HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DES TEMPS MODERNES (FILO 1470) Notes de Marc Maesschalck (2003-2004) Introduction à la philosophie de Kant Kant face à sa réception Dès 17871, Kant réagit à une interprétation restrictive de la Critique de la raison pure qui tend à mettre en exergue son phénoménalisme. Une comparaison des Préfaces aux deux éditions est très éclairante2 sur ce point. Kant situe d'abord son entreprise par rapport à la logique pure, dans le cadre général d'une histoire du progrès scientifique3. D'une part, la logique est un modèle, car elle présente une théorie certaine et achevée depuis Aristote4. D'autre part, elle est insuffisante pour définir la connaissance, car la raison y fait abstraction de tout objet. Sa réussite est précoce parce que la raison s'y retrouve 1 Date de la seconde édition de la Critique de la raison pure. La première datait de 1781. 2 Eric WEIL invite à ce travail dans son article intitulé: Penser et connaître, la foi et la chose-en-soi, in Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 1970, pp. 15 à 21. 3 Alors que la première Préface situait immédiatement le projet de la Critique dans l'histoire de la métaphysique, hier reine des sciences (sous le despotisme dogmatique) aujourd'hui méprisée (dans l'indifférentisme) après une brève victoire de la physiologie de l'entendement humain de Locke. Cf. Critique de la raison pure, trad. de Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., Paris, 1950; pp. 5 et 6 (Nous employerons le sigle K.R.V.). 4 Cf. K.R.V., op. cit., p. 15. Notes de cours, M. Maesschalck 111 immédiatement. Ce n'est que plus tard que la raison parviendra à se saisir médiatement dans la connaissance objective, en mathématique, puis en physique. Il faudra une véritable découverte, un renversement des perspectives pour que le sujet décide d'interroger le donné, de prévoir ses réactions, de déterminer l'objet par des représentations. La raison découvre ainsi progressivement qu'elle ne peut rien recevoir qu'elle ne soit d'abord préparée à le recevoir. L'objet présuppose toujours un acte de visée, une prise de conscience, une unité aperceptive. L'apriorité définit l'exercice de la connaissance. Par son travail a priori, la raison constitue son milieu de réception. Elle conçoit a priori son champ possible d'intégration. L'expérience mathématique et physique tient ici lieu de parabole ou d'analogie pour la révolution à opérer en métaphysique. Il y a aussi une découverte à faire dans le champ spéculatif. Il faut oser en métaphysique comme Copernic a osé en physique: prouver par l'expérience ce qu'on ne peut théoriquement tenir qu'à titre d'hypothèse. En transposant, on obtient: réaliser pratiquement ce que l'on ne peut déterminer théoriquement, mais que l'on tient pour possible. "C'est ainsi que les lois centrales des mouvements des corps célestes convertirent en certitude absolue la théorie que Copernic n'avait admise tout d'abord que comme hypothèse, et qu'elles prouvèrent en même temps la force invisible qui lie le système du monde (l'attraction de Newton) et qui n'aurait jamais été démontrée si Copernic n'avait pas osé rechercher, d'une manière contraire au témoignage des sens, mais pourtant vraie, l'explication des mouvements observés non dans les objets du ciel, mais dans leur spectateur"5. 5 Cf. K.R.V., op. cit., p. 21, note. Notes de cours, M. Maesschalck 112 L'exigence qu'a suivie Copernic lui a permis d'atteindre la vérité. Sans ce dynamisme, cette croyance, il n'aurait jamais pu renverser les illusions produites par l'observation sensible. Avec la même croyance, il faut pratiquer au renversement de la méthode en métaphysique, certains que nous atteindrons par là une plus grande clarté, et non le scepticisme absolu. L'instauration critique sera radicalement positive, jusqu'en sa négation des prétentions spéculatives6! En effet, limiter la connaissance objectivante à l'expérience n'implique pas l'interdiction absolue d'un dépassement du sensible. En dénonçant la tendance réificatrice inhérente à notre entendement, une telle limitation permet, au contraire, une approche non réductrice du métaphysique. Dans la mesure où elle reconnaît ses limites, la raison théorique peut ouvrir à un autre ordre de réalité, non soumis celui-ci aux conditions de possibilité de l'expérience. L'analytique opère la distinction de ces deux ordres, phénoménal et nouménal, tandis que la Dialectique confirme, dans les essais de totalisation de la raison, la pertinence de la distinction. Les apories psychologiques, cosmologiques et théologiques ne peuvent être dépassées qu'en rappelant la distinction du phénomène et de la chose-en-soi. Les Idées de la raison ont, à titre d'hypothèses nécessaires, un rôle régulateur, heuristique, à l'égard du travail de l'entendement. Elles ne sont en rien contradictoires avec nos exigences théoriques. Mais elles échappent à notre détermination phénoménale. L'unité de la conscience, l'organicité du Monde et leur communauté en Dieu constituent le fondement nouménal nécessaire de l'expérience, mais inconnaissable en elle. La solution du problème métaphysique n'appartient pas à l'expérience, même si le problème 6 Ceci touche le troisième point relevé dans la Déclaration de 1799. La première Préface insistait plus sur la "déconstruction" de l'illusion métaphysique pour résister à la "délirante passion de savoir du dogmatisme" (cf. K.R.V., p. 7). Kant insistait peu alors sur la signification positive de cette limitation. Notes de cours, M. Maesschalck 113 peut y être posé, car rien de métempirique ne peut être donné. Or l'homme ne peut, sans une donation, espérer trouver une solution. Il doit trouver un donné qui lui donne accès au métaphysique, un domaine rationnel qui pose d'emblée une exigence absolue des conditions spatio-temporelles. C'est le domaine pratique. L'exigence morale de sainteté transcende en soi toute expérience possible et pourtant nous habite, sous-tend notre effort moral, en nous destinant à travers notre agir à une fin surnaturelle. Moralement, l'homme se veut lui-même comme être qui dépasse, dans sa fin, toute fin naturelle. Son effort est de réaliser sa fin et non de contribuer à une autre fin, de servir de moyen. L'homme est à soi-même une fin. Il se reconnaît comme être transcendant. A la manière dont les physiciens ont reconnu, comme acteur principal, le sujet connaissant, l'homme se découvre métaphysiquement comme auteur de la loi morale, comme être de liberté, autonomie. Une telle compréhension de l'homme rend justice au sens commun et le préserve en même temps des débats d'école qui le désorientent. Elle reconnaît, en effet, avec le sens commun que notre expérience concrète, quotidienne, ne peut prétendre légiférer au-delà de ses limites. Et d'autre part, elle assure à ce même sens commun que l'humble droiture d'un homme simple est le plus sûr chemin vers Dieu. Ainsi, "la critique peut seule couper dans leurs racines le matérialisme, le fatalisme, l'athéisme, l'incrédulité des libres penseurs, le fanatisme, la superstition, fléaux qui peuvent devenir nuisibles à tout le monde, enfin l'idéalisme et le scepticisme qui sont dangereux plutôt pour les écoles et ne peuvent que difficilement passer dans le public"7. 7 Cf. K.R.V., op. cit., p. 26. Notes de cours, M. Maesschalck 114 Kant dévoile ainsi la visée peut-être la plus profonde de sa philosophie. Les concepts d'école, les "subtiles spéculations"8, ne peuvent jamais s'adresser aux hommes. Ils restent lettre morte et manquent par là, non seulement à leur prétention, mais aussi à leur mission: éclairer l'homme sur son existence, communiquer aux hommes l'espérance, un sens de la vie. La philosophie kantienne est traversée par ce respect de l'homme ordinaire. Il faut ouvrir le chemin d'une croyance accessible à tous. L'écrit sur la Religion se situe directement dans cette ligne. Il ne consiste pas à réduire la Religion pour la rendre acceptable par la raison humaine, pour la subordonner au règne de la raison, le soumettre aux exigences rationnelles. Cet écrit exprime le souci d'une foi en l'immortalité accessible à tous ET moralement suffisante. C'est aussi le sens des dernières lignes de la Déclaration: "Il faut comprendre la Critique selon la lettre et ne la considérer que du point de vue d'un entendement ordinaire, mais suffisamment cultivé pour de telles recherches abstraites"9. "Il s'agit donc, commente Eric Weill, du Weltbegriff, non du Schulbegriff de la philosophie, laquelle est système non point grâce à une façon de penser particulière, mais par l'unité purement et universellement humaine qui la constitue "10. 1. La visée kantienne 8 Cf. K.R.V., op. cit., p. 25. C'est le deuxième point relevé dans la Déclaration de 1799. L'excuse du grand âge, qui empêcherait d'entrer dans les subtilités scolastiques, voile, poliment, un refus de principe. On rejoint par là aussi le fil conducteur de la première Préface, l'histoire de la Métaphysique. Le reproche majeur adressé à cette histoire est la confusion qu'elle a provoqué. 9 Cité par E. WEILL, Problèmes kantiens, op. cit., p. 37, note 17. 10 WEILL E., op. cit., p. 37, note 17. Notes de cours, M. Maesschalck 115 La Préface de 1787 à la Critique de la raison pure ramène à l'essentiel de la visée kantienne, la question de l'homme. Nous trouvons dans cette question le point de départ qui rend possible l'interrogation elle-même, que pouvons-nous connaître? Et nous y trouvons également le point d'arrivée, le point de convergence de l'effort moral, la cité des fins, la béatitude espérée de Celui qui justifie. Enfin, c'est le chemin du point de départ à l'arrivée que nous découvrons encore en nous par notre faculté proprement humaine de nous conformer à une finalité sans fin déterminable, inconnue, mais attirante pour nous (beauté) ou en soi (téléologie). Nous sommes capables de nous conformer à une chose, sans certitude, sans objectif précis, gratuitement. Nous sommes des êtres de croyances. Kant va ainsi sonder la question de l'homme, certain d'adopter par là un point de vue que tous peuvent partager et qui offre un chemin certain. A chaque étape de son questionnement, Kant dévoile des dimensions secrètes de l'homme. Au niveau de la connaissance, il pose à l'articulation de l'intuition pure et des concepts vides de l'entendement la fonction schématique de l'imagination. "Ce schématisme de notre entendement, écrit-il, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l'exposer à découvert devant les yeux"11. A ce point difficile, Kant atteint la forme unifiée et le dynamisme unitaire de notre entendement. Une fois développée cette fonction d'intégration, la mise-en-série de l'entendement pourrait-on dire, il pourra situer l'exigence propre de la raison, la totalisation, dans son rôle heuristique. Au niveau de l'action, l'approche du sentiment moral témoigne aussi d'une 11 Cf. K.R.V., op. cit., p. 153. Notes de cours, M. Maesschalck 116 profonde pénétration de la question de l'homme. Le respect n'est pas seulement une impression (empirique) d'humiliation devant la droiture d'un homme simple. C'est plus fondamentalement un sens du devoir qui soutient l'effort moral jusque dans l'adversité. Enfin, les réflexions sur la forme pure de la finalité, au niveau des jugements réfléchissants, subjectif et objectif, font retour sur les niveaux précédents