La subjectivité - Christian Godin

publicité
1
Le sujet
Depuis l’âge classique, qui l’a élaboré, le concept de sujet renvoie à
la plus complexe des réalités, la réalité humaine, à la fois évidente et
problématique. Husserl parle de « présence vivante de soi ». Il y a
dans le rapport que j'entretiens avec moi-même une évidence
préréflexive autoréférentielle. Mais le « sujet » implique un nécessaire
décentrement : la grammaire distingue le génitif objectif et le génitif
subjectif (la crainte des ennemis à la fois la crainte éprouvée à l'égard
des ennemis et celle éprouvée par les ennemis). Dans la question du
sujet, il est question de la place occupée.
Mais la subjectivité n'épuise pas, tant s'en faut, la question du sujet.
Celle-ci n'est d'ailleurs pas née avec elle. Le terme de « sujet » renvoie
en effet à trois plans de sens différents : la sujétion, la subjectivité, et
« la subjectité », néologisme introduit par les phénoménologues1.
C'est Descartes qui, avec le cogito, a donné à la dimension de
subjectivité son caractère prévalant. Ce qui ne signifie pas la levée des
incertitudes. L'ambivalence de la subjectivité apparaît de façon
particulièrement nette dans sa relation à l'objectivité, à laquelle elle
s'oppose mais dont elle est le fondement nécessaire. Il n'y a d'objet
que pour et par un sujet. Seul un sujet peut être objectif mais la dualité
du subjectif et de l'objectif est récente : elle nous vient de
Baumgarten.
La subjectivité est plus qu'un caractère ; elle est une essence et un
fondement. Échappant à la fois à l'observation empirique et à
l'universalité du concept, elle n'est pas un objet aisé d'analyse. Mais,
depuis Descartes, tous les philosophes lui ont accordé une place
centrale. « La philosophie du sujet, écrit Michel Henry, est la
métaphysique de la représentation, laquelle s'inscrit dans l'histoire de
la métaphysique occidentale »2. Cette histoire a une préhistoire, et
aussi peut-être une fin. Mais avant d'analyser cela, il convient
d'examiner les différents sens que « sujet » peut avoir et les différents
termes qui gravitent autour de lui.
I. Lexique
Il y a une grande diversité de mots pour dire le sujet, et aussi pour
dire la subjectivité.
1. Qu'est-ce qu'être sujet ?
1
2
. Voir infra.
. Michel Henry, Phénoménologie de la vie, tome II, De la subjectivité, PUF, 2011, p. 17.
2
Comme adjectif, « sujet » (du latin subjectus, « soumis ») renvoie à
l'idée de sujétion3. « Sujet » signifie soumis, astreint par sa nature ou
sa situation à subir un certain nombre de forces (« l'homme est sujet à
l'erreur »), porté, enclin à (« être sujet à l'alcool »)4, exposé à éprouver
certaines maladies, certains inconvénients5.
Le substantif « sujet » vient du bas latin subjectum, participe passé
neutre du verbe subjicere, « jeter dessous », et renvoie au sujet au sens
philosophique et grammatical par opposition à objectum.
Subjectum traduit en latin l'hupokeïménon grec (littéralement le supposé), également rendu par substantia. Chez Aristote, hupokeïménon
s'applique à l'idée à définir dans une définition aussi bien qu'à la
manière qui permet à la forme de s'actualiser. Le sujet est cela dont
quelque chose est prédiqué tout en ne pouvant lui-même jamais être
prédiqué de quelque chose d'autre6. Il est ce qui demeure au
fondement de toute prédication possible. Ce n'est pas, dit Aristote,
l'illettré qui devienne lettré, mais l'homme. Étymologiquement, le
sujet est ce qui a été placé sous (quelque chose) d'où le glissement de
la soumission à la domination, et de la chose au moi selon le point de
vue auquel on se place. Soumis au pouvoir, le sujet soumet des objets
à sa réflexion. De fait, qu'est-ce qui peut représenter le substrat de
toutes choses, sinon le sujet lui-même ? Mais hupokeïménon
n'exprimait jamais l'idée de subjectivité.
Au sens objectif le sujet est l'entité ou l’être soumis à la réflexion
considéré(e) comme une substance support de qualités ou exerçant des
actions, à laquelle (auquel) s'attachent des accidents. Le sujet est
également le contenu du discours ou de la pensée (« sujet de
discussion »), terme général sur lequel porte un travail intellectuel (le
sujet d'un livre, le sujet d'un examen etc.). En cette acception, « sujet »
et « objet » finissent par échanger leurs valeurs. Ils se distinguent
néanmoins : le sujet d'un dialogue est la matière dont il traite, son
objet est le but que se sont proposé les interlocuteurs. Par ailleurs, on
appelle aussi « sujet » ce qui fournit matière à affection ou à action ;
en ce sens le terme est synonyme de cause, de raison, de motif (« un
sujet de mécontentement », « une dispute sans sujet »). Enfin, dans les
arts plastiques, on appelle « sujet » un motif ornemental contenant des
figures réalistes.
Au sens subjectif le sujet est l'individu pourvu de qualités ou de
talents propres à servir en telle ou telle circonstance (« un sujet
d'expérience ») ; du point de vue politique c'est l'individu soumis à
3
. L'ouvrage dans lequel John Stuart Mill analyse l'inégalité civile et politique des sexes s'intitule
The Subjection of Women.
4
. Dans cette acception, l'habitude remplace la nécessité.
5
. Dans cette acception, la contingence remplace la nécessité.
6
. Voir La substance.
3
l'autorité d'un pouvoir souverain. Rousseau distingue le citoyen qui
fait la loi et le sujet qui doit obéissance à la loi. Dans une société
gouvernée par le contrat social, le même homme est tour à tour sujet
et citoyen. L'ensemble des citoyens forme le peuple, l'ensemble des
sujets constitue l'État. Alors le sujet passe de l'assujettissement à la
liberté. Est sujet de droit le titulaire de droits, celui envers lequel des
obligations existent - la personne. Double inversion : le sujet se définit
par opposition à l'objet (alors que le sujet d'un livre est son objet
proprement) et par opposition à la servitude (alors que le sujet d'un roi
lui est assujetti).
Du point de vue philosophique, le sujet est l'individu humain
considéré comme une personne consciente de soi et raisonnable. Le
sujet est vu comme source et auteur de ses représentations et de ses
actions. Comme condition de la pensée et de la connaissance, il est
pur de toute dimension empirique. La philosophie classique assimile
la substance (hupokeïménon en grec) au sujet. Les deux sens de
substrat (sujet du jugement) et d'égoïté sont unifiés par Leibniz7. Chez
Hegel le sujet comme absolu est l'identification totale du substrat et de
l'égoïté8. Le terme entre dans le vocabulaire philosophique à partir de
l'allemand Subjekt utilisé par Kant par opposition à Objekt.
Désormais, c'est la conscience qui définit le sujet. Par opposition au
corps-objet examiné par la médecine, le corps-sujet est celui qui est
vécu et ressenti de l'intérieur par la personne même.
On appelle « philosophies du sujet » les philosophies qui, comme
celle de Descartes (avec le cogito), de Kant (avec le « je pense »), de
Fichte (avec le « Moi ») ou de Husserl (avec « l'ego transcendantal »)
reposent sur une conscience originaire et fondatrice. On oppose
couramment les philosophies du sujet aux philosophies du concept9.
Kant et Husserl opposent sujet empirique et sujet transcendantal. Le
sujet empirique est le moi sensible. Chez Kant, le sujet transcendantal
est l'unité transcendantale de la conscience de soi, le principe qui
unifie l'expérience sans procéder de l'expérience. Chez Husserl, c'est
la conscience en tant que principe de toute connaissance, après qu'eut
été réalisée la mise entre parenthèses du monde empirique. Husserl a
utilisé également les expressions d’ego transcendantal, de moi
transcendantal, de subjectivité transcendantale10.
Au sens logico-grammatical le sujet est le mot considéré comme le
7
. Les Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine de Schelling manifestent
une scission entre le sujet/substrat (Grund) et le sujet comme égoïté (Existenz).
8
. Le Sujet chez Hegel est aux antipodes de la subjectivité : il est du côté de l'absolu et de
l'universel, et non de la singularité ressentie.
9
. Le système de l'idéalisme absolu de Hegel s'est pensé comme une synthèse, le concept luimême devenant sujet réalisé.
10
. Voir infra.
4
point de départ de l'énoncé, à propos duquel on exprime quelque
chose dans une définition de type logique ou qui régit le verbe dans
une définition formelle ; en logique, c'est le terme dont on affirme ou
nie quelque chose, l’être auquel est attribué le prédicat dans une
proposition attributive. Le sujet est une variable dont le prédicat est
une fonction11.
« Subjectité » est un néologisme proposé par les traducteurs français
de Heidegger - lequel avait forgé le terme de Subjecktheit pour
traduire l'hupokeïménon aristotélicien : à la fois la substance physique
(ce dans quoi sont les accidents) et le sujet logique (ce dont sont dits
les prédicats). La subjectité est l'essence du sujet dans son objectivité,
dépouillé de sa subjectivité au sens naïf du terme12.
À l'origine, au Moyen Âge, « subjectivus » et « obiectivus » ont des
sens pratiquement inversés par rapport à ceux que nous avons hérités
de l’âge classique. « Subjectif » qualifiait l’être extramental de la
chose même, la chose qui subsiste dans la nature, ce qui appartient à
quelque chose en tant que sujet d'attributs ou prédicats. « Objectif » se
disait du fait d'être posé par la pensée. L'être subjectif (esse
subjective) est l'existence réelle, effective des choses indépendamment
de la pensée, tandis que l’être objectif (esse objective) est la chose en
tant qu'elle se présente devant l'esprit. Ainsi une pierre est à la fois
subjectum en tant qu'elle existe en dehors de la représentation et
objectum en tant qu'elle est objet de représentation. Le subjectum est
l'individu auquel est rapporté prédicativement ce qui est signifié par
l'attribut ou par le verbe. C'est par opposition à l'accident et non à
l'objet qu’est défini le sujet. La dualité actif/passif ne joue pas encore
en faveur du sujet. Dans « Le chat attrape le rat », le rat est subjectum
aussi bien que le chat.
C'est cette incertitude que l'on retrouve dans le premier article des
Passions de l'âme de Descartes : « Je considère que tout ce qui se fait
ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes
une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard
de celui qui fait qu'il arrive ; en sorte que, bien que l'agent et le patient
soient souvent fort différents, l'action et la passion ne laissent pas
d'être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des
deux divers enjeux auxquels on la peut rapporter ». En instituant le
moi comme seul sujet pensant, la révolution cartésienne a subverti les
sens de subjectif et d’objectif.
11
. Le sujet logique était appelé « sujet réel » par opposition au sujet grammatical, sujet apparent
(désignations tombées en désuétude).
12
. Whitehead forme le néologisme de superject pour désigner un sujet projeté au-delà de luimême, qui donc n'est plus un sujet adéquat complet et autonome. Dans le processus où le réel se
trouve pris, une occasion actuelle est sujet par rapport à celles qui en héritent, mais superject de
celles dont elle hérite.
5
Au sens désormais courant depuis l'âge classique, « subjectif »
signifie relatif au sujet représentant, par opposition à « objectif »,
relatif à l'objet représenté. Ainsi les qualités secondes sont-elles
subjectives par opposition aux qualités premières objectives. Le
système de Fichte est connu comme celui de l'idéalisme subjectif,
celui de Schelling comme celui de l'idéalisme objectif. Dans le
système hégélien, l’Esprit absolu est l’Aufhebung de l’Esprit subjectif
et de l’Esprit objectif. Le langage juridique distingue le droit objectif
et les droits subjectifs13. Le sujet est ce qui peut s'auto-attester et
s'auto-affecter. En médecine, on appelle symptôme subjectif celui qui
est ressenti par le malade mais dont la manifestation n'est pas
décelable extérieurement. Dans diverses disciplines, la méthode
subjective est celle qui part de l'intériorité du sujet. En psychologie,
c'est la méthode d'introspection ; en psychologie animale, la méthode
consistant à se représenter les états de conscience des animaux par
analogie avec ceux de l'espèce humaine et à leur appliquer les
concepts usités dans la psychologie de l'homme (perceptions,
souvenirs, raisonnements, joies, craintes, désirs etc.). En médecine et
en psychologie, la méthode subjective est celle qui, par opposition à la
méthode objective, fait appel à la conscience même du sujet, à ses
impressions vécues.
Comme le sujet peut être aussi bien le sujet en général (tel est le cas
de l' « observateur » de la physique, ou du sujet transcendantal de type
kantien) que le sujet empirique, personnel, « subjectif » peut
s'entendre en deux sens opposés : qui concerne le sujet quelconque ou
qui concerne le sujet singulier.
« Subjectif » signifie qui est propre à un moi singulier individuel et
personnel. Le répondant du subjectif n'est plus ici l'objectif ou le réel
mais le collectif. Chez Kant, par exemple, la maxime est subjective, la
loi, objective, le mobile (sensible) est subjectif, le mobile (rationnel)
de l'action est objectif.
Le terme de « subjectivité » vient de l'allemand Subjektivität forgé à
partir de l'usage kantien de subjektiv. Il désigne, par opposition à
objectivité, la qualité de ce qui appartient exclusivement au sujet et le
concerne (le sujet étant n'importe quel être doué de raison). La
subjectivité peut être définie comme la nature profonde ou l'essence
du sujet.
« Subjectivité » renvoie à ce qui appartient exclusivement au moi
singulier et le concerne. Le terme correspond à ce que, contre le
système, Max Stirner appelle l'Unique (der Einzige). La subjectivité
ne peut ni se diviser, ni se déduire, ni se laisser attribuer. Le sujet, en
13
. Voir Le droit.
6
effet, admet des attributs mais ne peut être lui-même l'attribut d'aucun
sujet. Chez Kant, la subjectivité transcendantale est la subjectivité non
empirique, celle qui est définie par l'ensemble de ses formes a priori
de connaissance et de pensée. C'est cette subjectivité qui est la
condition a priori de l'objectivité elle-même.
La subjectivation est le processus inverse de celui de l'objectivation,
il intègre et individualise ce qui provient de l'extérieur. Le terme est
souvent utilisé par Michel Foucault pour désigner la constitution du
sujet14.
On appelle subjectivisme la doctrine ou l’attitude philosophique
selon laquelle la réalité ne s'offre à un sujet qu'en tant que produit de
sa propre pensée, c'est-à-dire comme une forme de la prise de
conscience de ses propres états. Le subjectivisme nie qu'il puisse
exister une vérité universelle et nécessaire15. L'idéalisme et le
phénoménisme sont des subjectivismes. Le subjectivisme est
également la doctrine ou l’attitude morale selon laquelle les valeurs
universelles n'existent pas dans le domaine pratique car les jugements
moraux ne portent pas sur des faits. Les valeurs pratiques dérivent des
impressions personnelles comme le bien-être et la souffrance,
l'approbation et la désapprobation.
2. L'individu et la personne16
L'in-dividu, c'est ce qui n'est pas divisible - le couper en deux, c'est
le tuer17. À la différence de l'individu, le sujet apparaît comme
foncièrement divisé.
L'individuation est un procès ontologique de différenciation au sein
d'un genre ou d'une espèce. Il ne dit rien sur ce qu'est l'individu luimême. On prendra garde par conséquent à ne pas le confondre avec
l'individualisation.
L'individu est un simple échantillon de l'espèce. C'est pourquoi le
mot est volontiers utilisé en un sens péjoratif ( « cet individu », « ce
triste individu »18). Alors que la personne est douée de liberté et de
14
. Voir infra. Dans son étude sur les tropes, Fontanier distingue la personnification (le fait de
parler d'un être inanimé ou abstrait comme s'il s'agissait d'un être réel, exemple : « Argos vous
tend les bras et Sparte vous appelle », Racine, Phèdre) et la « subjectification » qui consiste à
transformer une chose en sujet (« Quand vos bras combattront pour son temple attaqué/Par nos
larmes du moins il peut être convoqué », Racine).
15
. L'astronome A. Eddington a défendu une conception épistémologique connue sous le nom de
subjectivisme sélectif. Grâce à son pouvoir sélectif, l'esprit humain a circonscrit les phénomènes
naturels dans des lois qui suivent un modèle en grande partie choisi par lui-même, si bien qu'il
retrouve dans la nature ce qu'il y a mis lui-même. Ce point de vue est radicalement opposé à celui
du réalisme défendu par Einstein.
16
. Voir L'individu et La personne.
17
. 1 divisé par 2 égale 0. Chez certains animaux inférieurs, en revanche, couper en deux signifie
en faire deux (1 divisé par 2 égale 2).
18
. On ne dira pas, en revanche, « cette triste personne ».
7
responsabilité, l'individu est biologiquement déterminé et fatalement
lié à sa communauté.
Depuis les Romains, le droit connaît trois catégories de réalité : les
personnes, les choses et les actions. La notion de « personne » a une
origine juridique. On parle également de « personnalité » pour dire
l'aptitude à être sujet de droit. La personne juridique peut être
collective comme une société commerciale, l'État ou l'ONU.
Dans son acception juridique, une personne est une entité
susceptible d'être sujet de droit. Cette entité n'est pas nécessairement
une personne physique, elle peut être une personne morale, de droit
public ou privé. Kant définit la personne comme personnalité morale,
c'est-à-dire être raisonnable dont la liberté consiste à être soumise à
des lois morales. « La personne est ce sujet dont les actions sont
susceptibles d'une imputation »19 - l’imputation étant le jugement
rendu possible par la causalité libre (transcendant la causalité
empirique). Puisque le respect est ce qui s'applique aux personnes et à
elles seulement, la personne, inversement, pourra être définie comme
l'objet propre du respect. Alors que les choses sont des moyens, les
personnes sont des fins en soi.
Un être humain peut n'être pas, pas encore une personne : tel est le
cas du bébé. La notion de personne potentielle appliquée au fœtus
humain est une sorte de moyen terme ontologique.
La notion de personne a également une origine théologique. Le
mystère de la Trinité chrétienne impliquait la notion de personne : le
fait que Dieu soit trois personnes en un ne signifie justement pas qu'il
soit trois individus. Le masque du théâtre latin se disait persona parce
que le son le traversait (per-sonare). D'où l'idée que la personne est ce
qui résonne tout en restant caché20. Le visage est une limite, donc un
obstacle que le masque permet de franchir. Il efface le moi au profit
d'un soi qui peut être surnaturel21. Dans un article intitulé « Une
catégorie de l'esprit humain : la notion de personne, celle de moi »,
Marcel Mauss résume le processus qui a vu la personne se constituer :
« D'une simple mascarade au masque, d’un personnage à une
personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d'une valeur
. E. Kant, Métaphysique des mœurs, trad. fr., Œuvres philosophiques III, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1986, p. 470.
20
. Louis Lavelle a bien exposé le sens de ce passage du personnage à la personne : « Le masque
tragique était la marque du rôle joué par l'acteur dont il abolissait les traits individuels afin de fixer
l'attention du public sur l’être invisible dont la destinée allait lui être représentée. Dans l'optique
du théâtre, il ne dissimulait que l'accidentel, c'est-à-dire l'interprète, pour témoigner de l'essentiel,
c'est-à-dire de la réalité même du personnage dramatique » (Louis Lavelle, Les Puissances du moi,
Flammarion, 1948, p. 166).
21
. De nombreuses mascarades avaient pour fonction de rendre possible la communication avec les
morts revenus sur terre pour un temps errer parmi les vivants (le mascus était le filet dont on
enveloppait le cadavre pour l'empêcher de revenir sur terre).
19
8
métaphysique et morale, d'une conscience morale à un être sacré, de
celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et l'action, le parcours
est accompli »22. Émile Durkheim, lui, expliquait le passage du groupe
à la personne comme valeur humaine déterminante par la division du
travail social qui individualise le rôle de chacun dans la production.
Au XIIIe siècle, la « personne » de la paroisse, c'était le curé de la
paroisse (l'anglais parson conserve cette signification) - donc le grand
personnage de la paroisse. C'est au terme d'une évolution sociale que
les individus se sont reconnus comme personnes.
Le personnalisme d'Emmanuel Mounier fut une réactualisation de
l'humanisme chrétien en réaction à ce qui fut le plus écrasant de ses
ennemis : le totalitarisme. Mais cette philosophie se voulait également
opposée à l'individualisme moderne. La personne n'est ni l’individuel,
ni l’universel, qui l'engloutissent tous deux.
