, le voulu, l’aimé, le désiré, le jugé etc…
L’intentionnalité signifie seulement que la conscience est à titre premier hors de soi »15.
C’est donc une réconciliation du sujet avec le monde que permet et que soutient toute l’œuvre philosophique de
Husserl : c’est une philosophie de l’attention, qui met en garde contre tout jugement hâtif et contre les clichés
culturels pour se recentrer sur soi et revenir à des perceptions essentielles, qui impliquent la réduction éidétique -
réduction des vécus à leur essence, après que la conscience ait levé l’hypothèque de l’interprétation naturaliste
du sujet :
« La réduction transcendantale qui restitue le sens de la conscience en général
ne peut être pratiquée sans la réduction éidétique qui fixe des significations
telles que percevoir, entendre, voir, imaginer, décider, agir - comprises sur un
petit nombre d’exemples »16.
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Si le subjectivisme transcendantal nous réconcilie avec le monde, il implique également un rapport à une
communauté de sujets, car il appartient au monde d’être partagé. C’est le corps d’autrui qui, objet de mon
expérience propre, me permet de découvrir autrui comme alter ego : « le corps d’autrui est de ce point de vue le
premier objet commun et je peux donc dire que le monde que je constitue est le même monde que l’autre là-bas
constitue »17. Husserl emploie le terme d’ « intropathie » pour désigner cette capacité du sujet à sortir de sa
subjectivité transcendantale pour s’ouvrir à l’Autre.
On connaît l’influence décisive de cette philosophie de Husserl sur la postérité, avec les analyses de J. P. Sartre
ou encore E. Lévinas, qui mettront au centre de leur réflexion la question de l’intersubjectivité, et de l’interaction
entre les individus, dans une perspective existentialiste et éthique.
Comment alors penser le monde en tant que mondialisé ? Si la phénoménologie permet de poser les fondements
d’une réconciliation du sujet avec le monde, en réhabilitant le Sensible selon le mot de Merleau-Ponty, comment
peut-on penser le rapport à la mondialisation et les données plurielles de son expérience par le sujet ? Ne faut-il
pas radicaliser la phénoménologie de Husserl, avec Simondon, en pensant l’individuation avant l’individu ?
B L’individuation des cultures
1 Champs de cohérence de l’approche interculturelle
On peut commencer par distinguer, avec Demorgon, deux champs de cohérence majeurs pour penser une science
humaine de l’interculturel :
« l’un plus rationnel, représentatif, classificatoire visant l’universel… l’autre
plus singulier, interférentiel, implicationnel, transductif »
Il poursuit en soulignant la nécessité d’une vigilance épistémologique :
« il importe de les sortir d’une conflictualité polémique destructrice… il faudrait mieux
articuler (transductivement) les conflits de pouvoir et les élaborations théoriques »18.
Se trouve posé, à travers ces quelques lignes, l’intérêt d’une réarticulation des champs de cohérence en vue d’une
meilleure compréhension de l’expérience interculturelle.
On peut donc retracer ici quatre axes de réflexion dans le champ de l’interculturalité, qui nous paraissent
pertinents et emblématiques de la réflexion française :
1- L’approche structurelle globale de J. Demorgon, qui s’attache à décloisonner le concept d’identité nationale
selon le modèle historique, en montrant que celle-ci est tissée de transductions complexes (rétrospectives et
prospectives) de quatre grandes orientations culturelles qui ont marqué l’évolution anthropologique de nos
sociétés : communautaire, royale-impériale, nationale-marchande et enfin informationnelle-mondiale (ou
interculturelle-mondial)19.
2- L’approche interactionniste de M. Abdallah-Pretceille, qui s’attache à décloisonner l’identité individuelle dans
son affirmation d’appartenance exclusive à une culture, en montrant que celle-ci fonctionne sur les notions
d’ « emprunt, de « variation » et de « réseau », voire de « transgression » des codes culturels établis. En ce sens,
il convient selon l’auteur de remplacer le concept de culture par celui de culturalité, en mettant l’accent sur la
pragmatique de la communication et des échanges interculturels.
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