pour mettre en lumière le libre jeu de l'imagination et de l'entendement, et la force de la croyance, comme une "force invisible qui lie le système du monde"12, la Nature et la liberté. Cette méditation continue sur la question de l'homme, découvre sa destination surnaturelle, sous forme d'une exigence présente aussi bien dans le travail de l'entendement qu'au fondement de l'agir moral. Cette exigence qu'il sent présider à sa destinée, il sait qu'elle dépasse les possibilités de sa connaissance empirique comme de son agir quotidien. Elle est plutôt comme une limite que tentent de cerner toujours mieux, à leur niveau, l'approche théorique et l'approche pratique. L'homme se détermine donc en fonction d'une exigence irréductible; son dynamisme intellectuel et moral est extensif. Il vise une fin transcendante, c'est-à-dire indéterminable dans le champ de l'expérience actuelle, mais cependant possible. La nature devrait s'accomplir dans l'agir humain qui la transcende en posant sa liberté. Et la liberté devrait mener le règne naturel jusqu'au Royaume des Esprits, jusqu'à la cité éternelle où l'homme est justifié et en lui le monde sauvé. Une telle espérance n'est justifiable que d'un Dieu Tout-Puissant, omniscient, etc13, qui permette à l'agir soumis aux lois de l'expérience d'atteindre effectivement à sa fin morale. C'est Dieu comme Auteur du monde et de la loi morale que vise le jugement 12 13 Cf. K.R.V., op. cit., p. 21, note. Cité par Eric Weil, op. cit., p. 20, note 5. Notes de cours, M. Maesschalck 117 téléologique. Il réfléchit ainsi la prédestination de l'homme inhérente à sa destinée, son espérance. L'unité de l'acte divin rend possible toute justification par la justice même de Dieu (la seule possible) qui unit par avance la Nature et la liberté14. Cette idée d'un Etre suprême reconduit l'homme à son expérience. C'est par son effort moral dans le monde qu'il peut espérer un jour être justifié par Dieu, par ce surcroît divin qui seul peut ramasser nos miettes de justice pour les prendre en lui. Deux maximes peuvent résumer l'appel souverain qui préside à notre destinée: "Fais ce qui peut te rendre digne d'être heureux" et "espère"15. "C'est donc, conclut Kant, une idée pratiquement nécessaire de la raison que de se regarder comme faisant partie du règne de la grâce, où toute félicité nous attend, à moins que nous restreignions nous-mêmes notre part de bonheur, en nous rendant indignes d'être heureux"16. L'homme conjoint "l'espoir d'être heureux" et "l'effort incessant"17. Comme disait Ricoeur18, il peut être parce qu'il lui est donné d'être possible. L'exigence, reçue intimement, d'une action sainte dans le monde est corrélative de l'espérance d'être justifié, car la certitude d'une action en parfaite correspondance à l'exigence de sainteté 14 Cf. K.R.V., op. cit., p. 546 "(...) ni la nature des choses du monde, ni la causalité des actions elles-mêmes et leur rapport à la moralité ne déterminent la manière dont leurs conséquences se rapportent au bonheur, et la raison si l'on prend simplement la nature pour fondement, ne saurait reconnaître la liaison nécessaire, dont nous avons parlé, qui existe entre l'espoir d'être heureux et l'effort incessant qu'on fait pour se rendre digne du bonheur, mais elle ne peut l'espérer qu'en posant en principe, comme cause de la nature, une raison suprême qui commande suivant les lois morales". 15 Cf. K.R.V. op. cit., p. 545. 16 Cf. K.R.V., op. cit., p. 547. 17 Cf. K.R.V., p. 546. 18 Cf. RICOEUR P., La foi soupçonnée, in Recherches et Débats (Foi et religion. Semaine des Intellectuels Catholiques 1971), 19 ( Cité par Theoneste NKERAMIHIGO, L'homme et la transcendance selon Paul Ricoeur, essai de poétique dans la philosophie de Paul Ricoeur, Lethielleux Paris, Culture et Vérité - Namur, Le Sycomore, 1984, p. 187. Notes de cours, M. Maesschalck 118 signifierait pour l'homme la pure vision de son essence morale, ou plus simplement, une capacité d'auto-justification qui supprimerait la tension morale. Ce n'est que dans la mesure où l'homme demeure incapable de se justifier qu'il peut rester ce qu'il est jusqu'au bout, même et précisément s'il est justifié par Dieu, par Dieu seulement et non par lui. L'homme ne peut se construire un autre monde que celui qui lui est donné. C'est dans ce monde qu'il doit répondre à l'exigence infinie de sa liberté. Il doit travailler à la venue du Royaume. C'est l'idée d'un "corpus mysticum des êtres raisonnables, dans le monde sensible, en tant que leur libre arbitre, sous l'empire des lois morales, a en soi une unité systématique universelle aussi bien en lui-même qu'avec la liberté de tout autre"19. La portée de cette théologie morale est donc strictement immanente20. Elle ne constitue pas la révélation d'un objet métempirique, une sorte d'illumination, mais engage à l'instauration patiente d'un règne de bonté. Nous trouvons ainsi une certitude d'ordre moral, accessible à tous et suffisante pour la bonne conduite de la vie. Une telle foi est seulement morale, sans risque de confusions doctrinales autour d'un objet soi-disant révélé. "De cette manière, malgré la ruine de tous les desseins ambitieux d'une raison qui s'égare au-delà des limites de toute expérience, il nous reste encore de quoi avoir lieu d'être satisfaits au point de vue pratique"21. La grâce, en tant que don surnaturel, n'est pas à rejeter. Elle reste possible. Mais elle ne peut fonder la fidélité de l'homme à son effort moral. La suspension de toute moralité possible à la grâce de Dieu, dispenserait l'homme d'aller au bout des exigences qui lui sont propres, naturellement données. 19 Cf. K.R.V., op. cit., p. 545. Cf. K.R.V. op. cit., p. 551. 21 Cf. K.R.V., op. cit., p. 556. 20 Notes de cours, M. Maesschalck 119 Pour qu'un réel effort moral puisse traverser la vie de l'homme, il doit agir comme si tout dépendait de lui ("fais ce qui peut te rendre digne d'être humain") et espérer qu'il sera justifié (et "espère"). La raison ne peut compter que sur ce qui lui est effectivement donné comme possible dans l'expérience. Elle n'a pas d'autre point de départ. 2. Une conception de l’homme La tension constitutive de l'être humain, mise en évidence par la philosophie transcendantale, est liée au présupposé anthropologique et (de là) méthodologique de cette philosophie. L'homme reçoit son point de départ (la matière de la critique) comme un fait de raison. Il est essentiellement en rapport à un donné. Sa connaissance n'est déterminable et déterminante qu'en fonction d'une expérience possible. Partant de ce donné, l'homme peut tenter de rejoindre, par voie de nécessité, les conditions de possibilité de son rapport à l'expérience. Sa démarche est alors DISCURSIVE. L'intuition est strictement rapport immédiat à l'expérience. Tout rapport médiat s'effectue par voie de concepts22. Dans ce sens, la position de l'aperception originaire de la conscience est indissociablement l'appréhension d'une forme synthétique accompagnant toute représentation possible d'objet. On peut déduire (c'est-à-dire montrer la légitimité de) l'acte originaire de conscience, mais jamais le poser absolument comme objet d'intuition, c'est-à-dire comme auto-position immédiate de soi par soi. Chaque idée transcendantale constitue un détour par rapport à l'expérience possible, une sorte de relation au second degré, à l'envers de l'aperception naturelle, purement problématique. Elle apparaît comme une surdétermination de 22 Cf. K.R.V., op. cit., p. 266. Notes de cours, M. Maesschalck 120 l'activité schématique de l'entendement. La synthèse catégoriale de l'entendement ajoute l'unité au divers donné de l'intuition. Elle constitue l'objet23 et rend possible l'intégration du donné à l'unité de la conscience. Cette unification n'est donc pas immédiate mais doit toujours être soumise aux synthèses singulières, c'est-à-dire "à la condition sous laquelle je peux seulement les attribuer, comme mes représentations à mon moi identique et, par conséquent, les saisir comme liées toutes ensemble dans une aperception sous l'expression générale: je pense"24. La relation à l'identité de la conscience est donc médiate, atteinte secondement comme ce qui accompagne les synthèses singulières, un "surplus" de "l'unité ajoutée" par la synthèse conceptuelle. Elle vient nécessairement s'ajouter comme condition universelle de liaison dans la liaison particulière et par elle seulement. On pourrait dire que la liaison particulière est le ratio cognoscendi de la liaison universelle, laquelle est ratio essendi de la liaison particulière. "Nous avons conscience a priori de l'identité universelle de nous-mêmes par rapport à toutes les représentations qui ne peuvent jamais appartenir à notre connaissance, comme d'une condition nécessaire de la possibilité de toutes les représentations (puisqu'elles ne représentent en moi quelque chose qu'à la condition de faire partie, avec tout le reste, d'une seule conscience, par conséquent de pouvoir au moins y être liée)"25. Si l'on peut parler ici d'acte synthétique originaire, ce n'est donc pas en fonction d'une intuition qui y correspondrait, mais seulement à partir de faits de consciences, d'une connaissance objective en acte qui laisse supposer une unité originaire de conscience au moins en puissance actuée en chaque synthèse singulière. "Il n'est même pas question de la réalité de cette conscience; mais la possibilité de la forme 23 Cf. K.R.V., op. cit., B pp. 115-116. Cf. K.R.V., op. cit., B p. 116. 25 Cf. K.R.V., op. cit., A pp. 130-131. 24 Notes de cours, M. Maesschalck 121 logique de toute conscience repose nécessairement sur le rapport à cette perception comme à un pouvoir"26. La conscience humaine est toujours réceptrice et spontanée. Elle ne se donne pas à elle-même (elle ne produit pas) la matière de sa réflexion, pas plus qu'elle ne produit les conditions de réalisation de son action. De part et d'autre (théoriquement et pratiquement), elle est soumise au donné. Elle ne peut concevoir sans recevoir et elle ne peut être libre sans se soumettre. Son rapport à l'expérience est toujours médiat, schématique, relation du concept et de l'intuition, de l'intellectuel et de l'empirique, de l'identité de la conscience à soi-même et de ce qui en est radicalement différent, de l'homogène à l'hétérogène. C'est cette tension que tente de manifester Kant dans toute son activité humaine. Cette conception schématique du rapport de l'homme à l'expérience présuppose une donation. Elle se construit sur l'hypothèse d'une chose donatrice, dont nous ne pouvons rien dire sinon constater le fait de notre réception. Quand nous parlons de réception, nous avons déjà posé les conditions de phénoménalisation. Nous n'appréhendons que ce qui s'est manifesté dans le cadre spatio-temporel de notre expérience. Le phénomène est témoin, négativement d'une chose qui en fournit la matière. L'Erfahrung, chez Kant, enveloppe toujours un donné irréductible, un fond, un point de départ, qui inaugure la représentation indépendamment d'elle-même27. C'est le noumène négatif qui accompagne la connaissance positive de tout phénomène et donc aussi du Moi empirique. L'homme se reçoit toujours de l'expérience. Il se découvre à partir de sa position 26 27 Cf. K.R.V., op. cit., A p. 131, note. Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., p. 84. Notes de cours, M. Maesschalck 122 spatio-temporelle. La chose-en-soi constitue une sorte de point limite, de frontière permanente, une "extériorité" idéale, c'est-àdire que je ne peux intégrer à mon expérience mais qui la fonde. "La conscience de mon existence dans le temps est donc identiquement liée à la conscience d'un rapport à quelque chose hors de moi (...)"28. La conscience d'un donné permanent pose la limite idéale entre l'expérience spatio-temporelle et l'acte créateur qui la fonde, entre une intuition sensible et une intuition intellectuelle, entre le temps et l'éternité. Cette limite infranchissable et insaisissable (aporétique) pourrait être figurée (métaphoriquement) par le présent: éternel présent de l'intuition créatrice, présent qui est don et présent instantané, succession des maintenant, déconstruit par les appréhensions successives et reconstruit schématiquement par la recognition. C'est le lieu, pour la connaissance, d'une "zone intermédiaire entre l'objectivité pleine, celle de l'Erfahrung, et l'inobjectivité totale, comme serait celle de l'"apparence transcendantale" (Schein) ou des produits bruts d'association"29. Rien, en fait, ne prouve l'impossibilité de cette position intermédiaire entre la sensation et l'intuition créatrice. Elle est problématique, ni pleine objectivité, ni pure illusion. C'est la frontière entre l'intellectualisme de Leibniz et le sensualisme de Locke30. Du point de vue du moi, cette position frontière signifie que le moi empirique n'a pas à lui seul sa propre et ultime vérité mais qu'il est conditionné par une unité supérieure, permanente, qui le soutient mais n'a d'autre réalité que lui. "Le moi transcdendantal, conçu, par delà les catégories, comme spontanéité originaire, comme suprême condition a priori, unique et inconditionnée, pourrait, à la rigueur, n'être rien en soi qu'une interprétation problématique, en termes subjectifs, de l'unité 28 Cf. K.R.V., op. cit., Préface B, p. 28. Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., p. 82. 30 Cf. K.R.V., op. cit., p. 238. 29 Notes de cours, M. Maesschalck 123 abstraite de la conscience comme telle (...); quelque chose comme la limite idéale, irréelle, de la convergence des fonctions catégoriales"31. La conception du noumène demeure théoriquement négative, un possible vide. L'homme se connaît empiriquement comme être soumis aux lois de l'expérience sensible, mais cette connaissance présuppose à son fondement une unité synthétique qu'elle ne peut atteindre en soi. Ce n'est que pratiquement que l'homme trouve un sens positif pour le noumène. L'acte libre vient remplir le vide ménagé dans la raison théorique pour la raison pratique. La solution de l'antinomie entre l'intellectualisme et la sensualisme est un acte de liberté. Autrement dit: la question de l'absolu n'a de solution que morale, dans l'ordre de l'effort (tendance) et de la croyance. L'homme se connaît empiriquement mais il agit librement, il se détermine en dehors des conditions spatio-temporelles, par rapport à la loi éternelle de moralité. L'agir éclaire par sa liberté le monde nouménal. La liberté apparaît comme le seul fondement positif possible pour fonder les autres idées de la raison, car elle peut intervenir dans l'expérience, commencer, ouvrir une série. Elle n'est pas conditionnée a priori, mais peut se déterminer uniquement par rapport au devoir. Il reste ainsi toujours à l'homme une possibilité irréductible de conversion. Cependant la liberté est immédiatement confrontée au sein de son autodétermination (toujours à nouveau possible) à l'inadéquation du désir naturel à la volonté morale. L'épreuve originaire de la liberté est la découverte de cette inadéquation, la "chute" de l'état d'innocence, l'être-au-monde. Ce mal premier, 31 Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., p. 99. Notes de cours, M. Maesschalck 124 originaire, ne signifie pas pour autant une condamnation radicale de la liberté asservie à ses penchants, plongée dans la contradiction entre la félicité et le devoir32. Il n'est qu'un point de départ, une origine, pleine d'une promesse de conversion, d'un progrès. Le Mal radical n'apparaît pas encore à l'origine. Il va "grandir", abonder. Le Mal du Mal, le Mal total, c'est le désir qui naît en l'homme d'une réconciliation absolue, dans son expérience, de son devoir et de son bonheur. C'est la volonté d'un objet total de la raison pratique. C'est vouloir Dieu lui-même, comme déjà la raison théorique avait tenté de chosifier, de posséder l'Inconditionné. La raison veut voir Dieu. Heureusement, pourrait-on dire (felix culpa), l'objet de son désir est intrinsèquement antinomique. Le Mal est une pathologie de l'espérance33. Dieu est inéluctablement au-delà, insaisissable, transcendant. Ce dépassement dialectique de toutes les antinomies kantiennes, libère l'espérance de l'homme et renforce sa croyance. Dieu dépasse infiniment toutes nos justices. Il est seul maître de la vie; lui seul justifie. Nature et Liberté ne constituent que les termes d'une opposition relative, dans laquelle Dieu ne peut entrer. Seule l'unité a une valeur absolue. Mais nous ne pouvons y atteindre; seulement y croire, parce que tout en nous l'exige et que rien ne la contredit. Toutes les antinomies kantiennes relèvent du même mouvement dialectique: tendance réificatrice de la raison liée à l'entendement, illusion transcendantale et position d'un transcendant régulateur et dynamisant. Le transcendant ainsi posé garde une fonction médiatrice pour l'homme qui le présuppose. Il 32 Pour les réflexions sur le Mal, cf. RICOEUR P., Le conflit des interprétations, Essais d'herméneutique, éd. du Seuil, Paris, 1969, pp. 404 à 415. 33 Cf. P. RICOEUR, op. cit., p. 429. Notes de cours, M. Maesschalck 125 renvoie aussi bien, dans l'ordre théorique, au travail de l'entendement, que, dans l'ordre pratique, à l'effort moral. D'une part, il légitime la croyance de l'homme en une intelligibilité totale du réel (et donc dans la possibilité d'une connaissance toujours plus précise) et, d'autre part, il renforce la fidélité de l'homme à son devoir par la croyance en une transparence parfaite de l'ordre mondain à la volonté morale de Dieu (et donc dans la possibilité d'une justification qui accorde à l'homme pécheur le Salut pour son effort ici-bas). De part et d'autre, l'idée d'une médiation absolue rend donc possible une croyance recevable par la raison humaine et à travers elle par l'entendement et l'obéissance morale. La médiation, comme telle, reste étrangère à l'homme qui ne peut légitimement (c'est-à-dire à partir de ce qu'il est et peut connaître) espérer que celle-ci informe réellement sa vie. La grâce est, strictement parlant, un surcroît. La médiation est une image, énigmatique et vue comme à travers un miroir, de la fin à laquelle l'homme est promis, destiné. C'est l'analogon de la fin dernière, une sorte d'archétype, une tension que l'homme découvre en lui et dont nul ne sait d'où elle vient et où elle va. "Elle" a pris place dans l'homme sans que nous comprenions comment la nature humaine a seulement pu être susceptible de l'accueillir"34. C'est l'ultime parole de la raison sur l'exigence qu'elle trouve en elle. Le schématisme de l'entendement qu'elle règle ne lui permet pas d'aller plus avant, sans transgresser les limites de la connaissance sensible. De l'au-delà, rien n'est connaissable, sinon qu'il est, comme au-delà, possible, exigé et finalement espéré. Mais en aucun cas, il n'est identifiable concrètement, car alors il anéantirait notre nature en supprimant la tension qui nous constitue. L'espérance n'est possible que comme manque tendu vers son remplacement, faute tendue vers le pardon, progrès de l'homme 34 Cf. RICOEUR P., op. cit., p. 415 (note), citant KANT, La religion dans les limites de la simple raison, p. 85. Notes de cours, M. Maesschalck 126 vers l'homme, de l'homme connu à l'homme reconnu. Mais l'espérance ne pourrait s'étendre d'une plénitude à une plénitude, car l'une et l'autre devraient être identiques (comme plénitude) et interdiraient l'idée d'un progrès, d'un temps, d'une tension. Une "tension" de Dieu à Dieu est nécessairement une tension éternelle, impossible à l'homme et insondable35. Nous touchons notre limite, celle du temps et de l'éternité. Penser la tension intérieure à Dieu comme détermination de l'histoire humaine, c'est irrémédiablement annuler la différence entre le naturel et le surnaturel. Il n'y a pas d'alternative. Espérer Dieu de Dieu est insensé. 3. Le problème du schématisme Nous avons tenté dans le paragraphe précédent de montrer le rôle central du schématisme dans la conception kantienne de l'homme. Si un problème capital reste ouvert dans la philosophie kantienne, nous ne pouvons le manquer à cet endroit. Le schématisme renvoie d'abord aux deux versants de notre connaissance qui permettent son assomption au cours de notre déduction: les formes pures de l'intuition et les catégories de l'entendement. Nous ne considérons donc pas le problème qu'il pose à la manière de Reinhold, comme un point de vue privilégié pour saisir l'ensemble. Mais ce n'est qu'en rencontrant les problèmes déjà posés au niveau de l'intuition pure, puis de la déduction des catégories, que nous pourrons saisir le problème de la représentation.Nous serons alors en mesure de comprendre l'effort fourni par Kant dans ses recherches postérieures aux 35 Cf. le refus de s'engager dans des débats sur la vie intradivine dans l'écrit sur la religion. Notes de cours, M. Maesschalck 127 Critiques. C'est aussi dans la mouvance de cette recherche que nous pourrons trouver le point de départ de Fichte. 3.1. Le temps et l'espace La déduction objective qui ouvre l'esthétique transcendantale établit, pour notre connaissance discursive, la nécessité de formes a priori de la sensibilité36. Kant passe ensuite aux expositions métaphysiques et transcendantale de l'espace, puis du temps, sans justification, autre que l'évidence, du privilège de l'espace-temps pour définir le cadre de l'expérience. Il ne reviendra qu'indirectement sur la question, en refusant au changement toute a priorité par rapport à l'expérience. Le changement, comme tout autre concept de la sensibilité, présuppose quelque chose d'empirique. Avec l'espace et le temps, on a donc épuisé tout l'objet possible de l'esthétique transcendantale, en tant que "science de tous les principes de la sensibilité a priori"37. Nous constatons ainsi que dès l'Esthétique, Kant interrompt le mouvement analytique de sa méthode (position de la spécificité de l'entendement humain - nécessité de formes a priori de la sensibilité) pour privilégier, dans son exposition, la méthode synthétique (espace et temps - formes a priori de l'intuition - seules formes possibles). Il vise moins à montrer la cohérence de la fonction subjective dans la connaissance (l'immanence totale de la conscience à soi-même) que l'idéalité de la forme objective. Plus encore, il évite ainsi de fonder sa démarche sur le présupposé idéaliste (immanence de la conscience) qui intégrerait le temps et l'espace comme de simples concepts, alors qu'ils sont des concepts 36 37 Cf. K.R.V., op. cit., pp. 53-54. Cf. K.R.V., op. cit., p. 54. Notes de cours, M. Maesschalck 128 de l'intuition, indissociables d'une expérience possible en général. On ne peut construire le temps et l'espace, les produire, mais seulement les recevoir comme