1
La substance
Issu du verbe substare, être dessous, tenir bon, le terme latin
substantia traduit littéralement les deux mots grecs hupostasis - qui a
donné « hypostase » en français - et hupokeïménon, littéralement le
« jeté-dessous »
1
, qui a été aussi rendu en latin par subjectum, d'où
notre « sujet » est issu
2
.
Au sens concret, qui est premier
3
, la substance est l'élément essentiel
d'un produit matériel (ainsi parle-t-on de la « substance » de la viande)
ou d'un contenu idéel (exemple : la « substance » d'une doctrine). Le
mot, encore utilisé en chimie, désigne une matière qualifiée
(substance dure, molle, solide, liquide etc.).
En philosophie, on définit généralement la substance comme qui
existe en soi et subsiste indépendamment de ses modes, accidents et
qualités. « Lorsque nous concevons la substance, écrit Descartes, nous
concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a
besoin que de soi-même pour exister »
4
. La substance est toujours le
sujet dans un jugement, par opposition aux modes, attributs, qualités,
accidents
5
et propriétés, qui ont besoin d'autre chose, d'une substance,
précisément, pour exister. La substance fonctionne comme principe
de permanence : pour tout changement, il est nécessaire qu’un
quelque chose ne change pas et par rapport auquel le changement soit
identifié
6
. La notion de substance renvoie à une hiérarchie de l’être, à
une hiérarchie dans l'être : il y a des êtres qui sont sans l'appui d'aucun
autre. La définition 3 au tout début de la Première partie de l’Éthique
de Spinoza est célèbre : « Par substance, j'entends ce qui est en soi et
se conçoit par soi : c'est-à-dire ce dont le concept n'a pas besoin du
concept d'autre chose d'où il faille le former »
7
.
Mais, à la différence de l'existence, la substance est l’être qualifié et
déterminé. Dans l'arbre de Porphyre
8
, ce n'est pas la substance qui
occupe le sommet, mais l'être.
Le phénoménisme nie l'existence de la substance. Le monisme n'en
1
. « Nous nommons substances [substantias] ces choses comme posées-sous [quasi subpositas]
que les Grecs nomment hupo-staseis », écrit Boèce (Contre Eutychès et Nestorius in Traités
théologiques, trad. fr., GF-Flammarion, 2000, p. 81)
2
. Voir Le sujet.
3
. Substantia a d'abord eu en latin le sens de bien-fonds, de patrimoine, de moyen de subsistance.
Le sens du mot a glissé du concret à l'abstrait. Sénèque est réputé avoir été le premier à lui donner
une valeur philosophique.
4
. R. Descartes, Les Principes de la philosophie, Première partie, § 51.
5
. Ainsi distingue-t-on la classification (rationnelle, substantielle) du classement (empirique,
accidentel) - classis signifie corps d'armée en latin.
6
. Voir Le changement.
7
. B. Spinoza, Éthique, trad. B. Pautrat, Seuil, 1999, p. 15.
8
. Voir infra.
2
admet qu'une seule (tel est le cas de la philosophie de Spinoza), le
dualisme en admet deux (la pensée et l'étendue chez Descartes), le
pluralisme, un nombre indéterminé. Pour Leibniz, chaque monade est
une substance et il en existe un nombre infini.
On utilise le terme de substantialité pour désigner la qualité de ce
qui existe par soi, par opposition à ce qui est phénoménal, c'est-à-dire
changeant et produit par autre chose
9
: ainsi y a-t-il une substantialité
de l'étendue chez Descartes.
L'adjectif « substantiel », synonyme d'essentiel, de fondamental,
pour une pensée, un discours, s'oppose à accessoire, inessentiel. Dans
le sens de relatif à la substance en tant que réali concevable
indépendamment d'une autre, « substantiel » s'oppose à
« accidentel ». La pensée est substantielle chez Descartes, elle ne l'est
pas chez Spinoza.
Le substratum (en latin, c'est le participe passé de substernere,
étendre dessous, recouvrir, d'où le sens de subordonner, soumettre) -
on dit également substrat - désigne ce qui sert de support à l'existence
de phénomènes considérés comme des modes ou des accidents. Le
terme est parfois identifié à celui de substance, mais alors que la
substance est une réalité complète en son genre, le substratum n'existe
que comme support d'une autre réalité. De plus, des phénomènes
peuvent servir de substratum à d'autres phénomènes. Sa qualité
essentielle est la permanence.
On désigne sous le nom de substantialisme la doctrine qui admet
l'existence d'un ou de plusieurs substrats comme substrat(s)
permanent(s) des phénomènes. Le substantialisme s'oppose au
phénoménisme.
