Chapitre I - Weihsien

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Chapitre I
A dix-neuf ans, j'ai la même coiffure qu'à sept. J’étais alors un Petit Octobre
de Moscou; ma mère vivait encore et elle me coiffait tous les matins avant de
m'envoyer à l'école. Depuis qu'elle est morte, j'ai abandonné le ruban que je
n'arrivais pas à nouer toute seule. Mes cheveux châtain clair, longs et soyeux,
coupés au ras des épaules, coiffés avec une raie sur le côté, sont retenus par une
barrette. Le souvenir de ma mère ne me quitte jamais. Sa mort et notre fuite
pour rejoindre la Chine m'ont marquée pour toujours, mais l’angoisse qui
m'habitait pendant que nous nous sauvions à travers les marécages et hantait
mes nuits au couvent s'est estompée.
Je suis heureuse de vivre et sûre de mon pouvoir de séduction. Les garçons me
font la cour, les hommes se retournent sur mon passage. En traversant la rue
Victoria, je me dis que la vie est pleine de promesses.
Ce matin, j'ai décidé de mettre une jupe droite en coton bleu ciel et un
chemisier en soie assorti. Une ceinture en cuir beige, placée près des hanches,
met en valeur ma taille longue et fine. La rue est calme. Il est neuf heures du
matin. Accroupis devant le grillage du parc, les tireurs de pousse-pousse,
récemment rebaptisés « conducteurs de cyclo-pousse », bavardent entre eux
tout en surveillant la porte d'entrée de l'Astor House. Ils sont prêts à bondir
dès qu'un client apparaît. Je m'arrête pour voir si Liu est parmi eux. Il
m’aperçoit, saisit son véhicule et s'approche en pédalant à toute allure.
- Shan nar-qu? (où allons-nous?), me demande-t-il.
- Wang-de jia (chez Wang).
Je monte et nous partons en direction de la Taku Road, la rue commerçante de
la concession anglaise. C'est ici, dans un étroit passage malodorant, encombré de
vendeurs ambulants et de mendiants, qu'habite Wang le tailleur.
Je connais Wang depuis cinq ans. Il avait quatorze ans, le même âge que moi,
lorsqu'il est venu chez nous pour la première fois. A l'époque, on l’appelait Xiao
Wang, le Petit Wang. Son patron, le tailleur Zhao, l'avait amené pour lui
apprendre à faire des essayages. Zhao avait déjà une importante clientèle
étrangère qui lui apportait des journaux de mode : Vogue, Harpers' Bazaar ou
Good Housekeeping. Il avait la réputation de savoir copier à la perfection tous
les modèles, même les plus sophistiqués.
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Il n'était pas facile pour un paysan pauvre de trouver une place d'apprenti chez
un tailleur. Wang devait sa bonne fortune à son frère aîné et à la fête du
Printemps.
- Le Ciel nous a envoyé le tailleur Zhao, disait son frère, devenu le chef de la
famille depuis la mort de leur père. Si le tailleur Zhao n'était pas venu chez nous
à Yang Tsun *(1) pour acheter un cochon à l'occasion de la fête du Printemps, je
n’aurais pas pu lui parler de toi.
Wang était nourri mais ne touchait aucun salaire. Il venait travailler à
bicyclette car le village de Yang Tsun était situé à quinze kilomètres de Tientsin.
Un jour, il nous avait annoncé qu'il venait de se marier et s'était installé à son
compte. Il proposa de nous faire des prix d'ami. Nous sommes devenus ses
clients.
Tientsin, aujourd'hui Tianjin, se trouve à cent kilomètres de Pékin et son nom
se traduit par « le gué du ciel ». Baptisée ainsi en 1604, à l'époque des Ming, elle
a été fortifiée pour protéger le chemin qui conduit au Ciel. C'était autrefois une
ville laide et sale. Des gravures anciennes montrent ses rues tortueuses,
encombrées de bêtes et de gens, et ses maisons basses, presque toutes en terre.
Comme partout en Chine, les habitants de Tientsin (900 000 au début du siècle)
vivotaient en murmurant meyou fazi (on n'y peut rien). Cinq siècles avant notre
ère, le grand maître Confucius avait déclaré qu'il était normal qu'il y eût des
riches et des pauvres, des heureux et des malheureux, des beaux et des laids,
des jeunes et des vieux. « Le Ciel et la Terre et les dix mille choses sont unis »,
avait-il dit. Par conséquent chacun devait rester à sa place pour sauvegarder
l'harmonie de l'Univers.
A mon arrivée au Gué du Ciel avec mon père, en 1931, Tientsin n'est plus un
village laid et sale mais une ville industrielle où les étrangers ont imposé leurs
lois. Depuis 1858, date d'un traité signé à Tientsin, ils y possèdent des
concessions. Chaque concession a sa municipalité, sa police, son armée, ses
douanes, ses banques et ses écoles. Chez les Français, même les immeubles ont
été construits sur le modèle national. Les platanes viennent de France. La
concession anglaise, la plus importante, ressemble à la City de Londres. Les
Anglais n'y vivent pas. Ils ont construit leur quartier résidentiel un peu à l'écart
du centre, à proximité de leur champ de courses et d'un Country Club où les
pelouses sont aussi vertes qu'en Angleterre. Nous habitons à côté de l'hôtel
Astor House, un deux pièces que mon père loue à M. Powell, l'un des
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propriétaires du magasin de tissus et de prêt-à-porter Moyler & Powell. Je dors
sur un canapé dans le cabinet dentaire de Clara. La cuisine est au fond d'un grand
couloir et nous partageons la salle de bains avec deux autres familles russes.
