l’Etat et de ses appareils administratifs de générer lui-même, en son sein, des dispositifs de
production d’une connaissance pouvant bénéficier d’un fort degré de scientificité et de
légitimité ; et celle des relations entre ce même Etat et les lieux « extérieurs » de production
des savoirs « exploitables », notamment mais de moins en moins exclusivement l’Université.
En soumettant à la réflexion la question de l’externalisation de l’expertise, nous ne pensions
donc pas mettre au jour un phénomène inédit. La question de l’expertise s’inscrit en soi au
cœur de cette tension entre « intérieur » et « extérieur ». Mais c’est précisément parce que
cette tension est constitutive du statut même de l’expertise qu’il nous semblait nécessaire de
réfléchir aux mutations dont elle est l’objet aujourd’hui, dans le contexte récent de la fin du
20e siècle et du début du 21e.
Etat réflexif et crise de l’expertise
Pour cerner ce contexte, de nombreux éléments pourraient être avancés. J’en citerai deux qui
me semblent importants, bien que leurs effets ne soient nullement convergents mais
contribuent plutôt à complexifier la question.
Le premier touche à l’évolution de l’Etat et de nos sociétés, dans leur ensemble d’ailleurs,
vers davantage de réflexivité. Le point est souligné par de nombreux auteurs. Peut-être est-ce
A.Giddens qui le défendit avec le plus de force, mais on en trouve somme toute déjà
clairement l’affirmation dans les travaux où Durkheim nous parle de l’Etat qu’il identifie au
cerveau d’une société qu’il compare alors à un organisme, parlant comme on sait, à propos
des sociétés modernes, de « solidarité organique ».
Le concept de « réflexivité » est polysémique. En un premier sens – qui était celui mis en
avant par Giddens- il vise à suggérer que nos sociétés s’appuient de plus en plus souvent pour
construire leur futur sur des dispositifs au travers desquels elles se donnent les moyens de se
connaître elles-mêmes. Cette première hypothèse est somme toute aujourd’hui devenue
banale. C’est pourquoi, quittant Giddens, je me tournerai plutôt, pour avancer dans mon
argumentation, vers les travaux de Scot Lash. Celui-ci rappelle que le concept de réflexivité
est un « vieux » concept philosophique, qui eut, jadis, dans la philosophie kantienne, un rôle
fondamental. Kant opposait en effet ce qu’il appelait les « jugements déterminants » aux
« jugements réfléchissants ». Si les premiers consistaient classiquement à partir de l’universel
pour en déduire le particulier, les jugements réfléchissants étaient ceux qui, à partir du
particulier saisissaient l’universel. Pour Kant, le jugement esthétique en était le prototype.
Pour lui, l’œuvre d’art était belle parce que, bien que particulière, elle avait la capacité
d’évoquer à son récepteur une Idée de la raison. Mais pour Kant, au-delà de la seule question
de l’esthétique, ce qui était en jeu dans la réflexivité c’était essentiellement la « faculté de
juger ».
Pour Lash, la montée de la réflexivité correspond donc aussi au déclin d’une certaine forme
de rationalité, qu’il identifie à la rationalité déterminante, et dont on peut trouver les
exemplifications les plus nettes dans les modèles scientistes ou positivistes du savoir, tels que
nous les avons hérité du 19e siècle mais tels qu’ils se déploient encore largement aujourd’hui.
Dans cette propension à penser le savoir scientifique sur le mode hypothético-déductif, ou
encore de lui affubler une prétention à la validité qui s’imposerait forcément au jugement.
La gestion d’Etat aujourd’hui peut de moins en moins s’appuyer sur les formes de la
scientificité à laquelle nous avait habitué une première modernité : celle d’une expertise sûre