formes pures de l'intuition sensible. "Nous avons donc voulu dire, écrit Kant, que toute notre intuition n'est que la représentation du phénomène, que les choses que nous intuitionnons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les intuitionnons, que leurs rapports ne sont pas constitués en euxmêmes tels qu'ils nous apparaissent, et que, si nous faisons abstraction de notre sujet, ou même seulement de la nature subjective de nos sens en général, toute la manière d'être (Beschaffenheit) et tous les rapports des objets dans l'espace et dans le temps et même l'espace et le temps disparaissent, puisque, en tant que phénomènes, ils ne peuvent pas exister en soi, mais seulement en nous"38. Kant définit ainsi négativement le noumène, comme un donné irréductible à tout a priori logique39, une choseen-soi. De la sorte, il faut dire "que les objets ne nous sont pas du tout connus en eux-mêmes et que ce que nous nommons objets extérieurs n'est pas autre chose que de simples représentations de notre sensibilité dont la forme est l'espace, et dont le véritable corrélatif, c'est-à-dire la chose en soi, n'est pas du tout connu et ne peut pas être connu par là! Mais on ne s'en enquiert jamais dans l'expérience"40. Autrement dit, notre connaissance sensible a priori, réceptive, ne produit pas la matière de son intuition, mais, comme structure d'accueil d'un donné, elle présuppose "quelque chose" qui puisse être donné. L'existence de ce "quelque chose" est "nécessairement comprise dans la détermination de ma propre existence et ne constitue avec elle qu'une seule expérience qui 38 Cf. K.R.V., op. cit., p. 68. Cf. MARECHAL, Le point de départ de la Métaphysique, op. cit., Cahier III, La Critique de Kant, l'éd. Universelle, Bruxelles, D.D.B., Paris, 1942, p. 137. 40 Cf. K.R.V., op. cit., pp. 60 et 61. 39 Notes de cours, M. Maesschalck 129 n'aurait jamais lieu intérieurement, si elle n'était pas en même temps extérieure (en partie)"41. Kant reçoit ce donné comme un fait premier, immédiat, purement indéterminé. Il résiste à toute déduction. "En d'autres termes, écrit Maréchal, Kant a effectué la déduction de l'objet de notre connaissance, non pas certes quant à la "matière", ni quant aux "formes d'espace et de temps", mais du moins quant à la "forme synthétique" qui fait de la représentation (Vorstellung) un objet (Objekt, Gegenstand)"42. Dans la constitution de l'objet, les formes pures de l'intuition déterminent les conditions de possibilité de tout apparaître phénoménal au sein de la conscience. Par leur travail, un phénomène est représenté. Ces formes "représentent le premier degré d'unification du multiple contingent, au sein de l'objet pensé"43. Pour passer du phénomène à l'objet conscient, une activité purement intellectuelle doit s'adjoindre à la sensibilité. 3.2. La déduction des catégories La représentation phénoménale constituait le premier degré d'objectivité. Pour intégrer dans son unité aperceptive l'objet phénoménal, la conscience objective ne peut plus se contenter de recevoir (passivement) une sensation. Elle doit dominer (activement) le donné phénoménal, l'informer, le régler sur son unité interne. Les différentes fonctions qui permettent cette intégration sont appelées catégories. Elles fournissent toutes les règles des synthèses possibles pour les objets phénoménaux. 41 Cf. K.R.V., op. cit., Préface B, note pp. 28 et 29. Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 346. 43 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier III, p. 137. 42 Notes de cours, M. Maesschalck 130 Kant annonce dès sa préface44, qu'il emploiera deux types de déduction pour étudier les catégories: l'une objective, essentielle à la Critique, pour établir leur valeur objective, l'autre subjective, pour montrer la cohérence interne de l'entendement, comme faculté de connaître. En fait, deux problèmes différents, l'existence et la recension des catégories, d'une part, leur valeur objective d'autre part, font face à deux méthodes utilisées inégalement. La première méthode, la déduction métaphysique45, est analytique. Elle montre la correspondance nécessaire des différents types de jugement (les fonctions logiques pures) aux concepts purs de l'entendement. La seconde méthode, la déduction transcendantale46, est synthétique. Elle remonte de la diversité des objets phénoménaux de la sensibilité aux différents types d'unités possibles à partir de cette diversité. Kant esquisse simplement ce mouvement et n'entre plus dans le détail du recensement déjà opéré par la première méthode. Le noeud de la déduction transcendantale est d'établir la valeur objective des catégories. Les catégories restent des concepts vides si elles ne sont pas rapportées au donné intuitif. Mais le donné intuitif n'est connaissable que lorsqu'il est rapporté aux concepts de l'entendement, subsumé. C'est ce rapport nécessaire qui définit la connaissance. La déduction transcendantales recouvre donc plus que le problème de la valeur objective, annoncé par la Préface. Elle propose aussi une solution au problème de l'existence (et du recensement) des catégories. On y trouve ainsi "le principe d'une exploration systématique de la conscience, par un mouvement ascendant de synthèse, à partir de la diversité des intuitions pures 44 Cf. K.R.V., op. cit., Préface A, pp. 8 et 9. Cf. K.R.V., op. cit., pp. 86 à 99. 46 Cf. K.R.V., op. cit., pp. 100 à 146. 45 Notes de cours, M. Maesschalck 131 de la sensibilité"47. Cette exploration a pour objet la possibilité de la pensée objective. La seconde source de notre connaissance, la spontanéité de l'entendement, fournit ainsi une entrée spécifique dans la démarche critique: comment des objets sont-ils possibles dans une connaissance discursive? La première source de la connaissance, l'intuition, avait indiqué une autre voie d'accès: comment un cadre de l'expérience est-il possible a priori? D'un côté se pose donc la question des conditions de possibilité de la pensée objective et de l'autre, de l'expérience48. Ces deux entrées posent la question de la coïncidence "matérielle", en nous, de la sphère objective et de l'expérience49. Comme l'entendement humain ne peut produire la matière de sa connaissance par intuition intellectuelle, il doit intrinsèquement se rapporter à la source de toute donation possible, l'intuition pure, comme une forme à son contenu. "S'il en est ainsi, la Déduction des catégories a pour conclusion légitime la restriction de l'objet de notre entendement au monde des phénomènes"50. Kant écrit en effet: "La raison pour laquelle des concepts purs de l'entendement sont donc possibles a priori et même, par rapport à l'expérience, nécessaires, c'est que notre connaissance n'a affaire qu'à des phénomènes dont la possibilité réside en nous-mêmes, dont la liaison et l'unité (dans la représentation d'un objet) se rencontrent simplement en nous, par conséquent, doivent précéder toute l'expérience et la rendre tout d'abord possible quant à la forme"51. 47 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 26. Ibid., pp. 78 à 81. 49 Ibid., p. 81. 50 Ibid. 51 Cf. K.R.V. op. cit., p. 146. 48 Notes de cours, M. Maesschalck 132 Deux principes hétérogènes, mais nécessairement complémentaires, constituent donc la synthèse de notre connaissance: un sujet transcendantal, unité consciente, et un donné brut, qui "provoque" l'expérience, la chose en soi. Le premier plan (sujet transcendantal) fournit la marche de la méthode analytique qui divise les concepts d'intuition pour y montrer l'unité synthétique a priori présente en eux. Le second plan (la chose-en-soi) fournit la marche de la méthode synthétique qui remonte de l'expérience possible, par la construction logique de l'objet, à l'unité première d'intégration. La première méthode part de ce qui est pour conclure au comment. La seconde suit la construction objective dans ses étapes synthétiques pour conclure à ce qu'elle est. C'est à la croisée de ces deux chemins que se situe l'obscurité centrale de la Critique. 3.3. Le schématisme transcendantal A la suite de la Déduction transcendantale, l'étude des conditions de possibilité d'application des concepts purs de l'entendement à la structure a priori de l'expérience suit de préférence la méthode synthétique, c'est-à-dire "la voie ascendante de la synthèse des phénomènes"52. Elle donne ainsi la priorité au comment (wie) pour établir l'existence (dass) des "catégories schématisées" et leur recensement. 3.3.1. Le rôle du temps Pour qu'une application, des catégories aux phénomènes intuitionnés soit possible, il faut trouver un élément médiateur qui puisse créer une sorte de milieu favorable à la conjonction 52 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 90. Notes de cours, M. Maesschalck 133 (subsomption) des sources hétérogènes de la connaissance. Cet élément commun, c'est le temps. L'Esthétique transcendantale le reconnaît comme forme du sens interne et la Déduction transcendantale montre son homogénéité à la catégorie en tant qu'elle est l'unité de la liaison transcendantale des représentations qu'opère le temps. Ainsi, "à chaque catégorie, considérée comme fonction partielle de l'unité synthétique de la conscience, correspond immédiatement une détermination a priori subie par la forme du temps et s'imposant, par cet intermédiaire, aux phénomènes"53. La fonction schématique du temps permet l'application des catégories à "l'ensemble de toute l'expérience possible"54, mais, en même temps, elle restreint toute application possible au domaine sensible. "Les catégories, sans schème, ne sont donc que des fonctions de l'entendement relatives aux concepts, mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sensibilité qui réalise l'entendement, tout en le restreignant"55. Il n'y a donc pas d'autre objet possible que de l'expérience. Ce qui nous conduit à affirmer l'identité nécessaire des "catégories pures" et des "catégories schématisées". C'est le principe suprême" des jugements synthétiques: "tout objet est soumis aux conditions nécessaires de l'unité synthétique du divers de l'intuition dans une expérience possible"56. La méthode ascendante rencontre cette restriction et en prend acte, plus qu'elle ne la déduit. Elle présuppose, en effet, la 53 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier III, p. 176. Cf. K.R.V., op. cit., p. 155. 55 Cf. K.R.V., p. 156. 56 Ibid., p. 162. 54 Notes de cours, M. Maesschalck 134 déduction du temps. Mais celle-ci n'a jamais été exposée. L'esthétique transcendantale s'est déclarée incapable d'un tel travail. Quant à la Déduction transcendantale, elle n'atteint pas à la nécessité absolue de la déduction métaphysique et continue même à présupposer cette dernière au cours de son développement. Elle établit sur base de la liaison temporelle des représentations une certaine table des catégories. Sa nécessité est donc dépendante des conditions particulières de notre sensibilité57. Kant nous a seulement montré que "tout entendement non-intuitif, astreint à opérer ses synthèses dans le temps, exige une pluralité de catégories"58. La nécessité posée ici par Kant est donc simplement relative. 