Dyslexies développementales : Théorie de l’empan visuo-attentionnel S. VALDOIS Directrice de Recherche CNRS Orthophoniste et Neuropsychologue Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition UMR CNRS 5105 Université Pierre Mendès France, BP 47, 38040 Grenoble Cedex 9 Résumé : Cet article fait la synthèse de l’ensemble des données témoignant de l’existence d’un trouble de l’empan visuo-attentionnel (EVA) dans les dyslexies développementales. L’EVA correspond au nombre d’éléments visuels distincts pouvant être traités en parallèle dans une configuration. Des études de groupe ont montré qu’une réduction de l’EVA était observée chez bon nombre d’enfants dyslexiques indépendamment de tout trouble phonologique. Ce trouble de l’EVA correspond au niveau neurobiologique à un fonctionnement atypique des régions pariétales. Un sous-type de dyslexie caractérisé par un trouble de l’EVA et un dysfonctionnement pariétal doit donc être distingué des formes phonologiques classiquement décrites. Mots clés : Dyslexie développementale, empan visuo-attentionnel, lecture, trouble phonologique, lobule pariétal supérieur Abstract : The paper reviews evidence for a visual attention (VA) span disorder as a second core deficit in developmental dyslexia. The VA span denotes the number of distinct visual elements which can be processed in parallel in a multi-element array. A VA span reduction has been reported in a good number of dyslexic individuals independently of any phonological problem. Functional neuroimaging investigations have shown that the VA span disorder relates to atypical parietal activations. These data suggest the existence of a second subtype of developmental dyslexia characterised by a VA span disorder and a parietal dysfunction which differs from the well-documented phonological subtype. Keywords: Developmental dyslexia, visual attention span, reading, phonological deficit, superior parietal lobule. 1. INTRODUCTION De très nombreuses études menées depuis une trentaine d’années en psychologie, neuropsychologie et neurosciences cognitives ont eu pour objectif d’identifier d’une part la nature des dysfonctionnements cognitifs responsables des dyslexies développementales, d’autre part, les corrélats neurobiologiques de ces troubles. Bien que les troubles spécifiques d’apprentissage de la lecture aient été initialement attribués à des difficultés de traitement visuel [Morgan (1896) et Hinshelwood (1917) parlent de cécité verbale congénitale pour désigner les troubles sévères d’apprentissage de la lecture], les données s’accumulent dans la deuxième moitié du XXème siècle en faveur d’une origine phonologique du déficit. On montre alors non seulement que les enfants dyslexiques présentent, en tant que groupe et comparativement à des enfants normo-lecteurs, des déficits sur tout un ensemble d’épreuves mettant en jeu la composante phonologique (Snowling, 2000 ; Vellutino et al., 2004 ; Sprenger-Charolles et al., 2006) mais également que les capacités phonologiques évaluées en maternelle prédisent le niveau ultérieur de lecture chez l’enfant tout venant et qu’un entraînement phonologique proposé avant tout apprentissage explicite de la lecture ou au début de cet apprentissage améliore le niveau ultérieur de lecture (Ehri et al., 2001). Au niveau neurobiologique, de nombreuses études sont également menées conduisant à identifier les corrélats cérébraux impliqués dans les traitements phonologiques, notamment le gyrus frontal inférieur, incluant l’aire de Broca, et le lobule pariétal inférieur. On montre par ailleurs que ces régions cérébrales sont activées de façon atypique chez les individus dyslexiques (voir Démonet et al., 2004, pour une revue). L’ensemble de ces données atteste de l’importance des traitements phonologiques dans l’apprentissage normal de la lecture et suggère qu’un déficit phonologique est à l’origine des troubles dyslexiques. La reconnaissance du trouble phonologique en contexte dyslexique a également eu une influence majeure sur le plan clinique en permettant le développement d’outils spécifiques pour le diagnostic et la rééducation des troubles dyslexiques. Néanmoins, la plupart des études quel que soit le