Quant à la personnalité, lorsqu'elle n'est pas identifiée à la personne,
c'est une notion psychique, qui implique le « tempérament », le
caractère, l'idiosyncrasie. À contenu déterminable, c'est en quelque
sorte la matière du sujet, si la personne est sa forme.
3. Le moi, le je et le soi
« L’unicité du moi, écrit Levinas, ne consiste pas seulement à se
trouver en un exemplaire unique, mais à exister sans avoir de genre,
sans être individuation d'un concept »23. La Genèse24 dit qu'à la
différence des animaux qui furent appelés par groupes à l'existence
sous le souffle créateur de Yahvé, l'homme, lui, naquit un et singulier.
L'homme est un moi, et il a un nom propre. Le moi est singulier25, il a
des prédicats mais ne peut lui-même être prédicat d'un autre sujet. Ce
moi se cache ou se révèle, contradictoirement ou dialectiquement 26. À
la différence de la littérature, qui lui conserve sa singularité27, la
philosophie tend à le trahir en le conceptualisant.
La langue allemande ignore la distinction française du moi, forme
tonique, et du je, forme atone. Mais les traducteurs de Kant ont
préféré traduire das Ich par le Je plutôt que par le Moi car le « je »
provient du « je pense » tandis que le moi désigne une détermination
objective. La question « qui suis-je ? » n'équivaut pas à la question
« que suis-je ? ».
22
. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p. 361.
. E. Levinas, Totalité et infini, « Biblio Essais », Le Livre de Poche, 2010, p. 122.
24
. I, 27.
25
. Même au pluriel, il ne prend pas de s.
26
. « L'habit ne fait pas le moine », dit un proverbe français. L'habit fait le moine, dit un proverbe
allemand.
27
. Paul Valéry a même mis le moi au féminin.
23
9
L'unité du moi, contestée par plusieurs courants de pensée28, vient
d'une part de celle, physique, du corps qui lui assure une présence
objective au milieu des choses, d'autre part de celle, psychique, de la
série des contenus de conscience et enfin de celle, interpsychique et
sociale, des autres moi sous le regard desquels chacun a à se constituer
et qui peuvent le désigner un nom propre.
Au(x) moi accidentel(s) et variable(s) s'oppose le je substantiel et
permanent. La dualité métaphysique de l'apparence et de la réalité, de
la forme et de l’essence traverse le sujet. Le je ne désigne pas tant un
existant que le mode d'exister lui-même. Il constitue par conséquent
une manière d'unité en surplomb. L'intériorité du for intérieur, de l'in
petto resterait enfouie s'il n'y avait pas le corps ni le langage. Le
contresens sur le for intérieur compris comme « fort » est
symptomatique d'un glissement sémantique de l’ouvert du forum
(l'origine du « for ») vers le fermé de la forteresse.
Si « ego » est généralement pris au sens de « moi », dans La
Transcendance de l’ego, Sartre utilise ce terme pour désigner à la fois
le je (unité des actions) et le moi (unité des états et des qualités)29, la «
totalité psychophysique de la personnalité ». Sartre reproche à Husserl
d'hypostasier la conscience, de la chosifier en brisant sa spontanéité.
Déjà, dans ce premier essai philosophique de l'auteur, la
transcendance est jouée contre le transcendantal.
Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience,
Bergson distingue et oppose deux moi, un moi superficiel, objectivé
dans l'espace et pris dans les filets du langage, et un « moi
fondamental »30 inscrit dans la durée (et non dans le temps), continue
et inexprimable. Le moi superficiel est une succession d'états que
l'intelligence et le langage ont séparés les uns des autres comme autant
de tableaux. Le terme de soi a été utilisé concurremment avec celui de
je pour désigner ce que le sujet dans son intériorité peut avoir de plus
complet ou de plus profond.
Mais le soi a d'autres valeurs. Tandis que le moi renvoie à la
subjectivité, le soi renvoie à la simple individualité. Il apparaît
effectivement comme un moi objectivé, un moi qui serait saisi à la
troisième personne, un moi qui serai lui31. De fait, dans ce que nous
appelons conscience de soi, expérience de soi, souci de soi, maîtrise
de soi, le moi se dédouble en prenant les deux positions du sujet et de
l'objet mais il n'y a pas de réelle symétrie entre ces deux positions - le
28
. Voir infra.
. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, Vrin,1996, p. 43.
30
. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Œuvres, PUF, 1970, p. 85.
Bergson dit, plus loin (ibid., p. 92) « moi réel », « moi concret ».
31
. Contradictoirement, le soi est le moi devenu impersonnel. « Que chacun reste chez soi ! » :
ce soi est tout le monde et personne. Tandis que « je reste chez moi » ne concerne que moi.
29
10
moi restant du côté du jugement. De tout ce qui peut constituer
l'intériorité d'un sujet, le soi est la part la plus extérieure. Sur soi
signifie sur son corps, sur ses vêtements. Dès lors, le soi serait cette
partie détachée du moi qui tombe sous le regard du moi dans
l’expérience psychologique du miroir, ou l'éthique du souci et de la
maîtrise. Même l’être à soi présuppose une scission à l'intérieur du
moi32. Il y a dans le soi une dimension normative que le moi,
purement factuel, ignore. Être soi-même - dans l'oubli même de
l'aliénation possible33 - est une injonction éthique, qui connote
l'authenticité et l'autonomie du sujet.
Certains traducteurs du Es freudien ont choisi soi plutôt que ça pour
le rendre en français. Par opposition au moi, identité réfléchie, le soi
est l'identité réelle. Chez certains auteurs, le soi représenterait comme
le sujet (substrat) du sujet, le fond permanent qui supporte et relie les
différents moi, comme le fil du collier réunit les perles. Jung appelle
soi l'intégrité de la personne, le sujet de la totalité de la psyché - alors
que le moi est le centre du champ de conscience. Quant à Mélanie
Klein, elle prend le soi comme le terme englobant le moi et le ça.
Les traducteurs français des Upanishad distinguent le soi individuel
(atman en sanskrit) et le Soi absolu (brahman). Mais d'un même
mouvement le soi et le Soi sont identifiés comme l'étincelle et le feu,
la goutte d'eau et l'océan. « Toi aussi tu es Cela » : telle est la grande
leçon des Upanishad, qui avait tant frappé Schopenhauer.
II. Naissance et apothéose du sujet
C'est Hegel qui, le premier, définit la modernité en philosophie
comme la découverte et l'émergence du sujet. La métaphysique
classique est une métaphysique de la subjectivité. Elle entend fonder
l’étant dans sa totalité sur le sujet. Le défi lancé par la conscience au
matérialisme consiste à expliquer l'émergence de la subjectivité dans
un univers de faits objectifs. Merleau-Ponty dit de la subjectivité
qu’elle est « l'extrémité du particulier comme de l'universel »34. Mais
ces deux extrémités sont-elles elles-mêmes universelles, ont-elles
partout et toujours été pensées comme telles ? Ce que Bergson montre
dans son livre fondateur, c'est que les données immédiates de la
conscience ne sont jamais immédiatement données, et qu'il faut les
chercher par le travail philosophique de l'intuition. La subjectivité
. Sartre fait remarquer que le terme d’en-soi est impropre : le soi implique un réfléchi, donc un
séparé (J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 114). « Le soi représente (…) une
distance idéale dans l'immanence du sujet par rapport à lui-même, une façon de ne pas être sa
propre coïncidence, d'échapper à l'identité tout en la posant comme unité (…). La présence à soi
implique un décollement de l’être par rapport à soi » (ibid., p. 115).
33
. Voir L'identité.
34
. M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960, p. 194.
32
11
implique l'égologie, un sujet est celui qui dit « je »35. Mais ce sont là
des formations, qui n'ont rien d'universel. Ce que Norbert Elias
appelait la société des individus36 est historiquement récent.
1. Avant le sujet
Kant commence Anthropologie du point de vue pragmatique par
cette phrase : « Que l'homme puisse disposer du Je dans sa
représentation : voilà qui l'élève à l'infini au-dessus de tous les autres
êtres vivants sur la terre. Il est par là une personne »37. Kant rapporte
ce fait - qui témoigne, comme Émile de Rousseau, un intérêt tout
nouveau au XVIIIe siècle - ce n'est que vers l'âge d'un an que l'enfant
renonce à parler de lui à la troisième personne (« bébé », « il », «
Charles ») pour dire « Je »38. Alors qu'il n'avait que le sentiment de
lui-même, dit Kant, il en a désormais la pensée39. La conscience de
soi, qui apparaît lors du stade du miroir40, n'est pas innée. Et l'unité du
sujet, toujours fragile et menacée, n'est pas donnée d'un coup, mais
procède de structurations successives depuis la naissance jusqu'à l'âge
adulte. La subjectivation est le résultat d'une psychogenèse.
Elle est également le résultat d'une sociogenèse. L'homme, écrit
Marx, « ne peut s'individualiser que dans une société »41. Pour
Philippe Descola, si la dualité nature/culture est récente, la dualité
intériorité/physicalité est universelle42. Mais le concept d'intériorité est
problématique et son utilisation, délicate. Partout la tradition marque
le primat du collectif sur l'individuel. La subjectivation est une
libération.
Dans l'Égypte ancienne, la croyance veut que tous les Égyptiens se
35
. Stéphane Chauvier, Dire « je ». Essai sur la subjectivité, Vrin, 2001.
. N. Elias, La Société des individus, trad. fr., Fayard, 1991.
37
. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 1, AK VII, 127, trad. fr., Œuvres
philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986, p. 945.
38
. Le Je, que l'enfant acquiert en dernier lieu, l'aphasique le perd en premier.
39
. Ibid. L'égocentrisme de l'enfant vient de ce que celui-ci n'a pas encore conscience de son
moi, alors que l'égoïsme de l'adulte est une hypertrophie du moi. Dans Le jugement et le
raisonnement chez l'enfant, Jean Piaget a montré que l'égocentrisme enfantin vient de l'absence
du besoin de communication (au commencement, la structure de la pensée de l'enfant est
autistique). On parle d'association égocentrique pour désigner le mécanisme psychologique par
lequel le sujet pense aussitôt à ou parle aussitôt de sa propre expérience à partir d'un mot
inducteur donné. Ainsi les personnalités hystériques sont-elles incapables de s'oublier dans un
objet extérieur.
40
. Voir La conscience.
41
. K. Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique, trad. fr., in Œuvres.
Économie I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1965, p. 236.
42
. Quatre systèmes sont possibles selon que l'intériorité et la physicalité (l’être des autres
membres du monde) sont pensées comme identiques ou autres (même intériorité et autre
physicalité caractérisent l'animisme, autre intériorité et même physicalité, le naturalisme, même
intériorité et même physicalité définissent le totémisme, autre intériorité et autre physicalité,
l'analogisme. La société occidentale serait passée de l'analogisme au naturalisme (P. Descola,
Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005). Voir La nature.
36
12
fondent dans la personne du pharaon mort, si bien que la pyramide est
un tombeau collectif. Dans le monde mélanésien, la personne (kamo)
est le point de rencontre du réseau de ses relations, un lieu de
convergence, et non, comme en Occident, un centre43. Les sociétés de
jadis étaient des sociétés sans miroir ni photographie. L'image de soi
existait mais dans la seule conscience de l'autre, elle n'était pas
renvoyée au regard propre. En l'absence de portraits, la tête et le
visage étaient dépourvus de singularité : la stylisation donne l'effigie,
l'idéalisation, l'icône44.
« Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes »,
rappelle Jean-Pierre Vernant45. À la différence d'une personne - Yahvé
est un dieu personnel - une puissance divine n'a pas réellement
d'existence pour soi. On commet un anachronisme lorsqu'on se
représente les cultes funéraires grecs comme devant assurer la
permanence d'une individualité par-delà la mort ; il s'agissait bien
plutôt de préserver la continuité du groupe familial et de la cité46.
Si le cogito marque une telle révolution dans l'histoire de la pensée,
c'est parce que celle-ci n'a pas d'abord logé dans le sujet humain. Dans
l’averroïsme, le sujet est complètement hétéronome : la pensée se
constitue à partir d'un intellect séparé, impersonnel et collectif (il
existe donc selon cette philosophie deux sujets de pensée)47. Pour les
mystiques rhénans (Maître Eckart, Tauler, Suso) l'âme possède un
secret inconnu d’elle et que Dieu seul connaît.
Certes, on peut interpréter la révolution socratique comme une
révolution copernicienne : se détournant de la « nature » sur laquelle
ses prédécesseurs avaient exclusivement pensé, Socrate fit sienne
l'exigence du « Connais-toi toi-même »48. Dans un dialogue de
Platon, Socrate réplique à l'ambitieux Alcibiade qu'il serait
présomptueux de sa part de vouloir s'occuper des affaires de la cité s'il
n'a pas appris auparavant à prendre soin de lui-même49. Ce « souci de
soi » (épiméléia héautou) - qui donne son titre au troisième tome de
son Histoire de la sexualité -, Foucault, qui parle également de la «
culture de soi »50, l'analyse comme traversant toute la sagesse antique.
Mais il serait erroné d'interpréter la devise du temple d'Apollon
43
. M. Leenhardt, Do kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, « Tel »,
Gallimard, 1985, p. 248-249.
44
. Le portrait est une marque d'humanité. Des dieux, il n'y a pas de portraits, juste des effigies, et
pourtant ils sont censés avoir un visage. Des héros qui parmi les humains sont le plus près des
dieux, il n'y a pas de portrait non plus.
45
. J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », in Mythe et pensée chez les
Grecs, La Découverte, 1996, p 362.
46
. Ibid., p. 365.
47
. Une idée dont il reste plus qu'une trace chez Descartes même.
48
. D'où la déception suscitée chez Socrate par Anaxagore.
49
. Platon, Alcibiade, 127d-e.
50
. Titre du chapitre II de Le Souci de soi (Histoire de la sexualité III, « Tel », Gallimard, 2009).
13
reprise à son compte par Socrate dans le sens de l'introspection, car
elle a un sens générique et non personnel, elle signifie : n’oublie pas
que tu n'es pas un dieu, mais un homme. La fiction socratique du
« démon », et que les contemporains ont réellement pris pour un
nouveau dieu, montre que ce que nous appelons conscience était
pensé en extériorité par les Grecs. Certes, Platon faisait la distinction
entre ce qui est soi et ce qui est à soi51, et on trouve chez Aristote
l'idée d'une présence à soi dans et par la sensibilité52, certes, les
Anciens avaient, si l'on veut, un concept de sujet car ils avaient la
notion de l'agent, de la responsabilité, de la causalité, mais ils
ignoraient la subjectivité. Pierre Hadot critique la notion de « culture
de soi » développée par Foucault, qui semble oublier que le sage
antique cherche d'abord à dépasser son moi pour se situer dans le Tout
du monde, dont il n'est qu'une partie53. La sagesse n'est pas une forme
ancienne de dandysme.
2. Genèse de la subjectivité
Le réel peut avoir un triple fondement : sur une transcendance
(Nature, Dieu), sur lui-même, ou sur la subjectivité. Il est
caractéristique que la théologie du Moyen Âge se refuse à définir
Dieu comme sujet. Que l'émergence de celui-ci soit pour la première
fois théorisée par Descartes (c'est la thèse de Hegel reprise par
Heidegger) ou par Pic de la Mirandole et les hommes de la
Renaissance (c'est la thèse d'Ernst Cassirer), il reste que l'homme
moderne va se penser comme la source de ses représentations et de ses
actes, comme leur fondement (leur sujet) ou encore comme leur
auteur. À partir du moment où le sujet est conçu comme le fondement
de l'étant, se posera la question - parfaitement étrangère aux Grecs de savoir si le monde existe indépendamment de la pensée et s'il est
bien tel que la pensée se le représente. Les problèmes de la réalité et
de la vérité auxquels idéalisme et le réalisme donneront des réponses
inverses sont directement issus de l'établissement du sujet fondateur
par la philosophie moderne.
Deux voies s'ouvriront à la psychologie à partir du XIXe siècle :
celle de l'intériorité et celle de l'extériorité, l'intimité ou le
comportement. La psychologie scientifique suivra l'injonction
d'Auguste Comte : il n'y a de connaissable que ce qui peut être
51
. Platon, Alcibiade, 129b et 131a..
. Sous les sens particuliers, il existe, d'après Aristote, un sens commun qui a pour fonction non
seulement d'unifier le sensitif mais encore de procurer au sentant la conscience de sa sensation. Le
latin médiéval traduira par sensus interior (« sens intime ») le grec sunaisthèsis, qui désignait à
l'origine la synthèse des sensations dans l'imagination et dans la mémoire.
53
. P. Hadot, « Réflexions sur la notion de ‘culture de soi’ in Exercices spirituels et philosophie
antique, Albin-Michel, 2002, p. 323-332.
52
14
observé par un tiers. L’intériorité est l'affaire des littérateurs ou des
métaphysiciens. De fait, c'est de leur côté qu'on repérera la genèse de
la subjectivité.
La philosophie s'est trouvé confrontée à un problème d'apparence
aporétique : peut-il y avoir une expérience objective de la subjectivité
? Lorsque les sciences nous disent que nous pensons et sentons avec
notre cerveau, elles nous l'apprennent, nous ne l’éprouvons pas. La
pensée du sujet implique une ontologie spécifique. La réponse
tautologique faite par Yahvé à la question de Moïse54 « Je suis celui
qui suis » peut être interprétée ou bien comme l'expression d'un refus
de répondre, ou bien comme : « Je suis l’Être même ». Le sujet, qui
devrait être fondement et plénitude, semble fatalement lié à une
déchirure originaire. L'expression paradoxale de « maîtrise de soi » dit
l'assujettissement constitutif du sujet lui-même : si une partie du sujet
est esclave et l'autre, maître, cela signifie de facto que le même est à la
fois maître et esclave.
Pour Foucault, le « se connaître soi-même » ne peut être compris
que dans une question plus vaste, et qui lui sert de contexte : que faire
de soi-même ?55 La perception de soi, absente chez Platon et Aristote,
apparaît avec les Stoïciens. Le speculator, chez Sénèque, celui qui se
regarde soi-même, se voit comme dans un miroir (speculum) - de là la
spéculation. Le souci de soi, analyse Foucault, vient d'un changement
de direction, d'une conversion vers soi. Le christianisme aurait
inversé le sens de cette conversion en l'interprétant comme une sortie
hors de soi vers le grand Autre (Dieu). Mais le christianisme n'est pas
seulement une religion du salut, rappelle Foucault, il est aussi une
religion confessionnelle qui, bien plus que les religions païennes,
impose des obligations strictes en matière de vérité56. La confession
des péchés et la pénitence, inconnues des Grecs, ont rapport direct
avec la vérité cachée (et mauvaise) du sujet. Foucault distingue trois
grands types d'examen de soi : a) celui par lequel on évalue la
correspondance entre les pensées et la réalité (c'est la démarche
cartésienne) ; b) celui par lequel on juge de l'adéquation entre les
pensées et les règles (c'est la démarche stoïcienne) ; c) celui par lequel
on apprécie le rapport entre une pensée cachée et une impureté de
l'âme (c'est la démarche chrétienne fondée sur l'idée qu'il y a en nous
quelque chose de caché, et un voile d'illusion qui nous masque ce
secret)57.
Le christianisme des premiers siècles offrait au fidèle deux moyens
54
. Exode, 3,14.
. M. Foucault, « Subjectivité et vérité », Dits et Écrits II, 1976-1988, « Quarto », Gallimard,
2001, p. 1032.
56
. M. Foucault, « Les techniques de soi », ibid., p. 1623.
57
. Ibid., p. 1629.
55
15
d'exprimer sa vérité profonde et cachée de pécheur : la mise en scène
théâtralisée et la mise en mots contrite. Ces deux modes devaient
déboucher sur le renoncement du sujet à lui-même, à sa volonté. À
partir du XVIIIe siècle, analyse Foucault, les sciences humaines
hériteront de la pratique de verbalisation, mais, au lieu d'impliquer le
renoncement du sujet, elles contribueront à constituer celui-ci58.
C'est donc le christianisme qui représenta le moment décisif pour
l'émergence de la subjectivité moderne. La découverte de celle-ci, en
effet, va de pair avec l'invention d'un Dieu transcendant. Dans un
monde peuplé d'une multitude de dieux, qui enserre la totalité des
choses dans un réseau serré de puissances invisibles, l’être humain
s'éprouve comme un élément, une partie de ce monde ; il ne peut
prendre conscience de soi, dans sa finitude et son irréductible valeur.