3.3.2. Le problème de la nécessité Le postulat de la nécessité éclaire immédiatement la portée exacte du principe qui sous-tendait les analogies de l'expérience: "l'expérience n'est possible que par la représentation d'une liaison nécessaire des perceptions"59. La nécessité dont il s'agit n'est pas purement formelle, mais s'applique "à l'expérience possible et à son unité synthétique dans laquelle seule sont donnés les objets de la connaissance"60. Est nécessaire "ce dont l'accord (Zusammenhang) avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l'expérience"61. C'est une nécessité hypothétique, c'est-à-dire déterminante sous des conditions données. Des principes comme "Rien n'arrive par hasard" et "tout ce qui arrive 57 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 91. Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier III, p. 165. 59 Cf. K.R.V., op. cit., B p. 173. 60 Cf. K.R.V., op. cit., p. 201. 61 Ibid., p. 200. 58 Notes de cours, M. Maesschalck 135 est intelligible" renvoient à une certaine nature des choses, suivant laquelle, pourvu que quelque chose arrive, cela doit être intégrable dans une série causale. "Tout ce qui arrive est hypothétiquement nécessaire"62. On ne peut atteindre un point de vue absolu sur base d'un donné, s'affranchir, sans plus, des conditions de départ. "Ce qui n'est possible que sous des conditions simplement possibles elles-mêmes ne l'est pas à tous les points de vue. C'est ainsi cependant qu'on envisage la question quand on veut savoir si la possibilité des choses s'étend au-delà de l'expérience"63. La nécessité que Kant envisage dans son troisième postulat, est, pourrait-on dire, "interne" à l'existence, dans le sens précis où elle présuppose l'existence comme donnée, posée. Cette manière d'envisager la question de la nécessité se situe dans le droit fil de la déduction transcendantale des catégories. La méthode synthétique, qui s'y trouve aussi à l'oeuvre, lie, en effet, immédiatement, catégories non empiriques et catégories schématisées. La nécessité qu'elle atteint est donc conditionnée par cette identification de départ. "Aussi longtemps, en effet, que le temps et l'espace, et par conséquent les schèmes transcendantaux, ne sont pas déduits de l'unité pure de notre pensée, ils restent, logiquement parlant, une détermination contingente de celle-ci"64. Cependant, dans la Déduction métaphysique, la nécessité n'était pas entendue de manière relative, mais bien absolue. Les concepts purs sont considérés, indépendamment du schématisme, comme déterminables grâce aux pures fonctions logiques. "La 62 Ibid., p. 208. Ibid., p. 210. 64 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 89. 63 Notes de cours, M. Maesschalck 136 même fonction, écrit Kant, qui donne l'unité aux diverses représentations dans un jugement donne aussi l'unité à la simple synthèse de diverses représentations dans une intuition, unité qui, généralement parlant, est appelée le concept pur de l'entendement. Ainsi, le même entendement et, à la vérité, par les mêmes actes au moyen desquels il produit dans les concepts, en se servant (vermittelst) de l'unité analytique, la forme logique d'un jugement, introduit aussi, au moyen de l'unité synthétique du divers qui se trouve dans l'intuition en général, un contenu transcendantal dans ses représentations"65. Or, précisément, le jugement apodictique exprime une nécessité logique66. La catégorie strictement correspondante recouvrira donc, selon la méthode analytique, une même nécessité. De manière plus générale, toutes les catégories sont saisies, analytiquement, à l'exclusion de tout schématisme, c'est-à-dire comme pures, nécessaires, immuables67 et remplies par un donné contingent. Elles sont déduites absolument pour tout entendement non intuitif, indépendamment de sa sensibilité. "Leur dépendance d'un entendement non intuitif montre qu'elles sont "seulement forme logique de concepts" (...), et non, à proprement parler, "concepts" de quelque objet que ce soit"68. La déduction transcendantale n'atteint pas à ce point de vue absolu. "Si un entendement non intuitif était lié à un autre type de sensibilité (...), la fonction catégoriale serait modifiée à proportion (...)"69. Dès lors, comment justifier la restriction de tout objet possible de connaissance à l'expérience donnée? Rien ne lie absolument notre unité de conscience à la seule réalité empirique 65 Cf. K.R.V. op. cit., pp. 93 et 94. Cf. ibid., p. 92. 67 Cf. MARECHAL, op. cit., p. 90. 68 Cf. ibid. 69 Cf. ibid., p. 91. 66 Notes de cours, M. Maesschalck 137 (sensible). Dès lors, "comment saurions-nous de certitude absolue, apodictique, si la conformité aux conditions générales d'espace et de temps, impliquées dans le schématisme, doit régler infailliblement la possibilité ou la nécessité de tout objet éventuel de notre pensée?"70. Il faudrait pour dépasser cette aporie que la Déduction transcendantale trouve, selon sa propre méthode ascendante, "un principe absolu de synthèse, commandant à la fois, en vertu de la même nécessité déductive, les concepts a priori de l'entendement et les intuitions a priori de la sensibilité"71. Dans sa première édition de la Critique, Kant commence par exposer l'enchaînement des trois synthèses qui participent à la constitution de l'objet: appréhension, reproduction et recognition. Il montre ainsi le rôle médiateur de "la faculté transcendantale de l'imagination"72. "L'unité synthétique du divers dans toute intuition possible"73 est posée, relativement à la synthèse imaginative, comme une condition formelle d'unité pour le tableau formé par l'imagination, grâce au divers fourni par l'intuition74. C'est un principe d'unité inhérent à la synthèse imaginative. "L'unité transcendantale de l'aperception se rapporte donc, écrit Kant, à la synthèse pure de l'imagination comme à une condition a priori de la possibilité de tout l'ensemble du divers dans une connaissance"75. L'entendement fournit les règles de la synthèse imaginative (les catégories) mais l'acte synthétique proprement dit appartient à l'imagination. L'unité synthétique de l'entendement 70 Cf. ibid., p. 89. Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 92. 72 Cf. K.R.V., op. cit., A p. 115. 73 Cf. ibid., A p. 131. 74 Cf. ibid., A p. 134. 75 Cf. ibid., A p. 132. 71 Notes de cours, M. Maesschalck 138 est, en fait, un "principe formel"76 d'unité et "constitue même une connaissance formelle a priori de tous les objets en général, en tant qu'ils sont pensés (les catégories)"77. La seconde édition affirme d'abord le primat de la synthèse sur l'analyse (' 15) et s'engage ainsi à mettre en avant le caractère synthétique de l'unité du divers dans la représentation78. La catégorie suppose déjà la liaison; il faut donc chercher plus haut79. La première édition atteignait une unité analytique. "L'esprit, y lit-on, ne pourrait pas concevoir, et cela a priori, sa propre identité dans la diversité de ses représentations, s'il n'avait devant les yeux l'identité de son acte qui soumet à une unité transcendantale toute la synthèse de l'appréhension (qui est empirique) et en rend tout d'abord possible l'enchaînement d'après des règles a priori"80. Cette manière de situer l'unité synthétique n'atteint pas le plus haut point, au sens où l'entend Kant, dans la seconde édition. On pourrait même lui appliquer quelque ligne de cette édition: cette proposition "ne dit rien de plus sinon que toutes ses représentations, dans n'importe quelle intuition donnée, doivent (müssen) être soumises à la condition sous laquelle je peux seulement les attribuer, comme mes représentations, à mon moi identique (zu dem identischen Selbst) et, par conséquent, les saisir comme liées toutes ensemble dans une aperception sous l'expression générale: "je pense"81. La deuxième édition, elle, "fait remonter (...) l'acte de synthèse (ou la liaison active) jusqu'à 76 Cf. ibid., A p. 133. Cf. ibid., A p. 145. 78 Cf. ibid., B p. 109. 79 Cf. ibid. 80 Cf. K.R.V., op. cit., A p. 122. 81 Ibid., B p. 116. 77 Notes de cours, M. Maesschalck 139 l'entendement même82. "Ce n'est qu'à la condition de pouvoir lier dans une conscience un divers de représentations données qu'il m'est possible de me représenter l'identité de la conscience dans ces représentations mêmes, c'est-à-dire que l'unité analytique de l'aperception n'est possible que sous la supposition de quelque unité synthétique"83. Pour que je puisse appeler miennes toutes les représentations du divers, je dois avoir conscience d'une synthèse a priori de ces représentations, c'est-à-dire de l'unité synthétique originaire de l'aperception84. "L'unité synthétique de l'aperception est donc ainsi le point le plus élevé auquel il faut rattacher tout l'usage de l'entendement, même la logique entière et, après elle, la philosophie transcendantale. On peut dire que ce pouvoir est l'entendement même"85. C'est désormais la fonction dynamique dans la constitution de l'objet qui prend le pas sur la forme de cette constitution; le point de vue de l'acte laisse deviner sa prédominance prochaine sur le point de vue de la forme86. Nous assistons comme à une "mise en mouvement" de la philosophie transcendantale, qui se confirmera dans la Critique de la faculté de juger et les recherches inachevées de l'Uebergang. Cependant, l'édition de 1787 continue à enchevêtrer, au sein même de la Déduction transcendantale, les points de vue du dass et du wiel87 et à présupposer comme acquise la preuve analytique de la Déduction métaphysique au cours de la Déduction transcendantale. De plus, la distinction du ' 24 entre synthèse figurée et synthèse intellectuelle renforce seulement l'aporie de la 82 Cf. MARECHAL, op. cit., p. 120. Cf. K.R.V., op. cit., B p. 111. 84 Cf. ibid., B p. 113. 85 Cf. ibid., B note p. 111. 86 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 112. 87 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, pp. 91 et 92. 83 Notes de cours, M. Maesschalck 140 première édition notée entre les "catégories pures" et les "catégories schématisées"88. De soi, l'entendement humain ne peut intuitionner, mais il peut, antérieurement à toute intuition sensible, poser le divers des intuitions en général, par synthèse intellectuelle89. "La synthèse [de l'entendement], si on la considère en elle-même, n'est autre chose que l'unité de l'acte dont il a conscience, comme tel, indépendamment de la sensibilité, mais par lequel il a le pouvoir de déterminer lui-même intérieurement la sensibilité par rapport au divers que celle-ci peut lui donner suivant la forme de son intuition"90. Le concept vide n'est même pas la forme de l'intuition (qui est le sens interne), mais comme la visée a priori de toute forme possible; visée sans fin déterminée. La synthèse intellectuelle ne peut être déterminante qu'en lien à la synthèse figurée qui fournit l'intuition déterminée. Prises en ellesmêmes, les catégories n'ont pas de valeur objective. Elles doivent être mises en rapport avec le donné intuitif. "Elle ne sont des règles que pour un entendement dont tout le pouvoir consiste dans la pensée, c'est-à-dire dans l'acte de ramener à l'unité de l'aperception la synthèse du divers qui lui a été donné d'autre part dans l'intuition, et qui, par conséquent, ne connaît absolument rien par lui-même, mais ne fait que lier et ordonner la matière de la connaissance, l'intuition, qu'il faut que l'objet (Objekt) lui fournisse"91. On pressent déjà ce que pourrait être une réflexion qui viserait des objets métacatégoriaux: elle n'aurait qu'une valeur subjective et ne donnerait lieu qu'à un jugement réfléchissant. Quant à la restriction de l'activité de l'entendement à l'activité catégoriale (faculté des règles), "nous pouvons aussi peu [en] donner une raison, écrit Kant, que nous ne pouvons dire pourquoi 88 Cf. ibid., Note (2), p. 89. Cf. K.R.V., op. cit., B p. 132. 