1
Le sujet
Depuis l’âge classique, qui l’a élaboré, le concept de sujet renvoie à
la plus complexe des réalités, la réalité humaine, à la fois évidente et
problématique. Husserl parle de « présence vivante de soi ». Il y a
dans le rapport que j'entretiens avec moi-même une évidence
préréflexive autoréférentielle. Mais le « sujet » implique un nécessaire
décentrement : la grammaire distingue le génitif objectif et le génitif
subjectif (la crainte des ennemis à la fois la crainte éprouvée à l'égard
des ennemis et celle éprouvée par les ennemis). Dans la question du
sujet, il est question de la place occupée.
Mais la subjectivité n'épuise pas, tant s'en faut, la question du sujet.
Celle-ci n'est d'ailleurs pas née avec elle. Le terme de « sujet » renvoie
en effet à trois plans de sens différents : la sujétion, la subjectivité, et
« la subjectité », néologisme introduit par les phénoménologues
1
.
C'est Descartes qui, avec le cogito, a donné à la dimension de
subjectivité son caractère prévalant. Ce qui ne signifie pas la levée des
incertitudes. L'ambivalence de la subjectivité apparaît de façon
particulièrement nette dans sa relation à l'objectivité, à laquelle elle
s'oppose mais dont elle est le fondement nécessaire. Il n'y a d'objet
que pour et par un sujet. Seul un sujet peut être objectif mais la dualité
du subjectif et de l'objectif est récente : elle nous vient de
Baumgarten.
La subjectivité est plus qu'un caractère ; elle est une essence et un
fondement. Échappant à la fois à l'observation empirique et à
l'universalité du concept, elle n'est pas un objet aisé d'analyse. Mais,
depuis Descartes, tous les philosophes lui ont accordé une place
centrale. « La philosophie du sujet, écrit Michel Henry, est la
métaphysique de la représentation, laquelle s'inscrit dans l'histoire de
la métaphysique occidentale »
2
. Cette histoire a une préhistoire, et
aussi peut-être une fin. Mais avant d'analyser cela, il convient
d'examiner les différents sens que « sujet » peut avoir et les différents
termes qui gravitent autour de lui.
I. Lexique
Il y a une grande diversité de mots pour dire le sujet, et aussi pour
dire la subjectivité.
1. Qu'est-ce qu'être sujet ?
1
. Voir infra.
2
. Michel Henry, Phénoménologie de la vie, tome II, De la subjectivité, PUF, 2011, p. 17.
2
Comme adjectif, « sujet » (du latin subjectus, « soumis ») renvoie à
l'idée de sujétion
3
. « Sujet » signifie soumis, astreint par sa nature ou
sa situation à subir un certain nombre de forces l'homme est sujet à
l'erreur »), porté, enclin à (« être sujet à l'alcool »)
4
, exposé à éprouver
certaines maladies, certains inconvénients
5
.
Le substantif « sujet » vient du bas latin subjectum, participe passé
neutre du verbe subjicere, « jeter dessous », et renvoie au sujet au sens
philosophique et grammatical par opposition à objectum.
Subjectum traduit en latin l'hupokeïménon grec (littéralement le sup-
posé), également rendu par substantia. Chez Aristote, hupokeïménon
s'applique à l'idée à définir dans une définition aussi bien qu'à la
manière qui permet à la forme de s'actualiser. Le sujet est cela dont
quelque chose est prédiqué tout en ne pouvant lui-même jamais être
prédiqué de quelque chose d'autre
6
. Il est ce qui demeure au
fondement de toute prédication possible. Ce n'est pas, dit Aristote,
l'illettré qui devienne lettré, mais l'homme. Étymologiquement, le
sujet est ce qui a été placé sous (quelque chose) d'où le glissement de
la soumission à la domination, et de la chose au moi selon le point de
vue auquel on se place. Soumis au pouvoir, le sujet soumet des objets
à sa réflexion. De fait, qu'est-ce qui peut représenter le substrat de
toutes choses, sinon le sujet lui-même ? Mais hupokeïménon
n'exprimait jamais l'idée de subjectivité.
Au sens objectif le sujet est l'entité ou l’être soumis à la réflexion
considéré(e) comme une substance support de qualités ou exerçant des
actions, à laquelle (auquel) s'attachent des accidents. Le sujet est
également le contenu du discours ou de la pensée sujet de
discussion »), terme général sur lequel porte un travail intellectuel (le
sujet d'un livre, le sujet d'un examen etc.). En cette acception, « sujet »
et « objet » finissent par échanger leurs valeurs. Ils se distinguent
néanmoins : le sujet d'un dialogue est la matière dont il traite, son
objet est le but que se sont proposé les interlocuteurs. Par ailleurs, on
appelle aussi « sujet » ce qui fournit matière à affection ou à action ;
en ce sens le terme est synonyme de cause, de raison, de motif un
sujet de mécontentement », « une dispute sans sujet »). Enfin, dans les
arts plastiques, on appelle « sujet » un motif ornemental contenant des
figures réalistes.
