Google, Yahoo et Microsoft à la recherche d’un modèle économique Mouvements tectoniques sur la Toile L’offre publique d’achat de Microsoft sur Yahoo, aux dépens de Google, témoigne de la bataille que se livrent les principaux opérateurs du secteur. A l’arrière-plan des opérations boursières, deux enjeux mobilisent les protagonistes : le contrôle de la publicité sur Internet, dont les formes de plus en plus sophistiquées aiguisent les appétits industriels ; le redéploiement de l’industrie bureautique, où les services en ligne viennent concurrencer les logiciels installés sur les postes de travail. Par Hervé Le Crosnier Au moins autant que d’autres industries, les technologies d’Internet induisent une concentration accrue. Dans les secteurs des médias et de la communication, l’« effet réseau » – la valeur d’un réseau augmentant avec le nombre de connexions qu’il permet – tend à favoriser le numéro un de façon disproportionnée (1). Un écart de quelques points d’audience se traduit ainsi par des différences faramineuses dans l’allocation des budgets publicitaires. Par exemple, avant l’annonce en janvier dernier de la suppression de la publicité sur les chaînes de télévision publiques, TF1, première chaîne française, détenait près de 55 % du marché publicitaire avec moins de 30 % de parts d’audience. Or, depuis le début des années 2000, une fraction significative et croissante des investissements publicitaires réalisés dans les médias traditionnels (radio, télévision, presse) s’oriente vers les médias en réseau, notamment Internet et la téléphonie mobile. Estimé à 40 milliards de dollars en 2007, le marché mondial de la publicité en ligne devrait doubler d’ici à 2010, selon Microsoft (2). Conformément au principe : « le gagnant prend tout », une grande partie de cette manne bénéficiera à l’opérateur qui disposera de la plus large audience. Entre Google (588 millions de visiteurs uniques en décembre 2007), Microsoft (540 millions) et Yahoo (485 millions) (3), la bataille fait rage pour capter le surcroît de clientèle qui fera basculer les budgets publicitaires. Les principaux opérateurs d’Internet deviennent de grandes agences de réclame, mêlant les stratégies de média, d’acheteur d’espace et de créateur de campagnes. Célébré pour son moteur de recherche, Google est aussi le premier opérateur de publicité sur la Toile (lire « Des marchés âprement disputés »). En inaugurant en 2006 un laboratoire de recherche spécialisé dans les nouveaux modes de publicité (AdCenter Labs) (4), Microsoft indiquait l’orientation du secteur : les prouesses techniques au service de l’usager sont autant de prétextes pour rentabiliser l’industrie de l’influence. Un modèle économique reposant sur deux principes émerge. L’un, emprunté aux médias traditionnels, consiste à vendre aux annonceurs des audiences massives : plus un site est visité, plus l’espace publicitaire y est onéreux. Le second principe consiste à commercialiser une audience plus réduite mais taillée sur mesure. Qu’ils visitent un site ou qu’ils « naviguent » de l’un à l’autre, les internautes laissent des traces, souvent à leur insu. Achats en ligne, thèmes de recherche, habitudes de navigation, autodescription sur les « réseaux sociaux » tel Facebook : chaque indice est collecté et analysé. Connaissant les usagers depuis leurs désirs jusqu’à leur passage à l’acte d’achat, Google ou Yahoo se trouvent en mesure d’offrir aux annonceurs une audience « profilée » et, par conséquent, plus efficace. Leur métier principal consiste ainsi à organiser de grandes banques de données des « intentions » de leurs usagers, pour les exploiter commercialement. Internautes pistés, publicité personnalisée Deux stratégies publicitaires correspondent à ces deux principes. La première vise à utiliser la connaissance de l’internaute pour introduire dans les pages vues des bannières publicitaires adaptées, simples décalques informatiques et personnalisés des encarts publicitaires que l’on trouve dans les journaux. C’est le modèle du « renforcement des marques », dominé par Yahoo. Comme à la télévision, ce type de publicité se vend au nombre de « bannières vues » (coût pour mille, ou CPM). Son expansion requiert de pister le lecteur sur les divers médias qu’il fréquente (Internet, téléphonie mobile, etc.) afin de l’exposer sur chacun d’entre eux à une publicité qui ne lui paraisse pas intrusive. On comprend que les recherches visant à adapter les bannières au contexte de lecture excitent la convoitise des géants d’Internet. Au cours de l’année 2007, Yahoo a racheté BlueLithium et RightMedia, deux agences spécialisées dans la publicité numérique et le ciblage comportemental, en vue d’optimiser l’insertion des annonces dans les divers supports (musique, vidéo...). De son côté, Google s’est offert Doubleclick, principal fournisseur de bannières publicitaires aux médias numériques (5), ainsi qu’AdscapeMedia, concepteur de technologies d’insertion d’annonces dans les jeux vidéo. Il n’est pas jusqu’à Publicis, quatrième groupe mondial de communication, qui ne se lance dans la course en acquérant une agence chinoise de marketing interactif, Communication Central Group, laquelle œuvre à la déclinaison d’une publicité en fonction du contexte de lecture. Désormais allié à Google, Publicis vise le marché des pays émergents : leurs économies en croissance s’orientent directement vers la publicité numérique, notamment grâce à la téléphonie mobile (6). La seconde stratégie publicitaire exploite davantage les particularités d’Internet. Il ne s’agit plus de « renforcer les marques » dans l’environnement favori du consommateur, mais de connaître ses intentions pour devancer ses attentes. Suivant cette logique, les opérateurs cherchent à créer une « place de marché » pour permettre aux offreurs – annonceurs ou vendeurs de biens et de