90 Cf. ibid., B. p. 131. 91 Cf. K.R.V., op. cit., B p. 123. 89 Notes de cours, M. Maesschalck 141 nous avons précisément ces fonctions du jugement et non pas d'autres, ou pourquoi le temps et l'espace sont les seules formes de notre intention possible"92. De ce point de vue, l'édition de 1787 ne dépasse pas l'aporie de la première édition. Mais elle marque cependant un pas dans une direction nouvelle: "le principe même (Grund) de l'unité aperceptive, n'est point, de soi, restreint, dans sa portée radicale, par une classe quelconque de données à synthétiser"93. Ainsi, pouvons-nous conclure avec Maréchal, "si la nécessité d'un donné d'intuition sensible, pour faire un objet, n'est pas niée, on pressent que la valeur objective sera de plus en plus cherchée dans l'universelle nécessité des conditions a priori de la représentation, et dépendra donc moins de l'origine du contenu soumis à la synthèse, que l'apriorité absolue de l'acte synthétique qui impose une forme à ce contenu"94. 4. Prolongements L'opposition statique d'une nécessité absolue et d'une nécessité relative et la solution entrevue dans le primat de l'acte de synthèse sur la forme synthétique95 correspond bien à l'orientation générale de la philosophie kantienne. Dès la Dialectique de la raison pure, la fonction régulatrice de la raison à l'égard du travail de l'entendement révèle la "composante dynamique de toute vie de 92 Cf. K.R.V., B pp. 123 et 124. Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 120. 94 Cf. ibid., p. 122. 95 Cf. ibid., p. 278. 93 Notes de cours, M. Maesschalck 142 l'esprit"96. La "relance" opérée par la limite indéfiniment approchée de la totalisation n'est pas comme un choc extérieur à l'homme en recherche, mais une tension immanente qui sous-tient son travail, le motive. Posée pour elle-même, l'idée est à la limite de l'illusion, purement problématique. Mais rapportée à l'entendement, comme une exigence, elle dynamise sa recherche. C'est l'expérience (concrète) intégrale de l'homme qui devient, chez Kant, "objet" possible de totalisation. Il n'y aurait pas de sens, pour notre entendement, à poursuivre une autre fin. L'homme est en recherche d'un "objet total". C'est ce qui constitue le dynamisme que sa raison communique à son effort de connaissance, un "sollen" tendu vers une expérience idéale. "Chez Kant, la représentation du monde tend asymptotiquement, non vers un Dieu créateur, mais vers une "expérience" idéale, qui, demeurant immanente à notre subjectivité, y meublerait complètement, si c'était réalisable, le vide infini de l'espacetemps97. La Critique de la raison pratique éclaire cette constitution dynamique de la raison. Grâce aux restrictions opérées par la Critique de la raison pure, elle peut arracher aux prétentions théoriques comme un "droit" de la raison pratique à poser, à partir de l'exigence de sainteté qu'elle découvre en elle, la liberté d'agir, un Dieu justificateur et l'immortalité de l'âme, c'est-à-dire la seule "métaphysique" possible. "A notre condition humaine convient seule une métaphysique du devoir être, suspendue toute aux injonctions absolues de la "liberté", et traduisant symboliquement en terme d'être les conditions de possibilité d'une tâche 96 97 Cf. ibid., p. 143. Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 313. Notes de cours, M. Maesschalck 143 obligatoire"98. L'homme se découvre dans l'expérience comme être d'action; comme être-là, il est être-des-fins. A nouveau, sa raison le projette vers un "objet total", la coïncidence du devoir et du bonheur, le remplissement de l'effort moral indéfini par une béatitude parfaite. Mais cette illusion en soi n'a de sens que ramenée à l'effort quotidien pour le dynamiser. Plus encore que la raison théorique, la raison pratique manifeste "l'irrésistible force assimilatrice exercée par l'idée d'acte"99 dans la philosophie kantienne. La Critique de la faculté de juger renforce cette ligne de réflexion par l'extension subjective donnée à la tension constitutive de la recherche et de l'agir humain. Il s'agit, pour nous, de lui accorder une portée objective (jugement réfléchissant objectif) et de lancer ainsi un pont entre la nature et la liberté, le "pont de la finalité"100. Toujours mû par le désir d'un "objet total", l'homme voudrait décider pour ou contre le mécanisme, pour ou contre le finalisme. Kant renvoie dos à dos les parties en cause et propose un "mécanisme dynamique", c'est-à-dire un mécanisme qui, pour nous (subjectivement) est nécessairement ordonné à l'homme et par l'homme à l'ordre moral. Nous ne pouvons jamais, dans notre recherche, nous arrêter à une solution incomplète en invoquant un principe finaliste, pas plus, en fait, que nous ne pouvons, moralement, attendre une aide surnaturelle pour commencer à respecter la loi morale. Nous devons tendre, scientifiquement, à un système total du monde, comme, moralement, nous devons tendre à une intention parfaitement pure. C'est notre participation au dynamisme de chacun de ces ordres 98 Cf. ibid., Cahier IV, p. 156. Cf. ibid., p. 158. 100 Cf. ibid., p. 175. 99 Notes de cours, M. Maesschalck 144 qui nous amène à reconnaître un dynamisme intégral dans un auteur moral du monde, qui rend possible la justification de l'intention à travers son effort soumis à l'expérience (aux inclinations et au choix délibéré des inclinations). Ce déploiement du "réalisme de la raison pratique, commandé par l'idée vivante de la liberté"101 donne à l'idée d'acte un primat grandissant sur celle de forme. Les Fortschritte102 indiquent les conséquences de ce primat pour la première Critique: "que les intuitions a priori de la sensibilité, non moins que les catégories, procèdent d'une seule et même activité synthétique du sujet, d'un seul et même zusammensetzen"103. Kant trace les limites de la seule métaphysique spéculative possible: élucider le rapport de l'unité synthétique a priori avec les formes a priori de la connaissance. Il s'agit donc des limites mêmes de la Critique, l'expérience (sensible) possible en général, mais comprises cette fois, explicitement, comme "ontologie formelle" (ontologie contre l'empirisme, formelle contre le dogmatisme) ou "métaphysique de la Nature". La Préface des Premiers principes métaphysiques de la science de la Nature le suggérait déjà: "le schéma nécessaire pour un système métaphysique intégral, qu'il s'agisse" de la nature en général ou de la nature corporelle en particulier est le tableau des catégories104". 101 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 118. Preisschrift über die Fortschritte der Metaphysik, in Kant's gesammelte Schriften, hrsg. von der Preikischen Akademie der Wissenschaften, bd. 20; handschriftlicher Nachlaß, bd. 7; Walter de Gruyter, Berlin, 1942, pp. 253 à 332. 103 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 174. 104 Cf. KANT E., Premiers principes métaphysiques de la science de la Nature, trad. de Gibelin, Paris, Vrin, 1971, p. 16. 102 Notes de cours, M. Maesschalck 145 Kant s'oriente ainsi vers un ultime effort d'organisation, d'intégration dynamique de la totalité de l'expérience où "l'unité synthétique suprême impose (...) ses exigences à toute la hiérarchisation des formes a priori, y compris la forme de l'intuition sensible"105. La métaphysique de la Nature y fait figure d'une partie dans un tout "dominé en dernière instance par l'impératif moral"106. Dans cette partie, "le monde sensible n'est autre chose, pour nous (pour autant qu'il affecte la conscience), que le sujet se faisant objet, progressivement, par accumulation, en soi, de déterminations particulières (Affectionen), qu'il produit à la mesure de sa passivité sensible: toutes les "positions" (Setzungen) d'objets sont des positions immanentes du sujet par lui-même, des "autopositions" (Selbstsetzungen)"107. C'est le projet d'une philosophie transcendantale s'exposant intégralement à partir du dynamisme immanent au sujet, l'autoconstitution de l'objet dans le sujet en acte. Mais ce raisonnement discursif demeure dans les limites du phénomène de conscience. Il ne peut avoir de portée extrasubjective108 ou, comme écrit Kant, "est transcendantale la connaissance philosophique de la philosophie subjective"109. Il ne réduit donc en rien les déclarations de la Critique sur la chose-ensoi, mais les situe plutôt différemment. Elles n'apparaissent plus comme l'affirmation (extrinséciste) brutale d'un donné irréductible, sorte de postulat réaliste insurmontable110, mais comme une "conversion immanente"111 du sujet du pur rapport logique (sans 105 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 268. Cf. ibid. 107 Cf. ibid., p. 313, cf. déjà p. 260. 108 Cf. ibid., p. 293. 109 Cf. Opus Posthum, Convolutum I (qui est en fait le plus tardif + ou 1800 à 1803); cité par MARECHAL, op. cit., p. 316. 110 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 319. 111 Cf. ibid., note (2), p. 293. 106 Notes de cours, M. Maesschalck 146 préoccupation du contenu) au rapport transcendantal (qui part de l'affection produite dans l'intuition). Ce moment de conversion décèle une double tendance qui parcourt toute la philosophie transcendantale: une tendance vers la pure forme et une tendance vers la matière, "c'est-à-dire vers des limitations qui sont les conditions hors desquelles il ne pourrait ni posséder ni satisfaire sa tendance primordiale"112. C'est la "cause" de la conversion par laquelle le sujet se fait "objet selon la limitation formelle de l'"affection empirique" qu'il se donne"113. Cette condition de la tension constitutive de la connaissance est proprement irréductible. Mais elle n'embarrasse pas le philosophe transcendantal qui la reçoit comme condition de possibilité de l'expérience. Simplement, il la pose comme opposition relative nécessaire à l'unité absolue qu'il vise et qui est elle-même condition de possibilité de l'expérience. Il pose donc l'opposition dans l'unité, idéalement, en fonction d'une expérience possible en général (c'est-à-dire unifiée, non contradictoire). C'était déjà la méthode en oeuvre dans la résolution des différentes antinomies. "Le philosophe pose de plein droit ces deux concepts [l'opposition dans l'unité] comme des conditions également nécessaires de l'expérience, sans se soucier davantage de leur compatibilité en soi"114. La nécessité atteinte transcendantalement demeure ainsi relative et non absolue, comme la nécessité logique. La seule manière d'atteindre une nécessité absolue dans les termes où Kant a posé le problème, serait de penser en soi cette compatibilité, idéalement encore ou même absolument comme unité dans l'opposition. Ce sera le chemin de l'idéalisme. 112 Cf. MARECHAL, op. cit., p. 325, citant l'Opus Posthumum, Convolutum I, p. 76, 1-19. 113 Cf. ibid., note (2), p. 293. 