C'est presque un appartement communautaire comme celui où je vivais, ruelle
des Petits-Pains à Moscou, la terreur en moins. Olga Ivanova, un professeur de
piano, et sa fille Larissa logent en face de nous. Un peu plus loin, dans le même
couloir, il y a mes amis Sacha et Boris dont le père est comptable chez
l'imprimeur Serebrennikoff.
Malgré des revenus modestes, chaque famille russe a un « boy à tout faire ». Le
nôtre, que mon oncle en rentrant de Paris a baptisé François, fait la cuisine, le
ménage, la lessive et le repassage. Il s’exprime en « pidgin english », une sorte de
petit nègre utilisé par les domestiques de la concession pour communiquer avec
les étrangers.
Le responsable du chauffage collectif, le « stove-man », fait marcher le poêle à
charbon du couloir. La nuit, il dort à côté, enroulé dans son manteau ouatiné, et
ne rentre chez lui, au village, qu'au printemps.
Liu pédale lentement. Il essaie de se frayer un chemin en évitant les flaques
d'eau. Les cris des vendeurs de wutoh, les petits pains à base de farine de maïs,
des vendeurs de patates douces, le caquetage des poules entassées dans des
paniers suspendus à des palanches, tous ces bruits sont assourdissants mais j'y
suis habituée. Personne ne fait attention à nous. Je ne suis pas la première
Européenne à se rendre dans cette ruelle. Nous nous arrêtons devant une porte
en bois laquée rouge. Je frappe. Une voix féminine crie :
-Qui est là?
-Une cliente étrangère.
La porte s'ouvre immédiatement. Liu sort sa pipe et s'installe sur le siège du
pousse-pousse pour m’attendre.
-
Huang ying, xiao-die (soyez la bienvenue, mademoiselle), me dit Wang.
Je lui demande des nouvelles de sa famille. Il répond que tout le monde va bien
et que ses enfants sont partis rendre visite à son frère à la campagne. Dans
l'unique pièce qui lui sert à la fois d'atelier et de pièce à vivre, sa femme
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actionne une machine à coudre avec ses pieds bandés. Des tissus de toutes les
couleurs, des numéros de Vogue et Harper's Bazaar traînent sur les chaises. Des
modèles en taffetas, en soie et en satin sont étalés sur le kang, le lit chinois où
dort toute la famille. Je lui dis que j'ai besoin d'une robe de soirée pour le
surlendemain en montrant le modèle que j'ai dessiné moi-même. Je lui donne le
tissu que j'ai apporté, du voile de coton blanc. Wang examine le modèle et répond
que la robe sera prête à la date voulue. L'essayage n'est pas nécessaire car il
connaît mes mensurations. Je le remercie. François le cuisinier le paiera comme
d' habitude, à la livraison.
Liu s'est endormi. Je le réveille doucement et nous repartons vers la rue
Victoria.
Hitler a occupé la Pologne, mais au Gué du Ciel la vie continue comme avant. La
boîte de nuit, le Maxim's, est pleine tous les soirs. Anglais, Allemands, Français,
Belges, Américains et Russes y partagent les mêmes tables. Ils parlent de la
guerre comme si elle se passait sur une autre planète et ne les concernait pas.
L'Europe, c'est loin. « Profitons de la vie », semblent se dire les habitants des
concessions.
Les lampes en porcelaine à abat-jour posées sur les tables diffusent une
lumière douce. L'orchestre américain joue Jalousie. Tout autour de la piste de
danse, les Européens dînent ou boivent des « highballs », un mélange de whisky et
de Coca-Cola. Des boys chinois en tuniques blanches circulent entre les tables.
J'ai posé la tête sur l' épaule de Sacha. Nous dansons serrés l'un contre
l'autre. Son costume sombre va bien avec ses cheveux blonds. Il me chuchote à
l'oreille qu'il aime ma peau, la douceur de mes seins et ma taille fine. Il me dit
que je suis belle en robe longue. Je sais que celle que je porte, en voile de coton
blanc avec ses minuscules manches ballon et son col Claudine, me va bien.
Nous connaissons presque tous les couples qui s'enlacent. Je souris à Olive
Evans et à son fiancé danois Tage Schmith. Je dis bonjour aux Allemands Didi et
Fink Will qui sont venus, comme d'habitude, avec les ravissantes sœurs Jannings,
Gudrun et Gisela, les nièces de l'acteur Emile Jannings. Rudy Thogersen
embrasse Joan Croft dans le cou pendant qu'ils dansent. Elle a fermé les yeux.
Le public est exclusivement européen. Les Chinois ne sont pas interdits chez
Maxim's mais en dehors de quelques-uns occidentalisés, ils préfèrent les boîtes
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chinoises telles que le St. Anne's où on trouve des « taxi-girls », de très belles
jeunes filles en robes fendues jusqu'aux cuisses. On peut les inviter à danser
après avoir acheté des tickets à la caisse. Chaque ticket donne droit à une danse
mais, pour être agréable à leur clientèle, les patrons des cabarets proposent
souvent douze tickets pour le prix de dix. Certaines boîtes disposent de « singsong girls », des taxi-girls qui sont en même temps chanteuses. Les tickets qui
permettent de les inviter coûtent plus cher. Officielle ment, ce ne sont pas des
prostituées mais on peut toujours s'arranger en payant. Vers minuit, en sortant
de chez Maxim's, nous allons tous en bande finir la soirée au St. Anne's.