Face à un Dieu unique, à l'inverse, il peut se poser comme moi à la
fois fragile et pourvu d'une valeur infinie.
Je ne puis saisir tout ce que je suis, constate saint Augustin. L'esprit
serait-il donc trop étroit pour se posséder lui-même ? Mais où donc
peut se trouver ce qui de son être lui échappe ? En dehors de lui ?
Mais comment ne le saisit-il pas ? Voilà pour l'auteur des Confessions
motif à grand étonnement. Saint Augustin distingue la question « Qui
suis-je ? » que l'homme s'adresse à lui-même de la question « Que
suis-je ? » que l'homme adresse à Dieu59. Qui d'autre que le créateur,
en effet, peut connaître la créature ? C'est en présence de Dieu que
saint Augustin pose la question de sa nature, qui est proprement une
question théologique.
« Je suis, je connais, je veux. Je suis celui qui connaît et qui veut. Je
connais que je suis et que je veux. Je veux être et connaître. À quel
point notre vie est inséparable de ces trois phénomènes - vie une,
intelligence une, essence une - sans qu'il soit possible d'opérer une
distinction qui est pourtant réelle, le comprenne qui peut »60. Dans
l'analyse de l’autre triade mens (esprit), notitia (connaissance), amor
(amour), la doctrine de la circumincession des personnes61 est
mobilisée pour penser l'immanence mutuelle de la mens et de ses
actes. Chacune de ces vérités est en soi et cependant elles sont
mutuellement dans les autres - toutes en toutes et tout entières62.
Un passage de La Cité de Dieu est connu pour être le modèle de la
démarche cartésienne : « Puisque donc je suis, moi qui me trompe,
comment me puis-je tromper à croire que je suis, vu qu'il est certain
que je suis si je me trompe ? Ainsi puisque je serais toujours moi qui
58
. M. Foucault, « Les techniques de soi », op. cit., p. 1632.
. Saint Augustin, Les Confessions, X, 17.
60
. Saint Augustin, Les Confessions XIII, 11,12.
61
. Voir La substance.
62
. Saint Augustin, La Trinité, IX, 5,8.
59
16
serais trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est
indubitable que je ne me puis tromper lorsque je crois que je suis »63.
L'invention de la perspective en peinture, à la fin du Moyen Âge,
signifie que le regard du spectateur, donc du sujet humain, est
privilégié désormais aux dépens du regard vertical de Dieu sur le
monde. Le portrait, et a fortiori l'autoportrait, sont l'autre grande
expression picturale du sujet émergeant. Dans l'histoire de l'art, le
portrait apparaît relativement tard. L'homme, des millénaires durant, a
peint les dieux et les animaux avant de se peindre lui-même. L'art du
portrait apparaît en Égypte après l'effondrement de l’Ancien Empire
avec les peintures du Fayoum : la vie et le monde n'étaient alors plus
regardés sous l'angle de l'éternité, des préoccupations temporelles
nouvelles s'exprimèrent par l'individualisation des traits64. Le XVe
siècle n'invente donc pas le portrait mais le portrait libre, indépendant
du contexte religieux. Désormais, la figure est donnée à voir pour ellemême, et au même moment apparaît l'autoportrait65, en Europe : pour
la toute première fois, le peintre se voit et se peint. Son regard, habitué
à balayer le monde réel des êtres et des choses, ou celui, imaginaire,
des anges, se met soudain en arrêt devant lui-même et se prend
comme objet propre. Au XVe siècle, le créateur prend la place du
Créateur. Van Eyck signe ses tableaux66. Bientôt Montaigne fera de
lui-même la matière de son livre et Michel-Ange, significativement,
gravera son nom sur le ruban qui barre la poitrine de sa Pietà.
Ce que l'histoire de Roméo et Juliette modifie par rapport à celle de
Tristan et Yseult, c'est qu'elle fait l'économie du philtre, la cause
extérieure de la passion : elle montre qu'il n'existe aucune haine entre
familles qui soit telle qu'elle rende impossible l'amour entre deux
individualités.
Sur le plan économique, on assiste au XVIe siècle à la naissance du
capitalisme67, du système de libre entreprise ; la propriété privée
devient dominante. Sur le plan religieux, c'est la réforme protestante,
avec l'idée d'une relation directe entre le fidèle et Dieu (sans passer
par l'intermédiaire d'une Église) qui substitue à la confession
(publique) l'examen de conscience (individuel). Joseph de Maistre
était fondé à caractériser le protestantisme par « l'insurrection de la
raison individuelle contre la raison générale »68.
63
. Saint Augustin, La Cité de Dieu, XI, 24.
. L'hypothèse a été faite que le portrait vient de la croyance en la résurrection. Or cette croyance
manque à l’Orient. La renaissance n'est pas la résurrection.
65
. L'autobiographie en littérature est l'analogue de l’autoportrait en peinture.
66
. Jean Le Bon (…) est le premier roi qui ait signé de sa main ses lettres patentes ; il est aussi le
premier dont on ait peint un portrait.
67
. Voir Le capitalisme.
68
. J. de Maistre, Écrits sur la Révolution, PUF, 1989, p. 219-220.
64
17
3. Triomphe de la subjectivité
À partir de la fin du XVe siècle, en Europe, puis, avec plus ou moins
de résonance, dans le reste du monde, le sujet s'impose au point de
finir par apparaître comme une donnée de nature. Un certain nombre
de termes et de concepts en rendant compte. De Descartes à
Kierkegaard, des philosophes ont construit une philosophie du sujet
qui dessine toujours la courbe de notre horizon, puisque c'est contre
eux que se sont pensées la critique, la déconstruction, voire la ruine
même du sujet.
A. Les concepts de la subjectivité
Dans L’Autre voie de la subjectivité69, Yves Charles Zarka montre
que pour comprendre l'émergence de la subjectivité au XVIIe siècle, à
côté de la voie de la subjectivité pensante, il y a celle du sujet de droit
- et que ces deux voies ne se rejoindront que dans l'idéalisme
allemand. L'invention du sujet de droit (subjectum juris)70 est aussi
importante que celle du cogito. Loin de présupposer le sujet de droit,
le jusnaturalisme le produit.
La définition aujourd'hui courante d'un droit comme attribut ou
qualité de la personne n'était pas inhérente à l'idée même de droit. Elle
était d'origine nominaliste avant d'être inventée par le jusnaturalisme.
La conception ancienne mettait le droit au service de l'ordre objectif
du groupe : son modèle était celui du partage, et le problème qu'elle
devait résoudre était celui de la part qui doit revenir à chacun. La
conception moderne du droit, initiée par Grotius, définit le droit de
chacun comme un pouvoir du sujet qui a reçu de la loi l'autorisation
de l'exercer. Inversion de perspective : au départ, le droit subjectif est
illimité car indéterminé. Ce n'est que dans un second temps qu'il
recevra sa délimitation.
Le sujet juridique est moins un sujet fondateur qu'un sujet déduit.
Son idée naît de l'impossibilité de faire supporter à la notion classique
de l'âme, ou même à celle d'esprit, la place spécifique dans un énoncé
qui est celle de support d'une action (de l'imputabilité) ou d'une
expérience. L'idée de sujet reste liée à celle de substance-support71,
non nécessairement matérielle, mais fondamentalement linguistique.
Comme l'enseigne la grammaire, le sujet est celui qui fait ou subit
l'action : s'il y a un acte, ou une sensation, ou une pensée, il faut qu'il y
ait un sujet. Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que la notion de
propriété littéraire et artistique s'impose, avec celle de droits d'auteur.
69
. Beauchesne, 2000.
. Le concept de sujet de droit (Rechtssubjekt) vient d'Allemagne et date du XIXe siècle.
71
. Voir La substance.
70
18
Sans le sujet, que deviendrait la promesse ? Et que deviendrait la
responsabilité ? Celle-ci implique l'idée de la permanence du je : dans
la responsabilité, il y a répondre. Or, répondre c'est à la fois répondre
de et répondre à72.
Sur le plan politique, le sujet sera celui qui se délivre de sa sujétion
originelle. Le citoyen arrache le sujet à son statut d'assujetti :
Rousseau oppose explicitement les deux.
Kant utilise le terme de philautie pour désigner l'amour de soi
moral73 : ce néologisme signifie « amour de soi » en grec. La langue
classique nommait amour-propre l'amour de soi74. La Rochefoucauld
en a fait le plus puissant ressort des pensées et des actions de l'être
humain, et même le seul75. Ce faisant, il a radicalement mis en
question l'opposition de l'égoïsme et de ce que l'on appellera plus tard
(à partir d'Auguste Comte, qui a inventé le mot), altruisme.
Avec le triomphe du moi, dont on comprend que Pascal ait pu le
juger haïssable76, naquirent l'orgueil et la vanité77. Le sujet est allé
jusqu'au culte de la personnalité. À la différence de l'objet, le sujet est
effectivement irremplaçable78.
On peut dire du solipsisme, qui considère comme illusoire
l'existence des autres moi, qu'il est un égoïsme métaphysique. Mais il
n'a été réellement soutenu par aucune grande philosophie, il a plutôt
servi d'épouvantail pour condamner l'idéalisme. Il n'y a de solipsisme
vrai que dans les cas de troubles psychotiques, alors que la
subjectivité s'est effondrée.
En passant du nous au moi, la conscience a remplacé l'honneur par
la dignité, laquelle peut être désignée aussi comme une intériorisation
de l'honneur. L'honneur est conscience de soi dans la mesure où elle
s'affirme comme appartenant au groupe (famille, caste, lignage, rang,
72
. Voir La responsabilité.
. E. Kant, Leçons d'éthique, trad. fr., Librairie Générale Française, 1997, p. 251.
74
. Rousseau les opposera : l'amour de soi est naturel, l'amour-propre, le produit d'un artifice
social. Après avoir noté que Rousseau reste le seul écrivain que l'on désigne par son prénom (il y a
également Jean-Paul), Hannah Arendt dit qu'il fut le « premier théoricien de l'intimité » (Condition
de l'homme moderne, trad. fr., Pocket Agora, 1994, p. 77) et qu'en lui Jean-Jacques ne cessa de se
révolter contre Rousseau.
75
. Au point que les actions qui apparaissent les plus éloignées de l'égoïsme en apparence (le
désintéressement, l'amour...) ne sont que des ruses de l'amour-propre, des détours qu'il emprunte
pour parvenir à ses fins (voir L'utilité).
76
. Voir infra.
77
. L'industrie du verre s'est considérablement développée aux XVIe et XVIIe siècles et a permis à
l'aristocratie de se mirer (voir la Galerie des glaces à Versailles). L'habitude de se regarder dans
une glace s'est intériorisée en se démocratisant : on ne pourrait pas plus aujourd'hui vivre sans
miroir que sans montre.
78
. D'où la question : dans quelle mesure les parties du moi sont-elles remplaçables ? Des fausses
dents, une perruque, une pile cardiaque, une jambe de bois et des seins en silicone, ces artifices qui
réactualisent les antiques histoires du navire Argo et du bateau de Thésée (voir L'identité) ne
suffisent pas à mettre le moi en péril. Il faut compter, outre l'apparence physique, avec
l'importance du nom - lequel n'est pas un simple mot.
73
19
ordre) en tant que que seul porteur de valeurs. L'homme d'honneur est
celui qui est prêt à risquer le sacrifice de son moi pour le maintien de
l'intégrité de la conscience de soi du groupe : d'où la tragédie
classique (Le Cid). Lorsque le Destin est encore écrasant (comme
dans la tragédie antique) au point d'empêcher l'émergence d'un moi
libre, il ne saurait être question d'honneur : le conflit est présenté en
termes d'équité79.
La dignité naîtra sur la ruine de l'honneur : le moi se sera débarrassé
du groupe. Alors que l'honneur est toujours transpersonnel, lors même
qu'il est dit personnel, il ne saurait y avoir proprement de dignité
collective, la dignité ne peut être que personnelle. Mais puisque
chaque moi est également pourvu de cette dignité - qui est conscience
de soi comme seul socle de valeurs - la dignité, à la différence de
l'honneur que bloquait le particularisme du groupe, peut être
universelle. Le triomphe du moi en politique coïncida avec
l'affirmation d'une République universelle comme idéal possible : les
droits de l'homme ne sont ni ceux de l'homme abstrait, l'homme en
général, ni ceux du citoyen historiquement déterminé ; ils sont ceux de
chaque sujet, dès lors que tous sont pourvus d'une égale dignité. Alors
que l'honneur participait d'une conception hiérarchique de la société,
la dignité est inséparable d'un égalitarisme de droit.
Dans un chapitre de son ouvrage sur la démocratie en Amérique,
intitulé « De l'individualisme dans les pays démocratiques »,
Tocqueville écrit : « Non seulement la démocratie fait oublier à
chacun de ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare
de ses contemporains »80. La dimension de l'égoïsme mesquin existe
dans le moi porté comme un drapeau81. Hume disait qu'il est
impossible de démontrer que la destruction du monde est un désastre
plus grand qu'une écorchure à son petit doigt. Qui, demandera
Schopenhauer, ne préférerait la destruction du monde à la sienne
propre ?
Aristote différenciait deux formes d'égoïsme : l'une, vile parce que
fixée sur l'appétit des biens matériels et des honneurs, l'autre, noble
parce que tendue vers le bien. Cette dernière forme est proprement
souci de soi plutôt qu'égoïsme, et Aristote en fait un véritable devoir82.
Kant, lui, distingue trois formes d'égoïsme : le logique, l'esthétique et
79
. La colère d'Achille, au début de L'Iliade, ne naît pas de l'honneur bafoué.
. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, 2, in Œuvres II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1992, p. 614. Au faux individualisme, celui de la tradition française,
cartésienne et constructiviste, Friedrich von Hayek opposera le vrai individualisme, celui de la
tradition libérale anglaise représentée par Bernard de Mandeville et Adam Smith.
81
. Stendhal a utilisé le néologisme d'égotisme pour désigner la peinture de soi faite par un écrivain
(Souvenirs d'égotisme). En ce sens, les Confessions de Rousseau, les Essais de Montaigne sont
aussi des souvenirs d'égotisme.
82
. Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, 8.
80
20
le pratique. Dans la Critique de la raison pratique, il différencie deux
sortes d'égoïsme : l'amour de soi ou amour-propre (la philautie des
Anciens), et la satisfaction de soi ou présomption. L'amour-propre, dit
Kant, est une « bienveillance envers soi-même »83.
Jadis et ailleurs l'être humain se définissait par l'ensemble des
relations (parentales, religieuses, symboliques) qu'il pouvait entretenir
avec les autres membres du groupe. Il n'avait ni réalité ni valeur en
soi. L'idée que l'être humain ne se définit pas seulement par un corps,
un nom, des relations - toutes choses extérieures à lui - mais par une
intériorité, un moi propre, mettra longtemps à émerger et à s'imposer.
Trois grandes étapes historiques marquent cette sortie du moi hors du
nous : le christianisme, la Renaissance et la philosophie des Lumières.
Le plus profond de l'intériorité du sujet s'appelle intimité.
« Intime » vient du superlatif latin intimus qui signifie ce qui est le
plus intérieur. Il y a toujours un intime de l'intime, un plus intérieur
que le plus intérieur. Cette intériorité inaccessible est communément
désignée par le terme de « cœur ». Le corps de la mère est son
archétype : toute intimité vise, finalement, plus ou moins
obscurément, plus ou moins consciemment, à le retrouver. D'où la
menace de régression.
Ce sont les sociétés libérales modernes qui ont inventé l'intime84 : les
sociétés traditionnelles en effet ne connaissent pas cette dimension
préservée de la subjectivité, faute de reconnaître cette subjectivité
même.
L'intime n'est pas un fait physique mais un fait humain, donc
construit. Et encore lorsque l’on dit « un fait », préjuge-t-on son statut
ontologique : si l'intime est observable, il ne l'est qu'indirectement, par
ses effets induits (par exemple on se met à l'abri du regard d'autrui
pour faire certaines choses). En tant que catégorie du vécu, l'intime est
à la fois réel et idéel, concret et abstrait, déterminé et indéterminé.
Pour le comprendre, il convient de le resituer dans le contexte de la
grande dichotomie du public et du privé. L'intime est une modalité à
la fois de particularisation et d'approfondissement du privé.
La distinction et l'opposition de la vie publique et de la vie privée se
marquent et se remarquent dans des espaces, des temps, et des
activités spécifiques : il y a l'espace de la maison et l'espace du
bureau, le temps de la vie familiale et le temps de la vie
. E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. fr., in Œuvres philosophiques II, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard, 1996, p. 697.
84
. L'intime (adjectif substantivé) est plus large, plus englobant que l'intimité (substantif) - ainsi le
vrai et le juste sont-ils plus larges, plus englobants que la vérité et la justice. Alors que le
substantif renvoie à une essence mystérieuse, l'adjectif substantivé renvoie aux différentes
situations concrètes où il peut être appliqué.
83
21
professionnelle, le repos et les loisirs d'un côté, le travail de l'autre.
Ainsi différencie-t-on une instruction publique et une éducation privée
- où l'on retrouve une division du travail entre l'Etat et la famille.
Lorsqu'un homme politique parle en public, et quand il a un entretien
privé, on comprend qu'ici se joue la grande opposition de l'officiel et
du secret.
Est public tout ce qui se manifeste, s'extériorise devant des témoinsspectateurs non connus - que ceux-ci soient réels ou potentiels. On
voit le lien qui unit « public » comme adjectif et « le public » (dont le
mot vient du latin populus, « peuple »). De ce public vient la publicité
qui, avant de signifier l'ensemble des moyens de montrer au public
l'image d'un produit, avait pour sens le caractère de ce qui est publié.
La dualité public/privé recouvre donc celle de l'extérieur et de
l'intérieur et celle du manifeste et du caché. Le public est par
excellence le domaine de l'apparence.
La distinction-opposition entre le privé et le public remonte à la
Grèce ancienne : chaque citoyen, c'est-à-dire chaque homme libre
vivait alors pour ainsi dire dans deux dimensions - celle du propre
(idion) et celle du commun (koinon). Le droit ultérieur distinguera
l'ennemi privé et l'ennemi public (il est à noter que la distinction
n'existe pas pour l'ami). Alors que l'ennemi particulier cherche notre
mal, l'ennemi public a des prétentions contre nous. Carl Schmitt - qui
définissait le politique par la notion d'ennemi - fait remarquer que si la
plupart des langues ne disposent que d'un seul vocable, le grec et le
latin en avaient deux. L'ennemi privé se disait ekhthros en grec et
inimicus en latin ; l'ennemi public, polémios en grec et hostis en latin.
L'hostilité ne se confond donc pas avec l'inimitié, elle n'a pas besoin
comme elle de détestation personnelle : c'est à l'Allemagne que la
France faisait la guerre de 1914 à 1918 et non aux Allemands.
Lorsque nous parlons du privé, fait remarquer Hannah Arendt85,
nous ne pensons plus à la privation, mais au contraire au surcroît de
liberté. Cela est dû à deux facteurs concomitants qui font de notre
existence quelque chose de fort différent de celle des Grecs anciens :
la valorisation du privé d'un côté, grâce à l'expansion et au triomphe
de l'individualisme, la dévalorisation du public de l'autre, où nous ne
voulons plus voir que les contraintes de la vie sociale et économique,
et les futilités du jeu politique.
Ce qui différencie radicalement la société grecque de la nôtre, c'est
la place du travail, donc de l'économie qu’elle réservait à la sphère
privée de l'existence. En Grèce, ce qui caractérise le commun, ce n'est
pas l'économie mais la politique. L'économie est l’affaire de la
85
. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, 1983, p. 77.
22
famille, de la maison, et non de la société - de là son nom86. De là
aussi l'adjonction tardive de l'adjectif « politique » étrange pour qui
ignore cette étymologie et qui eût paru franchement incompréhensible
pour un Grec : tout ce qui était économique, tout ce qui concernait la
vie de l'individu et de l'espèce, était par définition affaire de famille et
non politique. Le libéralisme n'est d'ailleurs pas si éloigné d'une telle
conception : pour lui, l'économie devrait être et rester une affaire
privée, l'Etat n'ayant à s'occuper que des affaires politiques justement
(police intérieure, police extérieure). Inversement, le marxisme milita
en faveur d'une réduction de l'économique au politique avec le risque,
bien réel, de l'anéantissement de l'existence privée. L'inversion du
sens de l'économique de la Grèce jusqu'à nous est donc peut-être plus
apparente que réelle.