114 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 326 (citant toujours le même passage de l'Opus Posthumum). Notes de cours, M. Maesschalck 147 5. Transition : De Kant à Fichte ou l’essor de la philosophie transcendantale Tout l'effort de Kant naît de l'exigence critique originaire: maintenir l'homme dans les limites de son expérience, le découvrir dans son exigence infinie d'être là où il est. L'objet central de la philosophie transcendantale est l'immanence totale de la raison à elle-même et la tension, qui en naît, vers une transcendance possible, c'est-à-dire l'hypothèse nécessaire d'un au-delà, objet de croyance. Cette tension entre l'immanence et la transcendance évite toute réification de l'absolu, propre à la raison spéculative. Celle-ci, en effet, part nécessairement des catégories ordonnées à l'expérience sensible pour poser un Dieu-Nature, un Démiurge, dont la puissance s'exprime toujours relativement à la puissance naturelle. La raison pratique, au contraire, doit poser un Dieu omnipotent, omniscient, capable de justifier totalement le progrès indéfini de l'âme. Il ne produit pas, n'organise pas simplement. Il doit totaliser, ramasser. Sa puissance est absolue, sans commune mesure avec ce qu'il totalise. Le jugement téléologique est la visée subjective du Vrai Dieu dans l'expérience naturelle et réduit ainsi la tentation spéculative d'opposer un Démiurge au Dieu personnel et d'exclure la croyance. Le Dieu moral n'est pas une substance extérieure au monde mais l'exigence souveraine de sainteté que l'homme découvre en lui et qui le conduit à espérer un Règne des fins, un accomplissement de la fin qu'il est en soi. L'homme ne peut que s'espérer soi-même, puisqu'il ne peut connaître d'autre possible. Mais cette espérance l'amène à poser l'hypothèse nécessaire d'un Justificateur, de qui il puisse effectivement se recevoir, puisque comme homme, il est aussi incapable de coïncider pleinement à soi-même, mais se reçoit toujours comme être-là, être empirique. Un passage de l'Opus Posthumum exprime bien cela: "Il existe un Dieu, non comme âme du monde, dans la Notes de cours, M. Maesschalck 148 nature, mais comme principe personnel de la raison humaine (ens summum, summa intelligentia, summum bonum), lequel, en tant qu'idée d'une absolue Sainteté, unit, dans l'impératif catégorique, la parfaite liberté avec la loi du devoir"115. La tension constitutive de l'homme naît donc, selon Kant, d'une opposition interne entre l'immanence et la transcendance, les conditions propres au champ de la conscience et le désir métaphysique, l'agir soumis aux lois de l'expérience et l'intention morale, le présent et l'au-delà116. Moralement, on pourrait représenter cette tension comme une sorte de "décalage" entre ce que je fais et ce que je veux. Reste à savoir si l'opposition reconnue produit nécessairement la tension visée. Kant n'atteint, en fait, qu'une nécessité relative, contingente. La tension comme détermination du champ total de la conscience, de la science et de l'action, n'est pas posée absolument. Elle est subjective, objet d'un jugement réfléchissant. L'unité est posée au-delà de l'opposition comme une hypothèse nécessaire. Ainsi, l'essence de la vie humaine, la tension constitutive de notre destinée, notre dynamisme extensif ne peut être exprimé de manière absolue. Il y a comme une extériorité de l'homme à sa propre fin, à son propre être intérieur, un décalage, une rupture, dont il ne peut percevoir la nécessaire unité, la correspondance dynamique, comme une certitude absolue, inaliénable, intime. Ce que nous saisissons, en nous, discursivement, comme forme pure de l'aperception, n'est-ce-pas, identiquement, la position d'un acte de pensée et, par là, l'intuition immédiate, dans la position du "je 115 Opus Posthumum, Convolutum I, p. 19 4-8, cité par MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 296. 116 Comme exigence permanente. Notes de cours, M. Maesschalck 149 pense", d'un acte d'être? "C'est ce que prétend Fichte; et c'est aussi l'enseignement, parfois oublié, de la tradition aristotélicienne et scolastique, au gré de laquelle la forme ne va pas sans l'activité"117. Nous rencontrons donc l'oeuvre de Fichte à un point capital de la philosophie transcendantale: l'insuffisance du jugement réfléchissant pour dire la destinée de l'homme. 5.1. Les prétentions de FIchte Dès 1794118, les prétentions de Fichte à l'égard de la philosophie kantienne se dessinaient clairement. La recension de l'Enésidème119 annonce la recherche d'un principe premier, malgré les échecs de Kant et de Reinhold et les critiques de l'auteur anonyme de pamphlet. Fichte trace dans sa recension un premier programme qu'il ne tardera pas à préciser et surtout à respecter. Il approuve les constats du pamphlet quant à l'absence d'un principe absolument premier dans l'oeuvre critique comme dans le travail de Reinhold sur la notion de représentation. Mais il s'oppose au scepticisme latent qui mettrait en doute la possibilité d'atteindre un tel principe. La tâche première du philosophe est précisément de 117 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 351. C'est-à-dire 2 ans à peine après la parution de l'écrit qui fit connaître Fichte au grand public: Versuch einer Kritik aller Offenbarung (1792). 119 J.G. FICHTE, Rezension des Aenesidemus, in der Allgemeinen Literaturzeitung, Iéna, 1794, n 47-49 (anonyme). Cf. J.G. Fichteswerke, herausgegeben von Fritz Medicus, Erster Band, Felix Meiner, Leipzig, 1922, pp. 131 à 153. L'écrit anonyme de 1792, portait le titre: Aenesidemus oder die Fundamente der von dem Prof. Reinhold im Iena gelieferten Elementarphilosophie, nebst einer Verteidigung des Skepticismus gegen die Anmassungen der Vernunftkritik. L'auteur est aujourd'hui connu sous le nom de G.E. Schluze. 118 Notes de cours, M. Maesschalck 150 s'élever à un point de départ absolu d'où il puisse saisir la totalité de l'expérience et s'engager ensuite dans le jeu des parties qui constituent le Tout. Cette conception de la philosophie dirigeait déjà l'Essai d'une critique de toute révélation. Il s'agissait de critiquer philosophiquement la possibilité d'une révélation, c'est-àdire à partir de principes a priori120, de la raison pratique, déduire la possibilité d'une révélation en soi et d'une foi en cette révélation. Élargi à la totalité de l'expérience, le principe d'une critique philosophique est confronté à l'exigence d'une déduction totale de l'expérience à partir d'un principe premier qui soit la condition de toute expérience possible. La position de ce principe originaire et originant constitue la tâche essentielle de la philosophie transcendantale. Fichte tente déjà d'approcher ce principe grâce aux critiques d'Enésidème. Puisque l'identité, selon Enésidème, demeure insuffisante lorsqu'elle n'a qu'une valeur formelle, c'est dire positivement121 que le principe premier doit être à la fois formel et matériel122. D'autre part, si Enésidème répugne à recevoir la représentation comme principe premier, c'est qu'il la réduit abusivement à un fait empirique (Tatsache). Il affirme donc en contre-partie qu'un principe premier recevable devrait être un acte (Tathandlung) démontré a priori, en dehors des conditions de l'expérience, et permettant alors de déduire les données de fait et de situer les différents niveaux de discours. 120 Cf. J.G. FICHTE, Versuch einer Kritik aller Offenbarung, Königsberg, 1792, in J.G. Fichterswerke, op. cit., pp. 1 à 28, voir '' 1 et 13. 121 Comme le répétera Schelling dans sa Recension intitulée: "Uber die Möglichkeit einer Forme der Philosophie überhaupt", in F.W.J. Schelling, Sämtliche Werke, Stuttgart et Augsburg, Cotta 1856-1861, I, pp. 87 à 112, ici: pp. 94 et 95, Fichte renvoie à cette recension de Schelling dans sa préface à la seconde édition de l'opuscule "Uber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der sogenannten Philosophie", in J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 163. 122 Pour tout ceci voir Gueroult, L'évolution et la structure de la doctrine de la science chez Fichte, t. I, Les Belles Lettres, Paris, 1930, pp. 134 à 145. Notes de cours, M. Maesschalck 151 Absolument parlant, Enésidème a raison de critiquer Reinhold, mais empiriquement, Reinhold a raison. De même la chose en soi, absurde quand elle est posée absolument123, serait tout à fait recevable au niveau de la conscience finie, en lien avec la faculté de représentation. Il faudrait donc montrer comment la chose en soi est relative à la conscience finie, inhérente à la faculté humaine de représenter, qui n'est elle-même qu'une manifestation nécessaire de l'acte originaire de la conscience absolue. Un double mouvement s'esquisse: d'une part une réflexion sur les représentations concrètes de la conscience finie qui découvre comme un fait premier de conscience l'intuition de l'acte même de représenter124, qui se saisit représentant dans la représentation (en acte de représenter dans l'acte de représentation); d'autre part la position d'un principe absolu, d'un point de départ qui permet de déduire chaque action de la coïncidence immédiate du premier principe avec lui-même. Ce double mouvement ascendant et descendant conduit à poser le lien de la réflexion et de la déduction dans l'identité du fait premier de conscience à l'activité primitive du principe absolu. On atteint ainsi la liaison totale des faits de conscience dans un principe premier univers l125. Cette synthèse pose également un lien entre la relation propre à la réflexion qui va de l'accident à la substance et la relation propre à la déduction qui va de la cause à l'effet. Le dualisme de l'idéal et 123 J.G. FICHTE, Rezension des Aenesidemus, in J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 145 (I, 17). 124 Schelling dira "s'intuitionner comme intuitivement", ce qui met bien en évidence le caractère réflexif de l'opération: se saisir dans l'acte même d'intuitionner, antérieurement à tout intuitionné, qui recouvre l'intuition, comme le produit recouvre l'acte de production. Il y a un mouvement d'abstraction, un arrachement au mouvement qui aboutit dans le produit. 125 Pour tout ceci voir MARECHAL J., Le point de départ de la Métaphysique, Leçons sur le développement historique et théorique du problème de la connaissance", Cahier IV, Le système idéaliste chez Kant et les postkantiens, Éd. Universelle -Bruxelles, D.D.B. - Paris, 1947, pp. 213 à 215 et pp. 348-9. Notes de cours, M. Maesschalck 152 du réal, de la forme et de l'acte, de la ration cognoscendi et de la ratio essendi pourra ainsi être réduit dans la synthèse de la conscience absolue qui se représente comme relation bilatérale de la position et de la réflexion126. Fichte annonce par là le projet de la Wissenschaftslehre: la réduction du dualisme kantien "dans l'unité absolue d'un Moi supérieur au plan humain"127. Il va même plus loin encore. Rencontrant les propositions d'Enésidème sur le primat de la raison pratique128, il laisse entrevoir l'issue possible face au monisme psychologique dans l'idée de Streben. Théoriquement, l'indépendance du Moi pur et la dépendance du Moi fini restent contradictoires. De l'infini au fini, pas de passage, dirait Spinoza. Mais pratiquement s'instaure une tendance à l'unité, une finalité active qui a pour but "un Moi", qui, à travers son auto détermination, détermine en même temps tout Non-moi"129, c'està-dire l'idée de la divinité. L'idée d'une tendance nécessaire du Moi rend possible l'idée d'une foi en Dieu et la croyance en un progrès indéfini (l'immortalité). Nous retrouvons ainsi la déduction de la religion telle qu'elle avait déjà été opérée dans l'Essai d'une critique de toute révélation. A ce point précis, la fin ultime rejoint le principe originel, le Moi absolu est l'alpha et l'oméga, le principe déterminant et la fin visée. Fichte relève sévèrement la méconnaissance du rôle de la croyance, dans les critiques d'Enésimus130, car cette méconnaissance met hors d'atteinte le principe absolu et laisse la raison dans le scepticisme131. 