Au sens subjectif le sujet est l'individu pourvu de qualités ou de
talents propres à servir en telle ou telle circonstance un sujet
d'expérience ») ; du point de vue politique c'est l'individu soumis à
3
. L'ouvrage dans lequel John Stuart Mill analyse l'inégalité civile et politique des sexes s'intitule
The Subjection of Women.
4
. Dans cette acception, l'habitude remplace la nécessité.
5
. Dans cette acception, la contingence remplace la nécessité.
6
. Voir La substance.
3
l'autorité d'un pouvoir souverain. Rousseau distingue le citoyen qui
fait la loi et le sujet qui doit obéissance à la loi. Dans une société
gouvernée par le contrat social, le même homme est tour à tour sujet
et citoyen. L'ensemble des citoyens forme le peuple, l'ensemble des
sujets constitue l'État. Alors le sujet passe de l'assujettissement à la
liberté. Est sujet de droit le titulaire de droits, celui envers lequel des
obligations existent - la personne. Double inversion : le sujet se définit
par opposition à l'objet (alors que le sujet d'un livre est son objet
proprement) et par opposition à la servitude (alors que le sujet d'un roi
lui est assujetti).
Du point de vue philosophique, le sujet est l'individu humain
considéré comme une personne consciente de soi et raisonnable. Le
sujet est vu comme source et auteur de ses représentations et de ses
actions. Comme condition de la pensée et de la connaissance, il est
pur de toute dimension empirique. La philosophie classique assimile
la substance (hupokeïménon en grec) au sujet. Les deux sens de
substrat (sujet du jugement) et d'égoïté sont unifiés par Leibniz
7
. Chez
Hegel le sujet comme absolu est l'identification totale du substrat et de
l'égoïté
8
. Le terme entre dans le vocabulaire philosophique à partir de
l'allemand Subjekt utilisé par Kant par opposition à Objekt.
Désormais, c'est la conscience qui définit le sujet. Par opposition au
corps-objet examiné par la médecine, le corps-sujet est celui qui est
vécu et ressenti de l'intérieur par la personne même.
On appelle « philosophies du sujet » les philosophies qui, comme
celle de Descartes (avec le cogito), de Kant (avec le « je pense »), de
Fichte (avec le « Moi ») ou de Husserl (avec « l'ego transcendantal »)
reposent sur une conscience originaire et fondatrice. On oppose
couramment les philosophies du sujet aux philosophies du concept
9
.
Kant et Husserl opposent sujet empirique et sujet transcendantal. Le
sujet empirique est le moi sensible. Chez Kant, le sujet transcendantal
est l'unité transcendantale de la conscience de soi, le principe qui
unifie l'expérience sans procéder de l'expérience. Chez Husserl, c'est
la conscience en tant que principe de toute connaissance, après qu'eut
été réalisée la mise entre parenthèses du monde empirique. Husserl a
utilisé également les expressions d’ego transcendantal, de moi
transcendantal, de subjectivité transcendantale
10
.
Au sens logico-grammatical le sujet est le mot considéré comme le
7
. Les Recherches philosophiques sur l'essence de la liberhumaine de Schelling manifestent
une scission entre le sujet/substrat (Grund) et le sujet comme égoïté (Existenz).
8
. Le Sujet chez Hegel est aux antipodes de la subjectivité : il est du côté de l'absolu et de
l'universel, et non de la singularité ressentie.
9
. Le système de l'idéalisme absolu de Hegel s'est pensé comme une synthèse, le concept lui-
même devenant sujet réalisé.
10
. Voir infra.
4
point de départ de l'énoncé, à propos duquel on exprime quelque
chose dans une définition de type logique ou qui régit le verbe dans
une définition formelle ; en logique, c'est le terme dont on affirme ou
nie quelque chose, l’être auquel est attribué le prédicat dans une
proposition attributive. Le sujet est une variable dont le prédicat est
une fonction
11
.
« Subjectité » est un néologisme proposé par les traducteurs français
de Heidegger - lequel avait forgé le terme de Subjecktheit pour
traduire l'hupokeïménon aristotélicien : à la fois la substance physique
(ce dans quoi sont les accidents) et le sujet logique (ce dont sont dits
les prédicats). La subjectité est l'essence du sujet dans son objectivité,
dépouillé de sa subjectivité au sens naïf du terme
12
.