Ce qui en revanche marque un retournement complet est la
manière de définir le lieu propre de la liberté. À nos yeux, l'espace
public est un espace de contraintes (acceptées dans le meilleur des
cas) et de servitudes (subies) et la liberté presque toujours commence
selon nous lorsque nous quittons cet espace pour l'espace privé de la
famille et de la maison. Pour les Grecs, c'était l'inverse : la maison
était le lieu de la nécessité, de la non-liberté - c’est là que travaillaient
les femmes et les esclaves, tandis que l'espace public était le domaine
de la liberté. « L'un des caractères du privé, avant la découverte de
l'intime, écrit Hannah Arendt, était que l'homme n'existait pas dans
cette sphère en tant qu'être véritablement humain mais en tant que
spécimen de l'espèce animale appelée genre humain »87. Le privé
correspondait par conséquent à la dimension biologique de l’être
humain (travail, nourriture, procréation) tandis que le public faisait
appel à sa dimension proprement humaine, c'est-à-dire pensante et
agissante. Ce qui montrait le plus sûrement aux yeux d'un Grec cette
opposition au profit de la cité aux dépens de la maison, c'est que
l'égalité régnait dans la première alors que la seconde était par
excellence le lieu de l'inégalité.
Un trait de vocabulaire marque notre inversion de valeur du privé et
du public. « Idiot » vient du mot grec signifiant « particulier » (en un
sens dérivé, on parlera des « idiotismes » d'une langue pour désigner
ses caractères propres). La particularité était un stigmate en Grèce ;
aujourd'hui, inversement, lorsque nous voulons insulter l’être ou le
comportement d'un individu, nous noyons sa particularité dans un
genre en disant « espèce de ».
La naissance du capitalisme, à la Renaissance, puis l’essor de celuici à partir de la révolution industrielle vont avoir sur la dichotomie
86
87
. « Economie » vient de deux mots grecs qui signifient la « loi de la maison ».
. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 85.
23
public/privé des effets contradictoires. D'une part, une expansion
illimitée de la sphère publique, de l'autre une extension considérable
de la sphère privée. Le libéralisme, que l'on peut définir comme
l'idéologie du capitalisme, accentuera la dichotomie du privé et du
public. Le sous-titre de l'ouvrage capital de Mandeville, La Fable des
abeilles, est « Vices privés, vertus publiques ». Optimisme du
libéralisme : pour Mandeville, comme pour beaucoup d'autres
penseurs après lui, la méchanceté, la malhonnêteté sont sans doute des
vices à l'échelle privée et d'un point de vue moral, mais la société finit
par en tirer des avantages qui profiteront à tous. La main invisible
d'Adam Smith et la ruse de la Raison de Hegel exprimeront une idée
analogue.
La démocratie - qui est la dimension politique du libéralisme favorise d'un même mouvement l'appropriation publique et
l'appropriation privée. Elle procède par conséquent à une vaste
redistribution des phénomènes et des fonctions à travers les mêmes
catégories. La liberté semble y gagner des deux côtés.
On peut déceler dans l'histoire récente de ces grandes formations
collectives que sont la religion, la morale et le droit un grand
mouvement de « privatisation ». Naguère, les croyances religieuses
formaient un ensemble cohérent, ordonné et légitimé par l'Église.
Aujourd'hui, elles constituent un agrégat d'éléments hétéroclites
(parce que provenant de sources diverses), parfois contradictoires88.
Si, d'autre part, le mot « éthique » tend à remplacer celui de
« morale »89, c'est à cause de la réduction de la vie morale à la seule
sphère privée : il y aurait, à la limite, autant d'éthiques que d'individus.
De même, le triomphe de l'humanitarisme - qui est celui du principe
de charité sur celui de justice - ainsi que la tendance croissante au
remplacement de l’égalité par l'équité - témoignent de cette perte de
l'universel dont les particularités profitent.
L'existence d'une vie privée a pendant des siècles été le luxe des
classes privilégiées. La pauvreté du mode de vie de l'écrasante
majorité de la population lui interdisait l'accès à une part réservée de
l’existence - que l'on songe seulement à la promiscuité à laquelle les
misérables étaient voués. L'importance accrue de la vie privée dans les
sociétés modernes dérive par conséquent aussi bien, sinon davantage,
de la croissance économique que de la libéralisation politique.
Aujourd'hui encore, la plus ou moins grande importance de la sphère
privée est directement indexée sur le niveau de vie.
Mais d'autres facteurs, non matériels, interviennent, comme la
88
. Ainsi peut-on continuer à se dire chrétien aujourd'hui tout en déclarant croire à la
métempsycose, laquelle est évidemment incompatible avec le christianisme.
89
. Voir L'éthique et La morale.
24
religion. La Réforme correspondit à une formidable privatisation de la
religion chrétienne : la confession privée, l'examen de conscience
furent les signes de ce mouvement d’intériorisation. L'anthropologie
des pays protestants n'est pas la même que l'anthropologie des pays
catholiques. Alors que ceux-ci admettent que l'homme est traversé par
des contradictions irréductibles, le puritanisme anglo-saxon est
davantage porté à considérer l'homme comme un tout. Aussi croira-t-il
volontiers que sa vie privée se reflète nécessairement dans sa vie
publique - d'où la confusion, observable aux États-Unis, entre morale
privée et morale publique.
Toute une génération de sociologues, de Georg Simmel à Norbert
Elias a montré que l'intimité a été constitutive de l'individualisation et
donc de la modernité. La valorisation de l'intime ne vient pas
seulement (pas d'abord ?) positivement de l'exaltation de la
subjectivité, elle apparaît négativement à partir de l'effondrement du
social. L'ouvrage de Richard Sennett, Les Tyrannies de l'intimité,
s'intitule en anglais The Fall of Public Man : « La mort de l'espace
public, écrit le sociologue américain, est l'une des raisons les plus
concrètes pour lesquelles les gens vont rechercher dans le domaine
intime ce qui leur est refusé dans le domaine extérieur »90. L'intime
vient de la substitution de l'idée de personnalité à celle de nature
humaine. Sa promotion suit l’éclipse de la notion de nature humaine toujours de plus en plus difficile à penser et à croire, malgré les droits
de l'homme.
Hannah Arendt91 date de la fin de l'antiquité romaine l'origine de
l'intimité où nous voyons aujourd'hui le propre du domaine privé.
Pour la première fois, un philosophe, saint Augustin, a fait de son moi
la matière de son livre : il invente ainsi un genre littéraire promis à
grande fortune, les confessions. Seulement cette intimité n'en est pas
véritablement une dans la mesure où elle est constamment enveloppée
par la présence divine et soumise à elle. Certains historiens pensent
que l'intimité au sens moderne du terme est née seulement au XVIIIe
siècle, avec le boudoir féminin.
Dans la société moderne, les hommes n’ont en commun que leurs
intérêts privés : Marx y voyait une contradiction majeure. Nous avons
tendance à y reconnaître plutôt un signe de notre histoire : les
domaines public et privé ont été résorbés dans la sphère du social92
d'où par réaction la découverte et l'invention de l'intimité 93 qu'aucune
autre société ne connut, et qui représente l'espace physique ou
90
. R. Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, trad. A. Berman et R. Folkman, Seuil, 1979, p. 24.
. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 76.
92
. Ibid., p. 110.
93
. Ibid., p. 111.
91
25
symbolique où la subjectivité lasse de tant de publicité peut se
réfugier. En un sens, l'intime est né de l'échec, de la mort et de
l'impossibilité du privé. C'est ainsi que les deux plus grandes affaires
de l'existence humaine, le sexe et la mort, ont peu à peu perdu leur
caractère public. Les deux expériences de l'amour et du deuil sont
devenues intimes ; elles ne l'étaient pas du tout, jadis et ailleurs.
L'humanité a toujours vécu sous le sceau du secret, mais celui-ci
était transcendant, surnaturel, religieux (le secret des dieux, des
ancêtres etc.) - ou bien pratique (le secret de fabrication que
détenaient les corporations). Le secret était extérieur à l'individu.
Avec l'intériorisation de l'individu en personne, le secret est devenu
un véritable mode d'existence : non pas seulement ce que l'on détient,
à la manière d'une possession, mais la façon même dont on vit. La
métaphore du jardin (le « jardin secret ») face à l'image du parc94 le dit
bien.
Gaston Bachelard disait que « la dimension d'intimité » peut être
infinie95. Un ami est beaucoup plus qu'un camarade, qu'un compagnon
ou qu'un collègue. La vie personnelle a une extension plus grande que
la vie privée puisque, outre la vie privée proprement dite (liberté du
domicile, secret de la correspondance, vie sexuelle et familiale), elle
comprend d'autres dimensions de la vie, sociales, de la personne
(activités culturelles, sportives, associatives, syndicales, politiques).
Avec la réduction des familles et des foyers à leur plus simple
expression (le terme de « famille monoparentale » eût paru naguère
parfaitement absurde), l'intime finit par se confondre avec le
strictement personnel. Il y avait l'intimité des villages, l’intimité des
familles, l'intimité des couples, désormais l'intimité se réduit à un têteà-tête avec soi-même. Ainsi, sous le terme de « défense de la vie
privée », est-ce presque toujours de la vie personnelle d'un seul
individu qu'il est question.
Le contresens courant sur le for intérieur écrit avec un t - comme s'il
s'agissait d'un donjon féodal ou d'une prison militaire ne manque pas
de faire sens. En anglais, intime (close) est presque fermé (closed).
L'intimité hérite de la notion de sanctuaire présente dans toutes les
religions : elle est le lieu le plus protégé du temple, le point où la
puissance sacrée est comme condensée. Or rien ne suscite davantage
le désir que ce qui se dérobe ainsi à la vue et au toucher. Au début de
son ouvrage La Terre et les rêveries du repos, sous-titré « Essai sur
les images de l'intimité », Gaston Bachelard cite Hans Carossa :
« L'homme est la seule créature de la terre qui ait la volonté de
regarder à l'intérieur d'un autre ». Et il ajoute : « La volonté de
94
95
. Le parc de Versailles domestiquait la nature pour la vue et la promenade d'une société.
. G. Bachelard, La Poétique de l'espace, PUF, 1981, p. 88-89.
26
regarder à l'intérieur des choses rend la vue perçante, la vue
pénétrante. Elle fait de la vision une violence »96. On ne peut en effet
définir l'intimité sans son viol. L'intime est ce qui peut être violé. Ne
dit-on pas que l'on pénètre dans l'intimité de quelqu'un ? Le
paradigme du viol est partout présent97. La violation de l'intimité qui
habituellement provoque chez celui qui en a été l'agent involontaire un
sentiment de gène, suscite chez le pervers un intense plaisir. Il y a un
nom pour dire le dévoilement de l'intime pour la seule représentation :
cela s'appelle l'obscène.
Il a été rappelé le lien entre l'intime et sa destruction par le viol.
Mais on pourrait tout aussi bien déterminer l'intime comme la part
d'inviolable contenue en chacun. La toute première protection de
l'intimité est d'ordre psychologique : si dans un restaurant bondé un
tête-à-tête peut être très intime, c'est bien parce que la plus
infranchissable des barrières est de nature psychologique. Pour la
grande majorité des femmes, le corps propre est ce qu'il y a de plus
intime mais il arrive que la nudité même fasse écran, que la femme
qui s'est mise nue pour des raisons professionnelles (la strip-teaseuse,
la prostituée, le modèle) ou médicale (la consultante en gynécologie)
se serve de son corps comme d'un paravent. À ce moment-là, le rideau
ou l'écran s'est déplacé - il n'est plus figuré matériellement par le
vêtement mais constitué psychologiquement par un effort de la
pensée. Même dans des situations d'abandon total ou de déréliction
complète, il arrive assez souvent que le sujet parvienne à s’aménager
un espace d'intimité98.
B. Les philosophies du sujet
Comment une philosophie de la subjectivité serait-elle possible, dès
lors que l'on pense celle-ci comme une singularité rétive au concept ?
Mais, depuis Kierkegaard au moins (avant lui, saint Augustin,
Montaigne et Rousseau avaient bien pensé à propos de leur existence
propre), il existe une philosophie du sujet méfiante à l'égard du
système.
Descartes, « ce cavalier français qui partit d'un si bon pas », disait
magnifiquement Charles Péguy. Pour les Grecs, notait Heidegger, les
choses apparaissent. Pour Descartes, elles m’apparaissent99. Le propre
de la métaphysique de la subjectivité, depuis Descartes, est de
96
. G. Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti, 1948, p. 7.
. C'est pourquoi le dommage psychologique provoqué par le cambriolage est toujours beaucoup
plus important que le dommage matériel.
98
. Les prostituées n’aiment pas que leurs clients leur touchent les mamelons ou la chevelure, et
aucune n'accepte de se laisser embrasser sur la bouche. À Rome, même les prostituées gardaient
leur soutien-gorge pour faire l'amour. Seules les femmes particulièrement dépravées l'enlevaient.
99
. M. Heidegger, Questions I et II, « Tel », Gallimard, 1990, p. 418.
97
27
constituer le sujet en fondement de l’être et de la vérité. Du vivre
(dans l'Antiquité), le sujet passe au penser et au connaître (de
Descartes à Kant), avant de se définir par l'agir (à partir de Fichte).
Descartes substitue le sujet pensant au sujet éthique de l’Antiquité, le
gnôthi séauton (se connaître) disqualifie l’épiméleia héautou (prendre
soin de soi).
Après avoir établi la certitude de son existence, Descartes, dans la
Méditation seconde, se pose la question de l'essence du je : « Mais je
ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis
certain que je suis »100. On connaît la réponse du philosophe : je suis
une âme qui pense. « La pensée est un attribut qui m'appartient : elle
seule ne peut être détachée de moi »101. L'existence du moi n'est pas
déduite de celle de la pensée à la manière dont un théorème est déduit
d'un axiome : elle lui est immédiatement attachée. Aucun doute, même
hyperbolique, aucune puissance, appartînt-elle à un Malin génie, ne
peut faire que je pense n'être pas102. « […] cette proposition : Je suis,
j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou
que je la conçois en mon esprit »103. Mais le sujet du cogito n'est que
sous la condition, contingente, que je le pense : « Peut-être pourrait-il
se faire si je cessais de penser que je cesserais en même d’être ou
d'exister ». Dieu garde son privilège. Le sujet cartésien n'est pas un
absolu. Levinas verra dans le fait que la subjectivité peut contenir plus
qu'il n'est possible de contenir sa marque propre - une idée issue de
Descartes104.
Chez Leibniz, philosophe du compromis et de la synthèse, la
fonction du sujet est à la fois logique (et même grammaticale) et
métaphysique. Lorsque Leibniz écrit que « la notion individuelle de
chaque personne enferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera à
jamais »105, il faut comprendre ces événements comme les prédicats de
ce que l'on appelle en grammaire un sujet. « Puisque Dieu peut former
et forme effectivement cette notion complète dont on peut rendre
raison de tous les phénomènes qui m'arrivent, elle est donc possible, et
c'est la véritable notion complète de ce que j'appelle moi, en vertu de
laquelle tous les prédicats m'arrivent comme à leur sujet »106.
. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 275.
. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde eux-mêmes.
102
. R. Descartes, Discours de la méthode, Quatrième partie.
103
. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, Œuvres et Lettres, op. cit., p.
275.
104
. E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, « Biblio Essais», Le Livre de Poche, 2010,
p. 12.
105
. G.W. Leibniz, lettre à Arnaud du 4/14 juillet 1686, in Discours de métaphysique et
Correspondance avec Arnaud, Vrin, 1993, p. 114.
106
. Ibid., p. 118.
100
101
28
C'est à Locke que l'on doit les concepts de conscience
(consciousness) et de soi (self). La position empiriste du philosophe
anglais lui suggère qu'il ne saurait y avoir de conscience une sans
corps, que l'individualité vivante est munie d'un nom propre. Selon
l'opinion, qu'il s'agit de prendre en compte, l'identité d'un individu
n'est pas donnée par sa qualité d'être pensant mais par son apparence
physique107. Locke opère une synthèse des paradigmes de l'être et de
l'avoir (Macpherson parle à propos de penseurs comme lui
d'individualisme possessif108).
Locke affranchit la notion de personne de sa connotation
théologique109. Il cherche à lui substituer une signification prise dans
la simple expérience et dont la dénomination est d'origine judiciaire,
avec comme fondements les notions d'imputation et de responsabilité.
Même en l'absence de sollicitation extérieure, le sujet est censé se
constituer par l'imputation à lui-même des actions qu'il a accomplies
en étant conscient de les accomplir lui-même. Dans le sujet, les deux
sens du même se conjuguent : l'invariance de l’idem (la mêmeté) et
l'identité réflexive de l’ipse (l’ipséité). Locke aborde en effet la
question du sujet par l'examen de la notion d'identité110.
Locke indexe le sujet sur le langage (le sujet a le pouvoir spécifique
de se désigner lui-même) et sur la responsabilité (le sujet a la capacité
de s'imputer des actions). Dans les deux cas, le sujet se manifeste par
l'autoréférence : « moi, je... », « c'est moi qui...).
Locke dissocie les notions de sujet et de substance, et il dénonce la
confusion entre personne, homme et substance111. Il distingue l'identité
d'un homme et l'identité d'une personne. Celle-ci, liée à celle-là, s'en
sépare en ceci qu'elle relève non d'une perception externe mais de ce
critère de la personnalité que Locke appelle consciousness (et Leibniz
« conscienciosité »). Preuve que la substance et l'identité personnelle
sont deux choses différentes : la mutilation d'une main change la
substance sans changer l'identité112. L'identité personnelle ne consiste
pas dans l'identité de substance, mais dans « l'identité de conscience
»113.
107
. J. Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, § 8.
. C.B. Macpherson, La Théorie politique de l'individualisme possessif. De Hobbes à Locke, trad.
fr., « Folio Essais », Gallimard, 2004.
109
. Voir La personne.
110
. J. Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 17.
111
. J. Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, § 7.
112
. J. Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, § 11.
113
. J. Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, § 19. Selon le critère de l'identité de
conscience, c'est la métensomatose (passage d'un corps à l'autre par l'âme après la mort) et non la
métempsycose (transformation de l'âme après la mort) qui constitue, selon certaines croyances, le
devenir du sujet. De même, avec le thème de ce qui est encore de l'ordre de la science-fiction : un
cerveau qui serait transplanté dans un corps donnerait à celui-ci une autre personnalité tandis qu'un
autre corps connecté à un cerveau ne changerait pas la personnalité de celui-ci. Enfin, pour prendre
108
29
Locke distingue trois fonctions constitutives du sujet personnel : un
pouvoir d'autoréférence, un mouvement d'appropriation (l’expérience
subjective) et une intériorité formée à partir de la sensibilité mais dont
la temporalité implique une composante qui constituera une
conscience de responsabilité. Reconnaître ses actions pour siennes,
c'est s'engager dans l'irrévocabilité.
Avec sa capacité d’énoncés autoréférentiels, le sujet personnel n'est
pas le simple support de ses propriétés et de ses modifications mais le
sujet d'inhérence de l'ensemble des perceptions constitutives d'une
même expérience qu'il vit comme sienne. La notion d'inhérence
renvoie à l'expérience d'une appropriation et d'une possession qui ne
sont pas que mentales.
Pour dire la propriété réflexive de l'esprit, Locke abandonne la
métaphore classique de la vision et de la lumière : c'est d’un
retournement ou d'un repli de l'entendement sur lui-même qu'il s'agit.
Du cogito à la subjectivité, un changement de perspective se produit,
marqué par l'introduction d'un terme, the self, le soi, qui n'est plus le
moi identique à l'âme dont parle Descartes, mais une relation à soi
caractéristique de tout être conscient, c'est-à-dire de tout être
susceptible d'entretenir avec ses pensées et ses actes un double
rapport, de possession et de distanciation. Le sujet est celui qui
identifie comme siennes les idées qui lui apparaissent. Par ailleurs,
pour un philosophe empiriste, les choses ne sont pas statiques.
L'identité, comme la conscience de soi, est susceptible de progrès.
Le statut ontologique étant mis entre parenthèses, l'identité
personnelle se réduit à l'identification réflexive soutenue par la
mémoire. Celle-ci n'est plus une faculté de rétention, mais une
condition de l'activité de l'esprit. D'où le défi représenté par le
caractère discontinu de l'activité mentale114 : la conscience peut être
assoupie. Le caractère intermittent de l'attention, de l'état de veille et
de la mémoire actuelle ne compromet-il pas l'assurance de l'identité ?