Aujourd'hui, je sais que le Hasard utilise des voies détournées. Il faut
apprendre à les déchiffrer. Pour m'envoyer celui que je devais rencontrer, le
Hasard a soulevé une tempête au large de Manille, obligeant le cargo japonais qui
le transportait à accoster à Taku Bar, un avant-port de Tientsin.
L'homme qui descend du cargo n'a jamais entendu parler de Tientsin. Il est
français et il vient d'être démobilisé. Il voulait se rendre à Harbine où ses
parents possèdent une propriété. Les Japonais le débarquent dans un port
crasseux, au milieu d'une foule chinoise indifférente. Pas de douane en vue, pas
de milice non plus. Il n'a que quinze dollars dans la poche de son imperméable
clair. Il a relevé le col car le vent est froid. Il se demande ce qu'il va faire
lorsqu'il aperçoit un drapeau tricolore qui flotte au vent. Il se dirige vers le
drapeau en espérant qu'il ne s'agit pas d'un mirage et se trouve devant trois
militaires français dont un sous-officier. Ils sont très étonnés de le voir là. Le
sous-officier lui explique que Taku Bar est à soixante kilomètres d'une grande
ville, Tientsin. Il ajoute que le poste français est une conséquence de
l'extraterritorialité et que dans les concessions de Tientsin les étrangers ne
sont justiciables que de leurs propres juridictions. Il lui offre un pastis puis le
conduit à la gare où il lui achète un billet pour Tientsin. En descendant du train,
le voyageur est accosté par un vieux Chinois portant une casquette sur laquelle
est écrit « Astor House ». Le Chinois prend sa valise et lui dit en anglais :
-
Good morning, sir, this way please.
Il le fait monter dans le bus de l'hôtel comme si c'était prévu depuis longtemps.
Quelques instants plus tard, l'homme à l'imperméable clair est à quelques
mètres de chez moi (mais je ne le sais pas encore), dans l'hôtel le plus luxueux
de la ville. Il prend une chambre à dix dollars.
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Sa photo paraît dans le North China Star, le quotidien américain qui annonce
l'arrivée des nouveaux venus à l'Astor. Je vois son visage sur le journal mais il ne
m'intéresse pas, pas encore. Une semaine plus tard, il est devenu l'un des sujets
de conversation de la ville. J'apprends par Larissa, qui le tient d'une amie, que le
Français a beaucoup de charme, porte des nœuds papillon et pratique le
baisemain. D'après le « feet-man », le pédicure, qui est l'homme le mieux
renseigné de Tientsin, le nouveau venu est un coureur de jupons qui a déjà séduit
plusieurs femmes mariées. Lui, il sait de quoi il parle. Surnommé
Tchao le Bavard » par les domestiques, il vient soigner et masser les pieds des «
diables étrangers » à l'heure du petit déjeuner. Il parle beaucoup pendant qu'il
travaille mais rien ne lui échappe. Il voit et il entend tout ce qui se passe autour
de lui. Tchao le Bavard mesure un mètre quatre-vingt-dix, il a des yeux rusés,
des mains aux doigts fins et souples qui procurent une merveilleuse sensation de
bien-être.
Avant de se faire annoncer chez nous par François, il s'installe sur un tabouret
dans la cuisine pour boire un thé vert chaud et faire ou écouter des confidences.
Ensuite il enfile une blouse blanche qu'il sort de sa valise en carton et se
présente muni de ses outils.
- Méfiez-vous de cet étranger, me dit-il en appliquant du vernis rose nacré sur
les ongles de mes doigts de pied. C'est un homme dangereux. Il fait la cour aux
jolies femmes, sort avec elles, puis les jette après usage.
Pendant ce temps-là, le Français a l'impression de vivre un rêve. Tout lui sourit
dans cette ville où il a débarqué avec trois sous en poche. Le lendemain de son
arrivée, il a reçu un coup de fil d'un inconnu. Le frère de la collaboratrice d'un de
ses cousins installés à New York! L'inconnu lui a dit qu'il venait de le voir dans le
North China Star et qu'il était prêt à l'aider si nécessaire. Un véritable miracle !
- Quelle est votre profession? lui a demandé l’homme providentiel.
- Je suis avocat et je parle plusieurs langues.
- Fantastic! a répondu l'homme en anglais. Vous arrivez au bon moment. Un de
mes amis, l’avocat américain Charles James Fox, cherche un collaborateur. Il
pense que la guerre approche et qu'il sera sans doute rapatrié. Il souhaite
confier son cabinet à un collègue pour protéger les intérêts des Alliés en Chine
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du Nord. Si cela vous intéresse, je vous obtiendrai un rendez-vous dans les jours
qui viennent.
Tout le monde à Tientsin sait que le Dr Charles James Fox, le rédacteur en
chef du North China Star, est à la fois un avocat célèbre et un journaliste de
grand talent. Cet homme affable, d'une corpulence au-dessus de la moyenne,
s'exprime avec le « drawl » des Américains du Sud et préfère appeler les gens
par leurs prénoms. Il reçoit le Français dans son cabinet de la rue Pasteur. Sur
sa table chinoise en acajou foncé, au milieu des photographies de ses enfants, le
portrait du Président Roosevelt est en bonne place. Le Dr Fox prie le visiteur de
s'asseoir dans un des fauteuils de cuir sombre, placé en face de son bureau, et
confirme qu'il recherche un confrère européen, jeune de préférence, pour
travailler avec lui et le remplacer. Au bout d'un entretien d'un quart d’heure,
l'affaire est conclue. L'Américain donne un bureau et un téléphone à son nouvel
associé et lui présente ses collaborateurs : Olga, une assistante russe, un
secrétaire chinois prénommé Ma et Hsueh, le boy à tout faire. Il remet à
l'avocat français un chèque de cent dollars et lui propose de commencer un
premier dossier.
