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HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
DES TEMPS MODERNES
(FILO 1470)
Notes de Marc Maesschalck
(2003-2004)
Introduction à la philosophie de Kant
Kant face à sa réception
Dès 17871, Kant réagit à une interprétation restrictive de la
Critique de la raison pure qui tend à mettre en exergue son
phénoménalisme. Une comparaison des Préfaces aux deux
éditions est très éclairante2 sur ce point. Kant situe d'abord son
entreprise par rapport à la logique pure, dans le cadre général d'une
histoire du progrès scientifique3. D'une part, la logique est un
modèle, car elle présente une théorie certaine et achevée depuis
Aristote4. D'autre part, elle est insuffisante pour définir la
connaissance, car la raison y fait abstraction de tout objet. Sa
réussite est précoce parce que la raison s'y retrouve
1 Date de la seconde édition de la Critique de la raison pure. La première
datait de 1781.
2 Eric WEIL invite à ce travail dans son article intitulé: Penser et connaître,
la foi et la chose-en-soi, in Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1970, pp. 15 à 21.
3
Alors que la première Préface situait immédiatement le projet de la
Critique dans l'histoire de la métaphysique, hier reine des sciences (sous le
despotisme dogmatique) aujourd'hui méprisée (dans l'indifférentisme) après une
brève victoire de la physiologie de l'entendement humain de Locke. Cf. Critique de
la raison pure, trad. de Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., Paris, 1950; pp. 5 et 6
(Nous employerons le sigle K.R.V.).
4 Cf. K.R.V., op. cit., p. 15.
Notes de cours, M. Maesschalck
111
immédiatement. Ce n'est que plus tard que la raison parviendra
à se saisir médiatement dans la connaissance objective, en
mathématique, puis en physique. Il faudra une véritable
découverte, un renversement des perspectives pour que le sujet
décide d'interroger le donné, de prévoir ses réactions, de
déterminer l'objet par des représentations. La raison découvre ainsi
progressivement qu'elle ne peut rien recevoir qu'elle ne soit
d'abord préparée à le recevoir. L'objet présuppose toujours un acte
de visée, une prise de conscience, une unité aperceptive.
L'apriorité définit l'exercice de la connaissance. Par son travail a
priori, la raison constitue son milieu de réception. Elle conçoit a
priori son champ possible d'intégration.
L'expérience mathématique et physique tient ici lieu de
parabole ou d'analogie pour la révolution à opérer en
métaphysique. Il y a aussi une découverte à faire dans le champ
spéculatif. Il faut oser en métaphysique comme Copernic a osé en
physique: prouver par l'expérience ce qu'on ne peut théoriquement
tenir qu'à titre d'hypothèse. En transposant, on obtient: réaliser
pratiquement ce que l'on ne peut déterminer théoriquement, mais
que l'on tient pour possible. "C'est ainsi que les lois centrales des
mouvements des corps célestes convertirent en certitude absolue la
théorie que Copernic n'avait admise tout d'abord que comme
hypothèse, et qu'elles prouvèrent en même temps la force invisible
qui lie le système du monde (l'attraction de Newton) et qui n'aurait
jamais été démontrée si Copernic n'avait pas osé rechercher, d'une
manière contraire au témoignage des sens, mais pourtant vraie,
l'explication des mouvements observés non dans les objets du ciel,
mais dans leur spectateur"5.
5
Cf. K.R.V., op. cit., p. 21, note.
Notes de cours, M. Maesschalck
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L'exigence qu'a suivie Copernic lui a permis d'atteindre la
vérité. Sans ce dynamisme, cette croyance, il n'aurait jamais pu
renverser les illusions produites par l'observation sensible. Avec la
même croyance, il faut pratiquer au renversement de la méthode
en métaphysique, certains que nous atteindrons par là une plus
grande clarté, et non le scepticisme absolu. L'instauration critique
sera radicalement positive, jusqu'en sa négation des prétentions
spéculatives6! En effet, limiter la connaissance objectivante à
l'expérience n'implique pas l'interdiction absolue d'un dépassement
du sensible. En dénonçant la tendance réificatrice inhérente à notre
entendement, une telle limitation permet, au contraire, une
approche non réductrice du métaphysique. Dans la mesure où elle
reconnaît ses limites, la raison théorique peut ouvrir à un autre
ordre de réalité, non soumis celui-ci aux conditions de possibilité
de l'expérience. L'analytique opère la distinction de ces deux
ordres, phénoménal et nouménal, tandis que la Dialectique
confirme, dans les essais de totalisation de la raison, la pertinence
de la distinction. Les apories psychologiques, cosmologiques et
théologiques ne peuvent être dépassées qu'en rappelant la
distinction du phénomène et de la chose-en-soi. Les Idées de la
raison ont, à titre d'hypothèses nécessaires, un rôle régulateur,
heuristique, à l'égard du travail de l'entendement. Elles ne sont en
rien contradictoires avec nos exigences théoriques. Mais elles
échappent à notre détermination phénoménale. L'unité de la
conscience, l'organicité du Monde et leur communauté en Dieu
constituent le fondement nouménal nécessaire de l'expérience,
mais inconnaissable en elle. La solution du problème
métaphysique n'appartient pas à l'expérience, même si le problème
6 Ceci touche le troisième point relevé dans la Déclaration de 1799. La
première Préface insistait plus sur la "déconstruction" de l'illusion métaphysique
pour résister à la "délirante passion de savoir du dogmatisme" (cf. K.R.V., p. 7).
Kant insistait peu alors sur la signification positive de cette limitation.
Notes de cours, M. Maesschalck
113
peut y être posé, car rien de métempirique ne peut être donné. Or
l'homme ne peut, sans une donation, espérer trouver une solution.
Il doit trouver un donné qui lui donne accès au métaphysique, un
domaine rationnel qui pose d'emblée une exigence absolue des
conditions spatio-temporelles. C'est le domaine pratique.
L'exigence morale de sainteté transcende en soi toute expérience
possible et pourtant nous habite, sous-tend notre effort moral, en
nous destinant à travers notre agir à une fin surnaturelle.
Moralement, l'homme se veut lui-même comme être qui dépasse,
dans sa fin, toute fin naturelle. Son effort est de réaliser sa fin et
non de contribuer à une autre fin, de servir de moyen. L'homme est
à soi-même une fin. Il se reconnaît comme être transcendant. A la
manière dont les physiciens ont reconnu, comme acteur principal,
le sujet connaissant, l'homme se découvre métaphysiquement
comme auteur de la loi morale, comme être de liberté, autonomie.
Une telle compréhension de l'homme rend justice au sens
commun et le préserve en même temps des débats d'école qui le
désorientent. Elle reconnaît, en effet, avec le sens commun que
notre expérience concrète, quotidienne, ne peut prétendre légiférer
au-delà de ses limites. Et d'autre part, elle assure à ce même sens
commun que l'humble droiture d'un homme simple est le plus sûr
chemin vers Dieu. Ainsi, "la critique peut seule couper dans leurs
racines le matérialisme, le fatalisme, l'athéisme, l'incrédulité des
libres penseurs, le fanatisme, la superstition, fléaux qui peuvent
devenir nuisibles à tout le monde, enfin l'idéalisme et le
scepticisme qui sont dangereux plutôt pour les écoles et ne
peuvent que difficilement passer dans le public"7.
7
Cf. K.R.V., op. cit., p. 26.
Notes de cours, M. Maesschalck
114
Kant dévoile ainsi la visée peut-être la plus profonde de sa
philosophie. Les concepts d'école, les "subtiles spéculations"8, ne
peuvent jamais s'adresser aux hommes. Ils restent lettre morte et
manquent par là, non seulement à leur prétention, mais aussi à leur
mission: éclairer l'homme sur son existence, communiquer aux
hommes l'espérance, un sens de la vie. La philosophie kantienne
est traversée par ce respect de l'homme ordinaire. Il faut ouvrir le
chemin d'une croyance accessible à tous. L'écrit sur la Religion se
situe directement dans cette ligne. Il ne consiste pas à réduire la
Religion pour la rendre acceptable par la raison humaine, pour la
subordonner au règne de la raison, le soumettre aux exigences
rationnelles. Cet écrit exprime le souci d'une foi en l'immortalité
accessible à tous ET moralement suffisante. C'est aussi le sens des
dernières lignes de la Déclaration: "Il faut comprendre la Critique
selon la lettre et ne la considérer que du point de vue d'un
entendement ordinaire, mais suffisamment cultivé pour de telles
recherches abstraites"9. "Il s'agit donc, commente Eric Weill, du
Weltbegriff, non du Schulbegriff de la philosophie, laquelle est
système non point grâce à une façon de penser particulière, mais
par l'unité purement et universellement humaine qui la constitue
"10.
1. La visée kantienne
8
Cf. K.R.V., op. cit., p. 25. C'est le deuxième point relevé dans la
Déclaration de 1799. L'excuse du grand âge, qui empêcherait d'entrer dans les
subtilités scolastiques, voile, poliment, un refus de principe. On rejoint par là aussi
le fil conducteur de la première Préface, l'histoire de la Métaphysique. Le reproche
majeur adressé à cette histoire est la confusion qu'elle a provoqué.
9 Cité par E. WEILL, Problèmes kantiens, op. cit., p. 37, note 17.
10
WEILL E., op. cit., p. 37, note 17.
Notes de cours, M. Maesschalck
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La Préface de 1787 à la Critique de la raison pure ramène à
l'essentiel de la visée kantienne, la question de l'homme. Nous
trouvons dans cette question le point de départ qui rend possible
l'interrogation elle-même, que pouvons-nous connaître? Et nous y
trouvons également le point d'arrivée, le point de convergence de
l'effort moral, la cité des fins, la béatitude espérée de Celui qui
justifie. Enfin, c'est le chemin du point de départ à l'arrivée que
nous découvrons encore en nous par notre faculté proprement
humaine de nous conformer à une finalité sans fin déterminable,
inconnue, mais attirante pour nous (beauté) ou en soi (téléologie).
Nous sommes capables de nous conformer à une chose, sans
certitude, sans objectif précis, gratuitement. Nous sommes des
êtres de croyances. Kant va ainsi sonder la question de l'homme,
certain d'adopter par là un point de vue que tous peuvent partager
et qui offre un chemin certain.
A chaque étape de son questionnement, Kant dévoile des
dimensions secrètes de l'homme. Au niveau de la connaissance, il
pose à l'articulation de l'intuition pure et des concepts vides de
l'entendement la fonction schématique de l'imagination. "Ce
schématisme de notre entendement, écrit-il, relativement aux
phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les
profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile
d'arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l'exposer à
découvert devant les yeux"11. A ce point difficile, Kant atteint la
forme unifiée et le dynamisme unitaire de notre entendement. Une
fois développée cette fonction d'intégration, la mise-en-série de
l'entendement pourrait-on dire, il pourra situer l'exigence propre de
la raison, la totalisation, dans son rôle heuristique. Au niveau de
l'action, l'approche du sentiment moral témoigne aussi d'une
11
Cf. K.R.V., op. cit., p. 153.
Notes de cours, M. Maesschalck
116
profonde pénétration de la question de l'homme. Le respect n'est
pas seulement une impression (empirique) d'humiliation devant la
droiture d'un homme simple. C'est plus fondamentalement un sens
du devoir qui soutient l'effort moral jusque dans l'adversité. Enfin,
les réflexions sur la forme pure de la finalité, au niveau des
jugements réfléchissants, subjectif et objectif, font retour sur les
niveaux précédents pour mettre en lumière le libre jeu de
l'imagination et de l'entendement, et la force de la croyance,
comme une "force invisible qui lie le système du monde"12, la
Nature et la liberté.