À cette difficulté, Leibniz répondra par sa théorie des petites
perceptions115 - il existe un sujet réel qui ne se réduit pas au soi
apparent, un sujet substantiel qui contient de l'infini en lui.
C'est avec la Critique de la raison pure que le sujet (das Subjekt)
devient le concept central d'une philosophie de la subjectivité. Le sujet
chez Kant a des qualifications multiples : il peut être logique,
empirique, rationnel, transcendantal, moral.
une situation tragiquement réelle : dans quelle mesure une personne atteinte de la maladie
d'Alzheimer est-elle la même personne ?
114
. Hume relèvera une autre difficulté, d'ordre logique : la circularité entre mémoire et identité
pour expliquer la formation du sujet (Traité de la nature humaine, livre I, 4e partie, section VI).
115
. G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, § 9-14. Voir L’inconscient.
30
Kant a parlé (à contresens, comme l'a fait remarquer Bertrand
Russell) de révolution copernicienne à propos du nouveau centrement
de la théorie de la connaissance : ce n'est plus le sujet qui tourne
autour de l'objet, mais l'inverse116.
« Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations
117
» . Le concept ou plutôt le jugement « je pense » est « le véhicule de
tous les concepts en général »118. Kant appelle aperception pure cette
conscience du « je pense » comme condition nécessaire et a priori de
toute conscience. La conscience de soi comme détermination de l'état
changeant du sujet dans le flux des phénomènes internes s'appelle «
aperception empirique ».
Kant oppose le moi transcendantal, qui constitue une unité
objective119, au moi empirique, qui ne constitue qu'une unité
subjective120. Le sujet transcendantal a une fonction de synthèse. C'est
lui qui donne aux représentations (dispersées dans le sujet empirique)
leur unité. Ce sujet transcendantal est sans psychologie. Il est une
fonction qui porte des structures. Il n'est ni un phénomène, ni une
chose en soi. Il n'est pas une chose du tout car il n'est pas une
substance simple. Il n'est même pas un concept (possédant un contenu
déterminé) puisqu'il est la condition (a priori) de possibilité des
concepts121. Il est un foncteur signifiant l'unité logique transcendantale
de toutes les représentations du sujet.
Comment penser le moi si le moi n'est pas un concept ? Si le moi,
fait observer Kant, était un concept, alors il pourrait être utilisé comme
116
. La « véritable » révolution copernicienne a consisté à déloger le sujet (collectif) humain du
centre du monde, à écarter l'anthropocentrisme de toujours.
117
. E. Kant, Critique de la raison pure, Déduction transcendantale des catégories, § 16.
118
. E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 263, Œuvres philosophiques I, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1980, p. 1047.
119
. Erwin Schrödinger nota cette irréductible unicité de la conscience : « La conscience n'est
jamais éprouvée au pluriel, mais seulement au singulier. Même dans les cas pathologiques de
conscience divisée ou de double personnalité, les deux personnes alternent, elles ne se
manifestaient jamais simultanément » (E. Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ?, trad. fr., Christian
Bourgois, 1986, p. 204). Lorsque je me dédouble, c'est encore moi qui me dédouble. La
neurophysiologie contemporaine revient sur ce paradoxe : le cerveau fragmente le réel en séparant
couleurs, formes, mouvements etc. Néanmoins, nous avons l'impression d'être une seule personne,
dans un monde unique. D'où vient cette cohérence ? Peut-être les informations convergent-elles
dans un centre cérébral (comme le pensait Descartes avec la glande pinéale). Ou alors, autre
hypothèse, il y aurait une synchronie, une activation des neurones au même moment, un
phénomène qui se reproduirait des dizaines de fois par seconde. Le vertige, l'illusion de la sortie
hors du corps propre, l'impression qu'une partie de ce corps ne nous appartient plus sont autant de
signes montrant que cette cohérence peut être détruite.
120
. Kant a écrit quelque part il n’y a dans la connaissance de soi-même que la descente aux enfers
qui puisse conduire à l'apothéose.
121
. « Je, dont on ne peut même pas dire qu'elle [cette représentation] soit un concept mais qui est
une simple conscience accompagnant tous les concepts » (E. Kant, Critique de la raison pure,
trad. fr., in Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 1050).
31
prédicat ou contenir des prédicats122. On ne saurait selon Kant poser,
comme l'a fait Descartes, l'unité du sujet comme l'objet d'une intuition
intellectuelle déterminant le « je suis » par le « je pense ». Le cogito
est une tautologie car s'affirmer penser (cogito), c'est le poser comme
être pensant (sum cogitans). S’intuitionner soi-même en tant que sujet
est impossible. On ne peut jamais se percevoir soi-même, on ne peut
que s'apercevoir.
Alors que la psychologie rationnelle considérait la subjectivité
comme une substance, Kant y voit d'abord une activité. Le cogito
cartésien constate, le je pense kantien constitue. Il est le foyer dans
lequel vient se rassembler et s'unir le divers de l'intuition : d'où
l'illusion transcendantale en vertu de laquelle cette unité est projetée
rétroactivement sur le je pense lui-même. Cette apparence, on pourrait
la nommer, dit Kant, « la subreption de la conscience hypostasiée » 123.
L'unité originairement synthétique de l’aperception que constitue
selon l'expression de Kant le je pense ne peut pas être objectivée donc elle ne peut être l'objet d'aucune connaissance.
Kant appelle paralogismes de la raison pure les raisonnements
spéciaux forgés par la psychologie rationnelle dans son entreprise de
constitution d'une science de l'âme. Ils dérivent d'une application
illégitime de la catégorie de substance au sujet : la substantialisation
du sujet est une illusion transcendantale124. Les quatre paralogismes de
la raison pure correspondent à la topique de la psychologie rationnelle,
qui tient en quatre thèses (l'âme est substance - concept d'immatérialité
-, elle est simple - concept d'incorruptibilité -, elle est identique,
continue dans le temps - concept de personnalité125 - et en relation
avec des objets possibles dans l'espace)126 et repose sur les idées de
substance, de simplicité, d'unité et de possibilité.
Le premier paralogisme - qui commande les autres - tient dans le
passage illégitime de la fonction logique de la pensée en général à une
détermination d'un objet supposé. En d'autres termes, le sujet logique
(ou grammatical) est confondu avec le sujet-substance. Ce n'est pas
parce que le « je pense » est présupposé pour tous les jugements qu’il
correspond à une réalité substantielle. Kant dénonce l'erreur de
Descartes qui a cru pouvoir déduire l'existence à partir de la pensée : «
je pense » ne peux dériver de « je suis » car cet énoncé lui est en
. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, § 46, trad. fr., in Œuvres philosophiques
II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1985, p. 114.
123
. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 1467.
124
. Voir La substance.
125
. Les trois concepts ensemble constituent la spiritualité. L'âme renfermée dans les limites de
celle-ci donne l'immortalité.
126
. E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Des paralogismes de la raison
pure, AK III, 264-265.
122
32
réalité identique (« je pense » égale « je suis pensant »)127. Descartes
donne le sujet logique permanent de la pensée pour la connaissance du
sujet réel : c‘est le même travers dans lequel tombe, selon Kant,
l'argument ontologique à propos de Dieu - la confusion de l'ordre du
concept avec l'ordre de la réalité. Le second paralogisme confond
semblablement la singularité du je avec la simplicité d'une substance
supposée. Le troisième paralogisme confond l'identité formelle du je
avec une prétendue identité réelle. Enfin, le quatrième paralogisme
établit sans preuve la réalité objective de la conscience de soi face aux
choses hors d'elle : « Par ce Je, par cet Il ou par ce Cela (la chose) qui
pense, ou ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal des
pensées =X »128.
Apparemment, lorsque je dis que je suis substance, simple ou
identique, il semble qu'il faille entendre je au sens de sujet dans le
jugement. En réalité, il ne s'agit pas d’un jugement sur moi-même
mais d’explicitation formelle de la fonction du sujet par rapport aux
cogitationes qui sont ses prédicats. Il y a subreption à m'attribuer
comme à un sujet dans le jugement (objet) ce qui me caractérise
comme sujet du jugement (pensée). Kant est le premier à avoir
distingué aussi nettement le sujet d’énoncé et le sujet d’énonciation.
Entre l'être et la pensée, le divorce (que Hegel s'efforcera d'annuler)
est consommé.
Ne pouvant être l'objet d'aucune connaissance objective, le sujet
transcendantal est le fondement de la moralité129. Si, en effet, l'autoaffectation du sujet ne conduit à la position d'une substance du moi
que par une illusion nécessaire résultant du fonctionnement naturel
des lois de la raison, mais n'autorisant jamais la saisie du moi comme
substance, il en va autrement dans le domaine moral. L'illusion
grammaticale n'empêche pas une position pratique, bien à l'inverse.
Puisque, en effet, c'est comme acte que je m'atteste dans chacune de
mes pensées, c'est cet acte qui sert de fondement à la détermination de
l'usage pratique de la raison.
L’Aufklärung conçoit la Bildung, mal traduit par « culture » en
français, comme une formation de soi. Le romantisme exaltera le moi,
à travers le lyrisme poétique et musical, dans des dimensions toutes
opposées : celle de l'exaltation, celle de la double nuit du rêve et du
malheur. Non seulement le sujet est un, mais il est unique. Le
défenseur le plus résolu du moi en philosophie, Max Stirner, écrit un
ouvrage intitulé L’Unique et sa propriété130. Écrasé, comme
127
. Ibid., AK III, 276.
. E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 1050.
129
. Voir Le devoir et La morale.
130
. Voir La propriété.
128
33
Kierkegaard, par le système hégélien, Max Stirner brandit le Moi
comme un drapeau de révolte : « Pour Moi, il n'est rien au-dessus de
Moi ! »131. L'anarchisme politique et social découlera de cette position.
Les trois idéalismes post-kantiens ont tendu, par des voies
différentes, vers un monisme non substantiel (non spinoziste), un
monisme du sujet, confondu avec l'absolu. En ce sens, ils sont les
héritiers du Je pense kantien, qu'ils prétendent par ailleurs dépasser.
Selon l'idéalisme subjectif, le sujet peut très bien ne percevoir que ses
idéats, sans qu'aucun objet extérieur y corresponde. « Je ne peux pas
me hisser sur mes propres épaules pour voir au-delà de moi-même »,
écrit Schelling132, dont le système est pourtant désigné sous le nom
d'idéalisme objectif.
Hegel inscrit le sujet dans une triade dont les deux autres termes sont
la substance et le système. L’Absolu est sujet : telle est la thèse
fondamentale, énoncée dans la Préface de La Phénoménologie de
l’Esprit. C'est ce que Hegel reproche à Spinoza : d'avoir méconnu
l'absolu sujet.
Pour Hegel, la subjectivité est infinie, mais l'objectivité est sa vérité :
« Notre vie physique, et bien plus encore le monde de l'esprit reposent
sur cette exigence de réaliser à travers l'objectivité ce qui en premier
lieu n'est que subjectif et intérieur, et de ne trouver satisfaction que
dans cette existence complète »133. La tautologie fichtéenne du
Moi=Moi n'est, aux yeux de Hegel, qu’une abstraction de
l'entendement. L'affirmation du sujet passe et se dépasse
nécessairement par la négation. Cette négation est infinie, donc totale.
La reconnaissance, dont la thématique a été développée de nos jours
par Axel Honneth, est l'épreuve de la négation, jusqu'à la mort. Le
rapport à soi est médié par l'autre sujet, aussi important que l'objet
pour le constituer. La conscience de soi ne trouve sa pleine
satisfaction que dans l'autre conscience de soi, affirme Hegel.
« Tel est l'élément de folie qui est essentielle à la subjectivité,
écrivait Merleau-Ponty à propos de Fichte critiqué par Hegel : elle est
la conviction d'être en plein monde quand on n’est que soi » 134. Le
Moi absolu de Fichte, constitue, avec l’Unique de Stirner, l'apothéose
philosophique du sujet mais diffère de ce que l'on appelle en français «
la subjectivité ». Le caractère absolu du Moi chez Fichte est la
conséquence de la position de toute relation par le sujet. Ce moi est
infini en ce qu'il n'est pas, comme le moi empirique, arrêté par le non. M. Stirner, L'Unique et sa propriété et autres écrits, trad. fr., L’Âge d'homme, 1972, p. 81.
. F.W.J. Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, trad. S. Jankélévitch, Aubier,
1950, p. 55.
133
. G.W.F. Hegel, Esthétique I, trad. fr., LGF, 1997, p. 160.
134
. M. Merleau-Ponty, « La Nature ou le monde du silence », in Maurice Merleau-Ponty, ouvrage
collectif dirigé par É. de Saint-Aubert, Hermann, 2008, p. 49.
131
132
34
moi. Mais, comme l'écrit Émile Bréhier, cet absolu « se limite pour
avoir des occasions de lutte et, finalement, de triomphe » 135. Le Moi
n'est ni être ni substance, mais activité pure.
« Ich bin Ich », traduit en français par Moi=Moi, a un sens à la fois
logique (celui d'identité à soi), psychique (celui de réflexivité interne)
et ontologique. Comme le je pense kantien, le Moi136 chez Fichte n'est
pas découvert par expérience intime ou réflexion ; il représente un
absolu originaire que l'auteur de la Théorie de la science rapporte au
principe d'identité. Mais alors que la proposition A=A est absolue
quant à la forme mais conditionnée quant au contenu (puisque celui-ci
dépend de l'existence de A), le principe Moi=Moi est inconditionné
quant à la forme (il n'est qu'une spécificité du précédent) et
inconditionné aussi quant au contenu (puisque toute proposition que je
puis poser et penser est intérieure au moi). Le Moi se pose en se
posant, c'est un absolu, une identité transcendantale qui donne à la
philosophie un nouveau fondement sous la forme d'une intuition
intellectuelle (dont Kant récusait la possibilité).
L'idéalisme subjectif de Fichte ne nie pas l'existence du monde
extérieur, mais sa substantialité. Comme Schelling, Fichte entend
réaliser la synthèse du réalisme et de l'idéalisme : en déterminant le
Moi par le Non-Moi, la philosophie théorique penche vers le réalisme,
en déterminant le Non-Moi par le Moi, la philosophie pratique penche
vers l'idéalisme. Contrairement à la lecture qu'en faisait Hegel - lequel
n'y voyait que l'abstrait principe d'identité, vide de contenu - l'identité
du Moi=Moi n'est pas sans dialectique : dans son mouvement
d’autoposition, le Moi se pose à la fois comme Moi et comme NonMoi - lequel n'est pas d'abord l’Autre ou l'objet, mais ce que je ne suis
pas et le néant du Moi, voire son anéantissement - c'est-à-dire sa
privation de toute détermination essentielle. Le Non-Moi est un Moi
qui se nie comme tel.
La philosophie de Maine de Biran est axée sur la question du sujet.
Elle représente une synthèse inédite d'introspection137 et de
spéculation. « Chercher à objectiver le moi ou à le saisir par le dehors,
écrit Maine de Biran, c'est comme si l'on voulait se mettre à une
fenêtre pour le voir passer »138. Si le sujet cherchait à se représenter
lui-même comme objet, il ne serait plus sujet, mais objet.
Au XXe siècle - les psychanalystes exceptés - presque tous prennent
la conscience comme synonyme de psychisme. Pour Maine de Biran,
135
. É. Bréhier, Histoire de la philosophie III, « Quadrige », PUF, 2000, p. 612.
. L’Ichheit de Fichte a été rendu par le barbare « moiité ». « Essence du moi » est plus élégant.
137
. Il n'est pas si étonnant que les deux philosophes de la subjectivité moderne - Maine de Biran et
Kierkegaard - se soient exprimés sous la forme d'un journal.
138
. Maine de Biran, Dernière philosophie : existence et anthropologie, Vrin, 2000, p. 91.
136
35
conscience signifie conscience de soi : pas de conscience sans
présence du moi, et pas de moi sans conscience de sa présence.
Maine de Biran conçoit le moi comme une puissance, une activité, et
non comme une substance ni (comme le faisait l'idéologie de Destutt
de Tracy et de Cabanis, ses contemporains) comme une
représentation.
Si l'existence de substances n'est qu'hypothétique, celle d'une force
intime agissante est indubitable. En faisant abstraction de toute
impression (sensation ou représentation), il y aurait encore une
aperception immédiate du moi139. La statue de Condillac140 est une
fiction car s'il n'y a pas déjà de moi dans la toute première affection,
comment pourrait-il être dans la seconde ou dans le passage de l'une à
l'autre ?141 Il existe chez Maine de Biran une solitude du fait primitif
du moi.
Maine de Biran rapporte la subjectivité à l'expérience de l'effort et
l'objectivité à celle de la résistance. L'effort n'est pas un obstacle, mais
une condition de possibilité. Le sens de l'effort, dont le moi se saisit
comme la cause, a un rôle fondateur. La perception interne nous
enseigne que l'effort n'est pas localisable. Le moi est principe de
coordination, unité dans la pluralité. Il n'y a pas d'intuition du moi par
lui-même ni de conscience hors de l'action : toute résistance ôtée, la
conscience se retire. Descartes a eu le tort, selon Malebranche, de
substantialiser la conscience ; Hobbes était fondé à lui objecter que la
substance est inséparable de l'image d'un substrat étendu, et qu'une
substance « spirituelle » n'est pas de nature différente d'une substance
matérielle. Si Maine de Biran forge le terme d'hyperorganique pour
qualifier la conscience de l'effort, c'est pour esquiver l'ancienne
métaphysique, pour n'avoir pas à dire « spirituel ».
Le « Cogito ergo sum » de Descartes dit tout dès le premier membre
de l'expression, observe Kierkegaard : si je suis pensant (cogito), le «
je suis » (sum) dit moins que lui142. Le « penseur abstrait » s’épuise à
vouloir prouver son être par sa pensée. Tout ce qu'il fait voir, c'est que
son abstraction ne réussit pas à éliminer qu'il est. Kierkegaard oppose
le « penseur subjectif » au penseur abstrait143. Celui-ci, comme Antée
combattu par Hercule perd toutes ses forces dès qu'il a cessé d'avoir
contact avec la terre144.
. Maine de Biran, Nouveaux essais d'anthropologie, Œuvres XIV, PUF, 1969, p. 212.
. Voir Le sensible.
141
. Maine de Biran, Correspondance avec Destutt de Tracy, Œuvres VII, Félix Alcan, 1930, p.
257.
142
. S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. fr., « Tel », Gallimard, 1989,
p. 211.
143
. Ibid., p. 201-202.
144
. Ibid., p. 204.
139
140
36
Kierkegaard pense contre le système, c'est-à-dire contre Hegel. Loin
de constituer le sujet, la subjectivité chez Hegel le limite car c'est
l'universel qui est l'essence véritable du sujet145. La subjectivité
représente toujours chez le philosophe de l’Esprit absolu la
contingence : c'est par exemple à cause d'elle qu'en l'absence de tout
autre contenu extérieur, l'art se dissout. La moralité subjective est
dépassée par la moralité objective et le moment de l’Esprit subjectif
par celui de l’Esprit objectif. Mais c'est l'absolu qui constitue pour
Hegel la vérité du subjectif. La philosophie de Kierkegaard, aux
antipodes, part d'une double proposition : « La subjectivité est la vérité
», « La subjectivité est la réalité »146. Le penseur danois, qui
revendique le titre de « penseur subjectif »147 prend l'exact contre-pied
de Descartes : entre l'existence et la pensée, il y a une irréductible
incommensurabilité, l'existence ne se laisse pas penser. L'histoire et le
système engloutissent la subjectivité. Dès lors, « la tâche du penseur
subjectif consiste à se comprendre lui-même dans l'existence »148.
« La vérité est la subjectivité » est le titre d'un chapitre du Postscriptum aux Miettes philosophiques. « Prenons comme exemple la
connaissance de Dieu, écrit Kierkegaard. Objectivement, on réfléchit
sur ce qu'il est le vrai Dieu ; subjectivement, sur ce que l'individu se
rapporte à un quelque chose de telle façon que son rapport est, en
vérité, un rapport à Dieu. Maintenant, de quel côté est la vérité ? »149.
