mimesis, catharsis

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MIMESIS, CATHARSIS
ILLUSION, DISTANCIATION
I/ La Mimesis
Définition selon Aristote
La Poétique d'Aristote, définit le théâtre comme une “imitation” (mimesis) des “hommes en action”, “au moyen
d'une action”, et non d'un récit, comme dans l'épopée, par exemple. Même si, définie ainsi, la notion semble vague, il
en ressort quand même qu'elle peut utiliser aussi bien des signes linguistiques et textuels (le vers tragique) que ceux,
non linguistiques, d’une représentation (décor, espace, acteurs ... ). La mimesis est donc d’abord la fabrication d’un
nouvel objet, autonome par rapport à son modèle, réel. Or parfois on l’a réduite à n’être qu’une copie du réel, parfois
on a étendu sa spécificité au-delà des limites fixées par Aristote.
La réduction psychologisante
Ainsi, quand l'esthétique classique reprend cette définition large de l'imitation elle affirme la double nécessité de
se soumettre au réel et de soumettre le réel à un choix : et elle choisit l'imitation des Anciens, un réel déjà “choisi”,
choix qui ne relève pas de “l’imitation d’une action”, mais “d’une forme”, voire d’un “héros” bien formé, modelé
aux normes “vraisemblance” et “bienséance”, données à la fois idéologiques et sociologiques, voire psychologiques.
Or, Aristote insistant sur le fait que “la tragédie imite non les hommes mais une action” et que les personnages
“n'agissent pas pour imiter les caractères, mais que les caractères leur sont attribués en plus en fonction de leurs actions”, ajoutait “Alors qu'il n'y a pas de tragédie sans action, il y en a sans caractères”. Ainsi - en dépit de la doctrine
classique et d’une certaine critique scolaire - la visée psychologique ne prime pas dans la tragédie.
Le dialogue théâtrale comme spécificité de la mimesis théâtrale : une action physique.
Autre problème la confusion entre le discours direct et le dialogue théâtral comme “mimesis” équivalentes. Déjà
du point de vue linguistique le “discours direct” n’est que “rapporté”, avec un effet de réel, mais il n’est pas le “réel”
d’un discours qui n’a pas forcément été prononcé (contrairement à la définition de nombreux manuels). Mais de
plus, dans le texte de théâtre le dialogue est actualisé par la parole et le jeu des acteurs, eux-mêmes intégrés dans le
jeu global de la représentation théâtrale. Au niveau textuel, le dialogue est pure fiction. Ce n’est qu’au niveau de la
prise de parole, lors de la “représentation”, que s'établit la spécificité de la mimesis théâtrale. Elle seule est également imitation “physique” du réel. Mais dans quel but ? Donner du réel une image qui en soit le double exact ? Ou
créer une “image” à partir de la confrontation entre “le réel imité” et le “discours” sur le réel produit par cette mimesis théâtrale ? C'est toute la question de la visée “illusionniste” ou non du théâtre.
Quand il parle, quel langage Agamemnon “mime”-t-il dans l'Iphigénie de Racine ? Celui de l'Agamemnon réel ?
Celui du roi de la légende homérique ? Celui de Louis XIV ?...
Comme ironise Diderot, qui revendique le “naturel”et “l’illusion” : “ce langage pompeux ne peut être employé
que par des êtres inconnus, et parlé par des bouches poétiques avec un ton poétique”. Mais pour Artaud, qui refuse la
“mimesis”, ce ne serait pas une critique, au contraire.
Pour lui : “Le dialogue - chose écrite et parlée - n'appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre”.
Le langage “n'est [donc] vraiment théâtral que dans la mesure où les pensées qu'il exprime échappent au langage articulé”. Aussi en réclame-t-il un usage “sous la forme [exclusive] de l'incantation”, de sorte que la parole n'est plus
mimesis du réel mais action sur le réel, productrice d'une nouvelle réalité.
Sans aller jusque là, Claude Régy affirme dans Espaces Perdus : “Je crois que l’acteur devrait se sentir dans l’état
de celui qui écrit, avant que la phrase soit écrite. [...]Les acteurs par leurs intonations devraient seulement suggérer.
Faire penser à plusieurs interprétations.” Dans cette lignée et celle d’Antoine Vitez, ou de Valère Novarina, plusieurs
auteurs et metteurs en scène contemporains travaillent à faire entendre le texte comme “générateur” d’une réalité
nouvelle : c’est bien ce “malentendu” qui a provoqué la “bataille” de la Marion de Lorme d’Éric Vigner en 1998, et
qui provoque toute la difficulté de travailler sur les textes de Michel Vinaver. Les dialogues, apparemment naturalistes, sont écrits sans ponctuation. Ainsi plusieurs “réalités” se télescopent. Seul le travail de l’acteur peut en faire
entendre l’“étrangeté”. Mais les ateliers d’amateurs friands de ce théâtre faussement simple, le réduisent à une mimesis réaliste.
Quelle mimesis ?
Avec ces deux problèmes (imitation des caractères, fonction mimétique du dialogue) c'est le problème du fonctionnement de la communication théâtrale qui est posé. Doit-elle viser une transparence maximale entre le public et
le réel ? C’est ce que suggère la conception illusionniste du théâtre qui a dominé en Europe à partir du XVIème siècle
jusqu’à l’aube du XXème siècle. Pour Brecht (et bien d'autres avant lui), cette transparence est un leurre : le théâtre
(comme tout art) est un point de vue et un discours sur le réel, qui doivent s'assumer comme tels. Plutôt que d'atténuer l'aspect conventionnel de la communication théâtrale (afin de produire un effet trompeur sur le spectateur de
contact direct avec une “nature” intangible du réel), il faut mettre au contraire l'accent sur sa “théâtralité”, afin de
rendre le spectateur conscient qu'il s'agit non du réel - mais d'un discours sur le réel vis-à-vis duquel il doit prendre
position.