champ disciplinaire dans lequel elles étaient conduites ont très systématiquement souligné l’hétérogénéité de la population dyslexique. Ceci conduit à s’interroger sur la capacité d’un trouble phonologique unique à expliquer la variabilité observée des troubles dyslexiques. La description de formes de dyslexies quasiopposées, les dyslexies phonologiques et de surface, relance régulièrement le débat. Alors que des troubles phonologiques sont systématiquement décrits dans le contexte des dyslexies phonologiques, les cas décrits de dyslexie de surface ne présentent pas de trouble phonologique associé (Dubois et al., 2007 ; voir Colé et Valdois, 2008, pour une revue). Cependant, la plupart des études ont échoué à identifier un type de dysfonctionnement cognitif qui serait propre aux dyslexies de surface. En parallèle et même si d’autres types de dysfonctionnements cognitifs ont été objectivés en contexte dyslexique – tels que des troubles visuels de bas niveau impliquant le système magnocellulaire (Stein, 2003), des troubles moteurs relevant potentiellement d’une atteinte cérébelleuse (Nicolson, Fawcett & Dean, 2001), des troubles de l’attention perceptive visuelle et auditive (Hari & Renvall, 2001), un trouble des traitements auditifs spécifiques au langage (Serniclaes et al., 2004) – ces dysfonctionnements ont en général été décrits en association avec le trouble phonologique qui pouvait donc toujours apparaître comme la cause proximale la plus plausible du trouble dyslexique. La question se pose donc de savoir s’il existe un trouble cognitif qui soit dissocié des capacités de traitement phonologique et susceptible en cas de dysfonctionnement d’entraîner un trouble spécifique d’apprentissage de la lecture. Le déficit de l’empan visuo-attentionnel (EVA) répond à cette exigence. Son lien avec l’activité de lecture a été modélisé dans le cadre du modèle multi-traces de lecture (modèle MTM ; Ans, Carbonnel & Valdois, 1998) et l’existence d’un trouble de l’EVA a été mise en évidence en contexte dyslexique. Ce trouble est le plus souvent dissocié des capacités de traitement phonologique et contribue à expliquer le niveau de lecture des enfants qu’ils soient ou non dyslexiques indépendamment de leurs aptitudes phonologiques. Des données récentes montrent par ailleurs que les dysfonctionnements cérébraux associés au trouble de l’EVA diffèrent de ceux impliqués dans les troubles phonologiques. L’ensemble de ces données seront résumées dans le cadre de cet article conduisant à rediscuter la notion de sous-types de dyslexies développementales. 2. LE MODELE MULTI-TRACES DE LECTURE Le modèle multi-traces de lecture de mots polysyllabiques développé par Ans, Carbonnel et Valdois (1998 ; ou modèle MTM, cf Figure 1) conduit à faire l’hypothèse que les dyslexies développementales pourraient résulter d’au moins deux types de dysfonctionnements cognitifs, l’un concernant la composante phonologique du modèle, l’autre sa composante visuo-attentionnelle. Ce modèle a, en effet, la particularité d’inclure un composant visuoattentionnel (VA), la fenêtre visuo-attentionnelle, qui délimite la quantité d’information orthographique pouvant être traitée à chaque étape de la lecture. Cette fenêtre VA joue donc un rôle majeur dans la lecture experte et son apprentissage. Figure 1 : Représentation schématique du modèle multi-traces de lecture Composant orthographique O2 . b c r a bar Composant phonologique /b/ /c/ ME /a/ /r/ car P O1 r a c c a r Buffer phonémique Fenêtre visuo-attentionnelle Le modèle MTM postule l’existence de deux procédures de lecture, une procédure globale assurant la lecture des mots familiers et une procédure analytique mise en jeu lors du traitement des items non familiers après échec du mode global. Les deux procédures de lecture diffèrent quant à la taille de la fenêtre VA mise en jeu et quant à l’implication de la mémoire de travail phonologique. Lors d’un traitement en mode global, la fenêtre VA s’adapte à la longueur du mot à lire de sorte que l’ensemble des lettres du mot sont traitées simultanément en une seule capture visuelle. La fenêtre VA est au contraire réduite à des unités plus petites que le mot (syllabes ou