La vérité est la subjectivité car elle ne peut être qu'intérieure : « Quand
un homme qui vit au sein du christianisme va dans la maison de Dieu,
du vrai Dieu avec, dans l'esprit, la vraie représentation de Dieu et
ensuite prie, mais pas en vérité ; et quand un homme vit dans un pays
païen, mais prie avec toute la passion de l'infini, bien que son œil se
repose sur une idole : où y a-t-il le plus de vérité ? L’un prie Dieu en
vérité, bien qu'il prie une idole ; l'autre prie le vrai Dieu, mais pas en
vérité, et prie donc en vérité une idole »150.
« Le moi augmente avec l'idée de Dieu »151, dit Kierkegaard. En
posant l’être humain face à Dieu, le christianisme aura inventé la
subjectivité. « En nous donnant le Christ pour mesure, Dieu nous a
témoigné à l'évidence jusqu'où va l'immense réalité d'un moi »152.
À la différence du doute, le désespoir n'est pas fini, il n’entre dans
aucun système. Désespérer, c'est désespérer de quelque chose, à cause
145
. « Ce moucheron de subjectivité », disait Hegel.
. S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, p. 230.
147
. Ibid., p. 235.
148
. Ibid., p. 236. C'est Kierkegaard qui souligne.
149
. Ibid., p. 132.
150
. Ibid., p. 133.
151
. S. Kierkegaard, Traité du désespoir, trad. fr., « Tel », Gallimard, 1990, p. 433.
152
. Ibid., p. 477.
146
37
de quelque chose. Mais, analyse celui qui disait « Mon âme est
comme la mer Morte qu'aucun oiseau ne peut survoler »153, c'est au
fond toujours de son moi que le désespéré désespère, l'objet ayant
failli, c'est de son moi qui n'a pas su l’attraper que le désespéré veut se
débarrasser. Le moi du désespéré lui colle à la peau comme une
tunique de Nessus. On avait vu dans le désespoir une destruction du
moi ; c'est le contraire qui est vrai, fait remarquer Kierkegaard.
La phénoménologie de Husserl est la dernière grande philosophie du
sujet. Avec la phénoménologie, écrit Michel Henry, la philosophie
conquiert son objet propre, la subjectivité, dont aucune science ne
s'occupe - et surtout pas la psychologie154. « La phénoménologie
entière, dit Husserl, n’est rien de plus que la prise de conscience par
soi-même de la subjectivité transcendantale »155. Ce que Husserl
reproche au psychologisme, ce n'est pas seulement de manquer la
logique au nom de la subjectivité156, c'est de manquer la subjectivité
au nom de la science. La psychologie n'a de cesse que d'évacuer la
subjectivité en l'objectivant.
Le latin n'a pas besoin du pronom personnel parce que ses verbes le
signifient. En écrivant ego cogito dans ses Méditations métaphysiques,
Descartes a introduit un nouveau moi dans la pensée philosophique.
Après Kant, Husserl reproche à Descartes d'avoir substantivé le
cogito157, et d'avoir par contrecoup été à l'origine de « ce contresens
philosophique qu’est le réalisme transcendantal » au lieu d'avoir suivi
la conséquence naturelle de sa découverte - celle de la subjectivité
transcendantale158. La phénoménologie désubstantialise le sujet pour
en faire une relation. Selon Husserl (et Heidegger) le cogito cartésien
(il en va de même avec le Moi de Fichte) est une transposition des
catégories de l'objectivité sur le sujet. Il manque l'orientation
transcendantale. Descartes n'a pas saisi le sens de sa grande
découverte - celui de la subjectivité transcendantale159.
. S. Kierkegaard, Ou bien… ou bien, trad. fr., Gallimard, 1943, p. 32.
. M. Henry, Phénoménologie de la vie II. De la subjectivité, op. cit., p. 26.
155
. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. Suzanne Bachelard, PUF, 1957,
p. 363.
156
. Contre le psychologisme et dans la lignée de Frege, Husserl souligne que la théorie des
nombres ordinaux ne dérive pas des vécus de l'ordination mais de l'ordre lui-même (ibid., p. 207).
Seule la phénoménologie transcendantale de la raison peut fonder subjectivement la logique (ibid.,
p. 355).
157
. En dérivant sum res cogitans, « je suis une chose qui pense » de l’ego sum, ego existo,
Descartes a réifié l’ego.
158
. E Husserl, Méditations cartésiennes, I, § 10, trad G. Peiffer et E Levinas, Vrin, 1992, p 52.
159
. E Husserl, Méditations cartésiennes, I, § 10. Pour Michel Henry (Phénoménologie de la vie II.
De la subjectivité, op. cit., p. 26-27), c'est l'idée d'âme (réalité distincte du corps et juxtaposée à
lui) qui fait manquer la subjectivité à Descartes. L'âme, en effet, n'est pas donation, mais un simple
fragment de réalité.
153
154
38
Dans la lignée de Kant, Husserl distingue le sujet empirique
immédiatement accessible et l'essence du sujet conçu comme un moi
originaire, un Ur-ego transcendantal, champ de présence absolu du
moi atteint par la réduction phénoménologique. Il y a deux
subjectivités : la subjectivité psychologique ou psychophysique, qui
est partie intégrante du monde objectif, et la subjectivité
phénoménologique et transcendantale160.
C'est l’épokhè161 phénoménologique qui réduit le moi naturel et la
vie psychique au moi transcendantal et phénoménologique162. Ce moi
transcendental, que les Ideen appellent moi pur est irréductible163 : «
l'identité absolue qu'il conserve à travers tous les changements réels et
possibles des vécus ne permet pas de le considérer en aucun sens
comme une partie ou un moment réel des vécus mêmes »164. « Tout
cogito, avec toutes ses composantes, naît ou périt dans le flux des
vécus. Mais le sujet pur ne naît ni ne périt »165. Mais il appartient à
l'ego pur de commencer et de cesser de fonctionner166.
L'ego pur est une synthèse phénoménologique du cogito cartésien et
du Je transcendantal kantien. Comme le premier, il est le produit, le
reste d'une réduction, de ce que Husserl appelle une « mise hors circuit
», que l'on peut considérer, avec toutes les précautions d'usage,
comme analogue au doute cartésien. Comme le second, il est
transcendantal, c'est-à-dire constitue la condition a priori de toutes les
représentations. L’épokhè phénoménologique a mis hors circuit le moi
empirique, alors que le cogito substantiel rend impossible et
impensable une telle dualité. Mais à la différence du Je transcendantal,
l'ego pur n'est pas originaire puisqu'il est le produit d'une opération
(l’épokhè). Chez Husserl, le fondement est littéralement découvert.
L’épokhè qui a détaché l’ego pur167 du moi empirique est la même
que celle qui vise à mettre hors circuit la position naturelle vis-à-vis
du monde. L'analogie avec le doute hyperbolique de Descartes n'est
160
. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, op. cit., p. 337. Voir aussi
Méditations cartésiennes, § 11. G. Peiffer et E Levinas écrivent « transcendental » dans leur
traduction, mais l'usage de « transcendantal » s'est imposé en français.
161
. À la différence de l’épokhè sceptique, l’épokhè phénoménologique ne fait rien perdre, mais, à
l'inverse, ouvre à des phénomènes jusqu'alors prisonniers d'un regard à la fois naïf et factice.
162
. E Husserl, Méditations cartésiennes, I, § 11, op. cit., p. 54.
163
. Sartre refusera comme inutile le moi transcendental de Husserl (La Transcendance de l'ego,
Vrin, 1965, p. 23) et critiquera son refus de le soumettre à l’épokhè (p. 34).
164
. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 57, trad. Paul Ricœur, Gallimard,
1950, p. 189.
165
. E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. É. Escoubas, PUF, 1982,
p. 154.
166
. Ibid., p.155.
167
. E Husserl, Méditations cartésiennes, I, § 8, op. cit., p. 46. Husserl rejette le terme de moi trop
marqué empiriquement et psychologiquement.
39
pas que de pure forme168 : l’ego pur est bien ce reste, cette résistance
qu'aucune réduction ne saurait entamer 169, de même que le cogito fut
la seule substance à triompher des pires hypothèses de l'illusion et de
la tromperie.
Descartes, par fidélité à l'antique principe selon lequel le semblable
connaît le semblable, pensait que rien n'est plus aisé à connaître que
l'âme. Kant soutenait une thèse opposée : le sujet de la connaissance,
s'il est le seul sujet de toutes les pensées, ne peut pas se constituer
pour lui-même en objet de la connaissance. Dans Ideen, Husserl suit
sur ce point Kant plutôt que Descartes : le moi pur, écrit-il, « est
absolument dépourvu de composantes eidétiques et n'a même aucun
contenu qu'on puisse expliciter ; il est en soi et pour soi indescriptible
: moi pur et rien de plus »170.
Il convient enfin de noter que l'ego transcendental n'est pas seul : il
est en rapport avec les objets intentionnels (le monde) et avec les
autres ego aussi. Parce que dérivées de celle de la subjectivité
transcendantale, les questions du monde et de l'intersubjectivité sont
au centre de la réflexion phénoménologique171.
4. Le non-moi
Dans le Premier Alcibiade, Platon comparait l'âme à l'œil et plus
précisément à la pupille de l'œil dans laquelle vient se réfléchir notre
propre visage lorsque nous la regardons chez celui qui nous fait
face172. Comme le fruit qui « se fond en jouissance dans une bouche
où sa forme se meurt », dont parle le poète, le monde pour le sujet ne
peut être que le monde subjectif. Mais la position idéaliste radicale est
difficilement tenable, et de fait aucune grande philosophie ne l’a
tenue. Au risque de solipsisme (les monades sont sans porte ni
fenêtre), Leibniz a répondu par sa théorie de l'expression : les
monades s’entrexpriment. Mais son postulat de l'harmonie préétablie
est exorbitant.
Le sujet se définit par un chez, qui est une relation de lieu, réel et
symbolique. « Chez » vient du latin populaire in casa, « dans la
cabane ». Mais le sujet est aussi ob-stant : il fait face. Devant lui,
autour de lui, éventuellement contre lui mais aussi en lui, il y a tout ce
qui n'est pas lui, le non-moi sous ses deux formes : le monde ou
l'objet, et autrui, dit justement alter ego, « autre moi » 173. L'opposition
. Pour les phénoménologues, loin d'être une anticipation de l’épokhè, le doute cartésien est une
méprise ruineuse.
169
. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., p. 270.
170
. Ibid., p. 270-271.
171
. Voir infra.
172
. Platon, Premier Alcibiade, 132c-133c.
173
. Voir Le monde, L'objet, Autrui.
168
40
du moi et du non-moi n'est pas première, mais seconde ; il n'y aurait
jamais eu de moi sans le non-moi - ce que la psychogenèse montre à
l'évidence.
En tant qu'il est le centre subjectif de référence pour tous les
contenus dont j'ai conscience, le moi s'oppose à ces contenus car il
n'entretient pas avec eux une relation du même ordre que celle qu'ils
entretiennent avec lui - ses contenus n'ont pas conscience de lui
comme lui a conscience du contenu, faisait remarquer Natorp 174. Il
en va autrement lorsque l'objet pour le sujet est un autre sujet - alors la
réciprocité (qui est bien davantage qu'une symétrie) est engagée.
Husserl considéra comme manqué son cours du semestre d'été de
1915 parce qu'il avait oublié l'intersubjectivité : « S'agissait-il de
psychose de guerre ? », se demandera-t-il175. Pour Husserl, autrui n'est
pas seulement présent dans le monde comme une apparition concrète,
mais comme une condition permanente de son unité et sa richesse.
L'intersubjectivité est un thème central de la phénoménologie
husserlienne, mais elle est transcendantale et elle est vue à travers la
subjectivité transcendantale176.
Mais l'intersubjectivité est également constituante, l'ego ne serait pas
le sujet de la pensée d'un monde d'objets si ce monde n'était pas
originairement commun à une multiplicité réciproque de subjectivités.
L'intersubjectivité a pour condition la représentation de soi-même
comme un autre, un alter ego à la fois générique et concret. Il existe
une équivalence objectivante de mon existence et de celle de tous les
autres. Face au scientisme moderne, Husserl souligne le caractère
fondationnel de la subjectivité connaissante, qui n'est pas seulement
conçu comme un moi, mais comme un nous.
III. Mises en doute et en question
Les temps contemporains, dits postmodernes, connaissent une crise
du sujet, et certains ont diagnostiqué ou pronostiqué sa mort. Mais si
le sujet est mortel, cela ne signifie pas que tous aient salué sa
naissance.
1. Le rejet
Le philosophe, disait Épictète, « se garde de lui-même comme d’un
ennemi qui tend des pièges » car tout le mal, selon le philosophe du
Portique, ne peut venir que de soi177. La thématique foucaldienne du
174
. Cité par E. Husserl, Recherches logiques II, deuxième partie, trad. H. Élie, PUF, 1962, p. 159.
. Cité par H. Blumenberg, Description de l'homme, trad. D. Trierweiler, Les Éditions du Cerf,
2011, p.64.
176
. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, op. cit., p. 337.
177
. Épictète, Manuel, XLVIII, trad. fr., Les Stoïciens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1962,
p. 1130.
175
41
souci et de la culture de soi ne doit pas nous faire oublier qu'une
bonne part de la sagesse antique consiste dans le refoulement de soi.
La méfiance vis-à-vis de soi, qui peut aller jusqu'à la haine, est
récurrente dans les traditions religieuses.
Le bouddhisme est une philosophie du non-soi, pour lequel il existe
un terme spécifique (anatman), c'est une philosophie de
l’impermanence et de l'illusion du soi - lequel n'est qu'un composé
éphémère de cinq agrégats (skandha). C'est la croyance au Moi, une
illusion (maya), qui constitue le principal obstacle à la délivrance
(nirvana).
Bouddhistes et brahmanes de l'Inde ont buté sur cette réalité : celle
du moi qui d'un côté se pose comme une instance ayant part à l'absolu
et de l'autre s'avère limité et périssable comme toute chose en ce
monde. Il en résulte un véritable scandale ontologique. Cette unité
déchirée, les bouddhistes et les brahmanes l'appellent souffrance
(duhkha). Le sujet fini est souffrance. Dès lors, il ne peut se délivrer
de la souffrance qu’en se débarrassant, pour ainsi dire, de lui-même.
Telle est la ligne de démarcation entre les religions du salut et les
religions de la délivrance. Le bouddhisme et le brahmanisme sont des
religions de la délivrance. L'idée, évidente pour les Occidentaux, d'un
moi qui serait enfin délivré de la souffrance tout en conservant sa
personnalité, ce qui lui permettrait de jouir de sa condition nouvelle,
apparaît en Inde comme contradictoire en soi. « Il y a la délivrance,
mais pas de délivré », affirme un adage bouddhique. De même, l'idée
que le moi puisse être un objet de connaissance semble impossible car
si notre âme était connaissable, il en faudrait une deuxième pour
connaître la première, et une troisième pour connaître la seconde, et
ainsi de suite à l'infini.
L’advaïtisme est la philosophie de la non-dualité, développée par
Shankara à partir de l'enseignement des Upanishad, qui se résume en
cette formule : « Tat tvam asi », « Toi aussi tu es Cela », l’atman (le
soi) est une partie du brahman (le Soi), comme l'étincelle est une
partie du feu et la goutte d'eau une partie de l'océan. L'illusion est de
croire à un soi séparé. L'étude des textes et la pratique ascétique ont
pour finalité la destruction de cette illusion.
2. Les critiques
C'est parce que sa prétention transcendentale faisait obstacle à la
manifestation d'autres phénomènes (l'existence, l'angoisse et le
désespoir, l'ennui, la chair, autrui, l'inconscient...) que le sujet a été
mis en question. Le sujet a été emporté avec la métaphysique. De
42
Hume à Wittgenstein178, en passant par Nietzsche, nombre d'auteurs
ont dénoncé une fiction issue de la grammaire. Mais les doutes sont
venus des philosophies du sujet mêmes. En établissant, avec Kant, que
la conscience n'est pas tant une représentation que la forme de la
représentation en général, une pure forme sans contenu, la philosophie
occidentale, d'un même mouvement, s'est conçue comme philosophie
du sujet et elle a privé le sujet de toute réalité ontologique. Ce n'est
pas sans raison que l'on a pu parler d'une autodestruction du sujet par
la philosophie du sujet.
Pour ce travail critique, la source première est sceptique. « La plus
grande chose du monde, c'est de savoir être à soi », écrivait Montaigne
dans la lignée de la sagesse antique. « Les autres vont toujours ailleurs
(…) moi je me roule en moi-même »179. Mais d'un autre côté, pour
l'auteur des Essais, le moi est insaisissable. « Je ne me trouve pas où
je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par l'inquisition de
mon jugement »180. Les Essais sont le premier ouvrage dont le
contenu exclusif est l'auteur lui-même mais, de façon caractéristique,
ils ne sont pas une autobiographie.
Le calvinisme et le jansénisme flétrirent l'inconsistance du moi et
peut-être les Natures mortes hollandaises en représentant les restes
d'une jouissance sans sujet (la bouche qui a bu dans ce verre et mangé
à cette table ne figure pas dans le tableau) sont-elles d'autres Vanités
exprimées par d'autres moyens.
Les auteurs de la Logique de Port-Royal181 rappellent que Pascal
aimait à dire que la piété chrétienne anéantit le moi humain et que la
civilité humaine le cache et le supprime. « Le moi est haïssable »,
disait Pascal. Il est à la fois tyrannique et inconsistant. Même l'amour
ne suffit pas à le relever : on dit qu'on aime quelqu'un mais en réalité
on n’aime qu'à partir de quelqu'un. L'auteur des Pensées procède à
une radicale déconstruction du moi en pointant son caractère
insaisissable : dans l'amour - qui est l'affect le plus puissant pouvant
unir un moi à un autre moi - seules des qualités (physiques ou
morales) sont objet d'amour. « On n’aime (…) jamais personne, mais
seulement des qualités »182. Comment pourrait-on encore parler de
178
. C'est à partir de Wittgenstein que Jacques Bouveresse a écrit Le Mythe de l'intériorité (Les
Édition de Minuit, 1976).
179
. M. de Montaigne, Essais II, 17.
180
M. de Montaigne, Essais I, 10, « Du parler prompt ou tardif ».
181
. III, 20, § 6.
182
. B. Pascal, Pensées 323 (édition Brunschvicg). À Pascal, Condillac (Traité des sensations, I, 6)
répondra que pour quelques qualités qu'on m’aime, c'est toujours moi qu'on aime - pourquoi
chercher toujours une substance derrière les accidents, ou un être au-delà des apparences ? Si le
visage ne fait que des grimaces, eh bien, sa nature ne sera que l'ensemble de ces masques ! Alors
que le rationalisme voyait dans le moi un tout substantiel, l'empirisme y voit une collection
factuelle. Collection de sensations : c'est à quoi Condillac réduit le moi commençant de la statue
(ibid.).
43
moi puisque « il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de
soi-même dans les divers temps » ? Montaigne, que Pascal a lu avec
attention et beaucoup suivi, disait qu’il y a plus de distance parfois
entre soi et soi qu'entre soi et autrui.
« Il y a des philosophes qui imaginent que nous avons à tout
moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi »,
écrit Hume. Le chapitre du Traité de la nature humaine intitulé « De
l'identité personnelle »183 procède à une critique radicale de cette
notion : « Si une impression donne naissance à l'idée du moi, cette
impression doit nécessairement demeurer la même, invariablement,
pendant toute la durée de notre vie, puisque c'est ainsi que le moi est
supposé exister »184. Le philosophe écossais conteste la simplicité et
l'identité de ce moi dont il veut ramener l'idée à ses sources
empiriques. Locke, selon lui, aura partagé le même préjugé que
Descartes, Berkeley ou Malebranche : il postule l'identité et la
continuité de l'existence d'un moi. En refusant l'existence d'un centre
de perspective d'où l'on puisse dire « je », Hume est conduit à mettre
sur le même plan l'attribution d'identité à soi-même et à autrui.
L'identité ou mêmeté (sameness) est une illusion : les notions d'âme,
de moi ou de substance sont fondées sur l'oubli du caractère
discontinu des perceptions185 ou sur l'absence de prise en compte des
changements imperceptibles186. Lorsqu'un changement affecte une
grande partie d'un corps, il en détruit l'identité mais s’il se produit
graduellement et insensiblement, nous sommes moins enclins à lui
attribuer le même effet187. Selon Hume, la fiction de l'identité résulte
de l'association par l'imagination d'impressions diverses considérées
comme représentatives d'un objet un, à commencer par le corps
propre. L'illusion de l'identité provient des mêmes mécanismes que
ceux qui associent les idées en général : relations de ressemblance, de
contiguïté et de causalité188. C'est la mémoire qui, en reliant les
perceptions, est la source de l'identité personnelle189. Nous avons en
outre tendance à confondre identité numérique (un phénomène) et
identité spécifique (un phénomène déterminé). Lorsque nous disons
entendre le même bruit, alors qu'il s'agit d'un bruit répété, chaque bruit
a sa spécificité, mais la ressemblance entre ces bruits nous fait dire
qu'il s'agit du même bruit190. « L’esprit est une sorte de théâtre, où des
183
. Traité de la nature humaine, I, IV, VI.