Cette méditation continue sur la question de l'homme,
découvre sa destination surnaturelle, sous forme d'une exigence
présente aussi bien dans le travail de l'entendement qu'au
fondement de l'agir moral. Cette exigence qu'il sent présider à sa
destinée, il sait qu'elle dépasse les possibilités de sa connaissance
empirique comme de son agir quotidien. Elle est plutôt comme
une limite que tentent de cerner toujours mieux, à leur niveau,
l'approche théorique et l'approche pratique. L'homme se détermine
donc en fonction d'une exigence irréductible; son dynamisme
intellectuel et moral est extensif. Il vise une fin transcendante,
c'est-à-dire indéterminable dans le champ de l'expérience actuelle,
mais cependant possible. La nature devrait s'accomplir dans l'agir
humain qui la transcende en posant sa liberté. Et la liberté devrait
mener le règne naturel jusqu'au Royaume des Esprits, jusqu'à la
cité éternelle où l'homme est justifié et en lui le monde sauvé. Une
telle espérance n'est justifiable que d'un Dieu Tout-Puissant,
omniscient, etc13, qui permette à l'agir soumis aux lois de
l'expérience d'atteindre effectivement à sa fin morale. C'est Dieu
comme Auteur du monde et de la loi morale que vise le jugement
12
13
Cf. K.R.V., op. cit., p. 21, note.
Cité par Eric Weil, op. cit., p. 20, note 5.
Notes de cours, M. Maesschalck
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téléologique. Il réfléchit ainsi la prédestination de l'homme
inhérente à sa destinée, son espérance. L'unité de l'acte divin rend
possible toute justification par la justice même de Dieu (la seule
possible) qui unit par avance la Nature et la liberté14. Cette idée
d'un Etre suprême reconduit l'homme à son expérience. C'est par
son effort moral dans le monde qu'il peut espérer un jour être
justifié par Dieu, par ce surcroît divin qui seul peut ramasser nos
miettes de justice pour les prendre en lui. Deux maximes peuvent
résumer l'appel souverain qui préside à notre destinée: "Fais ce qui
peut te rendre digne d'être heureux" et "espère"15. "C'est donc,
conclut Kant, une idée pratiquement nécessaire de la raison que de
se regarder comme faisant partie du règne de la grâce, où toute
félicité nous attend, à moins que nous restreignions nous-mêmes
notre part de bonheur, en nous rendant indignes d'être heureux"16.
L'homme conjoint "l'espoir d'être heureux" et "l'effort incessant"17.
Comme disait Ricoeur18, il peut être parce qu'il lui est donné d'être
possible. L'exigence, reçue intimement, d'une action sainte dans le
monde est corrélative de l'espérance d'être justifié, car la certitude
d'une action en parfaite correspondance à l'exigence de sainteté
14
Cf. K.R.V., op. cit., p. 546 "(...) ni la nature des choses du monde, ni la
causalité des actions elles-mêmes et leur rapport à la moralité ne déterminent la
manière dont leurs conséquences se rapportent au bonheur, et la raison si l'on
prend simplement la nature pour fondement, ne saurait reconnaître la liaison
nécessaire, dont nous avons parlé, qui existe entre l'espoir d'être heureux et l'effort
incessant qu'on fait pour se rendre digne du bonheur, mais elle ne peut l'espérer
qu'en posant en principe, comme cause de la nature, une raison suprême qui
commande suivant les lois morales".
15 Cf. K.R.V. op. cit., p. 545.
16
Cf. K.R.V., op. cit., p. 547.
17 Cf. K.R.V., p. 546.
18 Cf. RICOEUR P., La foi soupçonnée, in Recherches et Débats (Foi et
religion. Semaine des Intellectuels Catholiques 1971), 19 (
Cité par Theoneste NKERAMIHIGO, L'homme et la transcendance selon Paul
Ricoeur, essai de poétique dans la philosophie de Paul Ricoeur, Lethielleux Paris, Culture et Vérité - Namur, Le Sycomore, 1984, p. 187.
Notes de cours, M. Maesschalck
118
signifierait pour l'homme la pure vision de son essence morale, ou
plus simplement, une capacité d'auto-justification qui supprimerait
la tension morale. Ce n'est que dans la mesure où l'homme
demeure incapable de se justifier qu'il peut rester ce qu'il est
jusqu'au bout, même et précisément s'il est justifié par Dieu, par
Dieu seulement et non par lui. L'homme ne peut se construire un
autre monde que celui qui lui est donné. C'est dans ce monde qu'il
doit répondre à l'exigence infinie de sa liberté. Il doit travailler à la
venue du Royaume. C'est l'idée d'un "corpus mysticum des êtres
raisonnables, dans le monde sensible, en tant que leur libre arbitre,
sous l'empire des lois morales, a en soi une unité systématique
universelle aussi bien en lui-même qu'avec la liberté de tout
autre"19.
La portée de cette théologie morale est donc strictement
immanente20. Elle ne constitue pas la révélation d'un objet
métempirique, une sorte d'illumination, mais engage à
l'instauration patiente d'un règne de bonté. Nous trouvons ainsi
une certitude d'ordre moral, accessible à tous et suffisante pour la
bonne conduite de la vie. Une telle foi est seulement morale, sans
risque de confusions doctrinales autour d'un objet soi-disant
révélé. "De cette manière, malgré la ruine de tous les desseins
ambitieux d'une raison qui s'égare au-delà des limites de toute
expérience, il nous reste encore de quoi avoir lieu d'être satisfaits
au point de vue pratique"21. La grâce, en tant que don surnaturel,
n'est pas à rejeter. Elle reste possible. Mais elle ne peut fonder la
fidélité de l'homme à son effort moral. La suspension de toute
moralité possible à la grâce de Dieu, dispenserait l'homme d'aller
au bout des exigences qui lui sont propres, naturellement données.
19
Cf. K.R.V., op. cit., p. 545.
Cf. K.R.V. op. cit., p. 551.
21 Cf. K.R.V., op. cit., p. 556.
20
Notes de cours, M. Maesschalck
119
Pour qu'un réel effort moral puisse traverser la vie de l'homme, il
doit agir comme si tout dépendait de lui ("fais ce qui peut te rendre
digne d'être humain") et espérer qu'il sera justifié (et "espère"). La
raison ne peut compter que sur ce qui lui est effectivement donné
comme possible dans l'expérience. Elle n'a pas d'autre point de
départ.
2. Une conception de l’homme
La tension constitutive de l'être humain, mise en évidence
par la philosophie transcendantale, est liée au présupposé
anthropologique et (de là) méthodologique de cette philosophie.
L'homme reçoit son point de départ (la matière de la critique)
comme un fait de raison. Il est essentiellement en rapport à un
donné. Sa connaissance n'est déterminable et déterminante qu'en
fonction d'une expérience possible. Partant de ce donné, l'homme
peut tenter de rejoindre, par voie de nécessité, les conditions de
possibilité de son rapport à l'expérience. Sa démarche est alors
DISCURSIVE. L'intuition est strictement rapport immédiat à
l'expérience. Tout rapport médiat s'effectue par voie de concepts22.
Dans ce sens, la position de l'aperception originaire de la
conscience est indissociablement l'appréhension d'une forme
synthétique accompagnant toute représentation possible d'objet.
On peut déduire (c'est-à-dire montrer la légitimité de) l'acte
originaire de conscience, mais jamais le poser absolument comme
objet d'intuition, c'est-à-dire comme auto-position immédiate de
soi par soi. Chaque idée transcendantale constitue un détour par
rapport à l'expérience possible, une sorte de relation au second
degré, à l'envers de l'aperception naturelle, purement
problématique. Elle apparaît comme une surdétermination de
22
Cf. K.R.V., op. cit., p. 266.
Notes de cours, M. Maesschalck
120
l'activité schématique de l'entendement. La synthèse catégoriale de
l'entendement ajoute l'unité au divers donné de l'intuition. Elle
constitue l'objet23 et rend possible l'intégration du donné à l'unité
de la conscience. Cette unification n'est donc pas immédiate mais
doit toujours être soumise aux synthèses singulières, c'est-à-dire "à
la condition sous laquelle je peux seulement les attribuer, comme
mes représentations à mon moi identique et, par conséquent, les
saisir comme liées toutes ensemble dans une aperception sous
l'expression générale: je pense"24. La relation à l'identité de la
conscience est donc médiate, atteinte secondement comme ce qui
accompagne les synthèses singulières, un "surplus" de "l'unité
ajoutée" par la synthèse conceptuelle. Elle vient nécessairement
s'ajouter comme condition universelle de liaison dans la liaison
particulière et par elle seulement. On pourrait dire que la liaison
particulière est le ratio cognoscendi de la liaison universelle,
laquelle est ratio essendi de la liaison particulière. "Nous avons
conscience a priori de l'identité universelle de nous-mêmes par
rapport à toutes les représentations qui ne peuvent jamais
appartenir à notre connaissance, comme d'une condition nécessaire
de la possibilité de toutes les représentations (puisqu'elles ne
représentent en moi quelque chose qu'à la condition de faire partie,
avec tout le reste, d'une seule conscience, par conséquent de
pouvoir au moins y être liée)"25. Si l'on peut parler ici d'acte
synthétique originaire, ce n'est donc pas en fonction d'une intuition
qui y correspondrait, mais seulement à partir de faits de
consciences, d'une connaissance objective en acte qui laisse
supposer une unité originaire de conscience au moins en puissance
actuée en chaque synthèse singulière. "Il n'est même pas question
de la réalité de cette conscience; mais la possibilité de la forme
23
Cf. K.R.V., op. cit., B pp. 115-116.
Cf. K.R.V., op. cit., B p. 116.
25 Cf. K.R.V., op. cit., A pp. 130-131.
24
Notes de cours, M. Maesschalck
121
logique de toute conscience repose nécessairement sur le rapport à
cette perception comme à un pouvoir"26.
La conscience humaine est toujours réceptrice et spontanée.
Elle ne se donne pas à elle-même (elle ne produit pas) la matière
de sa réflexion, pas plus qu'elle ne produit les conditions de
réalisation de son action. De part et d'autre (théoriquement et
pratiquement), elle est soumise au donné. Elle ne peut concevoir
sans recevoir et elle ne peut être libre sans se soumettre. Son
rapport à l'expérience est toujours médiat, schématique, relation du
concept et de l'intuition, de l'intellectuel et de l'empirique, de
l'identité de la conscience à soi-même et de ce qui en est
radicalement différent, de l'homogène à l'hétérogène. C'est cette
tension que tente de manifester Kant dans toute son activité
humaine.
Cette conception schématique du rapport de l'homme à
l'expérience présuppose une donation. Elle se construit sur
l'hypothèse d'une chose donatrice, dont nous ne pouvons rien dire
sinon constater le fait de notre réception. Quand nous parlons de
réception, nous avons déjà posé les conditions de
phénoménalisation. Nous n'appréhendons que ce qui s'est
manifesté dans le cadre spatio-temporel de notre expérience. Le
phénomène est témoin, négativement d'une chose qui en fournit la
matière. L'Erfahrung, chez Kant, enveloppe toujours un donné
irréductible, un fond, un point de départ, qui inaugure la
représentation indépendamment d'elle-même27. C'est le noumène
négatif qui accompagne la connaissance positive de tout
phénomène et donc aussi du Moi empirique. L'homme se reçoit
toujours de l'expérience. Il se découvre à partir de sa position
26
27
Cf. K.R.V., op. cit., A p. 131, note.
Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., p. 84.
Notes de cours, M. Maesschalck
122
spatio-temporelle. La chose-en-soi constitue une sorte de point
limite, de frontière permanente, une "extériorité" idéale, c'est-àdire que je ne peux intégrer à mon expérience mais qui la fonde.
"La conscience de mon existence dans le temps est donc
identiquement liée à la conscience d'un rapport à quelque chose
hors de moi (...)"28. La conscience d'un donné permanent pose la
limite idéale entre l'expérience spatio-temporelle et l'acte créateur
qui la fonde, entre une intuition sensible et une intuition
intellectuelle, entre le temps et l'éternité. Cette limite
infranchissable et insaisissable (aporétique) pourrait être figurée
(métaphoriquement) par le présent: éternel présent de l'intuition
créatrice, présent qui est don et présent instantané, succession des
maintenant, déconstruit par les appréhensions successives et
reconstruit schématiquement par la recognition. C'est le lieu, pour
la connaissance, d'une "zone intermédiaire entre l'objectivité
pleine, celle de l'Erfahrung, et l'inobjectivité totale, comme serait
celle de l'"apparence transcendantale" (Schein) ou des produits
bruts d'association"29. Rien, en fait, ne prouve l'impossibilité de
cette position intermédiaire entre la sensation et l'intuition
créatrice. Elle est problématique, ni pleine objectivité, ni pure
illusion. C'est la frontière entre l'intellectualisme de Leibniz et le
sensualisme de Locke30. Du point de vue du moi, cette position
frontière signifie que le moi empirique n'a pas à lui seul sa propre
et ultime vérité mais qu'il est conditionné par une unité supérieure,
permanente, qui le soutient mais n'a d'autre réalité que lui. "Le moi
transcdendantal, conçu, par delà les catégories, comme spontanéité
originaire, comme suprême condition a priori, unique et
inconditionnée, pourrait, à la rigueur, n'être rien en soi qu'une
interprétation problématique, en termes subjectifs, de l'unité
28
Cf. K.R.V., op. cit., Préface B, p. 28.
Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., p. 82.
30 Cf. K.R.V., op. cit., p. 238.
29
Notes de cours, M. Maesschalck
123
abstraite de la conscience comme telle (...); quelque chose comme
la limite idéale, irréelle, de la convergence des fonctions
catégoriales"31. La conception du noumène demeure
théoriquement négative, un possible vide. L'homme se connaît
empiriquement comme être soumis aux lois de l'expérience
sensible, mais cette connaissance présuppose à son fondement une
unité synthétique qu'elle ne peut atteindre en soi.
Ce n'est que pratiquement que l'homme trouve un sens
positif pour le noumène. L'acte libre vient remplir le vide ménagé
dans la raison théorique pour la raison pratique. La solution de
l'antinomie entre l'intellectualisme et la sensualisme est un acte de
liberté. Autrement dit: la question de l'absolu n'a de solution que
morale, dans l'ordre de l'effort (tendance) et de la croyance.
L'homme se connaît empiriquement mais il agit librement,
il se détermine en dehors des conditions spatio-temporelles, par
rapport à la loi éternelle de moralité. L'agir éclaire par sa liberté le
monde nouménal. La liberté apparaît comme le seul fondement
positif possible pour fonder les autres idées de la raison, car elle
peut intervenir dans l'expérience, commencer, ouvrir une série.
Elle n'est pas conditionnée a priori, mais peut se déterminer
uniquement par rapport au devoir. Il reste ainsi toujours à l'homme
une possibilité irréductible de conversion.
Cependant la liberté est immédiatement confrontée au sein
de son autodétermination (toujours à nouveau possible) à
l'inadéquation du désir naturel à la volonté morale. L'épreuve
originaire de la liberté est la découverte de cette inadéquation, la
"chute" de l'état d'innocence, l'être-au-monde. Ce mal premier,
31
Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., p. 99.
Notes de cours, M. Maesschalck
124
originaire, ne signifie pas pour autant une condamnation radicale
de la liberté asservie à ses penchants, plongée dans la
contradiction entre la félicité et le devoir32. Il n'est qu'un point de
départ, une origine, pleine d'une promesse de conversion, d'un
progrès. Le Mal radical n'apparaît pas encore à l'origine. Il va
"grandir", abonder. Le Mal du Mal, le Mal total, c'est le désir qui
naît en l'homme d'une réconciliation absolue, dans son expérience,
de son devoir et de son bonheur. C'est la volonté d'un objet total de
la raison pratique. C'est vouloir Dieu lui-même, comme déjà la
raison théorique avait tenté de chosifier, de posséder
l'Inconditionné. La raison veut voir Dieu.
Heureusement, pourrait-on dire (felix culpa), l'objet de son
désir est intrinsèquement antinomique. Le Mal est une pathologie
de l'espérance33. Dieu est inéluctablement au-delà, insaisissable,
transcendant. Ce dépassement dialectique de toutes les antinomies
kantiennes, libère l'espérance de l'homme et renforce sa croyance.
Dieu dépasse infiniment toutes nos justices. Il est seul maître de la
vie; lui seul justifie. Nature et Liberté ne constituent que les
termes d'une opposition relative, dans laquelle Dieu ne peut entrer.
Seule l'unité a une valeur absolue. Mais nous ne pouvons y
atteindre; seulement y croire, parce que tout en nous l'exige et que
rien ne la contredit.
Toutes les antinomies kantiennes relèvent du même
mouvement dialectique: tendance réificatrice de la raison liée à
l'entendement, illusion transcendantale et position d'un
transcendant régulateur et dynamisant. Le transcendant ainsi posé
garde une fonction médiatrice pour l'homme qui le présuppose. Il
32 Pour les réflexions sur le Mal, cf. RICOEUR P., Le conflit des
interprétations, Essais d'herméneutique, éd. du Seuil, Paris, 1969, pp. 404 à 415.
33 Cf. P. RICOEUR, op. cit., p. 429.
Notes de cours, M. Maesschalck
125
renvoie aussi bien, dans l'ordre théorique, au travail de
l'entendement, que, dans l'ordre pratique, à l'effort moral. D'une
part, il légitime la croyance de l'homme en une intelligibilité totale
du réel (et donc dans la possibilité d'une connaissance toujours
plus précise) et, d'autre part, il renforce la fidélité de l'homme à
son devoir par la croyance en une transparence parfaite de l'ordre
mondain à la volonté morale de Dieu (et donc dans la possibilité
d'une justification qui accorde à l'homme pécheur le Salut pour
son effort ici-bas). De part et d'autre, l'idée d'une médiation
absolue rend donc possible une croyance recevable par la raison
humaine et à travers elle par l'entendement et l'obéissance morale.
La médiation, comme telle, reste étrangère à l'homme qui ne peut
légitimement (c'est-à-dire à partir de ce qu'il est et peut connaître)
espérer que celle-ci informe réellement sa vie. La grâce est,
strictement parlant, un surcroît. La médiation est une image,
énigmatique et vue comme à travers un miroir, de la fin à laquelle
l'homme est promis, destiné. C'est l'analogon de la fin dernière,
une sorte d'archétype, une tension que l'homme découvre en lui et
dont nul ne sait d'où elle vient et où elle va. "Elle" a pris place
dans l'homme sans que nous comprenions comment la nature
humaine a seulement pu être susceptible de l'accueillir"34. C'est
l'ultime parole de la raison sur l'exigence qu'elle trouve en elle. Le
schématisme de l'entendement qu'elle règle ne lui permet pas
d'aller plus avant, sans transgresser les limites de la connaissance
sensible. De l'au-delà, rien n'est connaissable, sinon qu'il est,
comme au-delà, possible, exigé et finalement espéré. Mais en
aucun cas, il n'est identifiable concrètement, car alors il anéantirait
notre nature en supprimant la tension qui nous constitue.
L'espérance n'est possible que comme manque tendu vers son
remplacement, faute tendue vers le pardon, progrès de l'homme
34
Cf. RICOEUR P., op. cit., p. 415 (note), citant KANT, La religion dans
les limites de la simple raison, p. 85.
Notes de cours, M. Maesschalck
126
vers l'homme, de l'homme connu à l'homme reconnu. Mais
l'espérance ne pourrait s'étendre d'une plénitude à une plénitude,
car l'une et l'autre devraient être identiques (comme plénitude) et
interdiraient l'idée d'un progrès, d'un temps, d'une tension. Une
"tension" de Dieu à Dieu est nécessairement une tension éternelle,
impossible à l'homme et insondable35. Nous touchons notre limite,
celle du temps et de l'éternité. Penser la tension intérieure à Dieu
comme
détermination
de
l'histoire
humaine,
c'est
irrémédiablement annuler la différence entre le naturel et le
surnaturel. Il n'y a pas d'alternative. Espérer Dieu de Dieu est
insensé.
3. Le problème du schématisme
Nous avons tenté dans le paragraphe précédent de montrer
le rôle central du schématisme dans la conception kantienne de
l'homme. Si un problème capital reste ouvert dans la philosophie
kantienne, nous ne pouvons le manquer à cet endroit.
Le schématisme renvoie d'abord aux deux versants de notre
connaissance qui permettent son assomption au cours de notre
déduction: les formes pures de l'intuition et les catégories de
l'entendement. Nous ne considérons donc pas le problème qu'il
pose à la manière de Reinhold, comme un point de vue privilégié
pour saisir l'ensemble. Mais ce n'est qu'en rencontrant les
problèmes déjà posés au niveau de l'intuition pure, puis de la
déduction des catégories, que nous pourrons saisir le problème de
la représentation.Nous serons alors en mesure de comprendre
l'effort fourni par Kant dans ses recherches postérieures aux
35
Cf. le refus de s'engager dans des débats sur la vie intradivine dans l'écrit
sur la religion.
Notes de cours, M. Maesschalck
127
Critiques. C'est aussi dans la mouvance de cette recherche que
nous pourrons trouver le point de départ de Fichte.
3.1. Le temps et l'espace
La déduction objective qui ouvre l'esthétique
transcendantale établit, pour notre connaissance discursive, la
nécessité de formes a priori de la sensibilité36. Kant passe ensuite
aux expositions métaphysiques et transcendantale de l'espace, puis
du temps, sans justification, autre que l'évidence, du privilège de
l'espace-temps pour définir le cadre de l'expérience. Il ne reviendra
qu'indirectement sur la question, en refusant au changement toute
a priorité par rapport à l'expérience. Le changement, comme tout
autre concept de la sensibilité, présuppose quelque chose
d'empirique. Avec l'espace et le temps, on a donc épuisé tout
l'objet possible de l'esthétique transcendantale, en tant que
"science de tous les principes de la sensibilité a priori"37.
Nous constatons ainsi que dès l'Esthétique, Kant interrompt
le mouvement analytique de sa méthode (position de la spécificité
de l'entendement humain - nécessité de formes a priori de la
sensibilité) pour privilégier, dans son exposition, la méthode
synthétique (espace et temps - formes a priori de l'intuition - seules
formes possibles). Il vise moins à montrer la cohérence de la
fonction subjective dans la connaissance (l'immanence totale de la
conscience à soi-même) que l'idéalité de la forme objective. Plus
encore, il évite ainsi de fonder sa démarche sur le présupposé
idéaliste (immanence de la conscience) qui intégrerait le temps et
l'espace comme de simples concepts, alors qu'ils sont des concepts
36
37
Cf. K.R.V., op. cit., pp. 53-54.
Cf. K.R.V., op. cit., p. 54.
Notes de cours, M. Maesschalck
128
de l'intuition, indissociables d'une expérience possible en général.