La notion de substance répond à une nécessité de la pensée, dès lors
qu'elle s'interroge sur la permanence de l'être, par-delà les
modifications de surface. Ce que le rationalisme classique appelait «
principe de substance » est un corollaire du principe d'identité.
Pour Aristote, la substance est la grande affaire de la philosophie
10
et
la philosophie se divise en autant de parties qu'il y a de substances - il
y a donc nécessairement une philosophie première et une philosophie
seconde
11
. « Qu'est-ce que l’Être ? revient à demander qu'est-ce que la
substance ? »
12
.
9
. Par dérivation on parle de substantialité pour désigner le caractère de ce qui offre un large
contenu de pensée.
10
. Aristote, Métaphysique, livre gamma 2, 1003 b 18-19.
11
. Aristote, Métaphysique, livre gamma 2, 1004 a 3-4.
12
. Aristote, Métaphysique, livre Z 1, 1028 b3-4, trad. J. Tricot, Vrin, 1981, p. 349.
3
I. La fondation du concept de substance
« Substance » étant un terme d'origine latine et médiévale, c'est à un
équivalent grec que nous sommes contraints de remonter si nous
voulons connaître la conception aristotélicienne de la substance, qui
fut le point de départ de la philosophie classique sur cette question. Or
ousia traduit par substantia signifie également « être » ou « essence »,
d'où les difficultés et les équivoques.
1. La conception aristotélicienne
L’« ousia » est ce qui fait qu'un être est ce qu'il est, ce qui forme le
fond de son être, par opposition aux accidents qui ne le modifient que
superficiellement ou temporairement. Aristote définit l'accident
comme ce qui appartient à un être et peut en être affirmé avec vérité,
sans être nécessaire ni constant
13
, comme ce qui peut appartenir et ne
pas appartenir à un seul et même sujet
14
.
Le livre zêta de la Métaphysique s'ouvre par une thèse célèbre : «
L’Être se prend en de multiple sens »
15
. La substance (ousia) est la
première catégorie de l'être. Ce qui l'affecte (comme le fait, pour un
homme, d'être assis ou bien portant) ne saurait être considéré comme
un être au même titre. Il n'y a pas d' « être assis » ou d' « être bien
portant » sans un sujet sous lequel ces déterminations apparaissent et
peuvent être dites. La substance, c'est ce qui est toujours sujet et
jamais attribut, de même que les catégories sont ce qui est toujours
attribut et jamais sujet. « Ce qui ne peut être affirmé d'un sujet, mais
dont toute autre chose est affirmée »
16
. Sujet ultime d'attribution
17
,
toujours sujet, la substance ne saurait être en position de prédicat.
C'est donc par rapport à la substance que les autres catégories se
définissent comme sens de l'être. L'idée que la substance est la
signification focale de l'être est le principe de la correspondance
assurée, chez Aristote, par les catégories, entre le langage et la réalité.
« C'est la substance qui est absolument première, à la fois
logiquement, dans l'ordre de la connaissance et selon le temps »
18
.
Quel est ce sujet premier ? Trois possibilités s'ouvrent selon Aristote :
la matière, la forme, le composé (sunolon) des deux
19
.
Même si elle est substrat, la matière n'est pas substance, car elle est
indéterminée sans la forme, elle ne peut être séparément
20
, elle n'est
13
. Aristote, Métaphysique, 1025 a 14-15.
14
. Aristote, Les Topiques, 102 b5.
15
. Aristote, Métaphysique, 1028 a10, op. cit., p. 347.
16
. Aristote, Métaphysique, livre delta, 1017 b13.
17
. Aristote, Les Catégories, 5.
18
. Aristote, Métaphysique, livre zêta, 1028 a33-34, op. cit., p. 348. La même idée est exposée dans
le traité De l'âme (414 a 14-28).
19
. Aristote, Métaphysique, 1029 a2-3.
20
. Aristote, Métaphysique, 1029 a28.
4
pas pour soi
21
.
S'il n'y a pas de substance matérielle, peut-il y avoir une substance
formelle ? Celle-ci serait synonyme de forme (eidos), d’essence (to ti
estin) ou de quiddité (to ti ên eïnaï)
22
. L’ousia est l'être par excellence
parce qu'elle n'est pas limitée par une détermination empirique
quelconque, mais aussi et surtout parce que, à la différence de l'Idée
platonicienne, elle est non pas une forme vide mais une synthèse de
puissance et d'actualité, c'est-à-dire une forme en acte qui est
précisément l'acte d'être. Certes, la substance est un tout indépendant,
séparé, qui peut exister sans autre chose. Mais, à l'opposé de Platon,
Aristote refuse de considérer l'universel comme une substance.
L'universel, dit-il, n'est pas substance car il n'est pas ce qui appartient
en propre à un individu et parce qu'il n'est jamais sujet, mais toujours
prédicat
23
. Les prédicats communs à un ensemble d'êtres ne sauraient
constituer un être déterminé
24
- ce que montre l'argument du troisième
homme
25
.