-
Un certain M. Seck, fonctionnaire français d’origine créole des douanes
chinoises, m'a demandé de vérifier si sa petite amie russe, qui prétend avoir
eu un enfant de lui, dit la vérité. Il a des doutes pour plusieurs raisons.
D'abord, d'après les médecins, il ne peut pas avoir d'enfants. Puis il n'a
jamais vu son amie enceinte. Enfin le bébé lui a été présenté dans une pièce
très sombre. Comme sa maîtresse exige une grosse somme d'argent, M.
Seck veut que je m'occupe de l'affaire. Il ne prendra aucune décision avant
de connaître la vérité.
Le lendemain matin, dans la salle à manger de l’hôtel Astor, le Français réfléchit
à l'affaire qui lui a été confiée. Il observe les boys en robes chinoises blanches,
boutonnées sur le côté, qui glissent entre les tables sur des semelles en feutre,
une cafetière en argent dans une main, le sucrier sur un plateau dans l'autre. Ses
yeux parcourent les murs de chêne patiné et les rideaux en velours grenat. Il
apprécie l'atmosphère feutrée et reposante de l'hôtel, mais se demande
comment il va pouvoir payer tout ce luxe. Il décide de se rendre chez son client
créole sans perdre de temps. Il vérifie dans une glace du vestibule que son nœud
papillon est bien attaché, décroche l'imperméable qu'il jette sur une épaule et se
laisse précéder par un boy obséquieux qui lui ouvre la porte et lui demande s'il
désire prendre un taxi ou un cyclo-pousse.
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-
Un taxi, répond l'homme en se disant que cela fait plus sérieux pour un
avocat.
Dehors le soleil est éblouissant. Les cyclo-pousse, qui attendaient en face, se
précipitent mais battent en retraite, déçus en voyant qu'un taxi se gare devant
la porte de l'Astor.
La petite amie de M. Seck habite une mansarde dans la Foochow Road, une rue
mal famée de la concession anglaise. L'avocat frappe à une porte et il n'y a pas
de réponse. Il se demande si l'adresse qui lui a été communiquée par l'assistant
chinois du Dr Fox est la bonne lorsqu'une fenêtre s'ouvre au deuxième étage.
Une femme aux cheveux défaits crie en russe : « Qui est là? » L'avocat prononce
le nom de M. Seck et la fenêtre se referme. Quelques minutes plus tard, à
travers la porte d'entrée entrebâillée, il aperçoit une femme sans âge retenant
de sa main droite un peignoir de bain rose d'une propreté douteuse. Il la
bouscule et pénètre dans un taudis meublé d'un lit de fer, d’une table carrée et
de deux chaises. Aucun bébé n’est visible.
- Où est l'enfant de M. Seck? demande l'avocat en russe.
- Cela ne vous regarde pas, commence-t-elle par répondre.
Il la saisit par le col de son peignoir sale et lui crie que si elle ne dit pas toute la
vérité immédiatement il la jettera en prison. Croyant sans doute que l'homme qui
l'interroge est un officiel, elle s'effondre et le supplie de ne pas l'arrêter. Elle
reconnaît qu'elle n'a jamais été enceinte et qu'elle a emprunté le bébé à une
voisine moyennant une petite somme d'argent. Elle l'avait montré à M. Seck dans
une pièce obscure de son appartement pour qu'il ne puisse pas voir qu'il
s'agissait d'une petite fille chinoise.
Cette affaire, une « escroquerie par supposition d'enfant », rapporte au
Français des honoraires qui lui permettent de payer la note d'hôtel et de voir
venir. Il se dit que pour un homme fraîchement débarqué dans la ville, avoir
Astor House comme adresse ça fait plutôt bien.
Étant incorporable, il sait qu'il doit se faire enregistrer. Il se présente au
consulat de France où il est reçu aimablement par le consul, Lucien Colin, tout
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étonné de voir arriver le premier témoin de la « débâcle ». Il rencontre les
adjoints du consul ainsi que le secrétaire général, Guy de Coulhac
Mazerieux, qui l'invite à dîner et le présente à d'autres membres de la
nombreuse communauté française qui organisent des réceptions en son honneur à
tour de rôle. Son charme, son sens de l’humour, la facilité avec laquelle il passe
d'une langue à une autre font des ravages parmi les maîtresses de maison. En
quelques semaines, il devient le célibataire le plus courtisé par les mères de
famille ayant des filles à marier et il en profite. On le voit partout. Il accepte les
invitations aux cocktails et aux dîners, il joue au bridge au Tientsin Club (le club
anglais), au poker au Kunst, le club de la communauté juive, et au tennis au Cercle
français. Il fait la connaissance des Américains, des Belges, des Grecs et des
Russes. Sa clientèle ne cesse de croître. Il devient très vite l'avocat le plus coté
de Tientsin mais déçoit les mères de famille dont il délaisse les filles. Il va
danser chez Maxim's avec les plus jolies femmes mariées de la ville.
