Notes de cours, M. Maesschalck
111
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
DES TEMPS MODERNES
(FILO 1470)
Notes de Marc Maesschalck
(2003-2004)
Introduction à la philosophie de Kant
Kant face à sa réception
Dès 1787
1
, Kant réagit à une interprétation restrictive de la
Critique de la raison pure qui tend à mettre en exergue son
phénoménalisme. Une comparaison des Préfaces aux deux
éditions est très éclairante
2
sur ce point. Kant situe d'abord son
entreprise par rapport à la logique pure, dans le cadre général d'une
histoire du progrès scientifique
3
. D'une part, la logique est un
modèle, car elle présente une théorie certaine et achevée depuis
Aristote
4
. D'autre part, elle est insuffisante pour définir la
connaissance, car la raison y fait abstraction de tout objet. Sa
réussite est précoce parce que la raison s'y retrouve
1
Date de la seconde édition de la Critique de la raison pure. La première
datait de 1781.
2
Eric WEIL invite à ce travail dans son article intitulé: Penser et connaître,
la foi et la chose-en-soi, in Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1970, pp. 15 à 21.
3
Alors que la première Préface situait immédiatement le projet de la
Critique dans l'histoire de la métaphysique, hier reine des sciences (sous le
despotisme dogmatique) aujourd'hui méprisée (dans l'indifférentisme) après une
brève victoire de la physiologie de l'entendement humain de Locke. Cf. Critique de
la raison pure, trad. de Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., Paris, 1950; pp. 5 et 6
(Nous employerons le sigle K.R.V.).
4
Cf. K.R.V., op. cit., p. 15.
Notes de cours, M. Maesschalck
112
immédiatement. Ce n'est que plus tard que la raison parviendra
à se saisir médiatement dans la connaissance objective, en
mathématique, puis en physique. Il faudra une véritable
découverte, un renversement des perspectives pour que le sujet
décide d'interroger le donné, de prévoir ses réactions, de
déterminer l'objet par des représentations. La raison découvre ainsi
progressivement qu'elle ne peut rien recevoir qu'elle ne soit
d'abord préparée à le recevoir. L'objet présuppose toujours un acte
de visée, une prise de conscience, une unité aperceptive.
L'apriorité définit l'exercice de la connaissance. Par son travail a
priori, la raison constitue son milieu de réception. Elle conçoit a
priori son champ possible d'intégration.
L'expérience mathématique et physique tient ici lieu de
parabole ou d'analogie pour la révolution à opérer en
métaphysique. Il y a aussi une découverte à faire dans le champ
spéculatif. Il faut oser en métaphysique comme Copernic a osé en
physique: prouver par l'expérience ce qu'on ne peut théoriquement
tenir qu'à titre d'hypothèse. En transposant, on obtient: réaliser
pratiquement ce que l'on ne peut déterminer théoriquement, mais
que l'on tient pour possible. "C'est ainsi que les lois centrales des
mouvements des corps célestes convertirent en certitude absolue la
théorie que Copernic n'avait admise tout d'abord que comme
hypothèse, et qu'elles prouvèrent en même temps la force invisible
qui lie le système du monde (l'attraction de Newton) et qui n'aurait
jamais été démontrée si Copernic n'avait pas osé rechercher, d'une
manière contraire au témoignage des sens, mais pourtant vraie,
l'explication des mouvements observés non dans les objets du ciel,
mais dans leur spectateur"
5
.
5
Cf. K.R.V., op. cit., p. 21, note.
Notes de cours, M. Maesschalck
113
L'exigence qu'a suivie Copernic lui a permis d'atteindre la
vérité. Sans ce dynamisme, cette croyance, il n'aurait jamais pu
renverser les illusions produites par l'observation sensible. Avec la
même croyance, il faut pratiquer au renversement de la méthode
en métaphysique, certains que nous atteindrons par une plus
grande clarté, et non le scepticisme absolu. L'instauration critique
sera radicalement positive, jusqu'en sa négation des prétentions
spéculatives
6
! En effet, limiter la connaissance objectivante à
l'expérience n'implique pas l'interdiction absolue d'un dépassement
du sensible. En dénonçant la tendance réificatrice inhérente à notre
entendement, une telle limitation permet, au contraire, une
approche non réductrice du métaphysique. Dans la mesure elle
reconnaît ses limites, la raison théorique peut ouvrir à un autre
ordre de réalité, non soumis celui-ci aux conditions de possibilité
de l'expérience. L'analytique opère la distinction de ces deux
ordres, phénoménal et nouménal, tandis que la Dialectique
confirme, dans les essais de totalisation de la raison, la pertinence
de la distinction. Les apories psychologiques, cosmologiques et
théologiques ne peuvent être dépassées qu'en rappelant la
distinction du phénomène et de la chose-en-soi. Les Idées de la
raison ont, à titre d'hypothèses nécessaires, un rôle régulateur,
heuristique, à l'égard du travail de l'entendement. Elles ne sont en
rien contradictoires avec nos exigences théoriques. Mais elles
échappent à notre détermination phénoménale. L'unité de la
conscience, l'organicité du Monde et leur communauté en Dieu
constituent le fondement nouménal nécessaire de l'expérience,
mais inconnaissable en elle. La solution du problème
métaphysique n'appartient pas à l'expérience, même si le problème
6
Ceci touche le troisième point relevé dans la Déclaration de 1799. La
première Préface insistait plus sur la "déconstruction" de l'illusion métaphysique
pour résister à la "délirante passion de savoir du dogmatisme" (cf. K.R.V., p. 7).