Malgré leurs divergences, ces deux types de dramaturgie se situent dans la lignée de la mimesis aristotélicienne,
ce qui ne sera plus le cas de toute une frange du théâtre contemporain, influencée essentiellement par les théories
d’Antonin Artaud. Mais, parmi les dramaturgies qui considèrent que le théâtre est une mimesis du réel, il faut distinguer deux catégories. Celles que l'on dira “d'illusion”, pour qui “l’imitation” du réel doit tendre vers une sorte de fusion par mimétisme avec le réel, ce qui n'est pas très clair. Et celles qu'on dira “réflexives”, pour qui la notion de représentation théâtrale implique le sens démultiplié du mot représentation. Non seulement il y a la représentation scénique, objet proposé par les auteurs, acteurs, décorateurs et consommé par le spectateur. Mais ce n'est pas une image
“immédiate” du réel car elle est “médiatisée” par les “re-présentations” (remises au présent) mise à l'oeuvre par une
dramaturgie “distanciée”, que l’on verra définie par les théories de Brecht. Cette forme de représentation autorise
une nouvelle “remise au présent” par le spectateur intrigué par cette mise à distance qui joue sur son affectivité et sa
raison, sur son inconscient et sur son conscient, sur sa conscience individuelle et sur sa conscience collective, etc. La
mimesis effective, réalisée dans une représentation donnée, sera dépendante de la combinaison de ces variantes. Autant de combinaisons, autant de mimesis.
Mais avant de développer plus avant les théories de Brecht, développons les variations de la théorie illusionniste
qui reste toujours la plus spontanément associée à la mimesis théâtrale.
II/ L’Illusion Dramatique
Avec l’apparition des théâtres à l’italienne, l’idéologie de l’illusion s’est imposée au théâtre, avec deux conséquences majeures : le souci de “faire vrai” et “l’identification du spectateur aux personnages”. Ces deux conséquences génèrent deux contresens qui vont être au centre de toute la “théâtralité” française : l’un sur le représentation
du “vrai”, l’autre sur la “catharsis”. Ces deux contresens sont intimement liés à ce que Brecht appelle la forme dramatique du théâtre, à laquelle il oppose sa “forme épique”, solution pour le “théâtre de l’ère scientifique”.
Réalisme et illusion théâtrale
En France c'est à l'époque du réalisme et du naturalisme que l'idéologie de l'”illusion” au théâtre s'affirmera avec
le plus d'éclat. Le mot d'ordre de “vérité”, le souci de “faire vrai” vont de pair avec une esthétique de l'illusion, du
“trompe-l'oeil”. Plus que jamais la scène doit construire un univers qui puisse être pris pour l'univers réel, (les quartiers de boeuf qu’Antoine place dans le décor). Maupassant ironise justement sur l'ambiguïté du projet réaliste :
“Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai... J'en conclus que les Réalistes de talent devraient
s'appeler plutôt les Illusionnistes”. Dans cette citation apparaît la confusion fondamentale qui fausse le discours réaliste sur le théâtre (et sur l’art), la confusion entre les concepts de vrai et de réel. Celle-ci est perpétuelle chez Zola,
critique et théoricien du théâtre naturaliste. Pour lui, au contraire de Magritte et de son célèbre tableau représentant
une pipe “réaliste”, intitulé : Ceci n’est pas une pipe, le théâtre n'est pas un système de saisie du réel mais le réel luimême, dévoilé, objet de constat et non d'analyse.
“L'idéologie de l'illusion comme garante de vérité fait oublier aux Naturalistes que le passage du réel à la scène
implique toujours un “discours” sur le réel, même non formulé, et qu'il n'est pas de théâtre sans convention. Cet “oubli” n'est pas nouveau : “Classiques” et “Romantiques” se sont battus pour ou contre la règle des vingt-quatre heures,
dans les deux cas, au nom de “l’illusion” et de la “vérité”. Il ne s'agit évidemment pas de la même “vérité”, c'est-àdire du même discours sur le réel.
Vrai, Réel, Vraisemblable
Il faut se souvenir que le concept de vrai ne peut s'appliquer qu'à un énoncé, à un discours, et, dans cette mesure,
l'univers du théâtre relève du vrai et non du réel; c'est l'univers “imité” par le théâtre, son référent, qui relève du réel.
Le Dom Juan de Molière est-il l'imitation d'une personne ou de “l'essence” d'une personne (le Séducteur), ou est-il,
d'abord, un “personnage” de théâtre, c'est-à-dire un outil du “langage” théâtral, dont la fonction, au -delà du mimétisme avec un individu ou un type humain, est de faire passer un discours sur l'amour, la religion, le libertinage, la
féodalité, les rapports sociaux, le théâtre... ? L’Arlequin de L’île des esclaves est-il un simple “valet” qui doit faire
passer un discours sur les relations sociales, ou est-il un “type” de la commedia dell’arte déstabilisé par un nouveau
rôle qu’il ne sait pas jouer ? Et n’est-ce pas parce qu’il est un acteur réellement déstabilisé qu’il peut faire passer la
“fable” sociale, puisqu’il est, sur le théâtre, en train de vivre réellement la situation du valet qu’il imite ?
La règle des vingt-quatre heures dans la dramaturgie classique est une forme significative de la mimesis du temps
au théâtre. Pour le théoricien d'Aubignac la règle relève d'une mimesis de l'illusion : l'idéal serait que le temps représenté coïncide avec le temps de la représentation. En fait il s'agit d'une convention. Convention qui est l'expression
d'un point de vue sur le réel, ici sur le temps réel, c'est-à-dire l'Histoire.
En affirmant qu'une action entière peut être enfermée dans une journée, c'est en fait l'histoire, en tant que processus historique, qui est niée, ou, du moins, écartée de la représentation théâtrale. On sait que Racine s'accommode
parfaitement de l'unité de temps, car son temps théâtral est celui de la crise, alors que Corneille plus épique, la ressent comme une contrainte.
L'illusion est toujours relative à un système idéologique daté et localisé qui produit un système de conventions
pour le théâtre comme pour le reste. Il refuse simplement de définir ces conventions comme telles, sous peine de
démasquer l’idéologie qui les génère. Même Diderot, pourtant prévenu contre l’idéologie, voulait que son drame soit
plus “vrai” que la tragédie classique. Pourtant son Paradoxe sur le comédien affirme bien que la “vérité” du théâtre
n'est pas dans la copie du réel et que les pleurs sur scène et dans un salon ne peuvent être les mêmes.
Théâtre dans le théâtre : jeu avec et sur l’illusion.
Le procédé du théâtre dans le théâtre (qui fait du théâtre même un objet de représentation théâtrale) est issu de la
dramaturgie baroque. En montrant sur scène la matérialité des fonctionnements de l'illusion, il la casse, puisqu'il
oblige le spectateur à voir, en même temps que l'univers représenté, les techniques de fabrication de cet univers ; le
théâtre se désigne comme tel, au lieu de se donner comme transparence permettant un accès direct au réel. Apparemment le théâtre ne prétend pas être le réel, mais seulement un point de vue sur le réel.
Mais les recherches du théâtre baroque portent autant sur l'illusion (la scène à l'italienne) que sur la cassure de l'illusion (le théâtre dans le théâtre). Ce paradoxe (bien baroque lui-même) n’est qu’apparent car le jeu entre les deux
techniques permet de déréaliser le réel, supposé lui-même illusoire au lieu de l’interroger en tant que tel. Des titres
comme La Vie est un songe, L’Illusion comique, ou des citations comme “la vie est une histoire contée par un idiot,
pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien” confirment que c’était là une des visées de ce théâtre.
La distanciation brechtienne.
C'est ce contre quoi Brecht s'insurge : plus encore que de ne pas analyser le réel, il reproche surtout à ce théâtre de
rendre irréel et hors de portée de l’intervention du spectateur le réel qu'il représente : Puisque le monde “réel”est aussi “illusoire”qu’un théâtre, il est “vide” et “vain”. On ne peut agir sur lui.
La “distanciation brechtienne” s’inscrit pourtant dans la continuité d’une théâtralisation propre au théâtre dans le
théâtre, mais sa perspective est inverse et sans -ambiguïté : il s’agit de montrer que le réel n’est pas “naturel” mais
“historique” et “idéologique” pour rendre possible l'intervention du spectateur sur le réel. Le théâtre épique s'affirme
d'abord en tant que théâtre.
Il rejette le type de communication, fondé sur la fascination et l'approbation, du théâtre d'illusion et cherche à susciter chez le spectateur une attitude d'étonnement et de questionnement devant la fiction représentée. Il n'est pas sûr
pour autant que tous les fonctionnements traditionnels du théâtre soient exclus du théâtre brechtien, en particulier en
ce qui concerne l'identification entre le spectateur et le personnage. Mais pour Brecht le théâtre demeure avant tout
un discours sur le réel qui doit provoquer discours et action du spectateur sur ce même réel.
C’est cette théorie qu’il développe sous le nom de “théâtre épique” puis sous celui de “théâtre didactique”, notamment dans Petit Organon pour le théâtre.
III/ Épique/Dramatique
Origine et définition de “l’épique”.
Étymologiquement, “épique” vient du grec épos, “la chose dite”, “le récit”. Dans les années 1920, le terme
“épique” est fréquemment utilisé en Allemagne par ceux qui veulent insister sur la narration. En 1924, Piscator met
en scène, à la Volksbühne de Berlin, Fahnen (Drapeaux), pièce que le pro-gramme annonçait comme un “drame
épique” : l'action y était interrompue par des procédés descriptifs ou explicatifs tels que films, projections, dis-cours
au public, etc. Des pancartes étaient utilisées, portant des titres ou des commentaires. Reprenant certaines expériences de Piscator, Brecht adopta d'autant plus facilement le terme “épique” qu'il lui permettait de contester la distinction théâtre-épopée, établie par Aristote. Par la suite, il le remplaça par “dialectique”, mais le “théâtre épique”
désigne couramment l'ensemble des théories et pratiques brechtiennes. Cette théorie, développée dans le Petit Organon pour le théâtre repose sur une analyse marxiste des différentes composantes du théâtre et des rapports que celuici entretient avec la société.
La théorie du théâtre épique
Pour Brecht, la fonction du théâtre est d'aider à transformer un monde qui change en fonction des relations fondamentales de production. Pour cela le spectateur, doit être “productif” et jouer un rôle actif dans la représentation
théâtrale : donc auteur, metteur en scène, décorateur, acteurs doivent cesser de lui imposer quelque chose, en le
plongeant dans une passivité hypnotisée, favorisée par le pathos tragique par exemple. En un “siècle scientifique”, il
faut faire appel au jugement et à l'esprit critique du public et l'inciter à prendre des décisions sociales. Le théâtre
épique s'efforce donc de représenter le monde et l'homme non plus comme immuables, mais comme évoluant avec
l'ensemble des rapports sociaux. D'où une nouvelle attitude face aux pièces anciennes, une nouvelle conception de
l'utilisation respective du texte, de la musique et du décor, du nouveau type de jeu que l'on appellera la “distancia-
tion”.
Épique et dramatique
Contestant toute fatalité dans le monde et sur scène, le théâtre épique récuse également ce qui, dans la forme de la
tragédie, exprimait cette fatalité : la succession présentée comme inéluctable des scènes. À une action linéaire, il
substitue une action en pointillés et par bonds ; les scènes ne s'emboîtent plus exactement les unes dans les autres, en
confondant relation de succession et rapport de cause à effet, mais prennent, elles aussi, leurs distances les unes par
rapport aux autres.
Par les buts qu'il poursuit beaucoup plus que par les moyens qu'il emploie (Brecht reconnaît qu'ils ne sont pas originaux), le théâtre épique prend le contre-pied de toute une conception théâtrale traditionnelle que Brecht appelle
“dramatique”, et qui persiste encore de nos jours.
“Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, cela, je l'ai éprouvé, moi aussi. - C'est ainsi que je suis. - C'est une chose bien naturelle.
- Il en sera toujours ainsi. - La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il n'y a pas d'issue pour lui. - C'est là du grand art : tout se
comprend tout seul. - Je pleure avec celui qui pleure, je ris avec celui qui rit.
Le spectateur du théâtre épique dit : Je n'aurais jamais imaginé une chose pareille. - On n'a pas le droit d'agir ainsi. - Voilà qui est insolite, c'est à n'en pas croire ses yeux. - Il faut que cela cesse. - La douleur de cet être me bouleverse parce qu'il y aurait tout de même
une issue pour lui. - C'est là du grand art : rien ne se comprend tout seul. - Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit.”
BRECHT, Écrits, pp. 260-261
Brecht précise que l’inventaire comparatif qu’il a dressé ne fonctionne pas en oppositions absolues, mais révèle
des aspects sur lesquels chacune des deux formes insiste le plus fréquemment. Voici son tableau :
La forme dramatique du théâtre
est action,
implique le spectateur dans une action scénique,
épuise son activité intellectuelle,
lui est occasion de sentiments.
Expérience affective.
Le spectateur est plongé dans quelque chose.
Suggestion.
Les sentiments sont conservés tels quels.
Le spectateur est à l'intérieur, il participe.
L'homme est supposé connu.
Un homme immuable.
Intérêt passionné pour le dénouement.
Une scène pour la suivante.
Croissance organique.
Déroulement linéaire.
Évolution continue.
L'homme comme donnée fixe.
La pensée détermine l'être.
Sentiment.
La forme épique du théâtre
est narration,
fait du spectateur un observateur
mais éveille son activité intellectuelle,
l'oblige à des décisions.
Vision du monde.
Le spectateur est placé devant quelque chose.
Argumentation.
Les sentiments sont poussés jusqu'à devenir des connaissances.
Le spectateur est placé devant, il étudie.
L'homme est l'objet de l'enquête.
L'homme qui se transforme et transforme.
Intérêt passionné pour le déroulement.
Chaque scène pour soi.
Montage.
Déroulement sinueux.
Bonds.
L'homme comme procès. (Processus)
L'être social détermine la pensée.
Raison.
Epique et tragique
Le théâtre épique s'oppose tout aussi radicalement à la conviction que l'homme est aux prises avec des forces
transcendantes, qu'elles soient divines (antiquité, christianisme) ou enfouies au plus profond de l'homme (Artaud,
psychanalyse). La tragédie et la conception de l'existence qu'elle implique et exprime n'est donc qu'une forme historiquement déterminée et dépassée, apparue à des époques de mutations et de bouleversements socioéconomiques tels
que l'homme pouvait croire être victime de puissances étrangères à lui (par exemple, Hamlet de Shakespeare).
En comparant les adaptations de l'Antigone de Sophocle par Anouilh et Brecht on peut distinguer théâtre tragique
et théâtre épique. Dans celle d’Anouilh le choeur invite à la succession immuable des épisodes et le garde dirige les
réactions pathétiques du public. Dans celle de Brecht les modifications dans les personnages et le contexte historique
lient les conséquences (non inéluctables) de la fable à l’égoïsme et à la sottise de Créon : l’effet sur les spectateurs
est différent.
Mais hostile à la conception de l’existence qui fonde la tragédie, Brecht ne l’est pas à l’une de ses notions-clé : la
Catharsis, à condition qu’elle naisse des effets dramaturgiques qui caractérisaient le théâtre grec, ce qui lui donne
une valeur très différente de celle qu’on croit définie par Aristote et qui n’est que l’interprétation des classiques français qui l’ont vulgarisée à l’Europe entière.
IV/ Catharsis
La”catharsis” selon Aristote : effet de transe et “distanciation”.
Depuis qu'Aristote a désigné la catharsis comme l'effet principal opéré sur le spectateur par la mimesis tragique,
la notion a suscité bien des débats. Une définition plus complète de son fonctionnement théâtral se trouvait sans
doute dans la seconde partie de la Poétique qui ne nous est pas parvenue. Ce sont essentiellement quelques passages
du Livre VIII de la Politique consacrés à la valeur éducative de la musique qui fondent, pour nous, ce qu'Aristote
appelait catharsis.
Par ce terme, il semble avoir voulu caractériser un processus beaucoup plus médical que moral ou pédagogique,
plus proche de la purgation que de la purification. Pour Aristote l'effet du théâtre semble s’approcher de celui provoqué par les “mélodies qui provoquent l'enthousiasme” (“la possession par la divinité”), par exemple la musique et
les chants qui provoquaient la transe du Dithyrambe :
“Sous l'influence des mélodies sacrées, nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle- même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une Purgation (catharsis). C'est à ce même
traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque, pour autant qu'il y a en chacun d'eux
tendance à de telles émotion".
Comme cette musique, la tragédie, “purgeait” homéopathiquement le spectateur par une succession de possession
et dépossession, état favorisé par la dramaturgie “hypnotique” créée par l’espace théâtral, face au temple et au soleil,
la durée du spectacle, la succession des rythmes variés de prise de paroles et les états de terreur et pitié suscités par le
déroulement de la fable.
Tout en ressemblant à ce qui s’opère dans la fête médiévale, le carnaval, où un dérèglement temporaire permet la
“purgation” des tendances asociales, des craintes collectives, et le retour à une acceptation des normes et des contraintes de la société, la catharsis de la tragédie grecque du V ème siècle est à la fois plus “individuelle” et plus “intégrante”. Comme le montrent Vernant et Vidal-Naquet, en elle s'expriment les contradictions entre l'ancienne culture
mythique et les nouvelles valeurs de la Cité, en particulier entre l'ancienne conception de la justice divine et une
nouvelle justice “humaine” en train de se constituer. La catharsis purgerait le spectateur des terreurs liées à l'ordre
incompréhensible et terrible des dieux et de la pitié envers le héros qui est la victime. Mais la pitié est alors perçue
comme passion inhibante, inséparable de la terreur. Débarrassé de ces terreurs le spectateur accède à la rationalité et
à la responsabilité civique nécessaires au fonctionnement de la Cité.
Aristote déformé par les classiques : effet moralisateur et identification
Pour la plupart des classiques du XVIIème siècle, la catharsis est une “purification”.
Terreur et pitié suscitées par le spectacle changent de fonction. Corneille dit que cela doit “modérer, rectifier et
même déraciner en nous la passion” (amoureuse). Mais, sceptique vis-à-vis du “raisonnement” d'Aristote dans lequel
il ne voit qu'une “belle idée”, il ironise sur les disputes entre commentateurs de la Poétique. Sans doute perçoit-il la
fausseté de l’interprétation, mais au lieu de voir que le contre-sens tient dans l’effet moral supposé, il propose de le
faire reposer sur “l’admiration” plutôt que sur la terreur, seul “obstacle” à une vision qui repose sur un processus
d’identification, puisque la pitié, elle, est devenue “positive” sous l’influence du christianisme.
Le contresens tient à cela : l’ignorance de la distance réflexive propre à l’esthétique grecque.
Il y avait un choeur distant des personnages (par le discours et la matérialité scénique). Il a disparu. Les sentiments suscités par la “transe cathartique” étaient à rejeter. Ils sont à rechercher.
Racine est beaucoup plus proche de ce que dit effectivement Aristote, (et de la valeur grecque des mots terreur et
pitié) lorsqu'il écrit, en marge du texte grec de la Poétique, que “la tragédie excitant la terreur et la pitié purge et
tempère ces sortes de passions […] en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux et
les ramène à un état de modération conforme à la raison”.
Mais, formé à l’esthétique de l’identification et à la volonté classique d’assigner une finalité morale à l'oeuvre
d'art, il soutient l'idée que la tragédie purifie les moeurs.
Ce contresens habituel perdure parallèlement à cet autre contresens idéologique qui veut que le théâtre fonctionne
sur l’identification du spectateur. Certes la tragédie grecque a souvent pour sujet, une “purification”. Le héros tragique criminel, même malgré lui (Oedipe), sera “purifié” par son malheur. Mais cela n'empêche pas que, selon Aristote, la catharsis qui agit sur le spectateur, n’est pas un processus moral, mais une “purgation”, “médicale”.
Preuves du contresens, et retour à la catharsis “distanciée”
Que la peinture de l'amour faite par la tragédie vise à purifier le spectateur de cette passion, et surtout le puisse,
n'est pas évident. On sait que Louis XIV fut un grand amateur de théâtre et il ne semble pas pour autant que la passion amoureuse ait été beaucoup “déracinée” en lui. Dans son Paradoxe sur le comédien, Diderot condamne une
sorte de “neutralité” de la catharsis qui pourrait fonctionner à l’envers : le théâtre loin d’inciter le méchant à se corriger, lui permettrait de se “purger” des bons sentiments qui rendraient sa méchanceté moins efficace dans la société
telle qu'elle est, c'est-à-dire corrompue !
La critique de Diderot précède ici celle de Brecht qui dénonce cette catharsis inséparable de cet “acte psychologique très particulier: l'identification du spectateur aux personnages”, parce qu'elle est incompatible avec une attitude
réflexive. En faisant appel à sa seule affectivité, elle est en fait manipulation du public (c'est-à-dire qu'elle cherche à
lui imposer, comme “allant de soi” une vision du monde et des rapports sociaux qui n'est que celle du dramaturge).
À ce moment de sa critique, Brecht assimile encore la vision classique de la catharsis à celle d’Aristote, erreur qu’il
corrigera plus tard, quand il reconnaîtra la distance réflexive du théâtre grec.
Autre approche, tout à fait différente de la fonction cathartique du théâtre, celle d'Artaud. Au premier abord le
théâtre selon Artaud se situe dans la continuité de l'interprétation médicale et mystique de la catharsis grecque, en
particulier par le biais de la comparaison entre le théâtre et la peste.
Comme la peste, le théâtre est un “délire communicatif” ; comme elle, il “est fait pour vider collectivement les
abcès”; comme elle, il est “une crise qui se dénoue par la mort ou la guérison”.
Mais si le fonctionnement thérapeutique du théâtre d'Artaud s'apparente à celui décrit par Aristote, sa finalité est
exactement inverse. Le spectateur “purgé” n’a pas à réintégrer ensuite la société (au contraire de l’acteur du psychodrame moderne), mais il doit s’en extraire, s'en délivrer. Au contraire du spectateur brechtien, il ne va pas au théâtre
puiser les forces qui lui permettront de participer au monde et de le sauver, il abandonne le monde pour faire son salut au théâtre.
Comme Artaud, Grotowski cherche à entrer en contact, à travers et au-delà des textes, avec la force essentielle des
grands mythes de l'humanité. Cette force, l'acteur, parvenu à se dépouiller de ses résistances individuelles, saura la
capter et la renvoyer vers le spectateur qui ainsi sera sauvé
.
La catharsis notion toujours moderne
Aujourd'hui la notion de catharsis semble encore opératoire à condition de la maintenir dans la lignée d'Aristote,
c'est-à-dire de la considérer comme une métaphore médicale. La psychothérapie, la psychanalyse ont d'ailleurs repris
le terme même de catharsis.
Loin de s’opposer, le processus cathartique fondé sur “la transe affective”et attitude réflexive fondée sur la “distanciation”coexistent de fait dans la réalité de la représentation théâtrale.
Brecht lui-même, utilise aussi la “suggestion affective” tout en prônant la distanciation. Ce va-et-vient (ou cette
simultanéité) entre l'identification et la distance, la catharsis et la réflexion est facilement repérable et analysable, à
propos du personnage de Groucha dans Le Cercle de craie caucasien. Brecht veut que le spectateur critique les raisons qui poussent Groucha à se charger de l'enfant mais sait très bien qu'une certaine “sympathie” du public pour le
personnage est inévitable, et d’une certaine façon nécessaire à la critique : c’était déjà ce qui se faisait jour dans le
1er stasimon d’Electre de Sophocle par le discours du choeur à la foi “compatissant” et “critique”.
Mais Brecht intègre à la posture cathartique la totalité de la théâtralité grecque.
Depuis Aristote, la réflexion sur la catharsis s'est avant tout exercée sur son fonctionnement dans le spectacle tragique et son rapport avec la terreur et la pitié. Et l'on oublie que le cycle des trois tragédies était suivi d'un drame satirique qui avait aussi sa place dans la fonction cathartique. Brecht, lui n’oublie pas cette "leçon" (pas plus que Shakespeare d'ailleurs). Il sait, (ils savent) que le rire est lui aussi un processus cathartique. Il peut jouer pour l'individu
le même rôle “hygiénique” et “conservateur” du groupe social, (le rire suscité par la farce, le rire carnavalesque),
mais il peut aussi, par la désacralisation qu'il opère, introduire à la distance critique.
C'est ce que faisait très exactement le drame satirique de la tétralogie grecque : il évacuait définitivement le pathos tragique, pour laisser place à l'éthos civique, de l'ère "philosophique".
De même, Brecht se sert de tous ces rires, pour créer son théâtre de “l’ère scientifique”.
V/ Conséquences : le tragique revisité
De la tragédie à l’absurde.
En fait, la nostalgie du tragique s'est manifestée dès la fin du XIX ème siècle qui voit public et dramaturges
remonter aux origines grecques de la tragédie. Eschyle, Sophocle, Euripide sont joués, adaptés, imités, fantasmés
(Claudel, Hofmannsthal). En France, au XXème siècle, Giraudoux, Anouilh tentent de retrouver la dimension tragique
de leurs modèles, mais, comme le dit B. Dort, leurs héros "ne font que ressasser leur nostalgie d'une impossible tragédie ; celle aussi d'un monde où les dieux feraient encore la loi". C'est bien l'ambiguïté de cette nostalgie que dénonce Ionesco, pour qui le comique est "plus désespérant que le tragique" parce qu'il est "intuition de l'absurde",
alors que "le tragique peut paraître, en un sens, réconfortant, car, s'il veut exprimer l'impuissance de l'homme vaincu,
brisé par la fatalité par exemple, le tragique reconnaît, par là-même, la réalité... de lois régissant l'Univers, incompréhensibles parfois, mais objectives". Brecht aussi trouvait que la comédie est finalement plus sérieuse, et il accuse
la tragédie de traiter "plus souvent que la comédie les souffrances des hommes par-dessous la jambe". Mais sa philosophie comme sa conception de la finalité du théâtre sont à l'opposé de celles d'Ionesco.
Des pièces comme l'Antigone d'Anouilh, l'Électre de Giraudoux permettent de réfléchir à la fois sur le tragique et la tragédie par comparaison avec leurs modèles grecs. Les Mouches de Sartre, Caligula de Camus sont des
exemples de pièces qui ne sont pas des tragédies mais impliquent une nouvelle vision "tragique", fondée non sur une
fatalité mais sur la liberté existentielle et l'absurde. Le théâtre de Beckett et de Ionesco renvoie aussi à une vision
tragique qu'il faudra distinguer des précédentes. Mais dans ce tragique, le hasard de la condition humaine absurde a
remplacé la fatalité divine Le Roi se meurt "agitation bien inutile en somme" comme dit Marguerite à la fin, est intéressant à étudier du point de vue du genre dans la mesure où, à travers la dérision, il mime quelques-unes des conventions maîtresses de la tragédie classique : "l'histoire tragique" d'un personnage de rang royal, et surtout les fameuses unités, celle de l’espace (salle du trône), celle de l’action (unique, tournée vers le sujet lui-même, donc très
concentrée dans son activité et surtout porteuse de sa propre fin : se meurt !). Enfin, le temps représenté et le temps
de la représentation coïncident exactement !
Le Retour de la tragédie, aujourd’hui : écriture et représentation
Plus récemment, en France, des écrivains comme Michel Vinaver (Iphigénie-hôtel), Michel Azama (Iphigénie) ou Didier-Georges Gabily (Gibiers du temps) comme en Irlande Gregory Motton (Chutes) ou en Angleterre Sarah Kane (l’Amour de Phèdre) ont réintroduit le mythe tragique dans leurs oeuvres. Il les ont souvent mêlés au quotidien (Vinaver, Motton, Gabilly) de sorte que le mythe dénaturé (chez Gabily les dieux sont mortels, et Thésée mort
revient prendre la place d’Hippolyte pour l’inceste) dénonce l’inhumanité de notre monde. Chez Motton (comparé
parfois à Shakespeare car il mélange comique et tragique) on ne sait plus si on est dans la zone où vivent les laissés
pour compte de l’Angleterre tachérienne, ou si on est confronté à des dieux déchus. Mais ces auteurs mêlent surtout
les différents types d’écriture tragique : Gabilly, ou Azama reprennent une écriture "grecque" avec choeur et acteurs,
voire transposent sur des faits divers actuels (Violence de Gabilly), une forme "tragique" ancienne. Sarah Kane retrouvait (elle s’est suicidée à 28 ans) dans Manque quelque chose des procédés de Beckett.
Sur scène, Vitez a monté trois fois l’Electre de Sophocle dans trois mises en scènes différentes qui s’inspirent
et s’écartent à la fois de la théâtralité originelle : les trois fois en "écho" aux horreurs de l’époque (guerre d’Algérie,
dictature des colonels en Grèce et celle de 86, en hommage à Brecht, pour continuer à "crier" "d’une voix rauque"
"contre l’Injustice" (Vitez, La Scène, 4, p.180-181). De même Mathias Langöff a monté Richard III en écho à Brecht
et à la fin de la guerre de Bosnie pour dénoncer ces temps où la paix commençante est plus horrible que la guerre !
Récemment Daniel Jeanneteau a monté une Iphigénie de Racine, dans une scénographie qui donnait
l’impression de voir surgir des fantômes d’une sorte de bouche noire (matrice, tombeau ouvert) où on les devinait
apparaître avant qu’il n’entrent, le plus souvent appelés par l’actrice qui jouait tous les figurants et suivants, face au
plateau, comme la coryphée. Pour sortir ils retournaient se fondre dans le noir tombeau du fond. Cette impression
hypnotique était renforcée par une diction très blanche, qui déplaçait l’émotion à la manière brechtienne de la frustration.
François Tanguy et son théâtre du Radeau ont travaillé aussi dans ce sens : Le chant du bouc au titre directement traducteur de l’étymologie du mot "tragédie" était un spectacle visuel hypnotique et oppressant où dans un décor de récupération hermétiquement clos au début et se dégageant progressivement, émergeaient des acteurs balbutiant des textes en allemand, en grec, que l’on entendait vaguement. Choral plus "aérien" mais tout aussi hypnotique
était en rapport avec la guerre de Bosnie.
En fait la grande "tragédie" historique du XXème siècle, celle des "camps" et de la bombe est centrale dans
l’oeuvre d’Edward Bond, notamment Pièces de guerre, dans une écriture et un dispositif scénique qui tiennent à la
fois du théâtre épique Brechtien et du théâtre tragique grec.
La confrontation des genres rejoint celle du texte et de la scène
Si notre point de vue est de définir, à un moment donné de l’Histoire les frontières entre les genres, il est instructif de travailler à partir des pièces qui posent un problème de classement. Le Dom Juan de Molière, qui utilise et
subvertit les principaux genres de son époque est-il une "pièce mal faite, disparate, incohérente" ? Pourquoi La Tragédie du Roi Richard III de Shakespeare, est-elle classée dans les drames historiques ? Il est évident que cette pièce,
par son écriture, peut être "lue" et montée du double "point de vue" du drame historique ou de la tragédie, suivant
qu'on insistera sur le processus historique (un épisode de la guerre des deux Roses) ou sur la destinée du héros (prise
de pouvoir et chute d'un roi), soit encore, (comme l’a fait Langöff, en 1992),selon un point de vue que l’Histoire a
"inventé" depuis : en "drame épique" brechtien, métaphore de la situation en Bosnie.
On voit bien alors que le genre ne relève plus du texte mais dépend du jeu dramatique.
Et la question du genre conduit à se demander en quoi un texte est compatible avec divers types de jeu, problème qui ne se pose que pour le metteur en scène (et le lecteur attentif et critique) de textes "de répertoire", traditionnellement classés en "genre de textes". Il apparaît certain que n'importe quel texte ne peut être joué dans le cadre
de n'importe quel genre. On imagine difficilement Phèdre en comédie ! Encore qu’Antoine Vitez discute ce point de
vue, quand il se pose la question de jouer Feu la mère de Madame comédie de Feydeau comme si c’était La Danse
de mort drame psychologique de Strinberg et l’inverse. Il suffit de jouer Feydeau "lentement avec de longues
pauses", et Strinberg, "très vite à l’enlevage, à l’abattage", dans la mesure où "le style n’est jamais que le cliché du
style". Il ajoute :
"Si on ne savait pas ! Que ne pourrait-on faire alors ! Tout travail doit donc être de critiquer ce que l’on croit savoir."
(La Scène, 4, p. 50 "journal de la Comédie française, N° 139-140, mai-juin 1985)
On sait toutefois qu'Arnolphe ou Harpagon peuvent être joués "tragiquement", même si L’École des Femmes
et L'Avare demeurent des comédies. Si l'on joue Alceste tragiquement (le texte, celui du personnage en tout cas, est
"compatible" avec ce jeu), Le Misanthrope devient-il pour autant une tragédie ou un drame ? Molière le jouait comique. Mais de quel "genre" ce comique ? Léger (un Alceste inadapté, ridicule mais touchant) ? Grinçant (un Alceste tyran domestique, parent d'Arnolphe, d'Orgon, d'Harpagon, de Chrysale, d'Argan, tous personnages qui étaient
d'ailleurs joués par Molière lui-même) ? Là encore, il est intéressant de voir dans quelle mesure le texte permet ces
"lectures" différentes. Et Dom Juan ? Le personnage Dom Juan, en tout cas, depuis Jouvet, a été joué absolument
dans tous les registres, du tragique métaphysique à la farce à l'italienne. Et même si le jeu est "comique", Boujenah
a-t-il le même registre d’acteur comique que Francis Huster pour jouer Sganarelle ?
VI/ LE “LANGAGE” THÉÂTRAL AUJOURD’HUI
Spécificité de ce langage : un système signifiant
Le théâtre dans le théâtre et le théâtre épique attirent l'attention sur deux points :
Il faut se méfier de l'effet de réel de l'univers théâtral, et réfléchir à son aptitude à signifier autre chose que la
seule image qu'il offre, même si elle semble tout à fait “figurative”, “naturaliste”. D’une part les signes théâtraux signifient bien au-delà de leur matérialité d’imitation du réel. D’autre part tout fait signe sur un plateau de théâtre. Ce
qui fait la cohérence d'un système de signes théâtraux (le texte dit par les acteurs n’en est qu’un élément), ce n'est
pas son caractère de conformité au réel (pour le texte, sa mimesis du langage parlé), c'est sa nature de système signifiant, de code.
En France, à l'époque même du théâtre naturaliste, le théâtre symboliste était parti en guerre contre la recherche
de l'illusion. Pour Lugné-Poe ou Maeterlinck, l'effet de réel privilégie l’anecdote immédiate, mais détourne de la signification profonde du système. En utilisant les signes théâtraux comme “langage”, en les détournant de leur effet
d’imitation brute, (par un ralentissement de la diction, une absence de décor, une architecture stylisée du plateau), ce
théâtre retrouve certains fonctionnements symboliques du théâtre médiéval.
Mais c’est avec Copeau surtout et sa notion de “l’acteur nu” (c’est à dire au centre d’un théâtre nu) que s'affirme
la spécificité irréductible du “langage” théâtral, résumée dans la notion de “théâtralité”: union consubstantielle de
toute une série de systèmes de signes qui met en jeu non seulement la parole humaine, mais la gestuelle, la structuration de l'espace, l'éclairage, la musique...
Le jeu sur l'illusion, dans cette optique, n'est plus pertinent. Le choix d’une chaise Louis XIII ou d’un cube en
plastique ne relève plus de la nécessité de figurer un siège de l'époque représentée, mais de la construction d’un ensemble de signes théâtraux qui produi-ront une “lecture” cohérente de la pièce. Sur scène une chaise n'est plus, fonctionnellement, le même objet que dans le réel, elle devient signe.
De même le texte théâtral ne peut épuiser à lui seul la signification de la pièce et les autres systèmes de signes
sont nécessaires pour la construire. Sans mise en scène précise pouvons-nous, dire si Le Cid est la tragédie de Rodrigue ou celle de Chimène comme la faisait jouer Gérard Desarthe dans une scénographie convaincante ?
Le refus de la mimesis
Comme on l’a dit plus haut, malgré leurs divergences, les dramaturgies “illusionnistes” et “distanciées” se situent
dans la lignée de la mimesis aristotélicienne. Le refus du “réalisme” de l'illusion n’avait amené Brecht qu’à donner
une nouvelle définition, marxiste, du réalisme. Mais si Artaud refuse aussi l'illusion, il refuse également la théâtralisation brechtienne. Il rejette la notion même de mimesis.
La représentation théâtrale ne doit être ni une représentation (au sens discursif du terme) ni une imitation (au sens
“illusionniste” du terme) du réel : “Le théâtre... doit être considéré comme le Double non pas de cette réalité quotidienne et directe dont il s'est peu à peu réduit à n'être que l'inerte copie, aussi vaine qu'édulcorée, mais d'une autre
réalité dangereuse et typique”.
Son Théâtre de la Cruauté veut renouer avec les origines cérémonielles, non théâtrales, du Théâtre. Pour ceux qui
participent à son rituel, il n’est pas représentation du réel ou discours sur le réel. Il est événement unique, expérience
vitale non reproductible où se vit l'irreprésentable de la vie.
Cette conception relève aussi de la catharsis pure.
Le théâtre est comparé à l'Alchimie et à la Peste, il est “action”, “révélation”, il “fait tomber les masques”. Il n'est
pas mimesis d'un événement, mais événement lui-même, il n'est pas représentation de la vie mais manière de vivre,
“vraie” vie au-delà de ce que le langage peut concevoir et exprimer. Artaud avait vu dans le langage scénique du
théâtre balinais, physique et spatial, non un langage de représentation mais un rituel d'évocation, de provocation des
forces magiques qui mènent le monde. Le théâtre qu'il rêve veut être le double provocateur de cette réalité fondamentale, “l'équivalent naturel et magique des dogmes auxquels nous ne croyons plus”.
Artaud a ouvert la voie à de nombreuses recherches contemporaines : le happening (qui se veut “événement” et
non “représentation” - en anglais, to happen - arriver, se produire), le Théâtre -Laboratoire de Grotowski à Wroclaw
(qui a poussé très loin la recherche d'Artaud sur le jeu de l'acteur, du côté d'une ascèse, intermédiaire entre la mystique et la psychothérapie, qui implique le spectateur), le Théâtre Cricot 2 de Tadeusz Kantor.
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