7 décembre 1941. Pearl Harbor. La guerre dans le Pacifique vient de
commencer. Ce jour-là, à cinq heures du matin, je crois que je fais un cauchemar.
J'entends un hurlement. J'ouvre les yeux. Deux Japonais en uniforme sont en
train de pointer leurs fusils, baïonnette au canon, sur ma chemise de nuit
blanche, à l'endroit du cœur. Ils hurlent des paroles inintelligibles, leurs yeux
sont exorbités. Au bout de quelques minutes, je comprends qu'il ne s'agit pas
d'un mauvais rêve. D'où viennent ces Japonais? Comment ont-ils pu pénétrer
dans la chambre où je dors? Je n'ose pas bouger, je suis paralysée par la
terreur.
Au même moment, à l'hôtel Astor, l'avocat français est en train de vivre une
scène identique. Il est lui aussi réveillé brutalement par deux militaires nippons
qui l'agressent en vociférant de manière incompréhensible et en le menaçant de
leurs baïonnettes. Les autres locataires subissent la même chose. Les Japonais
qui viennent d'investir Tientsin sont persuadés que notre appartement et
l'Astor, situés tous les deux sur le même trottoir que le quotidien anglais The
Peking and Tientsin Times, abritent des collaborateurs de ce journal. Au bout
d'une heure d'explications avec un interprète qui parle anglais, ils finissent par
se rendre compte de leur erreur et quittent notre appartement. A l'hôtel ils
sont moins conciliants. L'avocat français en pyjama, les autres clients en tenue
de nuit, sont réunis dans la salle à manger où ils subissent un long interrogatoire.
Dans la soirée, les Anglais, les Américains et les Belges sont assignés à résidence
et informés qu'ils devront désormais porter des brassards rouges. Le Français
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est laissé libre de ses mouvements car pour les Japonais la France n'est pas en
guerre contre le Japon.
Le lendemain matin, le Dr Charles James Fox demande à l'avocat de venir le
voir. Il le prie de s’asseoir dans le fauteuil en cuir en face de lui et ferme la
porte. Il offre une cigarette et du feu au visiteur, allume sa pipe et dit :
- Il est arrivé exactement ce que j'avais prévu. Je vous ai demandé de venir ce
matin pour vous rappeler que vous avez accepté de prendre en charge les
intérêts des Alliés le jour où je serais rapatrié. J'espère que vous allez
respecter vos engagements.
- Je n'ai pas oublié ce que je vous ai promis, répond le Français. Vous pouvez
compter sur moi. Je vais d'ailleurs en informer le consul de France. Je pense
qu'il est bon qu'il soit au courant de notre accord.
Le représentant de Vichy à Tientsin écoute son compatriote puis déclare qu'il
ne peut évidemment pas l'empêcher d'accepter de prendre en charge les
intérêts des Alliés après le départ de l'avocat américain.
–
Cependant, ajoute-t-il, si vous avez des difficultés avec les Japonais, je ne
ferai rien pour vous aider.
Bien que déçu par cette réaction, l'avocat décide de n'y pas prêter attention et
de continuer les démarches nécessaires à la mise en place de ses fonctions. Il se
rend au consulat général du Japon pour informer les Japonais du rôle qu'il va
jouer. Il est surpris par la courtoisie avec laquelle il est reçu par le consul
général Ohta et par le consul chargé des étrangers, Koïchi Kondo. Il est encore
plus surpris lorsque les deux hommes déclarent que dans la mesure où l'avocat
français n'a pas l'intention de se livrer à des actes ouverts d'hostilité vis-à-vis
de leur pays, ils considèrent ses activités professionnelles, même en faveur
d'intérêts alliés, comme parfaitement légitimes et respectables.
Deux jours après la déclaration de guerre des Etats-Unis contre le Japon, Fox
est rapatrié, échangé contre un journaliste japonais *(2). Avant de prendre
congé de son successeur, il lui confie la gestion de son cabinet et lui demande
dans la mesure du possible de ne pas se séparer de ses collaborateurs, Olga
l'assistante et le vieux coursier Hsueh.
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C'est le printemps. Tous les arbres du parc Victoria sont en fleurs. Les pétales
rose tendre voltigent puis s'échouent dans les allées où les enfants européens
jouent au ballon, surveillés par leurs « amahs ». Les bonnes chinoises, assises sur
les bancs publics ou sur des tabourets qu'elles ont apportés, bavardent entre
elles sans jamais perdre de vue les enfants qui leur ont été confiés.
Sur les trottoirs, les militaires japonais se promènent comme s'ils étaient chez
eux. Les épouses en kimonos multicolores portent leurs bébés dans le dos. Les
Européens sont contrôlés chaque fois qu'ils passent d'une concession à une autre
mais ne souffrent pas vraiment de la présence de l’occupant. Les femmes
blanches n'ont pas renoncé à leur coquetterie. Beaucoup portent des tailleurs
Chanel, pas les vrais mais ceux que les tailleurs chinois savent si bien copier.
J'ai été admise à l'université de Berkeley mais mon père refuse de me laisser
partir à cause de la guerre. Ayant entendu dire que le fameux avocat français
cherche une secrétaire, je décide de me présenter. Je m'habille avec soin. J'ai
envie de le séduire. Je choisis une robe en soie bleu marine, un modèle que Wang
a copié dans Vogue, avec un col et des revers en piqué blanc. Mes sandales
blanches ont une semelle compensée. C'est la mode. Elles me font paraître plus
grande que mon mètre soixante-sept.