graphèmes) lors d’un traitement analytique. Lors de la première étape de traitement, la fenêtre VA cadre sur la première unité de la séquence à lire permettant ainsi de générer la forme phonologique correspondante. La fenêtre se déplace ensuite sur les unités successives jusqu’à traiter l’ensemble de la séquence. Parce que la fenêtre VA est en général de plus grande taille lors d’un traitement en mode global, toute altération conduisant à une réduction de cette fenêtre aura pour conséquence première d’altérer la lecture en mode global. Le modèle postule néanmoins qu’une réduction sévère de la fenêtre VA qui ne permettrait pas d’appréhender l’ensemble des lettres qui composent les unités orthographiques pertinentes dans la langue aurait des conséquences majeures en lecture puisqu’elle altérerait tant la lecture en mode global qu’en mode analytique. Les deux procédures de lecture diffèrent également quant à l’implication de la mémoire à court terme phonologique. Le modèle MTM postule en effet que les informations phonologiques générées lors du traitement sont maintenues en mémoire à court terme au sein du buffer phonémique (voir Figure 1) jusqu’à leur production articulatoire. En mode global, la forme phonologique correspondant à la séquence orthographique du mot est générée en une seule étape de sorte que la mémoire à court terme verbale n’est mobilisée que minimalement. Au contraire, plusieurs étapes (ou captures visuelles) sont nécessaires en mode analytique nécessitant le maintien en mémoire verbale à court terme des informations phonologiques successivement générées. En effet, lors du traitement analytique d’une séquence non familière (e.g., « cardulet »), la fenêtre VA va initialement cadrer sur la première unité orthographique du mot (e.g., [car]dulet) conduisant à générer la forme phonologique correspondante (/kaR/. La fenêtre devra ensuite se déplacer successivement sur les autres unités de la séquence (car[du]let puis cardu[let]) de façon à générer successivement les unités phonologiques /dy/ et /le/ correspondantes. Il faudra donc maintenir en mémoire à court terme et jusqu’à la fin du traitement analytique les unités phonologiques successivement générées de façon à obtenir, après fusion, la forme phonologique correspondant à l’ensemble de la séquence lue. La mémoire phonologique sera donc d’autant plus sollicitée que la séquence à lire est plus longue et donne lieu à un plus grand nombre de captures visuo-attentionnelles. Cela implique qu’un déficit de la mémoire verbale à court terme aura un plus fort impact sur le mode analytique de lecture que sur le mode global. Le modèle conduit donc à faire l’hypothèse que l’atteinte sélective des composantes visuoattentionnelle et phonologique aura des conséquences spécifiques en lecture et pourra entraîner des formes distinctes de dyslexies. En effet, dans la mesure où les mots familiers sont le plus souvent traités en mode global, la lecture de ces mots sera particulièrement sensible à une réduction de la fenêtre VA mais peu altérée par un déficit phonologique. Au contraire, une réduction de la fenêtre VA pourra jusqu’à un certain point ne pas altérer la lecture des mots non familiers qui sera par contre sensible à un déficit phonologique et notamment à un trouble de la mémoire phonologique perturbant le maintien et la fusion des séquences phonologiques successivement générées lors du traitement. Les travaux expérimentaux que nous avons menés ont eu pour objectif de valider les prédictions théoriques du modèle MTM. Pour cela, il a fallu dans un premier temps introduire la notion d’empan visuo-attentionnel en tant que corrélat psychologique de la notion théorique de fenêtre visuo-attentionnelle. Dans un second temps, des épreuves ont été élaborées permettant de mesurer les capacités d’empan visuo-attentionnel des enfants. 