Première mondiale du film acoustouflant d’Ivan Ruiz sur l’autisme, D’autres voix. Un autre regard sur l’autisme1 « Ce n’est pas moi qui vaincrai, c’est le discours que je sers » (J.Lacan, L’Etourdit) Paru dans La Lettre Mensuelle de l’ECF, n° 314, janvier 2013 Par Armelle Gaydon et Pascale Bouda avec le cartel « Psychanalyse et cinéma » de Nice2 Lorsque des autistes prennent la parole, ce qu’ils nous apprennent est « fantastique, incroyable, fascinant, merveilleux, brutal, précieux, “acoustouflant” » (film). Près de deux cent cinquante personnes se pressaient samedi 1er décembre à Nice pour la projection du film D’autres voix. Un autre regard sur l’autisme, le film-événement réalisé par notre collègue espagnol Ivan Ruiz, psychanalyste à Barcelone, qui en avait accordé la primeur3 à notre ACF. Le grand auditorium du MACMAC (le Musée d’Art Contemporain) était plein à craquer – laissant à la porte des dizaines de spectateurs pour lesquels Ivan Ruiz accepta illico presto le principe d’une deuxième projection en 2013. Par ses qualités artistiques autant que la force de son discours, ce film constituera, n’en doutons pas, un outil précieux pour notre politique. À l’heure où la question de l’autisme est au premier plan de l’actualité, le discours public sur l’autisme est devenu une sorte de ritournelle centrée, en France comme en Espagne, sur des attaques répétitives contre la psychanalyse, sans place dans les médias pour un autre son de cloche. Nous avions l’idée que nous devions chercher « d’autres voies » pour expliquer nos positions, nous en adressant à « tous » mais en cherchant comment toucher chacun, au « un par un ». Des livres remarquables s’y sont employés4. Et maintenant ce film, D’autres voix. En inventant un ton et un style qui – enfin – passent la rampe, il offre au public un moment de grâce. Le débat qui suivait était animé avec talent par notre invité Philippe De Georges5 et François Bony6. La discussion a permis à Ivan Ruiz d’expliquer qu’il considère ce film comme un produit de son analyse, un acte résultant d’un désir décidé : « J’ai voulu défendre le discours de la psychanalyse et ce que la psychanalyse soutient par rapport à l’autisme, et j’ai pensé que l’audiovisuel nous permettrait de toucher au-delà de notre champ un public large. » Un documentaire sur le thème de l’autisme, présenté de surcroît en version originale soustitrée, aurait pu paraître trop austère et rebuter le public. Le contraire se produisit. D’autres voix s’avère avoir l’impact sur les spectateurs que seul un objet artistique peut produire lorsqu’il parvient à transmettre quelque chose du réel. « C’est en cela que consiste le talent, faire mouche »7 : c’est-à-dire se situer au-delà du fantasme pour « dire le vrai tout court », note Jacques Lacan. Faire mouche pour toucher chacun un par un, c’est ce que parvient à réaliser Ivan Ruiz. Sans pathos, avec un grand respect pour la souffrance de ces enfants, le film est entièrement construit en donnant la parole à des parents, à des psychanalystes et surtout aux sujets autistes eux-mêmes, faisant surgir la dimension de la rencontre. Plus qu’un film sur l’autisme, il invite à rencontrer non pas un diagnostic mais des enfants bien vivants, faisant entendre les voix singulières d’Albert, Miquel, Lucia, Quique… « Mon intention était de les rendre visibles. Pas de les montrer. Mais de leur donner de la visibilité. » Ce choix d’un réalisateur également psychanalyste l’amène à construire un dispositif qui articule voix et regard pour faire exister ces enfants sans les montrer – petit détour par la fiction qui encapsule le réel en jeu pour le rendre transmissible. Durant le débat, Ivan Ruiz a témoigné des effets de son film sur les sujets interviewés euxmêmes. Comme Albert, qui « peut parler vingt-quatre heures d’affilée » et dont la principale difficulté est de ne trouver que difficilement un point d’arrêt. Grâce aux coupures introduites au montage dans ses interviews, il a découvert à l’écran (et subjectivé) qu’il « pouvait s’arrêter de parler », l’artifice cinématographique opérant ainsi un délicat travail de capitonnage. La dimension politique du film est là : la psychanalyse en situant le savoir chez le sujet luimême, au lieu de se placer en maître du savoir, trace une ligne de partage irréductible qui l’oppose aux autres pratiques du champ « psy ». Sans commenter, en montrant combien ces sujets nous enseignent pour peu qu’on prenne la peine de les écouter, D’autres voix témoigne que sur cette position éthique, la psychanalyse ne cédera jamais. En sortant de cette projection, les spectateurs étaient étonnés de s’entendre eux-mêmes qualifier par les mots de tendresse et respect la manière dont ces sujets avaient été abordés. Ils cherchaient ainsi à nommer une dimension du film présente en creux, muette et cependant très parlante, présente dans les regards. Poser un autre regard sur l’autisme conduit Ivan Ruiz à effacer sa présence pour ouvrir aux sujets l’espace de la parole. Chacun assiste en direct à quelque chose de rarement visible : l’effet d’un changement de discours, dont Lacan dit dans le Séminaire XX qu’il fait toujours « émerger l’amour »8. Ce film parle ainsi toutes les langues tout en ayant le talent de parler à chacun. Nous pouvons parier – caramba ! – qu’il sera diffusé et présenté dans de nombreuses Écoles de l’AMP, ACF, villes, pays et en plusieurs langues. Ivan Ruiz Acero et Sylvia Cortes Xarrie, D’autres voix. Un autre regard sur l’autisme, Documentaire en V.O. sous-titré en Espagnol, Catalan, Anglais ou Français. 2 Armelle Gaydon est responsable de l’activité « Psychanalyse et Cinéma » avec une équipe restreinte d’organisation constituée en Cartel, dont il faut saluer la forte implication, composé de Pascale Bouda, Lisa Huynh-Van, David Daron, Michèle Morani et Armelle Gaydon, plus-un. 3 Le film était projeté en exclusivité mondiale, expression du métier pour signifier que Nice accueillait la sortie officielle et publique du film. 4 Laurent É., La bataille de l’autisme, Paris, Navarin-Le Champ freudien, octobre 2012. Aflalo A., Autisme, nouveaux spectres nouveaux marchés, Paris, Navarin-Le Champ freudien, juin 2012. Maleval J.-C., Étonnantes mystifications de la psychothérapie autoritaire, Navarin-Le Champ freudien, octobre 2012. 5 Membre de l’École de la Cause freudienne (ECF), de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP), responsable de la Section Clinique de Nice. 6 Membre de l’ECF, Délégué régional de l’ACF-ECA, François Bony est à l’origine de cette nouvelle activité « Psychanalyse et cinéma » dont il a confié la responsabilité à Armelle Gaydon. 7 Lacan J., « Sur “L’assassin musicien” de Benoît Jacquot », in Miller J.-A. (Dir.) et Joucla J. (Coordination), Lacan regarde le cinéma. Le cinéma regarde Lacan, collection Rue Huysmans, Paris, 2011, p. 195. 8 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 20-21 : « Il faut dresser l’oreille à la mise à l’épreuve de cette vérité qu’il y a de l’émergence du discours analytique à chaque franchissement d’un discours à un autre. Je ne dis pas autre chose en disant que l’amour, c’est le signe qu’on change de discours. » 1