BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal.
« Harmonie du soir » p. 127
1. Un pantoum remarquable (Question 1)
« Harmonie du soir » est un des poèmes les plus originaux des Fleurs du mal. Il s’agit d’un pantoum régulier, une
forme poétique d’origine malaise, découverte et utilisée par Hugo puis par les parnassiens.
Composé de quatre quatrains d’alexandrins, il offre de subtils effets d’enchaînements et de pétitions par la reprise
systématique des vers 2 et 4 d’une strophe, aux vers 1 et 3 de la suivante. Ce jeu est complété par la réduction
phonétique des rimes au nombre de deux seulement. Le choix de cette forme n’est évidemment pas gratuit. Il marque
stylistiquement, par son jeu d’« harmonie » et de « brouillage » tant sémantique que plastique l’ambiguïté qui
demeure au coeur même de l’amour sanctifié, le « vertige » qui subsiste au sein du subtil paradis passionnel offert par
la femme aimée, ici Apollonie Sabatier.
2. La suggestion d’une atmosphère
(Questions 2 et 3)
Comme « Le Balcon », ce poème se signale par l’exceptionnelle qualité de son atmosphère se retrouvent les
éléments et motifs chers à l’auteur des Fleurs du mal :
le soir d’abord (v. 3), avec son équivocité temporelle (jour/nuit) et sa polysémie : soir d’une journée, ou soir d’une
liaison qui s’achève, ou encore d’une vie qui se retourne pour regarder son passé (v. 14) ?
la fleur ensuite (v. 2 et 5), motif éponyme du recueil, symbole de la femme aimée sans doute, mais aussi métaphore
de la vie en expansion dans son double mouvement de genèse féconde vibrant sur sa tige ») et de
dissémination/dissipation (« s’évapore ») ;
la musique enfin, dont le champ lexical crée au fil des strophes plus que les autres registres sensoriels le
véritable horizon du poème.
À côté de ces motifs, Apollonie, « la madone » spirituelle, cristallise autour de sa présence toute une atmosphère de
religiosité. Après une ouverture à connotation biblique (v. 1), le texte se déploie avec une lente solennité que vient
renforcer la forte cohérence du champ lexical religieux : « encensoir », « reposoir » et « ostensoir ». On notera
d’ailleurs que!ces trois mots appartiennent tous à des hémistiches comparatifs, la comparaison étant dans ce pantoum
la!principale figure d’illustration de l’harmonie, somptueuse!mais fragile des êtres et des sentiments.
3. Une expérience troublante
(Question 4)
À considérer le vers central du poème (« Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir »), on mesure
en effet, au-delà de l’ambiguïté d’une atmosphère, celle d’une expérience se condensent plusieurs états de trouble
chez un poète pour qui le beau ne va pas sans une certaine forme de tristesse : Chapitre 2. La poésie • 93
les troubles de la sensation : « vertige », « frémissement », « langueur », déperdition de substance et «figement » (v.
12) métaphorisés dans l’image d’un coucher de soleil aux couleurs des blessures du coeur et du corps : « Le soleil
s’est noyé dans son sang qui se fige ». Autant de symptômes apparentés bien sûr à l’état de malaise spleenétique ;
les troubles de la passion : le pantoum cultive en effet toutes les « fleurs » contradictoires de l’amour baudelairien.
Amour tendresse et amour lumière certes (v. 1, 14 et 16), mais aussi amour tristesse et obscurité (v. 6 et 10) ; et
surtout amour passé et peut-être perdu puisque tout le texte est une célébration
par la seule entremise de la mémoire et des souvenirs (v. 14 et 16) ;
les troubles de la conscience enfin, incapable de coïncider pleinement avec l’objet de sa ferveur et contrainte à la «
haine » des puissances mortelles qui menacent : « Un coeur tendre qui hait le néant vaste et noir », v. 10.
4. La poésie comme « idéal » fragile
(Questions 2 et 3)
Poème du malaise et de la disharmonie existentielle, poème du crépuscule d’une harmonie autant que de
l’avènement bénéfique promis par son vers 1, « Harmonie du soir » demeure pourtant l’un des exercices des Fleurs
du mal les plus probants quant à la capacité de l’écriture versifiée à exorciser les démons du spleen :
par sa forme même et les effets discrètement apaisants
propres au pantoum ;
par la puissance dassociation du langage et de ses images qui rendent possible la coexistence des contraires
(passé/présent, lumière/nuit, absence/présence,
passion/souffrance) ;
par un travail constant enfin sur la densité et la cohérence lexicale, sur la rythmique et l’accentuation (v.1, 3, 7 et 11),
sur les effets phonétiques de la rime raréfiée ou des assonances (diphtongues nasalisées an et on notamment).
Travail qui conduit à faire de la valse des mots le principe même de l’apaisement du vertige des coeurs, comme en
témoigne le chiasme parfait des vers 4 et 7 : « Valse mélancolique et langoureux vertige ».
Conclusion
« L’émotion poétique, écrit ainsi le critique Jean Prévost, réglée par le rythme des sons et des images,
s’est déroulée en nous comme une danse intérieure, chaque mouvement se liant aux autres pour le suivre
ou le balancer ; et ces mouvements, comme ceux de la danse, n’avaient d’autre but que leur harmonie et leur
perfection. »
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