À l'origine, au Moyen Âge, « subjectivus » et « obiectivus » ont des
sens pratiquement inversés par rapport à ceux que nous avons hérités
de l’âge classique. « Subjectif » qualifiait l’être extramental de la
chose même, la chose qui subsiste dans la nature, ce qui appartient à
quelque chose en tant que sujet d'attributs ou prédicats. « Objectif » se
disait du fait d'être posé par la pensée. L'être subjectif (esse
subjective) est l'existence réelle, effective des choses indépendamment
de la pensée, tandis que l’être objectif (esse objective) est la chose en
tant qu'elle se présente devant l'esprit. Ainsi une pierre est à la fois
subjectum en tant qu'elle existe en dehors de la représentation et
objectum en tant qu'elle est objet de repsentation. Le subjectum est
l'individu auquel est rapporté prédicativement ce qui est signifié par
l'attribut ou par le verbe. C'est par opposition à l'accident et non à
l'objet qu’est défini le sujet. La dualité actif/passif ne joue pas encore
en faveur du sujet. Dans « Le chat attrape le rat », le rat est subjectum
aussi bien que le chat.
C'est cette incertitude que l'on retrouve dans le premier article des
Passions de l'âme de Descartes : « Je considère que tout ce qui se fait
ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes
une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard
de celui qui fait qu'il arrive ; en sorte que, bien que l'agent et le patient
soient souvent fort différents, l'action et la passion ne laissent pas
d'être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des
deux divers enjeux auxquels on la peut rapporter ». En instituant le
moi comme seul sujet pensant, la révolution cartésienne a subverti les
sens de subjectif et d’objectif.
11
. Le sujet logique était appelé « sujet réel » par opposition au sujet grammatical, sujet apparent
(désignations tombées en désuétude).
12
. Whitehead forme le néologisme de superject pour désigner un sujet projeté au-delà de lui-
même, qui donc n'est plus un sujet adéquat complet et autonome. Dans le processus le réel se
trouve pris, une occasion actuelle est sujet par rapport à celles qui en héritent, mais superject de
celles dont elle hérite.
5
Au sens désormais courant depuis l'âge classique, « subjectif »
signifie relatif au sujet représentant, par opposition à « objectif »,
relatif à l'objet représenté. Ainsi les qualités secondes sont-elles
subjectives par opposition aux qualités premières objectives. Le
système de Fichte est connu comme celui de l'idéalisme subjectif,
celui de Schelling comme celui de l'idéalisme objectif. Dans le
système hégélien, l’Esprit absolu est l’Aufhebung de l’Esprit subjectif
et de l’Esprit objectif. Le langage juridique distingue le droit objectif
et les droits subjectifs
13
. Le sujet est ce qui peut s'auto-attester et
s'auto-affecter. En médecine, on appelle symptôme subjectif celui qui
est ressenti par le malade mais dont la manifestation n'est pas
décelable extérieurement. Dans diverses disciplines, la méthode
subjective est celle qui part de l'intériorité du sujet. En psychologie,
c'est la méthode d'introspection ; en psychologie animale, la méthode
consistant à se représenter les états de conscience des animaux par
analogie avec ceux de l'espèce humaine et à leur appliquer les
concepts usités dans la psychologie de l'homme (perceptions,
souvenirs, raisonnements, joies, craintes, désirs etc.). En médecine et
en psychologie, la méthode subjective est celle qui, par opposition à la
méthode objective, fait appel à la conscience même du sujet, à ses
impressions vécues.
Comme le sujet peut être aussi bien le sujet en général (tel est le cas
de l' « observateur » de la physique, ou du sujet transcendantal de type
kantien) que le sujet empirique, personnel, « subjectif » peut
s'entendre en deux sens opposés : qui concerne le sujet quelconque ou
qui concerne le sujet singulier.
« Subjectif » signifie qui est propre à un moi singulier individuel et
personnel. Le répondant du subjectif n'est plus ici l'objectif ou le réel
mais le collectif. Chez Kant, par exemple, la maxime est subjective, la
loi, objective, le mobile (sensible) est subjectif, le mobile (rationnel)
de l'action est objectif.
Le terme de « subjectivité » vient de l'allemand Subjektivität forgé à
partir de l'usage kantien de subjektiv. Il désigne, par opposition à
objectivité, la qualité de ce qui appartient exclusivement au sujet et le
concerne (le sujet étant n'importe quel être doué de raison). La
subjectivité peut être définie comme la nature profonde ou l'essence
du sujet.
« Subjectivité » renvoie à ce qui appartient exclusivement au moi
singulier et le concerne. Le terme correspond à ce que, contre le
système, Max Stirner appelle l'Unique (der Einzige). La subjectivité
ne peut ni se diviser, ni se déduire, ni se laisser attribuer. Le sujet, en
13
. Voir Le droit.
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