. D. Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VI, trad. P. Saltel, GF-Flammarion, 1995, p. 343.
185
. Ibid., p. 346.
186
. Ibid., p. 347.
187
. Ibid., p. 348.
188
. Ibid., p. 352.
189
. Ibid., p. 354.
190
. Ibid., p. 349-350.
184
44
perceptions diverses font successivement leur entrée »191. La position
de Hume est celle de son scepticisme mitigé : « Toutes les questions
habiles et subtiles à propos de l'identité personnelle ne peuvent jamais
être tranchées et doivent être regardées comme des difficultés
grammaticales, plutôt que philosophiques »192.
Paul Ricœur opposait les « philosophes du soupçon » aux «
philosophe de la conscience ». « Après le doute sur la chose, nous
sommes entrés dans le doute sur la conscience »193.
L'idée de Foucault (partagée également par Gilles Deleuze) selon
laquelle le sujet se réduit à un processus de subjectivation découle de
Nietzsche. Celui-ci effectue une critique du cogito beaucoup plus
radicale que celle de Kant. Une pensée vient quand elle veut, constate
Nietzsche, de sorte que c'est une falsification des faits que de dire : le
sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». « Cela » pense mais
que ce « cela » soit le « je » est une simple supposition. D'ailleurs, «
cela pense » en dit déjà trop, l'expression contient déjà une
interprétation. On raisonne, dit Nietzsche, selon une habitude
grammaticale194 : penser est une activité et toute activité est censée
appartenir à quelqu'un d'actif, par conséquent. « Être soi-même » est
une injonction illusoire (ce qu’illustre avec génie un contemporain
dramaturge de Nietzsche, Ibsen dans Peer Gynt) car il n'y a pas une
identité du soi déterminée une fois pour toutes. Au « Sois toi-même !
», Nietzsche substitue un « Deviens qui tu es ! ». L'illusion du sujet
consiste à supposer une unité, une identité et une continuité
temporelle là où il n'y a que multiplicité, singularité composite,
changement perpétuel, dissémination. Le prétendu moi est un
chaos195.
« Je est un autre, avait écrit un peu plus tôt Rimbaud ; si le cuivre
s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident. J'assiste à
l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup
d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou
vient d'un bond sur la scène »196.
Le Dasein, dans Être et Temps, est désigné ainsi pour n'avoir pas à
dire « l'homme » ou « le sujet » ou « la conscience » 197. Le Dasein
191
. Ibid., p. 344.
. Ibid., p. 355. Sur la question de l'identité personnelle, Condillac, tout en insistant sur le rôle du
langage, a une position proche de celle de Hume : le moi n'est pas séparable du flux des sensations
et des souvenirs ; il n'est ni une substance ni une capacité réflexive ; il ne peut pas être considéré
comme sujet : comme tel, le sujet ne s'invente qu’avec la parole.
193
. P. Ricœur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965, p. 41.
194
. Dans Le Gai savoir (§ 354), Nietzsche dit de la grammaire qu'elle est une « métaphysique pour
le peuple ».
195
. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 17.
196
. A. Rimbaud, lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 (dite « Lettre du voyant »).
197
. Voir L’être humain.
192
45
advient à partir de l'évacuation du concept métaphysique de sujet. La
pensée de Heidegger est résolument antihumaniste, on comprend que
le philosophe ne se soit pas reconnu dans la lecture existentialiste de
ces textes. Dans sa Lettre sur l'humanisme, Heidegger récuse « la
domination de la subjectivité ».
En figurant la fin du portrait (par la dislocation géométrique chez
Picasso, la métamorphose en viande chez Francis Bacon et Lucian
Freud, la disparition totale chez les « abstraits »), la peinture du XXe
siècle aura symbolisé, préfiguré et accompagné, la mort de l'homme.
Michel Foucault évoque celle-ci à la fin de Les Mots et les choses par
l'image d'un visage de sable que la mer vient effacer. Loin d'être un
processus émancipateur, la subjectivation est assujettissement. Il n'y a
de sujets qu’objectivés : les modes de subjectivation sont des
pratiques d'objectivation (par les sciences humaines, l'économie
politique et la médecine). L'assujettissement désigne donc à la fois le
processus par lequel on est subordonnée à un pouvoir et le processus
par lequel on devient sujet. Le sujet est un effet de pouvoir, non pas le
résultat d'une instance centralisée qui gouvernerait tout (Foucault en
dénonce la mythologie) mais le résultat d’un ensemble de dispositifs,
de savoirs et de techniques ayant pour finalités l'examen, la confession
et la mesure. Foucault repère dans les dispositifs d'obtention de l'aveu
(qui passe de la religion à la psychiatrie) la condition de possibilité de
la constitution du sujet moderne. « Paradoxalement, remarque
Foucault, se connaître soi-même a constitué un moyen de renoncer à
soi »198.
3. Dépassement et mise entre parenthèses du moi
Le sujet a été contesté dans ses deux attributs, théorique de
transparence et pratique de souveraineté. Les arts et les spectacles ont
été eux aussi les témoins et les agents de cette destitution.
La science et la technique dominent le monde et sont des pratiques
sans subjectivité. « Ce n'est pas une philosophie de la conscience mais
une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science
», disait Jean Cavaillès199. Kant avait placé en exergue de sa Critique
de la raison pure cette devise empruntée à Francis Bacon, et qui est la
devise même de la science, « De nobis ipsis silemus », « De nousmêmes nous ne parlerons pas »200. « La principale force de notre
198
. M. Foucault, « Les techniques de soi », Dits et écrits II 1976-1988, « Quarto », Gallimard,
2001, p 1607. À la fin de sa vie, la conception du sujet chez Foucault subira une certaine inflexion
en s'orientant vers une esthétique de l'existence avec la thématique du souci de soi, issu de
l'Antiquité grecque.
199
. J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, PUF, 1960, p. 78.
200
. À partir du XIXe siècle, la philosophie se concevra aussi comme littérature par réaction contre
le scientisme. Kierkegaard mettra sa bague de fiançailles sous le regard de ses lecteurs.
46
raison, disait Auguste Comte, consiste (…) à subordonner assez le
subjectif à l'objectif pour que nos opérations intérieures puissent
représenter le monde extérieur »201. Une conférence de Karl Popper
s'intitule « Une épistémologie sans sujet connaissant »202. De fait, la
science et un procès sans sujet. Même les sciences de l'homme, de
l'épanouissement à l'évanouissement, ont abouti à une radicale mise
en question du sujet203.
« Il est dans l'âme un château fort où même le regard du Dieu en
trois personnes ne peut pénétrer », disait Maître Eckhart204. Dans ses
Confessions, saint Augustin montre que le sujet ne cesse de se
chercher là où il n'est pas. Les auteurs chrétiens ont eu des intuitions
inconnues des Grecs. S'il y a eu, pour la psychanalyse, héritage, il
n'était pas toujours là où on l'a dit le plus souvent.
La théorie que Freud a inventée pour être une science apparaît
comme la plus radicale remise en question du sujet classique. Avec un
maître aussi impitoyable que le Destin antique, l'inconscient, le sujet,
qui ne sait ni qui il est, ni ce qu'il fait (les raisons que les individus se
donnent pour agir ne sont presque jamais les causes véritables de leurs
actions) et qui ne pense pas comme il veut, s'écroule. Face à des
forces plus qu’étrangères, hostiles, le pouvoir du moi s'est réduit
comme une peau de chagrin. Non seulement le ça et le surmoi 205 sont
inconscients, mais une large partie du moi (l'idéal du moi et le moi
idéal206) échappe à la conscience. Et il y a de plus, bien évidemment,
le monde extérieur avec ses règles, ses lois, ses normes 207. Dans sa
Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, Freud
compare le moi au clown de cirque qui par ses gestes cherche à
persuader l'assistance que tous les changements qui se produisent dans
le manège sont des effets de sa volonté et de ses commandements.
Seulement, ajoute malicieusement Freud, il ne réussit à convaincre
que la partie enfantine de l'assistance.
Puisque l'inconscient ignore la négation et la contradiction, aucune
unité psychique et comportementale n'est possible. Comme Nietzsche
l'avait vu, la multiplicité peut aller jusqu'au chaos, et pas seulement
dans les états de psychose. L'inconscient et le monde extérieur se
201
. A. Comte, Catéchisme positiviste, cinquième entretien. François Dagognet s'inscrira dans cet
héritage positiviste lorsqu'il soutient dans son ouvrage La Subjectivité (Les Empêcheurs de penser
en rond, 2004, p. 13) une « psychologie extérioriste ».
202
. K. Popper, La Connaissance objective, trad. fr., « Champs Essais », Flammarion, 2009, p 181242.
203
. Voir infra.
204
Maître Eckhart, Traités et sermons, trad. A. de Libera, GF-Flammarion, 1993, p. 233.
205
. Voir L'inconscient.
206
. Lacan distingue - ce que n'avait pas fait Freud - le moi idéal, situé sur le plan imaginaire, et
l'idéal du moi, situé sur le plan symbolique.
207
. S. Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Petite
Bibliothèque Payot, 1968, p. 177-234.
47
réservant la quasi-totalité du réel, reste au moi l'imaginaire. Le moi
n'est plus que la somme des identifications du sujet. Dans la
mélancolie, il s'éprouve comme vide face à un monde trop plein.
En même temps, comme l'avait vu Pascal, le moi est tyrannique. Nul
moyen d'échapper au narcissisme. Car, quand on s'aime soi-même, on
n'aime pas seulement ce qu'on est soi-même, mais aussi ce qu'on a été,
ce qu'on voudrait être, sans oublier la personne qui a été une partie de
son propre moi.
Avec le concept de fantasme, la psychanalyse subvertit la dualité
classique du subjectif et de l'objectif. Le fantasme, en effet, n'est ni
l'un ni l'autre. Il appartient plutôt à une catégorie bizarre, « celle de
choses objectivement subjectives, de choses qui, réellement et
objectivement, vous apparaissent, même si elles ne vous apparaissent
pas comme étant telles »208.
Le « ça parle », qui détrône le je, traduit en phrase impersonnelle209
à la manière du « il pleut » ce qui était rapporté au sujet. Et pourtant,
dans l'énoncé fameux du « Wo Es war, soll Ich werden », qui donne
l'objectif de la cure analytique, le Es doit bien être conçu comme un
sujet. Lacan traduit ainsi la formule : « Là où c'était, là comme sujet
dois-je advenir »210. Vincent Descombes211 propose : « Là où il y avait
quelque chose, quelqu'un doit venir à l'existence ». La psychanalyse
est un moyen permettant à quelqu'un de devenir soi-même.
Paradoxalement, elle qui a démantelé les certitudes de la subjectivité
est aujourd'hui à peu près la seule discipline à la défendre.
« Je pense où je ne suis pas, je suis où je ne pense pas ». Lacan
subvertit radicalement le cogito cartésien. Il construit une opposition
inédite entre le moi, qui est du côté de l'imaginaire, et le sujet, qui est
d'ordre symbolique. Le moi est le lieu des identifications imaginaires
du sujet212. Quant au Je, il est réduit à un pur signifiant : il n'est rien
d'autre que le shifter, l'indicateur du sujet de l'énoncé en tant qu'il parle
actuellement213. Le Je désigne le sujet de l'énonciation mais ne le
signifie pas214.
Ce que montre le stade du miroir215, c'est que l'aliénation imaginaire
208
. Daniel C. Dennett, La Conscience expliquée, trad. fr., Odile Jacob, 1993, p. 170. Dennett,
qui est hostile à la psychanalyse, entend montrer que cette « catégorie bizarre » est dépourvue
de sens.
209
. Les Allemands disent subjektlos.
210
. J. Lacan, Écrits, Seuil, 1966, p. 864.
211
. Le Complément de sujet, op. cit.
212
. « Parce qu'il y a de l'inconscient, écrit Lacan, on ne se reconnaît jamais dans ce qu'on est mais
dans ce qu’on a (J. Lacan, Le Séminaire XXIII, Le sintome, Seuil, 2005, p. 124).
213
. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », Écrits,
op. cit., p. 800.
214
. Ibid.
215
. Voir La conscience. Par la médiation de l'image de l'autre se produit l'assomption jubilatoire
d'une maîtrise que l'enfant n'a pas encore obtenue sur le plan réel. La seule vue de la forme totale
48
est constitutive du moi. À partir de ce moment, l'enfant devient
étranger à lui-même : il y a un Je qui regarde un Moi. L'un et l'autre ne
coïncident plus dans l'indifférenciation de soi et de l'autre. Le moi n'est
ni unifiant, ni unifié, c'est un « bric-à-brac d'identifications
imaginaires », lesquelles réapparaissent à l'occasion de la cure, «
paranoïa dirigée ».
Renversement complet : le sujet est effet. Lacan reprend le terme
anglais de fading pour désigner l'éclipse du sujet, son évanouissement.
Le fading est étroitement lié à la Spaltung, au « clivage » que Lacan
traduit en « refente » - lequel est subi par le sujet du fait de sa
subordination au signifiant, c'est-à-dire au discours de l’Autre. Le
signifiant, en effet, écarte irrémédiablement le sujet de lui-même.
Jouant sur le double sens du terme de « sujet », Lacan écrit que le je
est le sujet de l'inconscient, le sujet du signifiant. L'entrée du sujet
dans le langage, loin de correspondre à une appropriation de soi,
constitue, pour Lacan, une scission première à partir de laquelle se fera
l'aliénation dans le discours - ce que Lacan appelle la refente du sujet.
La métaphysique classique définissait la substance première comme ce
qui est sujet pour des accidents. La définition que donne Lacan du
sujet est célèbre : « Ce qu'un signifiant représente pour un autre
signifiant ». Le sujet appartient à l'ordre du langage, qui est la chose la
plus impersonnelle qui soit. Si le sujet est représenté par le signifiant,
ce n'est pas pour un autre sujet, c'est par rapport à d'autres signifiants
que précisément il n'est pas.
Dans le « cercle du signifiant », le sujet ne peut « faire fonction que
de manque ». Le moi a pour sens de combler ce manque - ce qui
l'aliène216. Lacan distingue trois manques, qui en viennent à
démanteler le sujet et rendre sa totalisation/unification impossible : la
privation, qui est manque d'objet dans le réel, la frustration, qui est
manque d'objet dans l'imaginaire, et la castration, qui est manque
d'objet dans le symbolique217.
La psychanalyse parle de sujet de l'inconscient - formule paradoxale
si l'on songe que la discipline fondée par Freud déconstruit le sujet.
Formule explicable si l'on se souvient que Freud rompt avec la
médecine qui traitait ses patients en objets (Lacan appellera analysant
celui qui suit la cure, et non l'analyste) - et qu'en outre, à l'heure où le
sujet est ruiné au profit de l'individu par le biopouvoir, la psychanalyse
du corps humain donne au sujet une maîtrise imaginaire de son corps, prématurée par rapport à la
maîtrise réelle. Le stade du miroir (entre 6 et 18 mois) est l'aventure originelle où l'homme fait
pour la première fois l'expérience qu'il se voit, se réfléchit et se conçoit autre qu'il n'est. On se voit
où l'on n'est pas, on est où l'on ne se voit pas.
216
. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », Écrits, op.
cit., p. 807-808.
217
. J. Lacan, Le Séminaire IV, La relation d'objet, Seuil, 1994, p. 59.
49
reste l'un des rares asiles pour le sujet en voie de disparition.
Le structuralisme, qui représente au XXe siècle une nébuleuse de
disciplines218, a évacué le sujet à partir de la logique et de la
linguistique. Frege abandonne le couple sujet/prédicat, trop lié au
langage ordinaire : « Une distinction entre sujet et prédicat n'a pas lieu
dans ma présentation du jugement »219. Les notions de sujet et de
prédicat supposent, en effet, une conception éclatée du jugement où
les deux notions sont prises à part l'une de l'autre. Or, dit Frege, la
relation du sujet au prédicat n'est pas un troisième élément qui serait
ajouté aux deux, mais appartient au contenu du prédicat lui-même par
quoi il est « insaturé »220. Frege propose en conséquence d'écarter de
la logique les termes de « sujet » et de « prédicat » car ils conduisent à
confondre les relations foncièrement différentes de la subsomption
d'un objet sous un concept et de la subordination d'un concept à un
autre concept221. Frege propose une nouvelle distinction, entre
contenu jugeable - qui dit de quoi il s'agit, ce sur quoi porte le
jugement - et le jugement, qui établit la vérité ou la fausseté de ce qui
est en question.
Bertrand Russell considérera lui également que la structure
sujet/prédicat déjà inadéquate pour exprimer les jugements
existentiels l’est également quand il s'agit des jugements généraux.
Ces jugements ne sont pas réductibles à cette forme. « Tous les
hommes sont sages » n'est pas un jugement qui porte sur un sujet qui
serait « Tous les hommes ». Russell distingue les sujets désignatifs et
les sujets descriptifs : les jugements comprenant des descriptions
définies ou des classes ne contiennent pas de véritables sujetsconstituants et ils ne sont donc pas de la forme sujet-prédicat.
Le tournant linguistique du XXe siècle en philosophie est la prise de
conscience que les mots sont davantage que les moyens des concepts,
qu'ils sont les concepts eux-mêmes. Le grec dit eimi, le latin sum pour
dire « je suis ». Mais le français, l’anglais, l’allemand disent : je suis, I
am, Ich bin. Le pronom personnel apparaît détaché du verbe. « Ce qui
était bas-relief, figure noyée dans le bloc, écrit Gilbert RomeyerDherbey, s’arrache de la pierre et devient statue »222. L'homme est
possesseur du langage, mais il est aussi possédé par lui. C'est le
langage, constate Émile Benveniste, qui crée la catégorie de la
personne. L’être désigné par je n'a d'autre subsistance que d'être celui
qui dit je. La forme il tire sa valeur de ce qu'elle fait nécessairement
218
. Voir La structure.
. G. Frege, Idéographie, § 3, trad. fr., Vrin, 1999, p. 16.
220
. « Le nombre 20 » est une expression saturée, « tout entier positif » une expression insaturée.
221
. G. Frege, Écrits posthumes, trad. fr., Jacqueline Chambon, 1999, p. 141.
222
. G. Romeyer-Dherbey, « La naissance de la subjectivité chez les stoïciens », in Aristote
théologien et autres études de philosophie grecque, Encre marine, 2009, p. 228.
219
50
partie d'un discours énoncé par je. Des philosophes dénonceront
l'illusion linguistique du sujet propositionnel, modèle du sujet
existentiel avec ses qualités (les adjectifs), ses actions (les verbes) et
ses modalités (les adverbes).
L'existentialisme était une philosophie du sujet sans rationalité. Le
structuralisme est une conception de la rationalité sans sujet. La
structure est un ordre sans projet, donc sans conscience. Louis
Althusser parle de « procès sans sujet » à propos de l'histoire, et Lacan
d'un sujet représenté par des signifiants dans une chaîne. Le
structuralisme récuse l'idée d'une subjectivité transcendantale qui
porterait tout le poids du sens - mais il déduit la subjectivité des signes
(du langage dans le structuralisme linguistique et chez Lacan, des faits
sociaux dans l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss223). Le sujet
est celui à qui s'adresse un signe. Il n'est plus que le lieu de passage
d'une structure dont il est moins le substrat que le suppôt - auquel cas
il retrouve son sens originel.
Mais le sens philosophique du structuralisme n'est pas uniforme. Le
structuralisme balance en fait entre deux conceptions du sujet, qui
peuvent aller jusqu'à la contradiction : le sujet est une illusion 224, le
sujet est un effet de la structure. Mais la contradiction se résout de la
façon suivante : le structuralisme opère de façon concomitante une
déconstruction et une reconstruction du sujet, une déconstruction du
sujet comme arkhè (cause, fondement, principe, origine, pouvoir) et
une reconstruction comme effet. De la subjectivité constituante, on
passe à une subjectivité constituée.