Son bureau se trouve rue Pasteur, dans la concession française, à vingt minutes
de marche de chez moi. Je sonne. Un boy âgé vient m'ouvrir et me demande qui il
doit annoncer. Je lui dis en chinois d'annoncer une jeune fille qui cherche du
travail de secrétariat. Le boy disparaît puis revient en me priant de le suivre.
Nous montons des escaliers. La porte s'ouvre et je vois un homme grand et mince
portant un imperméable clair au col relevé, assis sur le coin d'une table, les
jambes croisées. Il est en train de dicter un courrier à quelqu'un que je ne
distingue pas. La pièce est sombre et humide. L'homme a un long fume-cigarette
dans la main et il tire une bouffée entre chaque phrase. Il ressemble à
Humphrey Bogart. Il lève les yeux, me regarde et me demande en anglais si je
connais la sténographie française.
- Non.
- Sorry, dit-il sans se lever de la table.
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Il reprend la dictée comme si je n'avais jamais existé. Je me sens humiliée mais
je ne dis rien. J’ouvre la porte et je descends les escaliers pour retrouver la rue
Pasteur ensoleillée.
A la maison, mon père est occupé à corriger les devoirs de ses élèves de russe.
Il est assis à sa table, en bras de chemise, devant la fenêtre grande ouverte sur
le parc. Le parfum des arbres en fleurs et surtout du lilas a envahi toute la pièce.
Quelqu'un joue une valse de Chopin, chez les Ivanov, dans l'appartement à côté.
- Comment cela s'est-il passé chez l'avocat? Tu vas travailler pour lui?
- Non, cet avocat est un goujat. Il m'a reçue comme si j'étais une domestique.
Il ne m'a même pas raccompagnée jusqu'à la porte mais je sais que je vais
l'épouser.
Mon père pose son stylo sur la feuille qu'il est en train de corriger.
- Qu'est-ce que tu dis? Il t'a demandée en mariage?
- Non, il ne m'a rien dit du tout. Il m'a à peine regardée, mais je sais que je vais
l'épouser.
- Et comment vas-tu t'y prendre? Tu vas lui faire la cour?
- Non. Je ne ferai rien. J'attendrai.
Comment expliquer à mon père qu'en voyant cet homme pour la première fois je
savais qu'il était là à cause de moi, que je le verrais à mes côtés jusqu'à la fin de
ma vie? Le coup d'œil qu'il m'a jeté n'a duré que quelques secondes et pourtant
quelque chose d'inexplicable s'est passé entre nous. Au cours d'un bref instant,
son regard m'a dit que je lui plaisais et que nous nous reverrions. Si je racontais
tout cela à mon père, il me demanderait d'arrêter de rêver, alors je me tais.
Huit jours plus tard, j'ouvre la fenêtre donnant sur la rue Victoria. Son boy est
en bas devant la porte. Je sais qu'il va monter chez nous. Je me dis : « Nous y
sommes. » Il sort une lettre de sa sacoche.
Chère Galia, (tiens, il connaît mon prénom!) Voulez-vous passer à mon cabinet?
J'ai une proposition à vous faire.
Je me rends pour la deuxième fois rue Pasteur. Je porte une robe à fleurs sous
mon manteau de tweed gris. J'ai mis un peu de rouge à joues. Le boy me conduit
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au bureau de son maître sans rien me demander. Cette fois-ci il est seul, assis
derrière sa table. Il se lève en me voyant.
Sa ressemblance avec Bogart est frappante. Il a la même nonchalance, la même
façon insolente de dévisager une femme.
-
Je m'excuse pour l'autre jour, dit-il. Je n'avais pas réalisé à quel point
j'avais besoin d'une secrétaire, même sans sténo française.
Il ajoute qu'il vient de s'installer et qu'il n'a pas les moyens de m'offrir un vrai
salaire. Il propose soit de me rembourser les frais de transport en cyclo-pousse,
soit de me verser l'équivalent du prix d'une paire de bas nylon si je décide de
venir à pied. Sa proposition est comique. Je ris. Lui aussi. Nous savons tous les
deux que je vais accepter.
Au bureau, il est courtois mais froid. J'admire son professionnalisme. Je sais
que je suis une très mauvaise secrétaire. Je me demande pourquoi il me supporte.
Je suis avec Sacha, Boris et Larissa. Nous venons d'arriver chez Maxim's où
presque toutes les tables sont déjà occupées. Les femmes portent des robes
longues, les hommes sont en smoking. Sur la piste, les couples dansent joue
contre joue aux sons langoureux de Besame mucho. Le boy nous dirige vers une
table sur laquelle une carte marquée « réservé » a été placée contre l'abat-jour
rose d'une lampe en porcelaine. Nous commandons des highballs avant de
rejoindre les autres danseurs. Je suis dans les bras de Sacha mais je pense à
Bogart. Je me demande pourquoi il est si réservé, si distant. Je me dis que je ne
dois pas lui plaire après tout. On ne peut pas plaire à tout le monde! Je ferme les
yeux. Quand je les ouvre, je l’aperçois. Il danse avec Lily A., la femme d'un
joueur de Hai Alai. Je le vois bien par-dessus l’épaule de Sacha. Lily A. a la
réputation d'être une femme « facile ». Elle est blonde et très belle. Bogart a
collé son corps contre le sien. Je ne puis m’empêcher de le comparer aux garçons
avec qui je suis venue. Il a une élégance qu'ils n'ont pas. J’aime sa façon de
bouger, de danser. J'aime son nœud papillon et son costume coupé à Paris.