services – de rencontrer leurs futurs clients au travers d’une publicité calculée dans une double relation au contenu de la page en cours de lecture et aux connaissances du « profil » du lecteur. Ce modèle, inventé par Yahoo mais développé principalement par Google, se concrétise par de petits encarts de texte, assez discrets et sans « effets de création », introduits dans les pages des blogs et des journaux en ligne (adSense), ou insérés en marge des résultats de recherches effectuées sur les moteurs (adWords). A la différence du système précédent (coût pour mille bannières vues), ces publicités ne sont payées par l’annonceur que si l’internaute se montre suffisamment attiré par l’offre pour cliquer sur le lien proposé et accède au service correspondant (coût par clic, ou CPC). Dès lors, il importe de maximiser l’adaptation de l’encart publicitaire aux « besoins » du lecteur. En posant une question dans un moteur de recherche, l’utilisateur définit lui-même ses préoccupations du moment. Les annonceurs y répondent directement en proposant sur la page de résultats un service qui correspond aux termes utilisés dans la question. D’où la mise en place d’un véritable « marché des mots-clés » : l’annonceur qui se montre prêt à payer le plus cher pour qu’un internaute clique sur son encart sera affiché en tête de liste. A l’échelle d’Internet, cette méthode ouvre à l’opérateur de la « place de marché » la perspective de bénéfices pharaoniques à partir de la multiplication des petites sommes. Une bourse des mots florissante, doublée d’un système transactionnel efficace, fait en ce domaine la force de Google, qui concentre 62,4 % des recherches en ligne. Si la publicité sur Internet demeure multiforme, c’est que ces deux stratégies se combinent, se complètent, mais aussi se diversifient. Les opérateurs souhaitent accentuer le profilage des utilisateurs de médias traditionnels pour mieux cibler les annonces, créer des « places de marché » pour les journaux imprimés, ou encore offrir une panoplie multiservice aux annonceurs. C’est pour se maintenir au cœur de l’innovation publicitaire et bénéficier des avant-postes installés par Yahoo que Microsoft propose cette fusion. Toutefois, la publicité n’est pas le seul enjeu. Microsoft s’est hissé au premier rang mondial des entreprises informatiques grâce à son système d’exploitation Windows et à ses logiciels de bureautique. Or Google, soucieux de diversifier ses activités et de maintenir sa clientèle à l’intérieur de son réseau, bouscule cette hégémonie en introduisant la bureautique en ligne. Avec ce modèle, baptisé Software as a Service (SaaS), les utilisateurs n’achètent plus de logiciels mais utilisent ceux mis à leur disposition sur les serveurs de Google, ou d’Adobe, autre acteur majeur de cette mise en réseau. La bureautique nomade et partagée représente pour Microsoft un danger d’autant plus réel qu’elle s’ajuste aux nouvelles pratiques des entreprises. Capgemini, première société d’ingénierie informatique française, propose par exemple à ses clients le service de Google Applications. Une pratique qui entre en résonance avec la mode des terminaux légers et mobiles, notamment les nouvelles générations de téléphones portables à l’image de l’iPhone d’Apple. Microsoft est bien placé pour prendre pied sur ce nouveau marché. Mais la multinationale doit se repositionner comme un acteur spécialiste du réseau. C’est cette légitimité que la firme de Redmond recherche auprès de Yahoo, en complément d’un savoir-faire spécifique sur Internet. La pénurie mondiale d’informaticiens pousse également Microsoft à vouloir intégrer les quatorze mille cinq cents employés de Yahoo. Pourtant, un tel rapprochement ne va pas de soi : la culture technique de ces développeurs qui travaillent principalement sur des logiciels libres diffère de celle des quatrevingt mille salariés de Microsoft. On aurait tort de négliger cette considération dans l’analyse du projet de fusion. Google a su trouver une forme de management des développeurs adaptée à leur mentalité et à leur mode de relation au travail : chacun peut allouer 20 % de son temps de travail à ses « projets personnels ». Dans un univers où les savoir-faire se renouvellent en permanence, et où l’implication des producteurs contribue de manière décisive à la qualité du produit final, la gestion du personnel implique de se soucier tant de la convivialité des lieux de travail que du respect des individus, de leurs rêves – ou même de leurs chimères. Avant de provoquer ce choc éventuel des cultures d’entreprise, la fusion doit obtenir l’accord des instances de régulation. Ses opposants ont immédiatement réagi en soulignant la taille anticoncurrentielle du conglomérat qui en résulterait. Microsoft insiste sur le nouvel équilibre du marché publicitaire, tandis que Google fait remarquer qu’avec les cinq cents millions de comptes courriels fusionnés de Yahoo et Hotmail (groupe Microsoft), contre cinquante et un millions d’utilisateurs de Gmail (Google), le duo serait très largement hégémonique dans le courrier électronique et la messagerie instantanée. Sur ce front réglementaire, l’Europe est appelée à jouer le rôle d’arbitre. Hervé Le Crosnier Le Monde Diplomatique Mars 2008 Notes (1) Sur ce phénomène, cf. Robert H. Frank et Philip J. Cook, The Winner-Take-All Society : Why the Few at the Top Get So Much More Than the Rest of Us, Penguin, New York, 1996. (2) Cathy Leitus, « Grandes manœuvres dans la pub en ligne », Stratégies, Paris, n° 1487, 7 février 2008. (3) ComScore World Metrix. (4) Cf. Estelle Dumout, « Publicité : ce que prépare Microsoft dans ses AdCenter Labs », Zdnet.fr, 11 février 2008. (5) Pour être effective, l’opération doit recevoir l’aval de la Commission européenne. (6) Louise Story, « It’s an ad, ad, ad, ad world », The New York Times, 6 août 2007.