3. LA NOTION D’EMPAN VISUO-ATTENTIONNEL La notion d’empan visuo-attentionnel (EVA) introduite par Bosse, Tainturier et Valdois ‘2007) correspond à la quantité d’éléments visuels distincts qui peuvent être traités simultanément dans une configuration de plusieurs éléments. Dans le cadre de la lecture, il correspond à la quantité d’unités orthographiques distinctes qui peuvent être traitées en une fixation dans une séquence de lettres. Dans les études menées jusqu’ici, l’EVA a été mesuré par le biais d’épreuves de report de lettres (Prado et al., 2007 ; Lassus-Sangosse et al., 2008). Les épreuves de report global et partiel (Figure 2) requièrent de donner le nom de l’ensemble des lettres d’une séquence ou de l’une des lettres, préalablement indicée. Dans les deux tâches, une séquence de cinq consonnes est présentée pendant 200 ms centrée sur le point de fixation central. En report global, l’ensemble des lettres identifiées doivent être dénommées oralement par l’enfant après disparition de la séquence. En report partiel, une barre verticale apparaît à la disparition de la séquence indiquant la position de la lettre à dénommer. Initialement la tâche de report partiel a été proposée afin de s’assurer que la performance en report global de cinq lettres ne reflétait pas simplement les capacités de mémoire à court terme phonologique des enfants. Le report verbal du nom des cinq lettres pourrait en effet solliciter cette composante contrairement au report partiel où une seule lettre doit être dénommée. Cependant, les études que nous avons effectuées suggèrent une faible implication de la mémoire verbale à court terme dans l’épreuve de report global et montrent que le trouble observé chez certains dyslexiques sur cette épreuve ne relève pas d’un déficit de la mémoire verbale. En effet, non seulement les performances en report global et partiel sont fortement corrélées, mais nous avons montré que les dyslexiques qui présentaient de faibles performances en report global n’avaient pas de mal à réaliser une épreuve requérant également de dénommer verbalement un ensemble de cinq lettres après leur présentation visuelle mais dans laquelle les lettres étaient présentées successivement l’une après l’autre et non simultanément (Lassus-Sangosse et al., 2008). Nous avons également montré que la performance en report global n’était que peu modifiée par une tâche d’articulation concurrente empêchant le recodage verbal de l’information. Figure 2 : Epreuves de report global (a) et partiel (b) de lettres. (a) (b) . . RHSDM RHSDM Ces épreuves sont donc supposées mesurer les traitements visuels mis en jeu lors du traitement de séquences de lettres. Nous avons également systématiquement contrôlé les capacités d’identification de lettres isolées des enfants testés, de façon à s’assurer que le trouble observé lors du traitement des séquences de lettres correspondait bien à une estimation de l’EVA et ne relevait pas simplement d’une mauvaise capacité d’identification ou de dénomination des lettres isolées. Ces données sont compatibles avec nombres d’études récentes démontrant que les dyslexiques ont des capacités préservées du traitement des lettres isolées (Shovman & Ahissar, 2006) mais présentent un trouble dans les tâches requérant le traitement de l’ensemble des éléments d’une séquence (Hawelka & Wimmer, 2005). 4. TROUBLE DE L’EMPAN VISUO-ATTENTIONNEL ET DYSLEXIE : ETUDE DE CAS Les études effectuées auprès d’enfants dyslexiques ont eu pour objectif principal de montrer, conformément aux prédictions du modèle MTM, que trouble phonologique et visuoattentionnel pouvaient être dissociés en contexte dyslexique. Dans une étude de cas, Valdois et collaborateurs (2003) ont décrit le cas de deux adolescents, Laurent et Nicolas, qui présentaient des profils de lecture contrastés puisque Laurent démontrait un trouble sélectif de la lecture des pseudo-mots correspondant à un profil de dyslexie phonologique et Nicolas un déficit spécifique à la lecture des mots irréguliers, soit une dyslexie de surface. Ces deux adolescents (14 et 13 ans) confrontés à une batterie d’épreuves phonologiques présentaient des profils opposés. Laurent avait des performances déficitaires sur l’ensemble des épreuves alors que Nicolas obtenait des performances comparables à celles des témoins de même âge réel les plus performants. Leurs performances différaient également fortement dans les épreuves de report. Alors que Laurent réalisait ces épreuves sans difficulté, Nicolas présentait un profil de performance très atypique sur chacune