Quand j'arrive à pied rue Pasteur à neuf heures du matin, Hsueh est déjà là,
assis sur une chaise devant le bureau de Bogart. Le vieux coursier du Dr Fox,
très ridé et d'une maigreur squelettique, est toujours vêtu d'une robe chinoise
grise qui lui arrive jusqu'aux chevilles. Il a deux fonctions : il ouvre la porte aux
visiteurs et il distribue le courrier à travers la ville. Malgré son âge - il doit avoir
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au moins soixante-dix ans -, il fait toutes ses courses à pied, sa sacoche en
bandoulière au bras droit. Hsueh s'exprime en pidgin english mais ne sait ni lire
ni écrire l'anglais. Il ne se trompe jamais d'adresse car il connaît bien le monde
des affaires des concessions. Dès qu'il est de retour, il se verse un bol de thé
chaud de sa Thermos, allume sa pipe et s'installe de nouveau sur sa chaise... A
quoi pense-t-il pendant les heures qu'il passe ainsi, sans lire et sans parler? Je
ne l'ai jamais su car Hsueh n'aime pas être dérangé.
Après le départ de l'avocat américain, Bogart s'est installé dans son cabinet. A
côté, je cohabite avec Olga, l'ancienne secrétaire de Fox. Elle est au courant des
dossiers et elle connaît bien la colonie russe de Tientsin. Bogart a besoin d'elle
comme il a besoin de Hsueh. Quant à moi, je me sens mal à l'aise parmi eux car je
n'ai reçu aucune formation pour exercer les fonctions d'une secrétaire de
direction, et encore moins celles d'une secrétaire juridique. Je tape le courrier
qu'on me dicte en anglais ou en français sur une vieille Remington, en
m'efforçant de me tromper le moins possible.
J'observe Bogart pendant qu'il travaille. Il reçoit ses clients, de plus en plus
nombreux, dicte son courrier en marchant et en fumant sans jamais se tromper.
Il est précis et convaincant au téléphone. L'homme est brillant, il semble réussir
tout ce qu'il entreprend mais je ne comprends pas pourquoi il est si distant avec
moi. Il ne me raconte rien et semble ignorer ma présence.
C'est en tapant le courrier qu'il me dicte tous les matins ou en rangeant ses
dossiers l'après-midi que je finis par être au courant de ses activités. Je
découvre qu'il a le droit de procéder aux mariages et aux divorces des couples
qui ne peuvent pas rentrer dans leur pays à cause de la guerre. Je me rends
compte que ses relations cordiales avec les Japonais lui donnent la possibilité de
défendre les intérêts de ses clients. Il réussit l'exploit, en pleine guerre, de
faire gagner à un Américain un procès contre un Japonais! Mon admiration pour
lui augmente à mesure que je découvre ses qualités professionnelles.
Au bout de quelques semaines, je décide pourtant de démissionner. Je ne
supporte plus son attitude méprisante. Je lui dis que je m'en vais. Il n'essaie pas
de me retenir et pourtant je sais que je le reverrai. J'ignore quand et dans
quelles circonstances, mais je le sais.
C'est la fin du mois de juin. Je pars avec mon père et Clara en vacances à
Peitaiho *(3). Les Japonais ne font plus sauter les trains qui relient Tientsin à la
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station balnéaire, sans doute parce que la ligne de chemin de fer n'a aucune
importance stratégique. La première classe est comme d'habitude occupée par
les femmes et les enfants des Européens, accompagnés de leurs amahs. La vie
continue comme si la guerre n'existait pas.
Je retrouve ma bande d'amis, le café Lotus Hill dans les collines et mon vélo.
Nous pédalons comme des fous sur les chemins de terre, nous dévalons les
collines, les mains derrière le dos, terrorisant les petits ânes enrubannés et
leurs propriétaires chinois qui attendent leurs clients, les enfants étrangers. Le
soir, je me promène pieds nus au clair de lune sur la plage déserte avec Sacha.
Nous nous asseyons au creux d'un rocher, bercés par les vagues qui viennent
échouer à nos pieds. Sacha me prend dans ses bras. Il me dit qu'il m'aime et que
jamais il ne me cédera à un autre mais nous ne faisons pas l'amour car « cela ne
se fait pas avant le mariage ». Il plaisante, il me demande combien d'enfants
nous allons avoir. Je suis bien contre lui. J'aime quand il m'embrasse mais je sais
qu'un autre sera le père de mes enfants, que c'est une question de temps. Sacha
ne se doute-t-il vraiment de rien? Suis-je amoureuse de l'autre? Je me pose ces
questions mais je ne trouve pas de réponse. Je suis bercée par les vagues, les
cris stridents des mouettes, les paroles tendres qu'on me dit tout bas. Nous
décidons de nous baigner avant de rentrer. Je suis toute nue sous mon short. La
lune se cache discrètement derrière un nuage au moment où je plonge. Sacha est
déjà dans la mer, son short est sur le rocher, à côté du mien. Nous sortons de
l'eau main dans la main. Et pourtant je ne me sens pas vraiment concernée par ce
que je vis. Sur le chemin du retour, nous rencontrons deux militaires japonais qui
marchent dans notre direction. Au moment de nous dépasser, ils nous saluent
poliment. Je trouve cela très naturel de leur part.