126 Cf. Rezension des Aenesidemus, op. cit., pp. 137, 138 et 146. Cf. MARECHAL, op. cit., p. 414. 128 Cf. Rezension des Aenesidemus, op. cit., p. 150. 129 Cf. ibid., op. cit., p. 151. 130 Cf. ibid., pp. 150 à 153. 131 Cf. ibid., p. 149. 127 Notes de cours, M. Maesschalck 153 La recension de l'Enésidème permet donc à Fichte de tracer la voie de la philosophie transcendantale. Enésidème, en effet, tout en critiquant l'insuffisance du principe Reinholdien, laisse entrevoir la possibilité de poser un principe absolument satisfaisant. Son refus d'un tel principe n'est pas justifié. Cette même année 1794, Fichte publie encore un opuscule intitulé "Uber den Begriff der Wissenschaftslehre oder der sogenannten Philosophie"132, des leçons sur le thème "die Bestimmung des Gelehrten"133, et enfin la "Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre"134. Le projet est clairement énoncé dès la préface au Concept de la doctrine de la science: élever la philosophie au rang de science évidente135. Fichte "croit avoir trouvé le fondement d'une telle science et avoir découvert une voie facile pour satisfaire parfaitement à toutes les exigences, tout à fait fondées, adressées par les sceptiques à la philosophie critique"136. Cette voie permettra de concilier les prétentions opposées des systèmes dogmatiques et critiques137, concernant le rapport de notre connaissance avec une chose en soi138. Nous ne pouvons parler légitimement de chose en soi qu'à travers le sentiment que nous en recevons, c'est-à-dire subjectivement. La chose ainsi sentie n'est connue que par sa représentation comme phénomène. 132 Cf. Erste Ausgabe, Weimar, im Verlage des Industrie-Comptoirs, J.G. Fichteswerke, op. cit., pp. 157 à 215 (bd I, pp. 29 à 81). La deuxième édition est de 1798, Ernst Glaber, Iena-Leipzig. 133 Cf. Ernst GLABER, Iéna und Leipzig, J.G. Fichteswerke, op. cit., pp. 219 à 277. 134 Cf. Ernst Glaber, Leipzig, J.G. Fichteswerke, op. cit., pp. 277 à 519. Cf. op. cit., p. 157. 136 Cf. op. cit., p. 157. 137 Conciliation qui fera un des thèmes centraux des Lettres sur le dogmatisme et le criticisme de Schelling. Cf. F.W.J. Schelling, Philosophische Briefe über Dogmatisme und Kriticismus, Sämtliche Werke, bd. I, pp. 283 à 341. 138 Cf. J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 157, note (1). 135 Notes de cours, M. Maesschalck 154 La représentation est donc une connaissance médiate à travers le sentiment (subjectif). C'est la voie que va emprunter la doctrine de la science afin d'éclairer totalement la connaissance. Elle postule donc la possibilité d'une connaissance intégrale de la connaissance, d'une science de la science139. Le mode d'exposition de cette doctrine décisive, doit être systématique, pour faire oeuvre de science140. Un principe premier doit conduire au tout et tout doit être rassemblé en un principe premier141. La philosophie kantienne trouve ainsi sa forme parfaite, son achèvement. Elle est élevée au rang de science, par une déduction totalement a priori142. La pensée de la pensée, l'acte de réflexion acquiert ainsi une valeur absolue. Le Moi, en tant qu'il se sait dans son acte d'être, est auto-position absolument indépendante. Le Moi est parce qu'il est et est ce qu'il est143, autrement dit l'autoposition du Moi dans son acte d'être est intrinsèquement identité du fondement logique et du fondement de l'existence. Une telle autoappréhension n'est possible que dans une intuition intellectuelle144. Le Moi empirique est totalement inadéquat à ce Moi absolu. Mais cette contradiction n'est que théorique, car elle pose pratiquement une exigence infinie au Moi empirique qui s'efforce indéfiniment de la réaliser. L'effort moral rend donc possible l'unité totale de la 139 L'expression sera employée par Kant dans sa lettre de 1799. Kant considère la notion même de la Wissenschaftslehre comme contradictoire dans ses termes, car elle engage nécessairement une régression à l'infini. 140 Cf. J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 188: "la science est un système, où elle est achevée, si aucune proposition ne peut plus être déduite et si l'on a donné la preuve positive, que l'on n'a pas admis trop peu de propositions dans le système" 141 Cf.op. cit., pp. 166 et 189 (note 1). 142 Cf. Grundriß des Eigentümlichen der Wissenschaftslehre (1795), J.G. Fichteswerke, op. cit., pp. 523 à 603, voir la remarque conclusive p. 603. 143 Déjà dans la Rezension des Aenesidemus, J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 150; ainsi que dans Einige vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten, op. cit., , pp. 224. 144 Cf. Rezension des Aenesidemus, op. cit., p. 150. Notes de cours, M. Maesschalck 155 raison. Cependant, bien qu'il soit déclaré Ideal-Grund, l'effort moral apparaît plutôt dans le déploiement, que nous venons brièvement de retracer, comme Real-Grund145. La genèse décrite atteint dans la réalité morale l'idéalité de la synthèse théorique déjà posée dans l'intuition intellectuelle. La réalité de la tendance tend donc à se supprimer pour que se manifeste l'idéal. Tout peut ainsi être relu comme l'auto-manifestation du Moi absolu, pleinement manifesté dans le Savoir absolu de la moralité. "Le conflit du pratique et du générique se résoudra ainsi par le triomphe complet de l'élément spéculatif"146. Le primat du pratique est intégré au mouvement dialectique qui produit la tension pour la supprimer, c'est-à-dire qui est auto-manifestation de la liberté absolue. Le développement de la pensée fichtéenne, que nous venons d'esquisser très sommairement, était annoncé par l'exigence formelle posée dès le début et corrélativement par le point de départ qui permettait de répondre à l'exigence d'un principe premier, l'intuition intellectuelle. 5.2. La réaction de Kant Comme le révèle sa correspondance, Kant a peu lu Fichte et éprouvait beaucoup de difficultés à entrer dans les analyses subtiles de la Wissenschaftslehre147. Sa première lettre du mois de 145 Pour ceci, cf. Guéroult, op. cit., pp. 149 à 153. Cf. Gueroult M., op. cit., p. 150. Cet achèvement verra le jour dans la Wissenschaftslehre de 1804. 147 Cf. MARECHAL, Cahier IV, op. cit., pp. 215 à 219. Il faut nuancer ce jugement en rappelant le contexte général dans lequel il s'inscrit: tant vis-à-vis de Beck (cf. pp. 183 et 193) que de Reinhold (p. 198), Kant révèle une difficulté croissante à entrer dans la pensée d'autrui et dans les trop grandes subtilités. Ce trait d'un âge déjà avancé, Kant semble s'en servir aussi dans une stratégie: il 146 Notes de cours, M. Maesschalck 156 décembre 1797, trois ans après les imposants envois de 1794, se contente de souligner un talent de vulgarisateur et le danger des subtilités scolastiques, "die" ausserst zugespitzten Apices"148. Mais Kant à cette époque a déjà de nettes réserves à l'égard de l'entreprise fichtéenne149. Il en fait part au cours d'une entrevue avec J.F. Abegg, en juin 1798150. La doctrine de la science lui donne l'impression d'un fantôme. Fichte ne réfléchit aucun objet donné. Son principe est purement formel, abstrait. Il cède au constructivisme métaphysique, à l'illusion transcendantale. Kant prend position le 7 août 1799 par une Déclaration sans détours, publiée dans l'Intelligenzblatt der Allgemeinen Literaturzeitung de Iena151. Nous en retiendrons trois points. Tout d'abord, il situe la Wissenschaftslehre selon les notions développées par la Critique de la raison pure. Une doctrine de la science ne peut être qu'une logique pure qui tente d'établir les lois des raisonnements corrects, indépendamment du rapport constitutif de nos jugements à l'objet de l'expérience. Elle est donc, par définition, sans objet et s'oppose à une logique transcendantale qui tâche de déterminer l'usage de la connaissance dans son rapport à un objet possible. Ensuite, Kant évoque sa lettre de 1797 et, en particulier, sa critique des prétentions métaphysiques de Fichte, qui rappellent les constructions subtiles de la scolastique. Enfin, il précise la visée de la Critique de la raison pure dans son apport positif. On a tenté de réduire la portée de l'ouvrage en le présentant comme un simple préliminaire. La Critique, au entrevoit les questions qui se posent mais refuse de précipiter la solution (cf. pp. 183, 193, 196 et 197). 148 Cf. MARECHAL, op. cit., p. 216. 149 Cf. ibid., pp. 218-219, où Maréchal cite une lettre à Tieftrunk (octobre 1797). 150 Cf. ibid., p. 219. 151 Cf. MARECHAL, pp. 220 et 221. Notes de cours, M. Maesschalck 157 contraire, atteint pleinement son but et ne demande aucun prolongement, comme critique de la raison pure, dans le sens d'un point de vue unitaire. Elle doit être suivie littéralement. Dans sa Déclaration, Kant rapproche les points de vue de Fichte et de Beck. Nous trouvons là l'écho d'un débat récent autour du troisième tome de l'Erläuternder Auszug aus der cristischen Schriften des H. Prof. Kant intitulé Einzig Möglicher Standpunkt aus welchem die critische Philosophie beurteilt werden muss (1796). Ce troisième tome portait abusivement la mention "auf Anrathen Kants". Ce dernier ne tarda pas à désavouer l'essai de Beck. Poser la possibilité d'un point de vue total c'est accepter une intuition a priori du construit, alors qu'on ne peut poser la construction qu'en rapport d'un côté à l'intuition pure et de l'autre aux catégories de l'entendement. Le schématisme caractérise notre connaissance phénoménale. L'aperception immédiate du construit, antérieurement à toute expérience possible et donc à tout objet, autrement dit la production dans l'absolu d'une chose en soi, et le fait de l'intellectus archetypus, non d'un entendement humain. Notre connaissance objective passe nécessairement par la synthèse du divers de l'intuition dans l'unité de la conscience. Le donné intuitif est un fait irréductible de conscience, une "provocation" au travail d'information de l'entendement. La forme de la "provocation" c'est le phénomène spatio-temporel, la réception sensible. Nous ne pouvons connaître une chose que lorsqu'elle a franchi le seuil de notre conscience, c'est-à-dire lorsqu'elle apparaît dans le champ unifié de notre aperception, comme une donnée, un présent, un maintenant. Nous ne pouvons poser une chose que comme dépendante de nous. Seul l'entendement divin peut poser une chose comme indépendante en soi, produire dans l'être. Notes de cours, M. Maesschalck 158 La portée restrictive de ces affirmations laisse une image très négative de la Critique de la raison pure et de son objectif. Restreindre ou même astreindre l'entendement à sa phénoménalité, n'est-ce pas un objectif en soi extrêmement partiel? Comme nous l’avons souligné plus haut, dès 1787152, Kant avait réagi à cette interprétation restrictive de son ouvrage. Les déplacements qui s'opèrent de la première à la deuxième présentation de l'oeuvre correspondent d’ailleurs aux trois points relevés dans la Déclaration dirigée contre Fichte. 152 Date de la seconde édition de la Critique de la raison pure. La première datait de 1781. Notes de cours, M. Maesschalck 159