On ne peut construire le temps et l'espace, les produire, mais
seulement les recevoir comme formes pures de l'intuition sensible.
"Nous avons donc voulu dire, écrit Kant, que toute notre intuition
n'est que la représentation du phénomène, que les choses que nous
intuitionnons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les
intuitionnons, que leurs rapports ne sont pas constitués en euxmêmes tels qu'ils nous apparaissent, et que, si nous faisons
abstraction de notre sujet, ou même seulement de la nature
subjective de nos sens en général, toute la manière d'être
(Beschaffenheit) et tous les rapports des objets dans l'espace et
dans le temps et même l'espace et le temps disparaissent, puisque,
en tant que phénomènes, ils ne peuvent pas exister en soi, mais
seulement en nous"38. Kant définit ainsi négativement le noumène,
comme un donné irréductible à tout a priori logique39, une choseen-soi. De la sorte, il faut dire "que les objets ne nous sont pas du
tout connus en eux-mêmes et que ce que nous nommons objets
extérieurs n'est pas autre chose que de simples représentations de
notre sensibilité dont la forme est l'espace, et dont le véritable
corrélatif, c'est-à-dire la chose en soi, n'est pas du tout connu et ne
peut pas être connu par là! Mais on ne s'en enquiert jamais dans
l'expérience"40. Autrement dit, notre connaissance sensible a
priori, réceptive, ne produit pas la matière de son intuition, mais,
comme structure d'accueil d'un donné, elle présuppose "quelque
chose" qui puisse être donné. L'existence de ce "quelque chose" est
"nécessairement comprise dans la détermination de ma propre
existence et ne constitue avec elle qu'une seule expérience qui
38
Cf. K.R.V., op. cit., p. 68.
Cf. MARECHAL, Le point de départ de la Métaphysique, op. cit.,
Cahier III, La Critique de Kant, l'éd. Universelle, Bruxelles, D.D.B., Paris, 1942,
p. 137.
40
Cf. K.R.V., op. cit., pp. 60 et 61.
39
Notes de cours, M. Maesschalck
129
n'aurait jamais lieu intérieurement, si elle n'était pas en même
temps extérieure (en partie)"41. Kant reçoit ce donné comme un
fait premier, immédiat, purement indéterminé. Il résiste à toute
déduction. "En d'autres termes, écrit Maréchal, Kant a effectué la
déduction de l'objet de notre connaissance, non pas certes quant à
la "matière", ni quant aux "formes d'espace et de temps", mais du
moins quant à la "forme synthétique" qui fait de la représentation
(Vorstellung) un objet (Objekt, Gegenstand)"42. Dans la
constitution de l'objet, les formes pures de l'intuition déterminent
les conditions de possibilité de tout apparaître phénoménal au sein
de la conscience. Par leur travail, un phénomène est représenté.
Ces formes "représentent le premier degré d'unification du
multiple contingent, au sein de l'objet pensé"43. Pour passer du
phénomène à l'objet conscient, une activité purement intellectuelle
doit s'adjoindre à la sensibilité.
3.2. La déduction des catégories
La représentation phénoménale constituait le premier degré
d'objectivité. Pour intégrer dans son unité aperceptive l'objet
phénoménal, la conscience objective ne peut plus se contenter de
recevoir (passivement) une sensation. Elle doit dominer
(activement) le donné phénoménal, l'informer, le régler sur son
unité interne. Les différentes fonctions qui permettent cette
intégration sont appelées catégories. Elles fournissent toutes les
règles des synthèses possibles pour les objets phénoménaux.
41
Cf. K.R.V., op. cit., Préface B, note pp. 28 et 29.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 346.
43
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier III, p. 137.
42
Notes de cours, M. Maesschalck
130
Kant annonce dès sa préface44, qu'il emploiera deux types
de déduction pour étudier les catégories: l'une objective,
essentielle à la Critique, pour établir leur valeur objective, l'autre
subjective, pour montrer la cohérence interne de l'entendement,
comme faculté de connaître. En fait, deux problèmes différents,
l'existence et la recension des catégories, d'une part, leur valeur
objective d'autre part, font face à deux méthodes utilisées
inégalement. La première méthode, la déduction métaphysique45,
est analytique. Elle montre la correspondance nécessaire des
différents types de jugement (les fonctions logiques pures) aux
concepts purs de l'entendement. La seconde méthode, la déduction
transcendantale46, est synthétique. Elle remonte de la diversité des
objets phénoménaux de la sensibilité aux différents types d'unités
possibles à partir de cette diversité. Kant esquisse simplement ce
mouvement et n'entre plus dans le détail du recensement déjà
opéré par la première méthode. Le noeud de la déduction
transcendantale est d'établir la valeur objective des catégories. Les
catégories restent des concepts vides si elles ne sont pas rapportées
au donné intuitif. Mais le donné intuitif n'est connaissable que
lorsqu'il est rapporté aux concepts de l'entendement, subsumé.
C'est ce rapport nécessaire qui définit la connaissance.
La déduction transcendantales recouvre donc plus que le
problème de la valeur objective, annoncé par la Préface. Elle
propose aussi une solution au problème de l'existence (et du
recensement) des catégories. On y trouve ainsi "le principe d'une
exploration systématique de la conscience, par un mouvement
ascendant de synthèse, à partir de la diversité des intuitions pures
44
Cf. K.R.V., op. cit., Préface A, pp. 8 et 9.
Cf. K.R.V., op. cit., pp. 86 à 99.
46
Cf. K.R.V., op. cit., pp. 100 à 146.
45
Notes de cours, M. Maesschalck
131
de la sensibilité"47. Cette exploration a pour objet la possibilité de
la pensée objective.
La seconde source de notre connaissance, la spontanéité de
l'entendement, fournit ainsi une entrée spécifique dans la
démarche critique: comment des objets sont-ils possibles dans une
connaissance discursive? La première source de la connaissance,
l'intuition, avait indiqué une autre voie d'accès: comment un cadre
de l'expérience est-il possible a priori? D'un côté se pose donc la
question des conditions de possibilité de la pensée objective et de
l'autre, de l'expérience48. Ces deux entrées posent la question de la
coïncidence "matérielle", en nous, de la sphère objective et de
l'expérience49. Comme l'entendement humain ne peut produire la
matière de sa connaissance par intuition intellectuelle, il doit
intrinsèquement se rapporter à la source de toute donation
possible, l'intuition pure, comme une forme à son contenu. "S'il en
est ainsi, la Déduction des catégories a pour conclusion légitime la
restriction de l'objet de notre entendement au monde des
phénomènes"50. Kant écrit en effet: "La raison pour laquelle des
concepts purs de l'entendement sont donc possibles a priori et
même, par rapport à l'expérience, nécessaires, c'est que notre
connaissance n'a affaire qu'à des phénomènes dont la possibilité
réside en nous-mêmes, dont la liaison et l'unité (dans la
représentation d'un objet) se rencontrent simplement en nous, par
conséquent, doivent précéder toute l'expérience et la rendre tout
d'abord possible quant à la forme"51.
47
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 26.
Ibid., pp. 78 à 81.
49
Ibid., p. 81.
50
Ibid.
51
Cf. K.R.V. op. cit., p. 146.
48
Notes de cours, M. Maesschalck
132
Deux principes hétérogènes, mais nécessairement
complémentaires, constituent donc la synthèse de notre
connaissance: un sujet transcendantal, unité consciente, et un
donné brut, qui "provoque" l'expérience, la chose en soi. Le
premier plan (sujet transcendantal) fournit la marche de la
méthode analytique qui divise les concepts d'intuition pour y
montrer l'unité synthétique a priori présente en eux. Le second
plan (la chose-en-soi) fournit la marche de la méthode synthétique
qui remonte de l'expérience possible, par la construction logique
de l'objet, à l'unité première d'intégration. La première méthode
part de ce qui est pour conclure au comment. La seconde suit la
construction objective dans ses étapes synthétiques pour conclure
à ce qu'elle est. C'est à la croisée de ces deux chemins que se situe
l'obscurité centrale de la Critique.
3.3. Le schématisme transcendantal
A la suite de la Déduction transcendantale, l'étude des
conditions de possibilité d'application des concepts purs de
l'entendement à la structure a priori de l'expérience suit de
préférence la méthode synthétique, c'est-à-dire "la voie ascendante
de la synthèse des phénomènes"52. Elle donne ainsi la priorité au
comment (wie) pour établir l'existence (dass) des "catégories
schématisées" et leur recensement.
3.3.1. Le rôle du temps
Pour qu'une application, des catégories aux phénomènes
intuitionnés soit possible, il faut trouver un élément médiateur qui
puisse créer une sorte de milieu favorable à la conjonction
52
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 90.
Notes de cours, M. Maesschalck
133
(subsomption) des sources hétérogènes de la connaissance. Cet
élément commun, c'est le temps. L'Esthétique transcendantale le
reconnaît comme forme du sens interne et la Déduction
transcendantale montre son homogénéité à la catégorie en tant
qu'elle est l'unité de la liaison transcendantale des représentations
qu'opère le temps. Ainsi, "à chaque catégorie, considérée comme
fonction partielle de l'unité synthétique de la conscience,
correspond immédiatement une détermination a priori subie par la
forme du temps et s'imposant, par cet intermédiaire, aux
phénomènes"53.
La fonction schématique du temps permet l'application des
catégories à "l'ensemble de toute l'expérience possible"54, mais, en
même temps, elle restreint toute application possible au domaine
sensible. "Les catégories, sans schème, ne sont donc que des
fonctions de l'entendement relatives aux concepts, mais elles ne
représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la
sensibilité qui réalise l'entendement, tout en le restreignant"55. Il
n'y a donc pas d'autre objet possible que de l'expérience. Ce qui
nous conduit à affirmer l'identité nécessaire des "catégories pures"
et des "catégories schématisées". C'est le principe suprême" des
jugements synthétiques: "tout objet est soumis aux conditions
nécessaires de l'unité synthétique du divers de l'intuition dans une
expérience possible"56.
La méthode ascendante rencontre cette restriction et en
prend acte, plus qu'elle ne la déduit. Elle présuppose, en effet, la
53
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier III, p. 176.
Cf. K.R.V., op. cit., p. 155.
55
Cf. K.R.V., p. 156.
56
Ibid., p. 162.
54
Notes de cours, M. Maesschalck
134
déduction du temps. Mais celle-ci n'a jamais été exposée.
L'esthétique transcendantale s'est déclarée incapable d'un tel
travail. Quant à la Déduction transcendantale, elle n'atteint pas à la
nécessité absolue de la déduction métaphysique et continue même
à présupposer cette dernière au cours de son développement. Elle
établit sur base de la liaison temporelle des représentations une
certaine table des catégories. Sa nécessité est donc dépendante des
conditions particulières de notre sensibilité57. Kant nous a
seulement montré que "tout entendement non-intuitif, astreint à
opérer ses synthèses dans le temps, exige une pluralité de
catégories"58. La nécessité posée ici par Kant est donc simplement
relative.
3.3.2. Le problème de la nécessité
Le postulat de la nécessité éclaire immédiatement la portée
exacte du principe qui sous-tendait les analogies de l'expérience:
"l'expérience n'est possible que par la représentation d'une liaison
nécessaire des perceptions"59. La nécessité dont il s'agit n'est pas
purement formelle, mais s'applique "à l'expérience possible et à
son unité synthétique dans laquelle seule sont donnés les objets de
la connaissance"60. Est nécessaire "ce dont l'accord
(Zusammenhang) avec le réel est déterminé suivant les conditions
générales de l'expérience"61. C'est une nécessité hypothétique,
c'est-à-dire déterminante sous des conditions données. Des
principes comme "Rien n'arrive par hasard" et "tout ce qui arrive
57
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 91.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier III, p. 165.