Kant insistait peu alors sur la signification positive de cette limitation.
Notes de cours, M. Maesschalck
114
peut y être posé, car rien de métempirique ne peut être donné. Or
l'homme ne peut, sans une donation, espérer trouver une solution.
Il doit trouver un donné qui lui donne accès au métaphysique, un
domaine rationnel qui pose d'emblée une exigence absolue des
conditions spatio-temporelles. C'est le domaine pratique.
L'exigence morale de sainteté transcende en soi toute expérience
possible et pourtant nous habite, sous-tend notre effort moral, en
nous destinant à travers notre agir à une fin surnaturelle.
Moralement, l'homme se veut lui-même comme être qui dépasse,
dans sa fin, toute fin naturelle. Son effort est de réaliser sa fin et
non de contribuer à une autre fin, de servir de moyen. L'homme est
à soi-même une fin. Il se reconnaît comme être transcendant. A la
manière dont les physiciens ont reconnu, comme acteur principal,
le sujet connaissant, l'homme se découvre métaphysiquement
comme auteur de la loi morale, comme être de liberté, autonomie.
Une telle compréhension de l'homme rend justice au sens
commun et le préserve en même temps des débats d'école qui le
désorientent. Elle reconnaît, en effet, avec le sens commun que
notre expérience concrète, quotidienne, ne peut prétendre légiférer
au-delà de ses limites. Et d'autre part, elle assure à ce même sens
commun que l'humble droiture d'un homme simple est le plus sûr
chemin vers Dieu. Ainsi, "la critique peut seule couper dans leurs
racines le matérialisme, le fatalisme, l'athéisme, l'incrédulité des
libres penseurs, le fanatisme, la superstition, fléaux qui peuvent
devenir nuisibles à tout le monde, enfin l'idéalisme et le
scepticisme qui sont dangereux plutôt pour les écoles et ne
peuvent que difficilement passer dans le public"
7
.
7
Cf. K.R.V., op. cit., p. 26.
Notes de cours, M. Maesschalck
115
Kant dévoile ainsi la visée peut-être la plus profonde de sa
philosophie. Les concepts d'école, les "subtiles spéculations"
8
, ne
peuvent jamais s'adresser aux hommes. Ils restent lettre morte et
manquent par là, non seulement à leur prétention, mais aussi à leur
mission: éclairer l'homme sur son existence, communiquer aux
hommes l'espérance, un sens de la vie. La philosophie kantienne
est traversée par ce respect de l'homme ordinaire. Il faut ouvrir le
chemin d'une croyance accessible à tous. L'écrit sur la Religion se
situe directement dans cette ligne. Il ne consiste pas à réduire la
Religion pour la rendre acceptable par la raison humaine, pour la
subordonner au règne de la raison, le soumettre aux exigences
rationnelles. Cet écrit exprime le souci d'une foi en l'immortalité
accessible à tous ET moralement suffisante. C'est aussi le sens des
dernières lignes de la Déclaration: "Il faut comprendre la Critique
selon la lettre et ne la considérer que du point de vue d'un
entendement ordinaire, mais suffisamment cultivé pour de telles
recherches abstraites"
9
. "Il s'agit donc, commente Eric Weill, du
Weltbegriff, non du Schulbegriff de la philosophie, laquelle est
système non point grâce à une façon de penser particulière, mais
par l'unité purement et universellement humaine qui la constitue
"
10
.
1. La visée kantienne
8
Cf. K.R.V., op. cit., p. 25. C'est le deuxième point relevé dans la
Déclaration de 1799. L'excuse du grand âge, qui empêcherait d'entrer dans les
subtilités scolastiques, voile, poliment, un refus de principe. On rejoint par là aussi
le fil conducteur de la première Préface, l'histoire de la Métaphysique. Le reproche
majeur adressé à cette histoire est la confusion qu'elle a provoqué.
9
Cité par E. WEILL, Problèmes kantiens, op. cit., p. 37, note 17.
10
WEILL E., op. cit., p. 37, note 17.
1 / 49 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !