Vrai, Réel, Vraisemblable
Il faut se souvenir que le concept de vrai ne peut s'appliquer qu'à un énoncé, à un discours, et, dans cette mesure,
l'univers du théâtre relève du vrai et non du réel; c'est l'univers “imité” par le théâtre, son référent, qui relève du réel.
Le Dom Juan de Molière est-il l'imitation d'une personne ou de “l'essence” d'une personne (le Séducteur), ou est-il,
d'abord, un “personnage” de théâtre, c'est-à-dire un outil du “langage” théâtral, dont la fonction, au -delà du mimé-
tisme avec un individu ou un type humain, est de faire passer un discours sur l'amour, la religion, le libertinage, la
féodalité, les rapports sociaux, le théâtre... ? L’Arlequin de L’île des esclaves est-il un simple “valet” qui doit faire
passer un discours sur les relations sociales, ou est-il un “type” de la commedia dell’arte déstabilisé par un nouveau
rôle qu’il ne sait pas jouer ? Et n’est-ce pas parce qu’il est un acteur réellement déstabilisé qu’il peut faire passer la
“fable” sociale, puisqu’il est, sur le théâtre, en train de vivre réellement la situation du valet qu’il imite ?
La règle des vingt-quatre heures dans la dramaturgie classique est une forme significative de la mimesis du temps
au théâtre. Pour le théoricien d'Aubignac la règle relève d'une mimesis de l'illusion : l'idéal serait que le temps repré-
senté coïncide avec le temps de la représentation. En fait il s'agit d'une convention. Convention qui est l'expression
d'un point de vue sur le réel, ici sur le temps réel, c'est-à-dire l'Histoire.
En affirmant qu'une action entière peut être enfermée dans une journée, c'est en fait l'histoire, en tant que proces-
sus historique, qui est niée, ou, du moins, écartée de la représentation théâtrale. On sait que Racine s'accommode
parfaitement de l'unité de temps, car son temps théâtral est celui de la crise, alors que Corneille plus épique, la res-
sent comme une contrainte.
L'illusion est toujours relative à un système idéologique daté et localisé qui produit un système de conventions
pour le théâtre comme pour le reste. Il refuse simplement de définir ces conventions comme telles, sous peine de
démasquer l’idéologie qui les génère. Même Diderot, pourtant prévenu contre l’idéologie, voulait que son drame soit
plus “vrai” que la tragédie classique. Pourtant son Paradoxe sur le comédien affirme bien que la “vérité” du théâtre
n'est pas dans la copie du réel et que les pleurs sur scène et dans un salon ne peuvent être les mêmes.
Théâtre dans le théâtre : jeu avec et sur l’illusion.
Le procédé du théâtre dans le théâtre (qui fait du théâtre même un objet de représentation théâtrale) est issu de la
dramaturgie baroque. En montrant sur scène la matérialité des fonctionnements de l'illusion, il la casse, puisqu'il
oblige le spectateur à voir, en même temps que l'univers représenté, les techniques de fabrication de cet univers ; le
théâtre se désigne comme tel, au lieu de se donner comme transparence permettant un accès direct au réel. Appa-
remment le théâtre ne prétend pas être le réel, mais seulement un point de vue sur le réel.
Mais les recherches du théâtre baroque portent autant sur l'illusion (la scène à l'italienne) que sur la cassure de l'il-
lusion (le théâtre dans le théâtre). Ce paradoxe (bien baroque lui-même) n’est qu’apparent car le jeu entre les deux
techniques permet de déréaliser le réel, supposé lui-même illusoire au lieu de l’interroger en tant que tel. Des titres
comme La Vie est un songe, L’Illusion comique, ou des citations comme “la vie est une histoire contée par un idiot,
pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien” confirment que c’était là une des visées de ce théâtre.
La distanciation brechtienne.
C'est ce contre quoi Brecht s'insurge : plus encore que de ne pas analyser le réel, il reproche surtout à ce théâtre de
rendre irréel et hors de portée de l’intervention du spectateur le réel qu'il représente : Puisque le monde “réel”est aus-
si “illusoire”qu’un théâtre, il est “vide” et “vain”. On ne peut agir sur lui.
La “distanciation brechtienne” s’inscrit pourtant dans la continuité d’une théâtralisation propre au théâtre dans le
théâtre, mais sa perspective est inverse et sans -ambiguïté : il s’agit de montrer que le réel n’est pas “naturel” mais
“historique” et “idéologique” pour rendre possible l'intervention du spectateur sur le réel. Le théâtre épique s'affirme
d'abord en tant que théâtre.
Il rejette le type de communication, fondé sur la fascination et l'approbation, du théâtre d'illusion et cherche à sus-
citer chez le spectateur une attitude d'étonnement et de questionnement devant la fiction représentée. Il n'est pas sûr
pour autant que tous les fonctionnements traditionnels du théâtre soient exclus du théâtre brechtien, en particulier en
ce qui concerne l'identification entre le spectateur et le personnage. Mais pour Brecht le théâtre demeure avant tout
un discours sur le réel qui doit provoquer discours et action du spectateur sur ce même réel.
C’est cette théorie qu’il développe sous le nom de “théâtre épique” puis sous celui de “théâtre didactique”, no-
tamment dans Petit Organon pour le théâtre.