59
Cf. K.R.V., op. cit., B p. 173.
60
Cf. K.R.V., op. cit., p. 201.
61
Ibid., p. 200.
58
Notes de cours, M. Maesschalck
135
est intelligible" renvoient à une certaine nature des choses, suivant
laquelle, pourvu que quelque chose arrive, cela doit être intégrable
dans une série causale. "Tout ce qui arrive est hypothétiquement
nécessaire"62. On ne peut atteindre un point de vue absolu sur base
d'un donné, s'affranchir, sans plus, des conditions de départ. "Ce
qui n'est possible que sous des conditions simplement possibles
elles-mêmes ne l'est pas à tous les points de vue. C'est ainsi
cependant qu'on envisage la question quand on veut savoir si la
possibilité des choses s'étend au-delà de l'expérience"63. La
nécessité que Kant envisage dans son troisième postulat, est,
pourrait-on dire, "interne" à l'existence, dans le sens précis où elle
présuppose l'existence comme donnée, posée.
Cette manière d'envisager la question de la nécessité se
situe dans le droit fil de la déduction transcendantale des
catégories. La méthode synthétique, qui s'y trouve aussi à l'oeuvre,
lie, en effet, immédiatement, catégories non empiriques et
catégories schématisées. La nécessité qu'elle atteint est donc
conditionnée par cette identification de départ. "Aussi longtemps,
en effet, que le temps et l'espace, et par conséquent les schèmes
transcendantaux, ne sont pas déduits de l'unité pure de notre
pensée, ils restent, logiquement parlant, une détermination
contingente de celle-ci"64.
Cependant, dans la Déduction métaphysique, la nécessité
n'était pas entendue de manière relative, mais bien absolue. Les
concepts purs sont considérés, indépendamment du schématisme,
comme déterminables grâce aux pures fonctions logiques. "La
62
Ibid., p. 208.
Ibid., p. 210.
64
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 89.
63
Notes de cours, M. Maesschalck
136
même fonction, écrit Kant, qui donne l'unité aux diverses
représentations dans un jugement donne aussi l'unité à la simple
synthèse de diverses représentations dans une intuition, unité qui,
généralement parlant, est appelée le concept pur de l'entendement.
Ainsi, le même entendement et, à la vérité, par les mêmes actes au
moyen desquels il produit dans les concepts, en se servant
(vermittelst) de l'unité analytique, la forme logique d'un jugement,
introduit aussi, au moyen de l'unité synthétique du divers qui se
trouve dans l'intuition en général, un contenu transcendantal dans
ses représentations"65. Or, précisément, le jugement apodictique
exprime une nécessité logique66. La catégorie strictement
correspondante recouvrira donc, selon la méthode analytique, une
même nécessité. De manière plus générale, toutes les catégories
sont saisies, analytiquement, à l'exclusion de tout schématisme,
c'est-à-dire comme pures, nécessaires, immuables67 et remplies par
un donné contingent. Elles sont déduites absolument pour tout
entendement non intuitif, indépendamment de sa sensibilité. "Leur
dépendance d'un entendement non intuitif montre qu'elles sont
"seulement forme logique de concepts" (...), et non, à proprement
parler, "concepts" de quelque objet que ce soit"68.
La déduction transcendantale n'atteint pas à ce point de vue
absolu. "Si un entendement non intuitif était lié à un autre type de
sensibilité (...), la fonction catégoriale serait modifiée à proportion
(...)"69. Dès lors, comment justifier la restriction de tout objet
possible de connaissance à l'expérience donnée? Rien ne lie
absolument notre unité de conscience à la seule réalité empirique
65
Cf. K.R.V. op. cit., pp. 93 et 94.
Cf. ibid., p. 92.
67
Cf. MARECHAL, op. cit., p. 90.
68
Cf. ibid.
69
Cf. ibid., p. 91.
66
Notes de cours, M. Maesschalck
137
(sensible). Dès lors, "comment saurions-nous de certitude absolue,
apodictique, si la conformité aux conditions générales d'espace et
de temps, impliquées dans le schématisme, doit régler
infailliblement la possibilité ou la nécessité de tout objet éventuel
de notre pensée?"70. Il faudrait pour dépasser cette aporie que la
Déduction transcendantale trouve, selon sa propre méthode
ascendante, "un principe absolu de synthèse, commandant à la
fois, en vertu de la même nécessité déductive, les concepts a priori
de l'entendement et les intuitions a priori de la sensibilité"71.
Dans sa première édition de la Critique, Kant commence
par exposer l'enchaînement des trois synthèses qui participent à la
constitution de l'objet: appréhension, reproduction et recognition.
Il montre ainsi le rôle médiateur de "la faculté transcendantale de
l'imagination"72. "L'unité synthétique du divers dans toute intuition
possible"73 est posée, relativement à la synthèse imaginative,
comme une condition formelle d'unité pour le tableau formé par
l'imagination, grâce au divers fourni par l'intuition74. C'est un
principe d'unité inhérent à la synthèse imaginative. "L'unité
transcendantale de l'aperception se rapporte donc, écrit Kant, à la
synthèse pure de l'imagination comme à une condition a priori de
la possibilité de tout l'ensemble du divers dans une
connaissance"75. L'entendement fournit les règles de la synthèse
imaginative (les catégories) mais l'acte synthétique proprement dit
appartient à l'imagination. L'unité synthétique de l'entendement
70
Cf. ibid., p. 89.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 92.
72
Cf. K.R.V., op. cit., A p. 115.
73
Cf. ibid., A p. 131.
74
Cf. ibid., A p. 134.
75
Cf. ibid., A p. 132.
71
Notes de cours, M. Maesschalck
138
est, en fait, un "principe formel"76 d'unité et "constitue même une
connaissance formelle a priori de tous les objets en général, en tant
qu'ils sont pensés (les catégories)"77.
La seconde édition affirme d'abord le primat de la synthèse
sur l'analyse (' 15) et s'engage ainsi à mettre en avant le caractère
synthétique de l'unité du divers dans la représentation78. La
catégorie suppose déjà la liaison; il faut donc chercher plus haut79.
La première édition atteignait une unité analytique.
"L'esprit, y lit-on, ne pourrait pas concevoir, et cela a priori, sa
propre identité dans la diversité de ses représentations, s'il n'avait
devant les yeux l'identité de son acte qui soumet à une unité
transcendantale toute la synthèse de l'appréhension (qui est
empirique) et en rend tout d'abord possible l'enchaînement d'après
des règles a priori"80. Cette manière de situer l'unité synthétique
n'atteint pas le plus haut point, au sens où l'entend Kant, dans la
seconde édition. On pourrait même lui appliquer quelque ligne de
cette édition: cette proposition "ne dit rien de plus sinon que toutes
ses représentations, dans n'importe quelle intuition donnée,
doivent (müssen) être soumises à la condition sous laquelle je
peux seulement les attribuer, comme mes représentations, à mon
moi identique (zu dem identischen Selbst) et, par conséquent, les
saisir comme liées toutes ensemble dans une aperception sous
l'expression générale: "je pense"81. La deuxième édition, elle, "fait
remonter (...) l'acte de synthèse (ou la liaison active) jusqu'à
76
Cf. ibid., A p. 133.
Cf. ibid., A p. 145.
78
Cf. ibid., B p. 109.
79
Cf. ibid.
80
Cf. K.R.V., op. cit., A p. 122.
81
Ibid., B p. 116.
77
Notes de cours, M. Maesschalck
139
l'entendement même82. "Ce n'est qu'à la condition de pouvoir lier
dans une conscience un divers de représentations données qu'il
m'est possible de me représenter l'identité de la conscience dans
ces représentations mêmes, c'est-à-dire que l'unité analytique de
l'aperception n'est possible que sous la supposition de quelque
unité synthétique"83. Pour que je puisse appeler miennes toutes les
représentations du divers, je dois avoir conscience d'une synthèse a
priori de ces représentations, c'est-à-dire de l'unité synthétique
originaire de l'aperception84. "L'unité synthétique de l'aperception
est donc ainsi le point le plus élevé auquel il faut rattacher tout
l'usage de l'entendement, même la logique entière et, après elle, la
philosophie transcendantale. On peut dire que ce pouvoir est
l'entendement même"85. C'est désormais la fonction dynamique
dans la constitution de l'objet qui prend le pas sur la forme de cette
constitution; le point de vue de l'acte laisse deviner sa
prédominance prochaine sur le point de vue de la forme86. Nous
assistons comme à une "mise en mouvement" de la philosophie
transcendantale, qui se confirmera dans la Critique de la faculté de
juger et les recherches inachevées de l'Uebergang.
Cependant, l'édition de 1787 continue à enchevêtrer, au
sein même de la Déduction transcendantale, les points de vue du
dass et du wiel87 et à présupposer comme acquise la preuve
analytique de la Déduction métaphysique au cours de la Déduction
transcendantale. De plus, la distinction du ' 24 entre synthèse
figurée et synthèse intellectuelle renforce seulement l'aporie de la
82
Cf. MARECHAL, op. cit., p. 120.
Cf. K.R.V., op. cit., B p. 111.
84
Cf. ibid., B p. 113.
85
Cf. ibid., B note p. 111.
86
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 112.
87
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, pp. 91 et 92.
83
Notes de cours, M. Maesschalck
140
première édition notée entre les "catégories pures" et les
"catégories schématisées"88. De soi, l'entendement humain ne peut
intuitionner, mais il peut, antérieurement à toute intuition sensible,
poser le divers des intuitions en général, par synthèse
intellectuelle89. "La synthèse [de l'entendement], si on la considère
en elle-même, n'est autre chose que l'unité de l'acte dont il a
conscience, comme tel, indépendamment de la sensibilité, mais
par lequel il a le pouvoir de déterminer lui-même intérieurement la
sensibilité par rapport au divers que celle-ci peut lui donner
suivant la forme de son intuition"90. Le concept vide n'est même
pas la forme de l'intuition (qui est le sens interne), mais comme la
visée a priori de toute forme possible; visée sans fin déterminée.
La synthèse intellectuelle ne peut être déterminante qu'en lien à la
synthèse figurée qui fournit l'intuition déterminée. Prises en ellesmêmes, les catégories n'ont pas de valeur objective. Elles doivent
être mises en rapport avec le donné intuitif. "Elle ne sont des
règles que pour un entendement dont tout le pouvoir consiste dans
la pensée, c'est-à-dire dans l'acte de ramener à l'unité de
l'aperception la synthèse du divers qui lui a été donné d'autre part
dans l'intuition, et qui, par conséquent, ne connaît absolument rien
par lui-même, mais ne fait que lier et ordonner la matière de la
connaissance, l'intuition, qu'il faut que l'objet (Objekt) lui
fournisse"91. On pressent déjà ce que pourrait être une réflexion
qui viserait des objets métacatégoriaux: elle n'aurait qu'une valeur
subjective et ne donnerait lieu qu'à un jugement réfléchissant.
Quant à la restriction de l'activité de l'entendement à l'activité
catégoriale (faculté des règles), "nous pouvons aussi peu [en]
donner une raison, écrit Kant, que nous ne pouvons dire pourquoi
88
Cf. ibid., Note (2), p. 89.
Cf. K.R.V., op. cit., B p. 132.
90
Cf. ibid., B. p. 131.
91
Cf. K.R.V., op. cit., B p. 123.
