Il n'était pas facile pour un paysan pauvre de trouver une place d'apprenti chez
un tailleur. Wang devait sa bonne fortune à son frère aîné et à la fête du
Printemps.
- Le Ciel nous a envoyé le tailleur Zhao, disait son frère, devenu le chef de la
famille depuis la mort de leur père. Si le tailleur Zhao n'était pas venu chez nous
à Yang Tsun *(1) pour acheter un cochon à l'occasion de la fête du Printemps, je
n’aurais pas pu lui parler de toi.
Wang était nourri mais ne touchait aucun salaire. Il venait travailler à
bicyclette car le village de Yang Tsun était situé à quinze kilomètres de Tientsin.
Un jour, il nous avait annoncé qu'il venait de se marier et s'était installé à son
compte. Il proposa de nous faire des prix d'ami. Nous sommes devenus ses
clients.
Tientsin, aujourd'hui Tianjin, se trouve à cent kilomètres de Pékin et son nom
se traduit par « le gué du ciel ». Baptisée ainsi en 1604, à l'époque des Ming, elle
a été fortifiée pour protéger le chemin qui conduit au Ciel. C'était autrefois une
ville laide et sale. Des gravures anciennes montrent ses rues tortueuses,
encombrées de bêtes et de gens, et ses maisons basses, presque toutes en terre.
Comme partout en Chine, les habitants de Tientsin (900 000 au début du siècle)
vivotaient en murmurant meyou fazi (on n'y peut rien). Cinq siècles avant notre
ère, le grand maître Confucius avait déclaré qu'il était normal qu'il y eût des
riches et des pauvres, des heureux et des malheureux, des beaux et des laids,
des jeunes et des vieux. « Le Ciel et la Terre et les dix mille choses sont unis »,
avait-il dit. Par conséquent chacun devait rester à sa place pour sauvegarder
l'harmonie de l'Univers.
A mon arrivée au Gué du Ciel avec mon père, en 1931, Tientsin n'est plus un
village laid et sale mais une ville industrielle où les étrangers ont imposé leurs
lois. Depuis 1858, date d'un traité signé à Tientsin, ils y possèdent des
concessions. Chaque concession a sa municipalité, sa police, son armée, ses
douanes, ses banques et ses écoles. Chez les Français, même les immeubles ont
été construits sur le modèle national. Les platanes viennent de France. La
concession anglaise, la plus importante, ressemble à la City de Londres. Les
Anglais n'y vivent pas. Ils ont construit leur quartier résidentiel un peu à l'écart
du centre, à proximité de leur champ de courses et d'un Country Club où les
pelouses sont aussi vertes qu'en Angleterre. Nous habitons à côté de l'hôtel
Astor House, un deux pièces que mon père loue à M. Powell, l'un des