Puisque la substance ne peut être ni matière ni forme, reste le
composé. Seulement, du composé il ne peut y avoir de définition
puisqu'il comprend une matière contingente et instable.
La substance ne saurait être composée de substances à son tour. Elle
est antérieure à ses attributs
26
. La substance n'a pas de contraire
27
.
Mais si elle se définit par son unicité et son identité, la substance, note
Aristote, est apte à recevoir les contraires
28
. Une substance ne peut
connaître non plus augmentation ou diminution, elle n'admet aucune
variation de degré
29
(on n'est pas plus ou moins Socrate, ou plus ou
moins animal).
Chez Aristote, la substance (ousia) est donc le composé total
(sunolon), l'union d'une forme et d'une matière ; elle peut être
envisagée à quatre points de vue : la quiddité (to ti ên eïnaï),
l'universel (katholou), le genre (génos) et le substrat ou sujet
(hupokeïménon). La substance individuelle qui seule possède la
quiddité est aux yeux d'Aristote la véritable ousia ; on peut cependant
attribuer aux essences universelles et au genre l'appellation de
substances secondes.
21
. Voir La matière.
22
. Aristote, Métaphysique, livre zêta, 1031 a17.
23
. Aristote, Métaphysique, 1038 b10sq.
24
. Aristote, Métaphysique, 1039 a1-2.
25
. Aristote, Métaphysique, 990 b17.
26
. Aristote, Métaphysique, 1004 b10.
27
. Aristote, Les Catégories, chapitre 5, 3 b 64.
28
. Aristote, Les Catégories, chapitre 5, 4 a 10sq.
29
. Aristote, Les Catégories, chapitre 5, 3b 33sq.
5
Aristote appelle substance première (ousia prôtê) la chose qui ne
peut être ni dans un sujet, ni dite d'un sujet (cet homme, ce cheval).
C'est l'individu (désignable par son nom propre) en tant qu'il est
immédiatement (prôtôs) et par excellence le sujet dont on affirme ou
l'on nie divers prédicats et qui n'est lui-même prédicat d'aucun sujet.
La substance seconde (ousia deutéra) est la chose qui peut être dite
d'un sujet, mais ne peut pas être dans un sujet homme », qui est dit
de cet être humain en particulier)
30
. Elle correspond aux genres et aux
espèces. Mais la substance seconde (désignable par un nom commun)
ne peut être dite substance que par analogie car aucun universel
(katholou), aucune notion commune (koïnon) n'est véritablement une
ousia. Si l'espèce est plus substantielle que le genre, c'est parce qu'elle
est plus proche que lui de l'individu. La tradition aristotélicienne
utilisa d'abord le terme « universaux » pour les substances secondes et
par la suite aussi pour les choses qui peuvent être dites d'un sujet et
qui peuvent aussi être dans un sujet.
Il n'y a de science que du général, dit Aristote, les substances
sensibles individuelles n’admettent ni définition, ni démonstration
31
.
Or la connaissance véritable, qui est le propre de la philosophie, est
celle des substances. La pensée médiévale s'efforcera de résoudre
cette difficulté.
2. Les penseurs médiévaux
Tout en reprenant les concepts aristotéliciens, la théologie
monothéiste médiévale, qui parle latin et non pas grec, leur fera subir
une inflexion considérable.
Pour traduire le grec ousiôsis, Boèce propose le latin subsistentia,
qui jouera parallèlement et concurremment avec le terme de
substantia (qui traduit ousia). La subsistentia
32
désigne la propriété de
ce qui n'a pas besoin d'accidents pour être alors que la substantia (qui
traduit l’hupostasis grecque) fournit aux accidents le sujet dont ils ont
besoin pour être. La subsistentia n'est pas ce qui demeure dans le
temps mais ce qui existe en soi (et non dans un autre). Boèce se sert
de cette distinction pour repenser la dualité aristotélicienne des
substances premières et des substances secondes
33
. Les genres et les
espèces (substances secondes) subsistent uniquement (il ne leur
30
. Aux choses qui peuvent être dans un sujet mais ne peuvent pas être dites d'un sujet (ce blanc
particulier), et aux choses qui peuvent être dites d'un sujet et peuvent aussi être dans un sujet («
science », qui est dite de la grammaire, et qui existe aussi en quelque esprits), Aristote ne donne
pas de nom particulier.
31
. Aristote, Métaphysique, livre zêta, 1039 b27-28.
32
. Le subsistere est le mode d'être des incorporels chez les stoïciens (voir note infra).
33
. Nombre de penseurs médiévaux identifient l’essentia et la substance seconde, réservant le
terme de substantia à la substance première.
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