89
Notes de cours, M. Maesschalck
141
nous avons précisément ces fonctions du jugement et non pas
d'autres, ou pourquoi le temps et l'espace sont les seules formes de
notre intention possible"92.
De ce point de vue, l'édition de 1787 ne dépasse pas
l'aporie de la première édition. Mais elle marque cependant un pas
dans une direction nouvelle: "le principe même (Grund) de l'unité
aperceptive, n'est point, de soi, restreint, dans sa portée radicale,
par une classe quelconque de données à synthétiser"93. Ainsi,
pouvons-nous conclure avec Maréchal, "si la nécessité d'un donné
d'intuition sensible, pour faire un objet, n'est pas niée, on pressent
que la valeur objective sera de plus en plus cherchée dans
l'universelle nécessité des conditions a priori de la représentation,
et dépendra donc moins de l'origine du contenu soumis à la
synthèse, que l'apriorité absolue de l'acte synthétique qui impose
une forme à ce contenu"94.
4. Prolongements
L'opposition statique d'une nécessité absolue et d'une
nécessité relative et la solution entrevue dans le primat de l'acte de
synthèse sur la forme synthétique95 correspond bien à l'orientation
générale de la philosophie kantienne. Dès la Dialectique de la
raison pure, la fonction régulatrice de la raison à l'égard du travail
de l'entendement révèle la "composante dynamique de toute vie de
92
Cf. K.R.V., B pp. 123 et 124.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 120.
94
Cf. ibid., p. 122.
95
Cf. ibid., p. 278.
93
Notes de cours, M. Maesschalck
142
l'esprit"96. La "relance" opérée par la limite indéfiniment
approchée de la totalisation n'est pas comme un choc extérieur à
l'homme en recherche, mais une tension immanente qui sous-tient
son travail, le motive. Posée pour elle-même, l'idée est à la limite
de l'illusion, purement problématique. Mais rapportée à
l'entendement, comme une exigence, elle dynamise sa recherche.
C'est l'expérience (concrète) intégrale de l'homme qui devient,
chez Kant, "objet" possible de totalisation. Il n'y aurait pas de sens,
pour notre entendement, à poursuivre une autre fin. L'homme est
en recherche d'un "objet total". C'est ce qui constitue le
dynamisme que sa raison communique à son effort de
connaissance, un "sollen" tendu vers une expérience idéale. "Chez
Kant, la représentation du monde tend asymptotiquement, non vers
un Dieu créateur, mais vers une "expérience" idéale, qui,
demeurant immanente à notre subjectivité, y meublerait
complètement, si c'était réalisable, le vide infini de l'espacetemps97.
La Critique de la raison pratique éclaire cette constitution
dynamique de la raison. Grâce aux restrictions opérées par la
Critique de la raison pure, elle peut arracher aux prétentions
théoriques comme un "droit" de la raison pratique à poser, à partir
de l'exigence de sainteté qu'elle découvre en elle, la liberté d'agir,
un Dieu justificateur et l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire la seule
"métaphysique" possible. "A notre condition humaine convient
seule une métaphysique du devoir être, suspendue toute aux
injonctions absolues de la "liberté", et traduisant symboliquement
en terme d'être les conditions de possibilité d'une tâche
96
97
Cf. ibid., p. 143.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 313.
Notes de cours, M. Maesschalck
143
obligatoire"98. L'homme se découvre dans l'expérience comme être
d'action; comme être-là, il est être-des-fins. A nouveau, sa raison
le projette vers un "objet total", la coïncidence du devoir et du
bonheur, le remplissement de l'effort moral indéfini par une
béatitude parfaite. Mais cette illusion en soi n'a de sens que
ramenée à l'effort quotidien pour le dynamiser. Plus encore que la
raison théorique, la raison pratique manifeste "l'irrésistible force
assimilatrice exercée par l'idée d'acte"99 dans la philosophie
kantienne.
La Critique de la faculté de juger renforce cette ligne de
réflexion par l'extension subjective donnée à la tension
constitutive de la recherche et de l'agir humain. Il s'agit, pour nous,
de lui accorder une portée objective (jugement réfléchissant
objectif) et de lancer ainsi un pont entre la nature et la liberté, le
"pont de la finalité"100. Toujours mû par le désir d'un "objet total",
l'homme voudrait décider pour ou contre le mécanisme, pour ou
contre le finalisme. Kant renvoie dos à dos les parties en cause et
propose un "mécanisme dynamique", c'est-à-dire un mécanisme
qui, pour nous (subjectivement) est nécessairement ordonné à
l'homme et par l'homme à l'ordre moral. Nous ne pouvons jamais,
dans notre recherche, nous arrêter à une solution incomplète en
invoquant un principe finaliste, pas plus, en fait, que nous ne
pouvons, moralement, attendre une aide surnaturelle pour
commencer à respecter la loi morale. Nous devons tendre,
scientifiquement, à un système total du monde, comme,
moralement, nous devons tendre à une intention parfaitement pure.
C'est notre participation au dynamisme de chacun de ces ordres
98
Cf. ibid., Cahier IV, p. 156.
Cf. ibid., p. 158.
100
Cf. ibid., p. 175.
99
Notes de cours, M. Maesschalck
144
qui nous amène à reconnaître un dynamisme intégral dans un
auteur moral du monde, qui rend possible la justification de
l'intention à travers son effort soumis à l'expérience (aux
inclinations et au choix délibéré des inclinations).
Ce déploiement du "réalisme de la raison pratique,
commandé par l'idée vivante de la liberté"101 donne à l'idée d'acte
un primat grandissant sur celle de forme.
Les Fortschritte102 indiquent les conséquences de ce primat
pour la première Critique: "que les intuitions a priori de la
sensibilité, non moins que les catégories, procèdent d'une seule et
même activité synthétique du sujet, d'un seul et même
zusammensetzen"103. Kant trace les limites de la seule
métaphysique spéculative possible: élucider le rapport de l'unité
synthétique a priori avec les formes a priori de la connaissance. Il
s'agit donc des limites mêmes de la Critique, l'expérience
(sensible) possible en général, mais comprises cette fois,
explicitement, comme "ontologie formelle" (ontologie contre
l'empirisme, formelle contre le dogmatisme) ou "métaphysique de
la Nature". La Préface des Premiers principes métaphysiques de la
science de la Nature le suggérait déjà: "le schéma nécessaire pour
un système métaphysique intégral, qu'il s'agisse" de la nature en
général ou de la nature corporelle en particulier est le tableau des
catégories104".
101
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 118.
Preisschrift über die Fortschritte der Metaphysik, in Kant's gesammelte
Schriften, hrsg. von der Preikischen Akademie der Wissenschaften, bd. 20;
handschriftlicher Nachlaß, bd. 7; Walter de Gruyter, Berlin, 1942, pp. 253 à 332.
103
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 174.
104
Cf. KANT E., Premiers principes métaphysiques de la science de la
Nature, trad. de Gibelin, Paris, Vrin, 1971, p. 16.
102
Notes de cours, M. Maesschalck
145
Kant s'oriente ainsi vers un ultime effort d'organisation,
d'intégration dynamique de la totalité de l'expérience où "l'unité
synthétique suprême impose (...) ses exigences à toute la
hiérarchisation des formes a priori, y compris la forme de
l'intuition sensible"105. La métaphysique de la Nature y fait figure
d'une partie dans un tout "dominé en dernière instance par
l'impératif moral"106. Dans cette partie, "le monde sensible n'est
autre chose, pour nous (pour autant qu'il affecte la conscience),
que le sujet se faisant objet, progressivement, par accumulation, en
soi, de déterminations particulières (Affectionen), qu'il produit à la
mesure de sa passivité sensible: toutes les "positions" (Setzungen)
d'objets sont des positions immanentes du sujet par lui-même, des
"autopositions" (Selbstsetzungen)"107. C'est le projet d'une
philosophie transcendantale s'exposant intégralement à partir du
dynamisme immanent au sujet, l'autoconstitution de l'objet dans le
sujet en acte. Mais ce raisonnement discursif demeure dans les
limites du phénomène de conscience. Il ne peut avoir de portée
extrasubjective108 ou, comme écrit Kant, "est transcendantale la
connaissance philosophique de la philosophie subjective"109. Il ne
réduit donc en rien les déclarations de la Critique sur la chose-ensoi, mais les situe plutôt différemment. Elles n'apparaissent plus
comme l'affirmation (extrinséciste) brutale d'un donné irréductible,
sorte de postulat réaliste insurmontable110, mais comme une
"conversion immanente"111 du sujet du pur rapport logique (sans
105
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 268.
Cf. ibid.
107
Cf. ibid., p. 313, cf. déjà p. 260.
108
Cf. ibid., p. 293.
109
Cf. Opus Posthum, Convolutum I (qui est en fait le plus tardif + ou 1800 à 1803); cité par MARECHAL, op. cit., p. 316.
110
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 319.
111
Cf. ibid., note (2), p. 293.
106
Notes de cours, M. Maesschalck
146
préoccupation du contenu) au rapport transcendantal (qui part de
l'affection produite dans l'intuition). Ce moment de conversion
décèle une double tendance qui parcourt toute la philosophie
transcendantale: une tendance vers la pure forme et une tendance
vers la matière, "c'est-à-dire vers des limitations qui sont les
conditions hors desquelles il ne pourrait ni posséder ni satisfaire sa
tendance primordiale"112. C'est la "cause" de la conversion par
laquelle le sujet se fait "objet selon la limitation formelle de
l'"affection empirique" qu'il se donne"113. Cette condition de la
tension constitutive de la connaissance est proprement
irréductible. Mais elle n'embarrasse pas le philosophe
transcendantal qui la reçoit comme condition de possibilité de
l'expérience. Simplement, il la pose comme opposition relative
nécessaire à l'unité absolue qu'il vise et qui est elle-même
condition de possibilité de l'expérience. Il pose donc l'opposition
dans l'unité, idéalement, en fonction d'une expérience possible en
général (c'est-à-dire unifiée, non contradictoire). C'était déjà la
méthode en oeuvre dans la résolution des différentes antinomies.
"Le philosophe pose de plein droit ces deux concepts [l'opposition
dans l'unité] comme des conditions également nécessaires de
l'expérience, sans se soucier davantage de leur compatibilité en
soi"114. La nécessité atteinte transcendantalement demeure ainsi
relative et non absolue, comme la nécessité logique. La seule
manière d'atteindre une nécessité absolue dans les termes où Kant
a posé le problème, serait de penser en soi cette compatibilité,
idéalement encore ou même absolument comme unité dans
l'opposition. Ce sera le chemin de l'idéalisme.
112
Cf. MARECHAL, op. cit., p. 325, citant l'Opus Posthumum,
Convolutum I, p. 76, 1-19.
113
Cf. ibid., note (2), p. 293.
114
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 326 (citant toujours le même
passage de l'Opus Posthumum).
Notes de cours, M. Maesschalck
147
5. Transition : De Kant à Fichte ou l’essor de la
philosophie transcendantale
Tout l'effort de Kant naît de l'exigence critique originaire:
maintenir l'homme dans les limites de son expérience, le découvrir
dans son exigence infinie d'être là où il est. L'objet central de la
philosophie transcendantale est l'immanence totale de la raison à
elle-même et la tension, qui en naît, vers une transcendance
possible, c'est-à-dire l'hypothèse nécessaire d'un au-delà, objet de
croyance. Cette tension entre l'immanence et la transcendance
évite toute réification de l'absolu, propre à la raison spéculative.