des épreuves de report global et partiel (cf. Figure 3). Figure 3 : Performances de Laurent et Nicolas en report global comparativement à des enfants de même âge réel (AR) ou de même âge lexique (AL). Report Global identification des lettres 25 20 15 Laurent Nicolas AR AL 10 5 0 P1 P2 P3 P4 P5 Position des lettres Comme le montre la Figure 3, en report global, Nicolas présente des performances dans la norme des témoins de même âge réel en position P1 et P3 seulement. Ses performances en position P4 et P5 sont très en deçà de la norme puisque seulement 3 lettres sont correctement dénommées par Nicolas contre 16.9 et 17.4 respectivement pour les témoins de même âge réel. Les performances de Nicolas sont également faibles en position P2 où seulement 17 lettres peuvent être identifiées correctement contre 19.6 en moyenne chez les témoins. Globalement, Nicolas n’est en mesure de dénommer en moyenne que 2.9 lettres par séquence contre 4.6 chez les contrôles de même âge. Il est également important de noter que Nicolas présente une performance également déviante lors de la comparaison avec des enfants plus jeunes de même niveau de lecture (enfants de 8 ans en moyenne). Il apparaît clairement sur la Figure 3 que ses performances en positions P4 et P5 sont nettement déficitaires comparativement à cette seconde population témoin. Ce dernier résultat démontre clairement que les faibles performances de Nicolas en report global ne peuvent être interprétées comme la simple conséquence de son faible niveau en lecture. Le même profil de performance était observé en report partiel. Cette étude montre donc que certains dyslexiques peuvent présenter un trouble de l’EVA en l’absence de déficit phonologique alors que chez d’autres le déficit phonologique est observé en l’absence de toute atteinte de l’EVA. Des dissociations nettes peuvent donc exister dans la population dyslexique entre capacités de traitement phonologique et EVA. La description de cas prototypiques nettement contrastés n’apporte cependant aucune indication quant à la fréquence avec laquelle des dissociations entre trouble phonologique et trouble de l’EVA peuvent être observées dans la population dyslexique. Des études de groupe ont été réalisées pour tenter de répondre à cette question. 5. TROUBLE DE L’EMPAN VA ET DYSLEXIE : ETUDE DE GROUPE Une étude a été menée auprès de 68 enfants dyslexiques dont les performances ont été comparées à celles de 55 enfants contrôles de même âge réel (Bosse, Tainturier & Valdois, 2007). Ces enfants ont été soumis à des épreuves de lecture (lecture de mots réguliers, irréguliers et pseudo-mots), à une batterie d’épreuves phonologiques et aux tâches de report global et partiel de lettres. Globalement, les enfants dyslexiques avaient des performances significativement plus faibles que les contrôles sur tous les types de mots. Ils présentaient également en tant que groupe des performances plus faibles sur les épreuves phonologiques mais démontraient de plus un déficit sur les épreuves de report global et partiel. En tant que groupe, les dyslexiques semblaient donc présenter tant un trouble phonologique qu’un trouble de l’EVA. L’étape suivante de l’analyse a conduit à estimer pour chaque enfant son niveau de performance phonologique et visuo-attentionnelle afin de déterminer pour chacun d’entre eux l’existence d’éventuelles dissociations entre ces deux aptitudes. Nous avons ainsi pu observer qu’en fait la majorité des enfants dyslexiques ne présentait pas de double déficit. Bien au contraire, la majorité d’entre eux (plus de 60%) présentait un trouble isolé soit phonologique soit de l’EVA démontrant ainsi clairement que la dissociation entre ces deux types de troubles était relativement fréquente dans la population dyslexique. Les résultats montraient également que la proportion d’enfants présentant un trouble isolé de l’EVA était relativement équivalente à celle des enfants présentant un trouble phonologique isolé. Certains enfants présentaient cependant un double déficit et des enfants d’un quatrième groupe ne démontraient aucun de ces deux types de trouble. La population dyslexique étudiée témoignait donc d’une forte hétérogénéité quant