4. Vers l'abolition de l'intimité ?
Daniel Madelénat a parlé d'une « pulsion intimiste »225, mais si
l'intime relevait d'une pulsion spécifique, il n'y aurait évidemment nul
besoin de la protéger. D’un autre côté, si l'intimité n'était que le
résultat d'un apprentissage familial et social, on comprendrait mal son
caractère spontané. L'objet transitionnel mis en évidence par Donald
Winnicott, montre que l'intime ne dépend pas seulement de
l'éducation, mais qu'il résulte d'une structuration psychique endogène.
L'intime est le résultat d'une articulation du psychique individuel avec
le socio-historique.
223
. « Insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique », écrit LéviStrauss du sujet (C. Lévi-Strauss, L’Homme nu. Mythologiques IV, Plon, 2009, p. 614-615). « Le
moi n'est pas seulement haïssable, écrit ailleurs Lévi-Strauss en référence à Pascal : il n'a pas de
place entre un nous et un rien » (C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, « Terre humaine/Poche »,
Plon, 1996, p. 496).
224
. On peut même parler d'une idée superstitieuse du sujet, comme on le voit avec les théories du
complot (lesquelles n'admettent pas l'existence de causes sans agents).
225
. D. Madelénat, L'Intimisme, P.U.F., 1989.
51
Notre époque cultive un véritable fétichisme de la transparence et
feint de penser que le secret, qu'elle déteste, est toujours vicieux. Une
détestation que la fascination, loin de contredire, exprime - car vouloir
connaître le secret, c'est vouloir le détruire comme secret, faire en
sorte qu'il ne soit plus secret. Jean Baudrillard disait que « ce qui
menace l'intime dans nos sociétés, ce n'est pas tant la promiscuité que
la transparence »226. La publicité de l'intimité des gens du spectacle est
un modèle à admirer et à suivre. L'exhibitionnisme suit l'intimisme
comme son ombre. La publication d'un journal intime est une évidente
contradiction dans les termes : un intime public n'est plus, par
définition, intime. Cela fait partie de la logique de l'écrit intime que
d'être publié, quand il n'est pas détruit.
La suppression de la frontière entre le public et le privé s'effectue
dans les deux sens : par l'intrusion du public dans le privé (exemple :
la socialisation de la sexualité) et par l'intrusion du privé dans le
public (exemples : le baladeur et le téléphone portable utilisés dans la
rue). Les nouvelles technologies de l'information et de la
communication d'un côté ouvrent l'espace privé sur le monde public,
et de l'autre ouvrent l'espace public sur le monde privé. La radio, la
télévision, l'ordinateur, le téléphone portable sont d'extraordinaires
inventions techniques qui ont en commun d'être présentées comme
des moyens de communication et d'ouverture sur le monde, ce qu'ils
sont réellement. Mais il y a cette autre dimension : ces instruments
sont autant de chevaux de Troie, ils renferment dans leurs flancs la
force dissolvante du monde extérieur, social et politique227. Alors que
le livre (et singulièrement le roman) a projeté l'intimité dans l'espace
public, la télévision a réalisé le processus inverse en introduisant le
discours public dans l'intimité de chacun. Il est possible que
l'ordinateur opère la synthèse de ces deux processus. Tout se passe
comme si avec l'ordinateur (et le téléphone portable), l'individu
devenait lui-même bureau - bureau nomade. Inversement, des bureaux
sont aménagés comme des intérieurs domestiques avec salon, cuisine
et même chambre. Il n'est pas difficile de deviner qui, du public ou de
l'intime, gagne à cette confusion des genres. Entre le bureau et la
voiture, la voiture et le domicile, donc entre le bureau et le domicile, il
n'y a pour nombre de cadres dirigeants d'entreprise, plus aucune
solution de continuité. D'où ce radical renversement sociologique :
alors que l'intimité était jadis le privilège des plus riches, il n'est pas
impossible qu'elle soit devenue le fardeau des pauvres.
Un mot, en vogue dans la langue écrite aujourd'hui, exprime bien
226
. J. Baudrillard, « La sphère enchantée de l'intime », in L'Intime, Autrement, 1986, p. 14.
. Georg Simmel a montré que le fétichisme de l'objet et la réification du sujet sont les deux
versants d'une même réalité. Lorsque l'objet devient sujet, le sujet s'objectivise.
227
52
cette progressive et inéluctable disparition de l'intime, donc du secret
au profit de l'étalement public : le mot de visibilité. Dans une société
de spectacle comme la nôtre, tout doit être visible pour exister ; ce qui
n'est pas visible n'existe pas ou suscite l'irritation. On peut voir dans la
pornographie une métaphore assez fiable de notre façon de regarder
les choses.
C'est qu'il s'agit, en fait, non seulement d’ôter les voiles (la vérité
est nue) mais aussi de rendre apparent ce qui ne l'est pas, ce qui ne l'a
jamais été, de ramener le fond à la surface. Les sondages sont le
moyen privilégié de cette entreprise. Sonder, c'est pénétrer au plus
profond d'une réalité : on a d'abord sondé les mers, les terres et les airs
(les ballons-sondes), puis on a sondé les hommes - leurs corps et leurs
âmes. Seule une culture à ce point prise par le miroitement des
apparences peut vouloir aussi intensément leur traversée. Dans
Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt écrivait que le peu
qui nous reste de strictement privé dans notre civilisation se rapporte
aux besoins qu'entraîne le fait d'avoir un corps. Si nous considérons
l'état actuel de la société, et les tendances qui s'y dessinent, on peut se
demander si ce reste n'est pas en train, lui aussi, de tomber dans la
publicité. Michel Foucault a parlé de biopouvoir pour désigner
l'ensemble des dispositifs qui tendaient à soumettre les corps et leur
santé au contrôle social. Le corps est désormais une marchandise et la
maladie un capital. Les compagnies d'assurances dont les bénéfices
reposent sur un calcul des probabilités font désormais payer les gènes
à risques et les vices incrustés : la qualité de la naissance et celle de la
vie ont un prix.
Pour la psychanalyse, tous les secrets finalement sont de
Polichinelle. Dès lors, l'intimité devient une illusion - celle d'un
espace absolument préservé - laquelle repose sur d'autres illusions :
l’illusion de la liberté et de la volonté (j'ai la maîtrise de mon
intériorité que je peux, selon mes intentions, dévoiler ou pas),
l’illusion de la singularité228 (je suis fier de mes rêves comme de mon
œuvre propre, et ce faisant j'ignore qu'ils sont gouvernés par des
structures générales qui se retrouvent chez tous mes semblables). La
psychologie, qu'elle soit comportementale ou psychanalytique, ruine
donc jusqu'à la possibilité de l'intimité en posant d'une part que tout ce
qui est intérieur s'exprime en extériorité et d'autre part que tout ce qui
est propre à la singularité d'une personne peut être rabattu sur la
généralité des individus humains.
Richard Sennett faisait remonter « l'échec de l'intimité » à « un long
processus historique dans lequel l'idée même d'une nature humaine a
228
. Dans la préface des Contemplations, Victor Hugo disait que nul de nous n'a l'honneur d'avoir
une vie qui soit à lui.
53
fait place à cette notion instable et déconcertante qui est la
personnalité »229. En somme, l’illusion de l'identité collective aurait
fait place à l’illusion de l'identité personnelle. L'intimité est venue de
la substitution du concept de personnalité à celui de nature humaine.
Or ce concept de personnalité est aujourd'hui gravement menacé : ce
n'est plus seulement la psychanalyse qui jette un doute sur les
certitudes du soi - à présent, les pratiques pharmacologiques (l'usage
massif des drogues) et les recherches biotechnologiques (la
robotisation de l'organisme, le possible clonage) s'apprêtent à
bouleverser de fond en comble ce qui reste de l'identité du moi.
La préservation de l'intimité au sein de situations extrêmes qui
devraient l'anéantir est toujours un signe de force et de santé mentales
: dans les baraquements des camps nazis, certains prisonniers
parvenaient à se préserver des lieux et des objets personnels auxquels
eux seuls avait accès, et dont eux seuls avaient connaissance ; les
prostituées interdisent à leurs clients qu’ils leur touchent certaines
parties de leur corps. Ces exemples tendraient à nous faire penser
d'une part que dans les situations qui la rendent impossible, l'intimité
se déplace au lieu de disparaître, d'autre part que l'abolition totale de
l'intimité caractérise des états psychoïdes.
Épilogue : Destins du sujet
Toute société repose sur des dichotomies qui structurent son univers
symbolique : dichotomie des hommes et des femmes, des parents et
des enfants, des femmes épousables et des femmes non épousables,
des humains et des animaux, des vivants et des morts. À ces cinq
oppositions fondatrices de normes, les progrès techniques et
économiques en avaient ajouté deux : celle de l'organisme et de la
machine, et celle du public et du privé. Or notre époque tend à
percevoir toujours davantage ces dualités non pas comme des
principes nécessaires d'organisation sociale et mentale mais comme
d'insupportables limitations. Aussi cherche-t-elle à les détruire (et pas
seulement à les surmonter). Les causes de cette tendance générale,
fondamentale, à la suppression des frontières symboliques classiques
sont à la fois techniques, économiques et culturelles. Dans les sociétés
individualistes démocratiques contemporaines, les dualités sont
regardées comme d'inadmissibles discriminations. La science par
nature ignore le respect puisque celui-ci ne va pas sans la volonté de
ne pas savoir. Notre époque aime l'unité et la confusion, elle voit la
séparation comme une barrière et les limites comme des bornes. Cette
vision du monde est induite par l'idéologie et la pratique économiques.
229
. R. Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, op. cit., p. 274.
54
Une existence libre a besoin de lieux et de temps de retrait, hors de
l'espace et du temps publics. C'est pourquoi nous devons nous efforcer
de les recréer et de les maintenir. Sinon, si nous ne prenons pas garde,
notre démocratie parviendra à réaliser ce qu'aucun régime totalitaire
n'avait réussi à faire : l'abolition complète de l'existence privée, donc
la perte du sujet dans une masse indifférenciée. De plus, avec la ruine
de l'un des deux domaines, ce sont les deux qui sont emportés. Le sens
du privé et celui du public sont corollaires : seul peut sortir de soi
celui qui a un soi, seul peut sortir de chez soi celui qui a un chez
soi230. Le cyberespace, l'espace virtuel des techniques multimédias,
montre comment, ainsi que l'avait deviné Hannah Arendt, espace
privé et espace public peuvent disparaître conjointement. Si nous
n'avons plus de maison et si, comme le proclament les utopies de la
technologie, le monde est notre maison, alors nous aurons plus ni
monde ni maison.
Par ailleurs, la personnalisation est devenue un impératif social, une
norme. Or, toute norme sociale est par définition impersonnelle. La
recherche du soi devient ainsi aporétique. La recherche conjointe et
presque toujours contradictoire de l'authenticité personnelle et de
l'estime des autres fait la conscience clivée des modernes231.
Le concept de résilience232 en psychologie témoigne pour la
puissance du moi propre, capable de surcompenser ses malheurs. Mais
les discours autour de la résilience témoignent des illusions dans
lesquelles la société actuelle veut s'entretenir. Richard Sennett a parlé
de « tyrannies de l'intimité ». La tyrannie de l'intimité réside dans la
psychologisation du social : désormais, ce qui est social est mesuré à
l'aune du psychologique233. Le Moi, répète Levinas, est vulnérabilité.
Comment le sujet peut-il dans son immanence à soi-même et en vertu
précisément de cette immanence, apparaître comme le domaine
originaire dans lequel vit le mouvement constitutif de toute
transcendance ? La subjectivité peut-elle se transcender ?234 Ne
230
. On peut voir dans la xénophobie une formation réactionnelle à la disparition du privé.
. Les psychologues ont observé que les individus victimes de l'insomnie sont ceux qui vivent de
manière contradictoire la dualité de leur subjectivité et de leur moi social. Pour se risquer au
sommeil comme à l'amour, il faut accepter de perdre les repères que nous donne le corps tout en
sachant qu'on les retrouvera.
232
. Un corps résilient est celui qui reprend sa structure après un choc. Le psychanalyste René Spitz
a décrit les différents stades psychiques par lesquels passent les enfants abandonnés : protestation,
désespoir, indifférence, guérison.
233
. R. Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, op. cit. p. 274. Mais l'on pourrait, à l'inverse, pointer
une sociologisation du psychique non moins inquiétante dans son déni. Il existe dans le contexte
actuel une tendance à la dépsychologisation du social. Ainsi parle-t-on de plus en plus de « cas
sociaux » et de moins en moins de « cas psychologiques », ainsi les SDF ne sont-ils plus reconnus
pour ce qu'ils sont en réalité dans la plupart des cas : des malades mentaux.
234
. Les addictions montrent l'impossibilité d'une prise complète de soi sur soi : le drogué est
esclave de lui-même, qu'il dépende d'un produit, d'une activité ou d'une personne.
231
55
s'emporte-t-elle pas toujours dans son mouvement de transcendance ?
Peut-être la mort est-elle la seule véritable transcendance. Sous le
culte du moi exacerbé du dandy ou du décadent, et à présent de
l'individu néolibéral gestionnaire de sa propre existence, perce une
grande désespérance. Le culte ne va pas sans quelque perte
d'évidence. Il témoigne aussi de ce grand tournant historique qui vit
l'homme prendre la place de Dieu.
On comprend dès lors que le mal moderne par excellence, qui
affecte le sujet, n'est plus, comme l'a montré le sociologue Alain
Ehrenberg, la névrose, mais la dépression. Alors que le névrosé
souffre de refoulement, le déprimé souffre de dépréciation. La
dépression est « une maladie de la responsabilité dans laquelle domine
le sentiment d'insuffisance. Le déprimé (...) est fatigué d'avoir à
devenir lui-même »235. Alors que le névrosé a des désirs trop grands,
le déprimé a des capacités trop petites. le névrosé vit dans une société
répressive, le déprimé vit dans une société où, si rien n'est plus
vraiment interdit, rien n'est plus possible. Dans la société
contemporaine, « l'individu est confronté à une pathologie de
l'insuffisance plus qu'à une maladie de la faute »236. Ainsi Pierre Janet
reprend-il le dessus sur Freud : la psychologie de l'homme moderne
est celle de l'insuffisance, et non celle de la culpabilité. Le premier
signe de cette insuffisance est celle d'une souffrance sans objet. La
subjectivité moderne souffre sans qu'elle puisse dire de quoi. En fait,
elle souffre d'elle-même. Lévi-Strauss disait que tout se passe comme
si, dans notre civilisation, chaque individu avait sa propre personnalité
pour totem237.
Le droit est aujourd'hui pris dans cette contradiction : d'un côté, il
tend à protéger l'intimité comme l'espace symbolique de la liberté
personnelle238, mais d'un autre côté, il tend à la détruire comme le
refuge possible des différentes formes de la délinquance et de la
criminalité modernes. Par ailleurs, certains auteurs ont contesté le
bien-fondé de la notion de sujet de droit : selon eux, le droit ne
connaît pas de sujets mais seulement des attributaires. C'est une erreur
de croire que l'attribution d'un droit à une personne procède selon la
même forme logique que l'attribution d'une qualité à une substance.
Le verbe « attribuer » est équivoque239.
235
. A. Ehrenberg, La Fatigue d'être soi, Odile Jacob, 1998, p. 10.
. Ibid., p. 15.
237
. L'imaginaire est devenu tout-puissant. Significativement, en littérature, l'autofiction a remplacé
l'autobiographie.
238
. Voir le processus de victimisation.
239
. Il faut noter qu'en matière de droit le sujet n'implique pas la subjectivité. C'est ce que montrent
les collectifs et les impersonnels. L'État est sujet de droit, il possède des forêts et on peut attenter à
ma sûreté, mais il ne peut pas dire : « je possède un domaine », « on a attenté à la sûreté ».
236
56
Le sujet est-il, pour détourner une formule de Sartre, « une passion
inutile » ? Dans ses Lettres sur le dogmatisme et le criticisme,
Schelling faisait observer cette autocontradiction dans laquelle tombe
le sujet lorsqu'il pense sa propre disparition : il faut qu'il soit toujours
là. La « crise des sciences européennes », selon Husserl, qu'on ne peut
certes pas soupçonner de psychologisme, vient de leur oubli de la
subjectivité, et donc d'un défaut de réflexivité. Mais ce que la science
appelle « l'observateur », si c'est un sujet quelconque, un sujet idéal,
est un sujet tout de même. Bruce Bégout formule cette hypothèse : et
si l’asubjectivité du corps, de l'inconscient, du langage n'était qu'une
infrasubjectivité ? Il faut, dit-il, distinguer l'absence de sujet et le sujet
non encore révélé à lui-même240. On ne peut imaginer une société sans
la possibilité de l'imputation. Que l'imputation soit un type
d'attribution montre bien que c'est toujours de sujet qu'il s'agit241. «
Nous avons (…) besoin d'un concept de sujet en philosophie, écrit
Vincent Descombes, parce que nous en avons tout d'abord besoin dans
nos pratiques langagières ordinaires. Posséder un concept de sujet,
c'est être capable de poser la question ‘Qui ?’ »242. Ce concept
actanciel (et non substantiel) de sujet est rendu par l'expression qui
donne son titre à l'ouvrage de Vincent Descombes : le complément de
sujet.
*
Voir aussi
L'activité. L'affectivité. L'aliénation. Autrui. La conscience. La croyance. Le
désir. Le devoir. Les droits de l'homme. L’être humain. L'éthique. L'existence.
L'identité. L'inconscient. L'individu. Le langage. La liberté. La mémoire. Le
monde. La morale. L'objet. La passion. La personne. Le racisme. La
responsabilité. La sexualité. La substance. La tolérance. La volonté.
*
Bibliographie
R. Descartes, Méditations métaphysiques.
John Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, « Identité et différence ».
David Hume, Traité de la nature humaine I, IV, VI, « De l'identité personnelle »,
240
. B. Bégout, Pensées privées. Journal philosophique (1998-2006), Jérôme Millon, 2007, p.
198.
241
. B. Bégout, qui parle d’ « égocide » à propos de la tendance à l'éradication du sujet, fait
remarquer que « le seul et unique sujet qui a grâce aux yeux des contemporains est le témoin et
le responsable, à savoir celui dont tout le sens provient de ce qui lui arrive et dont il a à
répondre » (ibid., p. 30).
242
. V. Descombes, Le Complément de sujet, Gallimard, 2004, p. 115.
57
trad. P. Saltel, GF-Flammarion, 1995, p. 342-355.
Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon
Hume, PUF, 1953.
E. Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Des
paralogismes de la raison pure.
S. Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques, trad. fr., « Tel »,
Gallimard, 1989, p. 125-243.
Max Stirner, L’Unique et sa propriété et autre textes, trad. fr., L’Âge d'homme,
1972.
E. Husserl, - Recherches logiques, tome II, trad. H. Elie, PUF, 1962.
- Méditations cartésiennes, Première méditation, § 10-11.
Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient
freudien », Écrits, Seuil, 1966, p. 793- 827.
Jacques Bouveresse, Le Mythe de l'intériorité, Les Éditions de Minuit, 1976.
Richard Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, trad. fr., Seuil, 1979.
Yves Charles Zarka, L’Autre voie de la subjectivité, Beauchesne, 2000.
Stéphane Chauvier, Dire « je ». Essai sur la subjectivité, Vrin, 2001.
Michel Foucault, « Subjectivité et vérité », Dits et Écrits II, 1976-1988, « Quarto
», Gallimard, 2001.
Michel Foucault, - Histoire de la sexualité III, Le souci de soi, « Tel », Gallimard,
2009, p. 53-131.
- « Les techniques de soi », Dits et Écrits II, 1976-1988, «
Quarto », Gallimard, 2001, p. 1602-1632.
Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Seuil, 1983.
Daniel Madelenat, L'intimisme, PUF, 1989.
Jean-Pierre Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », in
Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1996, p. 355-370.
Vincent Descombes, Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d'agir de soimême, Gallimard, 2004.
Michel Henry, Phénoménologie de la vie, tome II, De la subjectivité, PUF, 2011.
Jocelyn Benoist, « La subjectivité », in Notions de philosophie II, dir. Denis
Kambouchner, Gallimard, 1995.
Étienne Balibar, Barbara Cassin et Alain de Libera, « Sujet », in Vocabulaire
européen des philosophies, direction B. Cassin, Seuil/Le Robert, 2004, p. 12331254.
58
Téléchargement