Celle-ci, en effet, part nécessairement des catégories ordonnées à
l'expérience sensible pour poser un Dieu-Nature, un Démiurge,
dont la puissance s'exprime toujours relativement à la puissance
naturelle. La raison pratique, au contraire, doit poser un Dieu
omnipotent, omniscient, capable de justifier totalement le progrès
indéfini de l'âme. Il ne produit pas, n'organise pas simplement. Il
doit totaliser, ramasser. Sa puissance est absolue, sans commune
mesure avec ce qu'il totalise. Le jugement téléologique est la visée
subjective du Vrai Dieu dans l'expérience naturelle et réduit ainsi
la tentation spéculative d'opposer un Démiurge au Dieu personnel
et d'exclure la croyance. Le Dieu moral n'est pas une substance
extérieure au monde mais l'exigence souveraine de sainteté que
l'homme découvre en lui et qui le conduit à espérer un Règne des
fins, un accomplissement de la fin qu'il est en soi. L'homme ne
peut que s'espérer soi-même, puisqu'il ne peut connaître d'autre
possible. Mais cette espérance l'amène à poser l'hypothèse
nécessaire d'un Justificateur, de qui il puisse effectivement se
recevoir, puisque comme homme, il est aussi incapable de
coïncider pleinement à soi-même, mais se reçoit toujours comme
être-là, être empirique. Un passage de l'Opus Posthumum exprime
bien cela: "Il existe un Dieu, non comme âme du monde, dans la
Notes de cours, M. Maesschalck
148
nature, mais comme principe personnel de la raison humaine (ens
summum, summa intelligentia, summum bonum), lequel, en tant
qu'idée d'une absolue Sainteté, unit, dans l'impératif catégorique,
la parfaite liberté avec la loi du devoir"115.
La tension constitutive de l'homme naît donc, selon Kant,
d'une opposition interne entre l'immanence et la transcendance, les
conditions propres au champ de la conscience et le désir
métaphysique, l'agir soumis aux lois de l'expérience et l'intention
morale, le présent et l'au-delà116. Moralement, on pourrait
représenter cette tension comme une sorte de "décalage" entre ce
que je fais et ce que je veux. Reste à savoir si l'opposition
reconnue produit nécessairement la tension visée. Kant n'atteint,
en fait, qu'une nécessité relative, contingente. La tension comme
détermination du champ total de la conscience, de la science et de
l'action, n'est pas posée absolument. Elle est subjective, objet d'un
jugement réfléchissant. L'unité est posée au-delà de l'opposition
comme une hypothèse nécessaire.
Ainsi, l'essence de la vie humaine, la tension constitutive
de notre destinée, notre dynamisme extensif ne peut être exprimé
de manière absolue. Il y a comme une extériorité de l'homme à sa
propre fin, à son propre être intérieur, un décalage, une rupture,
dont il ne peut percevoir la nécessaire unité, la correspondance
dynamique, comme une certitude absolue, inaliénable, intime. Ce
que nous saisissons, en nous, discursivement, comme forme pure
de l'aperception, n'est-ce-pas, identiquement, la position d'un acte
de pensée et, par là, l'intuition immédiate, dans la position du "je
115
Opus Posthumum, Convolutum I, p. 19 4-8, cité par MARECHAL, op.
cit., Cahier IV, p. 296.
116
Comme exigence permanente.
Notes de cours, M. Maesschalck
149
pense", d'un acte d'être? "C'est ce que prétend Fichte; et c'est aussi
l'enseignement, parfois oublié, de la tradition aristotélicienne et
scolastique, au gré de laquelle la forme ne va pas sans
l'activité"117.
Nous rencontrons donc l'oeuvre de Fichte à un point capital
de la philosophie transcendantale: l'insuffisance du jugement
réfléchissant pour dire la destinée de l'homme.
5.1. Les prétentions de FIchte
Dès 1794118, les prétentions de Fichte à l'égard de la
philosophie kantienne se dessinaient clairement. La recension de
l'Enésidème119 annonce la recherche d'un principe premier, malgré
les échecs de Kant et de Reinhold et les critiques de l'auteur
anonyme de pamphlet. Fichte trace dans sa recension un premier
programme qu'il ne tardera pas à préciser et surtout à respecter. Il
approuve les constats du pamphlet quant à l'absence d'un principe
absolument premier dans l'oeuvre critique comme dans le travail
de Reinhold sur la notion de représentation. Mais il s'oppose au
scepticisme latent qui mettrait en doute la possibilité d'atteindre un
tel principe. La tâche première du philosophe est précisément de
117
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 351.
C'est-à-dire 2 ans à peine après la parution de l'écrit qui fit connaître
Fichte au grand public: Versuch einer Kritik aller Offenbarung (1792).
119
J.G. FICHTE, Rezension des Aenesidemus, in der Allgemeinen
Literaturzeitung, Iéna, 1794, n
47-49 (anonyme). Cf. J.G. Fichteswerke,
herausgegeben von Fritz Medicus, Erster Band, Felix Meiner, Leipzig, 1922, pp.
131 à 153. L'écrit anonyme de 1792, portait le titre: Aenesidemus oder die
Fundamente der von dem Prof. Reinhold im Iena gelieferten
Elementarphilosophie, nebst einer Verteidigung des Skepticismus gegen die
Anmassungen der Vernunftkritik. L'auteur est aujourd'hui connu sous le nom de
G.E. Schluze.
118
Notes de cours, M. Maesschalck
150
s'élever à un point de départ absolu d'où il puisse saisir la totalité
de l'expérience et s'engager ensuite dans le jeu des parties qui
constituent le Tout. Cette conception de la philosophie dirigeait
déjà l'Essai d'une critique de toute révélation. Il s'agissait de
critiquer philosophiquement la possibilité d'une révélation, c'est-àdire à partir de principes a priori120, de la raison pratique, déduire
la possibilité d'une révélation en soi et d'une foi en cette
révélation. Élargi à la totalité de l'expérience, le principe d'une
critique philosophique est confronté à l'exigence d'une déduction
totale de l'expérience à partir d'un principe premier qui soit la
condition de toute expérience possible. La position de ce principe
originaire et originant constitue la tâche essentielle de la
philosophie transcendantale. Fichte tente déjà d'approcher ce
principe grâce aux critiques d'Enésidème. Puisque l'identité, selon
Enésidème, demeure insuffisante lorsqu'elle n'a qu'une valeur
formelle, c'est dire positivement121 que le principe premier doit
être à la fois formel et matériel122. D'autre part, si Enésidème
répugne à recevoir la représentation comme principe premier, c'est
qu'il la réduit abusivement à un fait empirique (Tatsache). Il
affirme donc en contre-partie qu'un principe premier recevable
devrait être un acte (Tathandlung) démontré a priori, en dehors des
conditions de l'expérience, et permettant alors de déduire les
données de fait et de situer les différents niveaux de discours.
120
Cf. J.G. FICHTE, Versuch einer Kritik aller Offenbarung, Königsberg,
1792, in J.G. Fichterswerke, op. cit., pp. 1 à 28, voir '' 1 et 13.
121
Comme le répétera Schelling dans sa Recension intitulée: "Uber die
Möglichkeit einer Forme der Philosophie überhaupt", in F.W.J. Schelling,
Sämtliche Werke, Stuttgart et Augsburg, Cotta 1856-1861, I, pp. 87 à 112, ici: pp.
94 et 95, Fichte renvoie à cette recension de Schelling dans sa préface à la seconde
édition de l'opuscule "Uber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der
sogenannten Philosophie", in J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 163.
122
Pour tout ceci voir Gueroult, L'évolution et la structure de la doctrine
de la science chez Fichte, t. I, Les Belles Lettres, Paris, 1930, pp. 134 à 145.
Notes de cours, M. Maesschalck
151
Absolument parlant, Enésidème a raison de critiquer Reinhold,
mais empiriquement, Reinhold a raison. De même la chose en soi,
absurde quand elle est posée absolument123, serait tout à fait
recevable au niveau de la conscience finie, en lien avec la faculté
de représentation. Il faudrait donc montrer comment la chose en
soi est relative à la conscience finie, inhérente à la faculté humaine
de représenter, qui n'est elle-même qu'une manifestation nécessaire
de l'acte originaire de la conscience absolue. Un double
mouvement s'esquisse: d'une part une réflexion sur les
représentations concrètes de la conscience finie qui découvre
comme un fait premier de conscience l'intuition de l'acte même de
représenter124, qui se saisit représentant dans la représentation (en
acte de représenter dans l'acte de représentation); d'autre part la
position d'un principe absolu, d'un point de départ qui permet de
déduire chaque action de la coïncidence immédiate du premier
principe avec lui-même. Ce double mouvement ascendant et
descendant conduit à poser le lien de la réflexion et de la
déduction dans l'identité du fait premier de conscience à l'activité
primitive du principe absolu. On atteint ainsi la liaison totale des
faits de conscience dans un principe premier univers l125. Cette
synthèse pose également un lien entre la relation propre à la
réflexion qui va de l'accident à la substance et la relation propre à
la déduction qui va de la cause à l'effet. Le dualisme de l'idéal et
123
J.G. FICHTE, Rezension des Aenesidemus, in J.G. Fichteswerke, op.
cit., p. 145 (I, 17).
124
Schelling dira "s'intuitionner comme intuitivement", ce qui met bien en
évidence le caractère réflexif de l'opération: se saisir dans l'acte même
d'intuitionner, antérieurement à tout intuitionné, qui recouvre l'intuition, comme le
produit recouvre l'acte de production. Il y a un mouvement d'abstraction, un
arrachement au mouvement qui aboutit dans le produit.
125
Pour tout ceci voir MARECHAL J., Le point de départ de la
Métaphysique, Leçons sur le développement historique et théorique du problème
de la connaissance", Cahier IV, Le système idéaliste chez Kant et les postkantiens,
Éd. Universelle -Bruxelles, D.D.B. - Paris, 1947, pp. 213 à 215 et pp. 348-9.
Notes de cours, M. Maesschalck
152
du réal, de la forme et de l'acte, de la ration cognoscendi et de la
ratio essendi pourra ainsi être réduit dans la synthèse de la
conscience absolue qui se représente comme relation bilatérale de
la position et de la réflexion126. Fichte annonce par là le projet de
la Wissenschaftslehre: la réduction du dualisme kantien "dans
l'unité absolue d'un Moi supérieur au plan humain"127. Il va même
plus loin encore. Rencontrant les propositions d'Enésidème sur le
primat de la raison pratique128, il laisse entrevoir l'issue possible
face au monisme psychologique dans l'idée de Streben.
Théoriquement, l'indépendance du Moi pur et la dépendance du
Moi fini restent contradictoires. De l'infini au fini, pas de passage,
dirait Spinoza. Mais pratiquement s'instaure une tendance à l'unité,
une finalité active qui a pour but "un Moi", qui, à travers son auto
détermination, détermine en même temps tout Non-moi"129, c'està-dire l'idée de la divinité. L'idée d'une tendance nécessaire du Moi
rend possible l'idée d'une foi en Dieu et la croyance en un progrès
indéfini (l'immortalité). Nous retrouvons ainsi la déduction de la
religion telle qu'elle avait déjà été opérée dans l'Essai d'une
critique de toute révélation. A ce point précis, la fin ultime rejoint
le principe originel, le Moi absolu est l'alpha et l'oméga, le
principe déterminant et la fin visée. Fichte relève sévèrement la
méconnaissance du rôle de la croyance, dans les critiques
d'Enésimus130, car cette méconnaissance met hors d'atteinte le
principe absolu et laisse la raison dans le scepticisme131.
126
Cf. Rezension des Aenesidemus, op. cit., pp. 137, 138 et 146.