aux troubles cognitifs associés. Nous avons par ailleurs montré que les capacités d’EVA contribuaient aux performances de lecture de mots et de pseudo-mots des enfants, indépendamment de leurs aptitudes phonologiques. L’ensemble de ces données suggère donc qu’un déficit de l’EVA est le plus souvent observé en l’absence de trouble phonologique et qu’il altère les capacités de lecture tant de mots que de pseudo-mots. 6. NATURE DE LA RELATION ENTRE EMPAN VA ET LECTURE Bien que l’ensemble des données publiées jusqu’ici ne démontrent pas qu’un trouble de l’empan VA entraîne une dyslexie développementale, plusieurs facteurs plaident en faveur d’une relation causale. La plausibilité d’une relation causale est induite par le modèle MTM qui permet d’expliciter en quoi un trouble de l’EVA pourrait entraîner un trouble spécifique d’apprentissage de la lecture. D’après ce modèle, l’activité de lecture repose en partie sur l’intégrité des procédures d’analyse de la séquence orthographique du mot à lire et notamment sur la capacité à extraire l’information orthographique requise à chaque étape de traitement. L’EVA va donc jouer un rôle majeur dans l’apprentissage de la lecture (Valdois, Bosse & Tainturier, 2004). Initialement, cet apprentissage sollicite essentiellement la procédure analytique de lecture. Dans les premiers temps de l’apprentissage de la lecture, le traitement porte sur des mots simples (une lettre = un phonème) pour lesquels l’enfant peut focaliser son attention successivement sur chaque lettre du mot. Un empan très limité est suffisant à cette étape. Mais progressivement sont introduites des graphies plus complexes composées de plusieurs lettres, ce qui nécessite de distribuer l’attention sur l’ensemble des lettres du graphème simultanément et fait donc appel à un EVA plus large. Des unités de plus en plus grandes sont en fait prises en compte au cours de l’apprentissage allant des graphèmes aux syllabes, morphèmes ou mots si bien qu’une incapacité à étendre l’EVA en fonction des unités à traiter entraînera nécessairement un trouble de la lecture d’autant plus sévère que la réduction sera plus importante. Néanmoins, la démonstration d’une relation causale entre trouble de l’EVA et difficultés d’apprentissage de la lecture est une entreprise difficile. Plusieurs éléments convergents doivent être réunis pour postuler une relation de ce type. Un premier pré-requis est de démontrer que le trouble de l’EVA n’est pas la simple conséquence du faible niveau de lecture des enfants. Nous avons souligné précédemment que, dans le cas de Nicolas (cf. Figure 3), le trouble ne pouvait en aucun cas être analysé comme la conséquence de ses difficultés en lecture puisque des enfants plus jeunes de même niveau de lecture démontraient de meilleures aptitudes d’EVA. Une seconde étude a conforté ce résultat en montrant que les performances d’un groupe d’enfants dyslexiques présentant un trouble de l’EVA différaient significativement de celles d’enfants plus jeunes de même niveau de lecture (Bosse et Valdois, 2003). Des études longitudinales et des études d’entraînement doivent cependant être conduites si l’on veut apporter des arguments forts à l’appui d’une relation causale. Il s’agit alors d’une part, de démontrer que l’EVA tel qu’estimé avant tout apprentissage explicite de la lecture est prédictif du niveau ultérieur de lecture chez l’enfant tout venant et d’autre part, de montrer qu’un entraînement spécifique de l’EVA favorise l’apprentissage de la lecture chez l’enfant tout venant et/ou améliore le niveau de lecture des enfants dyslexiques. Des études ont été conduites dans ce sens par notre équipe et les résultats suggèrent que la relation est bien de nature causale. Ainsi, les capacités d’EVA estimées en grande section de maternelle (par le biais d’épreuves de report portant sur des séquences de quatre chiffres) prédisent le niveau ultérieur des enfants en lecture indépendamment de leurs aptitudes phonologiques. De même des travaux en cours suggèrent qu’un entraînement ciblé des aptitudes d’empan VA améliore les performances en lecture. Les données recueillies devraient donc permettre de conforter l’hypothèse d’une relation causale, un trouble de l’EVA étant à l’origine des difficultés d’apprentissage de la lecture que rencontrent un certain nombre d’enfants dyslexiques. Nous avons également conduit des recherches visant à identifier les corrélats neurobiologiques de l’EVA avec l’hypothèse que si des déficits cognitifs différents, phonologique et d’EVA, contribuaient indépendamment au trouble dyslexique alors ces troubles devaient concerner des régions cérébrales différentes. Il devait donc être possible d’observer des dissociations au niveau neurobiologique parallèlement à celles observées entre trouble phonologique et déficit de l’empan VA au niveau comportemental. 7. CORRELATS NEUROBIOLOGIQUES DE L’EMPAN VISUO-ATTENTIONNEL Les corrélats cérébraux de l’EVA ont d’abord été recherchés auprès d’une population de jeunes adultes normo-lecteurs confrontés à deux types d’épreuves, une épreuve de report global de lettres et une épreuve de catégorisation impliquant des lettres enchâssées. Cette deuxième épreuve a été retenue car nous avions ultérieurement montré que les dyslexiques étaient déficitaires sur cette épreuve (Pernet, Valdois, Celsis & Démonet, 2006) qui implique fortement l’attention sélective visuelle mais ne fait appel à aucun traitement linguistique. En effet, dans cette épreuve, un stimulus central (lettre ou forme géométrique) et un stimulus excentré sont simultanément présentés, le sujet devant décider le plus vite possible si les deux stimuli appartiennent à la même catégorie (deux lettres ou deux formes géométriques) ou non. La lettre excentrée est présentée au centre d’un triplet (e.g., XFX). Cette épreuve implique fortement l’attention visuelle qui doit se porter sélectivement sur la lettre centrale du triplet excentré tout en considérant simultanément la nature du stimulus apparaissant en vision fovéale au niveau du point de fixation. La tâche n’implique par contre pas de dimension verbale dans la mesure où la réponse est donnée manuellement (réponse OUI/NON). L’analyse des activations cérébrales obtenues sous IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) lors de la réalisation de l’épreuve de lettres enchâssées et de l’épreuve de report global de lettres a montré que ces deux tâches impliquent fortement le lobe pariétal bilatéralement. Plus spécifiquement, les deux épreuves activent en commun le lobule pariétal supérieur gauche. Une étude a ensuite été menée auprès de jeunes adultes dyslexiques présentant un trouble de l’EVA. Les résultats ont montré que les aires pariétales n’étaient pas normalement activées chez ces sujets dyslexiques (Peyrin, Lallier, Baciu & Valdois, soumis). Enfin, une dernière étude a eu pour objectif d’étudier les corrélats neurobiologiques de deux jeunes adultes dyslexiques au profil nettement différencié (Peyrin, Lallier, Baciu, Démonet, LeBas & Valdois, soumis). Le premier, LL, présentait un trouble sélectif de la lecture des pseudo-mots dans le contexte d’un déficit phonologique mais en l’absence de réduction de l’EVA. Le second, FG, présentait des difficultés en lecture de mots irréguliers et un trouble de l’EVA avec préservation des aptitudes phonologiques. Ces deux participants dyslexiques ont été soumis sous IRMf à une épreuve de jugement de rimes requérant de décider si le nom d’une lettre présentée visuellement rimait en /e/ ou pas. Ils ont également été confrontés à l’épreuve de lettres enchâssées précédemment décrite. Cette tâche a été proposée plutôt que la tâche de report global de lettres afin de choisir des épreuves dont on pouvait penser qu’elles solliciteraient des régions cérébrales nettement distinctes, soit les régions frontales inférieures et le gyrus supramarginal lors du jugement de rimes (voir Démonet et al., 2004) et des régions pariétales notamment le lobule pariétal supérieur lors de la tâche visuo-attentionnelle. Les résultats se sont avérés conformes à nos attentes. L’épreuve de jugement de rimes a provoqué chez les contrôles une activation des aires frontales inférieures gauche (notamment l’aire de Broca) et du gyrus supramarginal gauche. Ces régions étaient normalement activées chez FG, qui ne démontrait pas de trouble phonologique au niveau comportemental. Au contraire, aucune de ces deux régions n’était significativement activée chez LL qui présentait un trouble phonologique associé. Le pattern inverse était observé lors de la tâche de lettres enchâssées (cf. Figure 4). Figure 4 : Régions cérébrales activées chez LL (b), FG (c) et des sujets contrôles normolecteurs (a) lors de l’épreuve de lettres enchâssées. Contrôles LL FG Les flèches pointent vers le lobule pariétal supérieur bilatéralement chez les contrôles et chez LL. Dans cette tâche, les régions pariétales étaient bilatéralement activées avec une activation plus forte du lobule pariétal supérieur gauche que droit chez les contrôles normo-lecteurs et chez LL. Un dysfonctionnement de ces régions était par contre observé chez FG : le lobule pariétal supérieur droit n’était pas significativement activé et le lobule pariétal gauche était activé mais beaucoup plus faiblement que chez les normo-lecteurs et que chez LL. Ces résultats suggèrent donc que les atypies neurophysiologiques observées chez les individus dyslexiques pourraient varier en fonction des dysfonctionnements cognitifs qu’ils présentent. Ils montrent qu’au moins certains individus dyslexiques présentent un dysfonctionnement bilatéral du lobule pariétal supérieur dans le contexte de troubles de l’EVA alors que chez d’autres dont le trouble est phonologique, le déficit concerne un réseau fronto-pariétal gauche incluant l’aire de Broca et le gyrus supramarginal. 8. Conclusion L’ensemble des études dont les résultats sont relatés dans cet article montre qu’un trouble de l’empan visuo-attentionnel contribue aux difficultés d’apprentissage de la lecture des enfants dyslexiques. Ce trouble est le plus souvent observé en l’absence de trouble phonologique et altère principalement le mode global de lecture conduisant à des performances déficitaires en lecture de mots irréguliers. Le trouble de l’EVA peut donc se rencontrer dans le contexte des dyslexies de surface. Néanmoins, une réduction sévère de l’EVA peut rendre difficile le traitement de l’ensemble des lettres qui composent les unités orthographiques pertinentes dans la langue entraînant un trouble en mode analytique également. Un trouble isolé et sévère de l’EVA peut dès lors conduire à un profil de dyslexie mixte caractérisé par de faibles performances tant en lecture de mots que de pseudo-mots. Le trouble de l’EVA parce qu’il est causalement relié au trouble d’apprentissage de la lecture et indépendant des compétences phonologiques de l’enfant, apparaît comme un second déterminant cognitif des troubles dyslexiques. Au niveau neurobiologique, il s’accompagne d’un dysfonctionnement bilatéral des aires pariétales, impliquant notamment le lobule pariétal supérieur. Ces travaux conduisent à postuler l’existence d’une forme de dyslexie, caractérisée par un trouble de l’EVA au niveau cognitif et un dysfonctionnement pariétal, distincte de la forme phonologique la plus documentée actuellement. Ceci suggère l’existence d’au moins deux sous-types distincts de dyslexies développementales, une dyslexie phonologique et une dyslexie visuo-attentionnelle. Ces sous-types définis par la nature du trouble cognitif sousjacent ne correspondent pas nécessairement aux sous-types de dyslexie définis à partir des profils de lecture. Bien qu’un trouble phonologique puisse entraîner une dyslexie caractérisée par un trouble de la lecture des pseudo-mots (dyslexie phonologique) et qu’un trouble de l’EVA puisse résulter en un trouble spécifique de la lecture des mots irréguliers (dyslexie de surface), chaque type de déficit même lorsqu’il est présent isolément peut conduire à une dyslexie mixte, et ce d’autant plus que l’enfant est plus jeune. Il n’y a donc pas de correspondance univoque entre trouble cognitif sous-jacent et profil de lecture. Références bibliographiques ANS (B.), CARBONNEL (S.) & VALDOIS (S.): “A connectionist multi-trace memory model of polysyllabic word reading”, Psychological Review, 105, 1998, pp. 678-723. BOSSE (M.L.), TAINTURIER (M.J.) & VALDOIS (S.) : “Developmental dyslexia : The visual attention span deficit hypothesis”, Cognition,104, 2007, pp. 198-230. 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