Il est midi. Le chant des cigales devient assourdissant. J'en vois une au-dessus
de moi, accrochée à une branche du pommier. Au loin, le gong d'un temple et le
braiment d'un âne. Je pense aux semaines passées au bureau de l'avocat. Il n'a
pas eu l'air étonné quand je lui ai dit que je n'étais pas faite pour le travail de
secrétariat et que je préférais partir. Il m'a payé mes bas nylon comme convenu
et m'a souhaité bonne chance.
Perchée sur une colline, la maison que nous louons à Peitaiho a été construite
par des Anglais au début du siècle. La vue de la terrasse au deuxième étage est
d'une rare beauté : en face la mer et des plages qui s'étendent à perte de vue, à
gauche une prairie fleurie, à droite une rivière scintillante au soleil et derrière la
maison, la forêt de pins qui continue. Le bruit des vagues ne parvient pas jusqu'à
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chez nous car la mer est à deux kilomètres. Le matin, nous descendons nous
baigner à pied mais vers une heure de l'après-midi, quand la chaleur est
écrasante, nous remontons à dos d'âne. Pendant notre absence, François
s'occupe de tout. Tôt le matin il marchande avec les différents vendeurs qui font
le tour des maisons pour vendre leurs volailles, de la viande, des fruits et des
légumes. A la fin de la matinée, la maison est propre, la cuisine est prête : du
bortsch, des pirochkis à la viande ou aux choux, du boeuf strogonoff. Je
continue à aimer la cuisine de mon enfance. Derrière le tennis, il y a un grand
verger. Nous avons des pommiers, des poiriers, des cerisiers et beaucoup de
vignes. Allongée sur l'herbe, à l'ombre d'un pommier, en maillot de bain blanc
deux-pièces, une grappe de raisin chauffée par le soleil dans la main, je lis Le
Tientsinois, le journal en langue française de Tientsin. On y parle de l'avance
japonaise en Chine du Nord, de ponts bombardés et d'un train qui a sauté sur la
ligne Tientsin-Shanghai, faisant de nombreux morts et des blessés. Je me dis
que j'ai une chance inouïe d'être à Peitaiho, un petit paradis au milieu de la
tourmente.
François est dans l'allée en face. Il se dirige vers moi. J'ai comme un
pressentiment.
-
Missie, dit-il, one man have come, he ask for you.
Je me lève, je marche vers la maison et je le vois. Il porte une chemise blanche
sans nœud papillon et un short kaki. Comment a-t-il fait pour trouver la maison
perchée sur la colline? Qui lui a donné mon adresse?
-
Hello, dit-il, je passais par là, alors j'ai décidé de vous dire bonjour!
Ses yeux admiratifs parcourent mon corps bronzé.
- Je suis venu de la gare à bicyclette, pour-suit-il. Je déjeune avec une amie au
café Lotus un peu plus haut, vous connaissez?
- Bien sûr.
Il me montre son vélo appuyé au cerisier et me demande de l'accompagner un
bout de chemin. Nous marchons côte à côte le long d'un sentier ombragé, bordé
de pins. Je le quitte devant le café en le remerciant d'être passé. Il s'incline
avec beaucoup d'élégance en me regardant dans les yeux. Tout à coup j'ai envie
de savoir comment il s'y prend pour faire l'amour.
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Le caviar d'aubergines et les œufs farcis préparés par François sont délicieux et
ses boulettes de poulet haché aussi bonnes que celles de ma grand-mère. C'est
d'ailleurs Nikolai, son cuisinier, qui a appris à François à faire la cuisine russe.
Quand il est arrivé chez nous, il y a quatre ans, François ne savait rien du mode
de vie des Européens et ne parlait que le chinois. Depuis il a fait des progrès
remarquables. Comme tous les domestiques chinois, il est au courant des
moindres détails de la vie privée de ses patrons. Il lave et repasse mes robes et
m'aide à fermer la fermeture Eclair. Ses gestes ne sont jamais déplacés mais il
ne se gêne pas pour me donner des conseils quand il en éprouve le besoin. Il y a
quelque temps, il m'a dit en apportant la robe en voile de coton blanc livrée par
Wang le tailleur :
-
Missie why you no mally (marry) Sacha? He plenty money. (Quand ils parlent
anglais, les Chinois remplacent le « r » difficile à prononcer par le « l ».)
Pendant que je parlais à Bogart sous le cerisier, j'ai vu la tête de François à la
fenêtre de la cuisine. Il nous observait. Il sait que j'ai travaillé au bureau de
l'avocat et que j'ai démissionné. Il a certainement déjà communiqué ces
informations à Tchao le Bavard pour qui les domestiques sont une excellente
source d'informations. Tout cela ne me gêne pas. Comme les autres Européens, je
suis habituée à cet état de choses. Je sais que François gonfle la note qu'il
présente à Clara tous les soirs. Il sait qu'elle le sait et que dans la mesure où il
reste raisonnable elle ne protestera pas. Clara donne une avance à François
chaque semaine et il paie tout, y compris la confection de mes robes par Wang le
tailleur qui lui verse bien entendu un pourcentage. L'essentiel, c'est la discrétion.
Personne ne doit perdre la face, surtout devant les étrangers.
*(1) Le village des Yang.
*(2) Fox avait quitté les États-Unis après les présidentielles Taft-Roosevelt et
avait fait toute sa carrière en Chine où il était devenu le « Grand Américain »
* (3)Aujourd'hui Bei Dai He.
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