Cf. MARECHAL, op. cit., p. 414.
128
Cf. Rezension des Aenesidemus, op. cit., p. 150.
129
Cf. ibid., op. cit., p. 151.
130
Cf. ibid., pp. 150 à 153.
131
Cf. ibid., p. 149.
127
Notes de cours, M. Maesschalck
153
La recension de l'Enésidème permet donc à Fichte de tracer
la voie de la philosophie transcendantale. Enésidème, en effet, tout
en critiquant l'insuffisance du principe Reinholdien, laisse
entrevoir la possibilité de poser un principe absolument
satisfaisant. Son refus d'un tel principe n'est pas justifié.
Cette même année 1794, Fichte publie encore un opuscule
intitulé "Uber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der
sogenannten Philosophie"132, des leçons sur le thème "die
Bestimmung des Gelehrten"133, et enfin la "Grundlage der
gesamten Wissenschaftslehre"134. Le projet est clairement énoncé
dès la préface au Concept de la doctrine de la science: élever la
philosophie au rang de science évidente135. Fichte "croit avoir
trouvé le fondement d'une telle science et avoir découvert une voie
facile pour satisfaire parfaitement à toutes les exigences, tout à fait
fondées, adressées par les sceptiques à la philosophie critique"136.
Cette voie permettra de concilier les prétentions opposées des
systèmes dogmatiques et critiques137, concernant le rapport de
notre connaissance avec une chose en soi138. Nous ne pouvons
parler légitimement de chose en soi qu'à travers le sentiment que
nous en recevons, c'est-à-dire subjectivement. La chose ainsi
sentie n'est connue que par sa représentation comme phénomène.
132
Cf. Erste Ausgabe, Weimar, im Verlage des Industrie-Comptoirs, J.G.
Fichteswerke, op. cit., pp. 157 à 215 (bd I, pp. 29 à 81). La deuxième édition est
de 1798, Ernst Glaber, Iena-Leipzig.
133 Cf. Ernst GLABER, Iéna und Leipzig, J.G. Fichteswerke, op. cit., pp.
219 à 277.
134
Cf. Ernst Glaber, Leipzig, J.G. Fichteswerke, op. cit., pp. 277 à 519.
Cf. op. cit., p. 157.
136 Cf. op. cit., p. 157.
137 Conciliation qui fera un des thèmes centraux des Lettres sur le
dogmatisme et le criticisme de Schelling. Cf. F.W.J. Schelling, Philosophische
Briefe über Dogmatisme und Kriticismus, Sämtliche Werke, bd. I, pp. 283 à 341.
138 Cf. J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 157, note (1).
135
Notes de cours, M. Maesschalck
154
La représentation est donc une connaissance médiate à travers le
sentiment (subjectif). C'est la voie que va emprunter la doctrine de
la science afin d'éclairer totalement la connaissance. Elle postule
donc la possibilité d'une connaissance intégrale de la
connaissance, d'une science de la science139. Le mode d'exposition
de cette doctrine décisive, doit être systématique, pour faire oeuvre
de science140. Un principe premier doit conduire au tout et tout
doit être rassemblé en un principe premier141. La philosophie
kantienne trouve ainsi sa forme parfaite, son achèvement. Elle est
élevée au rang de science, par une déduction totalement a priori142.
La pensée de la pensée, l'acte de réflexion acquiert ainsi
une valeur absolue. Le Moi, en tant qu'il se sait dans son acte
d'être, est auto-position absolument indépendante. Le Moi est
parce qu'il est et est ce qu'il est143, autrement dit l'autoposition du
Moi dans son acte d'être est intrinsèquement identité du fondement
logique et du fondement de l'existence. Une telle autoappréhension n'est possible que dans une intuition intellectuelle144.
Le Moi empirique est totalement inadéquat à ce Moi absolu. Mais
cette contradiction n'est que théorique, car elle pose pratiquement
une exigence infinie au Moi empirique qui s'efforce indéfiniment
de la réaliser. L'effort moral rend donc possible l'unité totale de la
139
L'expression sera employée par Kant dans sa lettre de 1799. Kant
considère la notion même de la Wissenschaftslehre comme contradictoire dans ses
termes, car elle engage nécessairement une régression à l'infini.
140 Cf. J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 188: "la science est un système, où
elle est achevée, si aucune proposition ne peut plus être déduite et si l'on a donné
la preuve positive, que l'on n'a pas admis trop peu de propositions dans le système"
141
Cf.op. cit., pp. 166 et 189 (note 1).
142 Cf. Grundriß des Eigentümlichen der Wissenschaftslehre (1795), J.G.
Fichteswerke, op. cit., pp. 523 à 603, voir la remarque conclusive p. 603.
143 Déjà dans la Rezension des Aenesidemus, J.G. Fichteswerke, op. cit., p.
150; ainsi que dans Einige vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten, op.
cit., , pp. 224.
144 Cf. Rezension des Aenesidemus, op. cit., p. 150.
Notes de cours, M. Maesschalck
155
raison. Cependant, bien qu'il soit déclaré Ideal-Grund, l'effort
moral apparaît plutôt dans le déploiement, que nous venons
brièvement de retracer, comme Real-Grund145. La genèse décrite
atteint dans la réalité morale l'idéalité de la synthèse théorique déjà
posée dans l'intuition intellectuelle. La réalité de la tendance tend
donc à se supprimer pour que se manifeste l'idéal. Tout peut ainsi
être relu comme l'auto-manifestation du Moi absolu, pleinement
manifesté dans le Savoir absolu de la moralité. "Le conflit du
pratique et du générique se résoudra ainsi par le triomphe complet
de l'élément spéculatif"146. Le primat du pratique est intégré au
mouvement dialectique qui produit la tension pour la supprimer,
c'est-à-dire qui est auto-manifestation de la liberté absolue.
Le développement de la pensée fichtéenne, que nous
venons d'esquisser très sommairement, était annoncé par
l'exigence formelle posée dès le début et corrélativement par le
point de départ qui permettait de répondre à l'exigence d'un
principe premier, l'intuition intellectuelle.
5.2. La réaction de Kant
Comme le révèle sa correspondance, Kant a peu lu Fichte
et éprouvait beaucoup de difficultés à entrer dans les analyses
subtiles de la Wissenschaftslehre147. Sa première lettre du mois de
145
Pour ceci, cf. Guéroult, op. cit., pp. 149 à 153.
Cf. Gueroult M., op. cit., p. 150. Cet achèvement verra le jour dans la
Wissenschaftslehre de 1804.
147 Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., pp. 215 à 219. Il faut nuancer ce
jugement en rappelant le contexte général dans lequel il s'inscrit: tant vis-à-vis de
Beck (cf. pp. 183 et 193) que de Reinhold (p. 198), Kant révèle une difficulté
croissante à entrer dans la pensée d'autrui et dans les trop grandes subtilités. Ce
trait d'un âge déjà avancé, Kant semble s'en servir aussi dans une stratégie: il
146
Notes de cours, M. Maesschalck
156
décembre 1797, trois ans après les imposants envois de 1794, se
contente de souligner un talent de vulgarisateur et le danger des
subtilités scolastiques, "die" ausserst zugespitzten Apices"148.
Mais Kant à cette époque a déjà de nettes réserves à l'égard de
l'entreprise fichtéenne149. Il en fait part au cours d'une entrevue
avec J.F. Abegg, en juin 1798150. La doctrine de la science lui
donne l'impression d'un fantôme. Fichte ne réfléchit aucun objet
donné. Son principe est purement formel, abstrait. Il cède au
constructivisme métaphysique, à l'illusion transcendantale.
Kant prend position le 7 août 1799 par une Déclaration
sans détours, publiée dans l'Intelligenzblatt der Allgemeinen
Literaturzeitung de Iena151. Nous en retiendrons trois points. Tout
d'abord, il situe la Wissenschaftslehre selon les notions
développées par la Critique de la raison pure. Une doctrine de la
science ne peut être qu'une logique pure qui tente d'établir les lois
des raisonnements corrects, indépendamment du rapport
constitutif de nos jugements à l'objet de l'expérience. Elle est donc,
par définition, sans objet et s'oppose à une logique transcendantale
qui tâche de déterminer l'usage de la connaissance dans son
rapport à un objet possible. Ensuite, Kant évoque sa lettre de 1797
et, en particulier, sa critique des prétentions métaphysiques de
Fichte, qui rappellent les constructions subtiles de la scolastique.
Enfin, il précise la visée de la Critique de la raison pure dans son
apport positif. On a tenté de réduire la portée de l'ouvrage en le
présentant comme un simple préliminaire. La Critique, au
entrevoit les questions qui se posent mais refuse de précipiter la solution (cf. pp.
183, 193, 196 et 197).
148 Cf. MARECHAL, op. cit., p. 216.
149 Cf. ibid., pp. 218-219, où Maréchal cite une lettre à Tieftrunk (octobre
1797).
150 Cf. ibid., p. 219.
151 Cf. MARECHAL, pp. 220 et 221.
Notes de cours, M. Maesschalck
157
contraire, atteint pleinement son but et ne demande aucun
prolongement, comme critique de la raison pure, dans le sens d'un
point de vue unitaire. Elle doit être suivie littéralement.
Dans sa Déclaration, Kant rapproche les points de vue de
Fichte et de Beck. Nous trouvons là l'écho d'un débat récent autour
du troisième tome de l'Erläuternder Auszug aus der cristischen
Schriften des H. Prof. Kant intitulé Einzig Möglicher Standpunkt
aus welchem die critische Philosophie beurteilt werden muss
(1796). Ce troisième tome portait abusivement la mention "auf
Anrathen Kants". Ce dernier ne tarda pas à désavouer l'essai de
Beck. Poser la possibilité d'un point de vue total c'est accepter une
intuition a priori du construit, alors qu'on ne peut poser la
construction qu'en rapport d'un côté à l'intuition pure et de l'autre
aux catégories de l'entendement. Le schématisme caractérise notre
connaissance phénoménale. L'aperception immédiate du construit,
antérieurement à toute expérience possible et donc à tout objet,
autrement dit la production dans l'absolu d'une chose en soi, et le
fait de l'intellectus archetypus, non d'un entendement humain.
Notre connaissance objective passe nécessairement par la synthèse
du divers de l'intuition dans l'unité de la conscience. Le donné
intuitif est un fait irréductible de conscience, une "provocation" au
travail d'information de l'entendement. La forme de la
"provocation" c'est le phénomène spatio-temporel, la réception
sensible. Nous ne pouvons connaître une chose que lorsqu'elle a
franchi le seuil de notre conscience, c'est-à-dire lorsqu'elle apparaît
dans le champ unifié de notre aperception, comme une donnée, un
présent, un maintenant. Nous ne pouvons poser une chose que
comme dépendante de nous. Seul l'entendement divin peut poser
une chose comme indépendante en soi, produire dans l'être.
Notes de cours, M. Maesschalck
158
La portée restrictive de ces affirmations laisse une image
très négative de la Critique de la raison pure et de son objectif.
Restreindre ou même astreindre l'entendement à sa phénoménalité,
n'est-ce pas un objectif en soi extrêmement partiel? Comme nous
l’avons souligné plus haut, dès 1787152, Kant avait réagi à cette
interprétation restrictive de son ouvrage. Les déplacements qui
s'opèrent de la première à la deuxième présentation de l'oeuvre
correspondent d’ailleurs aux trois points relevés dans la
Déclaration dirigée contre Fichte.
152
Date de la seconde édition de la Critique de la raison pure. La première
datait de 1781.
Notes de cours, M. Maesschalck
159
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