Le prologue rappelle le combat des deux fils d’Œdipe et l’interdiction par Créon de rendre les
honneurs funèbres à Polynice. Antigone vient d’enterrer ce frère maudit : d’abord, elle parle
avec ses proches (sa nourrice, sa sœur Ismène, son fian Hémon, fils de Créon) qui
ignorent la situation. Puis, elle révèle son acte qui est parallèlement annoncé à Créon par les
gardes. Le chœur rappelle alors le mécanisme de la tragédie.
LE CHŒUR :
Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout
seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce
pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et
lève les bras dans la rue, une envie d'honneur un beau matin, au réveil, comme de
quelque chose qui se mange, une question de trop que l'on se pose un soir... C'est
tout. Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul.
C'est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont
là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences: le silence
quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les
deux amants sont nus l'un en face de l'autre pour la première fois, sans oser bouger
tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent
autour du vainqueur et on dirait un film dont le son s'est enrayé, toutes ces
bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n'est qu'une image, et
le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence...
C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr... Dans le drame, avec ces
traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces
terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un
accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu
arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie, on est tranquille. D'abord, on
est entre soi. On est tous innocents, en somme! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui
tue et l'autre qui est tué. C'est une question de distribution. Et puis, surtout, c'est
reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir; qu'on
est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu'on n'a
plus qu'à crier, pas à gémir, non, pas à se plaindre, à gueuler à pleine voix ce
qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas
encore. Et pour rien: pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi. Dans le drame, on
se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit.
C'est pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin!
Anouilh, Antigone (1942 ; première représentation le 4 février
1944)
Anouilh, Antigone
1. Un chœur atypique :
En écrivant Antigone, Anouilh se situe inévitablement par rapport à Sophocle dont il se fait le continuateur ou l’adaptateur.
Or, ici tout est fait pour démonter, voire pervertir le fonctionnement de la tragédie antique. Le chœur n’est plus un groupe,
c’est un seul personnage (qui reprend donc le rôle du coryphée antique, le chef de chœur).
Dans la tragédie antique, le chœur (dans l’orchestra au pied de la scène) représente l’humanité normale par opposition aux
personnages tragiques sur scène : les vers et le dialecte employés sont également différent et soulignent fortement cette
opposition. Le chœur est donc en quelque sorte une représentation sur l’espace théâtral du groupe des spectateurs, il parle
au nom de la cité dont il rappelle les valeurs morales : il commente l’action, mais n’y est pas directement impliqué. Chez
Anouilh, le chœur parle au nom de l’auteur (comme le personnage du Prologue dans les pièces romaines) : au lieu de
commenter l’action qui se joue sur la scène, il commente le travail de l’auteur, il explique les ficelles du métier. Son langage,
familier (cf. la fréquence du pronom on) voire vulgaire (envie d'honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se
mange / le sale espoir / pris comme un rat / gueuler) souligne la différence, non pas avec les autres personnages, mais avec la
tradition antique.
Comme Giraudoux, Anouilh a volontiers recours aux anachronismes qui achèvent de montrer qu’il n’entend pas faire une
variation plus ou moins fidèle du texte de Sophocle : la métaphore filée de la mécanique de la tragédie (le ressort est bandé /
On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre / bien huilé depuis toujours), la comparaison avec le cinéma (on dirait un
film dont le son s'est enrayé), l’irruption des gendarmes dans un sujet antique.
2. Une réflexion « méta-théâtrale » :
Pourquoi un tel discours ? Comme souvent dans le théâtre du XXe siècle, l’auteur parle de la pratique théâtrale au sein
même du texte théâtral, au lieu de cantonner ce type de discours dans les préfaces (cf. la préface de Cromwell de Victor
Hugo par exemple). A l’instar de Victor Hugo, Anouilh présente une réflexion sur la tragédie qu’il oppose au drame.
Le drame est évoqué dans des termes dépréciatifs (cela devient épouvantable de mourir / le sale espoir/ C'est ignoble, c'est
utilitaire), au profit semble-t-il de la tragédie. Anouilh utilise des termes mélioratifs pour évoquer la tragédie (commode / On
est tranquille. Cela roule tout seul / C'est propre, la tragédie. C'est reposant / on est tranquille / c'est reposant, la tragédie / c'est
gratuit), mais ces termes mélioratifs sont surprenants, voire choquants. Cela ne correspond pas à l’image que l’on se fait de
la tragédie, plutôt conçue comme un lieu d’affrontements et d’inquiétudes, c’est de la provocation.
Ce qui distingue ces deux genres (d’abord et puis) ce sont les personnages utilisés et l’absence ou la présence d’espoir.
D’une part, il n’y a pas de méchants dans la tragédie (On est tous innocents), ce ne sont que des personnages pris comme un
rat, avec tout le ciel sur son dos, victimes de la fatalité (évoquée par l’image de la machine : cf. La machine infernale de Cocteau
en 1934). D’autre part le fait que les personnages ou les spectateurs puissent espérer un retournement de situation distingue
nettement le drame de la tragédie : dans l’un on agit (on se débat), dans l’autre on subit (on n'a plus qu'à crier).
Anouilh insiste sur l’aspect artificiel du théâtre : la tragédie est loin de la réalité quotidienne (C'est pour les rois) : ce n’est
que du théâtre (C'est une question de distribution). Le fonctionnement du drame est pourtant dénoncé avec ses stéréotypes (le
bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes). Ce qui fait que pour Anouilh la tragédie est davantage
un art que le drame c’est son inutilité (c'est gratuit), la pureté de son vide (les quatre occurrences du mot rien se rapportent
toutes à la tragédie).
3. Les recettes d’une réécriture ?
Pourtant on hésite à voir dans le discours du chœur un éloge de la tragédie, le texte fonctionne davantage comme une
interrogation, un questionnement adressé au public : qu’est-ce que le théâtre ? A quoi bon répéter les mêmes recettes
éculées ? En effet la tragédie comme le drame sont présentés comme des recettes toutes faites ; chacun a sa liste
d’ingrédients, présentés sous forme d’accumulations (La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts / le drame, avec ces
traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir). La thématique est
aussi toujours la même d’un bout à l’autre : l’amour (le silence au commencement quand les deux amants sont nus l'un en face de
l'autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre), la mort (le silence quand le bras du bourreau se
lève à la fin).
La reprise du mot enfin (on est enfin pris comme un rat / Et il n'y a plus rien à tenter, enfin !) semble également traduire une
attente insupportable, une exaspération. L’anaphore insistante du mot silence (six occurrences) attire l’attention sur ce qui
précisément n’est plus le texte théâtral : devant l’action des acteurs, comme immobilisés par la fatalité qui s’abat (cette
clameur qui n'est qu'une image), la parole ne sert plus à rien. La tragédie, c’est cela : gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire,
qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. C’est, à l’inverse du drame banalement quotidien, sortir de
sa condition humaine et ne plus parler, mais hurler sa condition humaine.
Plus que l’action pure, ce qui intéresse Anouilh c’est le cri dans lequel l’homme se découvre lui-même dans le paroxysme
(pour rien: pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi). En ce sens, la réécriture de l’Antigone de Sophocle permet à Anouilh, en
pleine occupation allemande de la France, de jeter à la face du monde l’image de cette jeune fille incarnant une résistance
sans espoir.
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