L`histoire de l`ESS à travers le prisme de la théorie de la régulation

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L'histoire de l'ESS à travers le prisme de la théorie de la régulation
ou : comment l'approche historique de l'ESS permet de rendre compte de sa transformation
dans les crises
Danièle DEMOUSTIER
SciencesPo Grenoble
RESUME.
Pour mettre en évidence que le capitalisme a pris plusieurs formes au cours de son histoire
passée, la théorie de la régulation a périodisé celle-ci à travers les grandes crises structurelles
traversées. Il semble tout à fait possible et pertinent d'y intégrer l'économie sociale (et solidaire)
qui, sous ses formes "modernes", a émergé avec la naissance du capitalisme et s'est transformée
avec lui tant dans sa nature (formes d'organisations), sa place (importance, secteurs d'activité) et
son rôle (correctif/gestionnaire/régulateur/innovateur/transformateur).
La période de crise structurelle profonde et longue qui questionne notre modèle socio-
économique interroge l'ESS dans toutes ses dimensions et plus précisément son rôle : simple
amortisseur de crise ? laboratoire de nouveaux marchés ? ou prisme et levier dans une perspective
de "sortie de crise" c'est à dire d'installation d'un nouveau mode de régulation ?
Une approche institutionnaliste permet de revisiter les grilles d'analyse généralement
appliquées à l'ESS, pour ouvrir sur une lecture plus fine et pertinente de ses transformations
actuelles, dans ses modes d'organisation, dans ses modèles économiques, dans ses formes
d'implication sectorielle et territoriale, dans sa capacité à agir comme "acteur collectif" sur les
déterminants du mode de développement.
Cette communication se propose donc
- de tirer les enseignements théoriques d'une approche historique de l' ESS française,
périodisée autour des grandes crises structurelles ;
- d'ouvrir le débat sur la manière de la définir en ce début de XXIème siècle, par rapport aux
définitions qui datent des années 1930, afin d'en analyser le rôle aux niveaux méso et macro
économiques.
Mots-clé: Economie sociale et solidaire, crise, cohésion, innovation, régulation
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INTRODUCTION
Depuis les années 80's, l'économie sociale (puis économie sociale et solidaire ESS) connait
un fort renouveau qui engendre des analyses contradictoires : pour certains, c'est une forme de
résistance de structures anciennes, parfois jugées "archaïques", dans une période troublée les
repères sont brouillés; pour d'autres ce serait une simple réaction d'amortisseur de crises par la
prise en charge de groupes sociaux ou d'activités marginalisés par les mutations en cours, donc
transitoire; pour d'autres enfin, ce serait un levier de transformation sociale ou plus largement une
perspective alternative à un capitalisme devenu "moribond". Cette diversité d'appréciations
rejoint la variété des définitions de l'ESS : assimilée à l'économie domestique ou artisanale, aux
politiques sociales ou aux formes les plus récentes d'entrepreneuriat social.
Confronté à une réalité qui semble contradictoire, il est difficile de trancher. Le recours à
l'épaisseur historique peut permettre une analyse plus fine et distanciée car , si les formes
"modernes" de l'ESS sont bien nées au XIXème siècle, elles se sont fortement transformées au
cours du temps; leur place et leur rôle ont considérablement changé.
La périodisation du capitalisme proposée par la théorie de la régulation (Boyer, 1990) nous a
semblé un cadre pertinent pour lire ces transformations et interroger la nature, la place et le rôle
de l'ESS actuelle dans les mutations du capitalisme en cours.
La référence aux "cycles longs" qui structurent les évolutions technologiques, économiques
et sociales, ainsi qu'aux formes institutionnelles qui définissent le "régime d'accumulation" et le
"mode de régulation", permet de resituer l'ESS dans ce cadre, notamment dans ses rapports au
salariat, à la concurrence, à l'Etat et à la monnaie, le rapport aux relations internationales n'étant
qu'indirect, notamment via l'exposition à la concurrence internationale et au régime monétaire
La première partie permettra ainsi de repérer les principales transformations de l'ESS dans
les grandes phases de transformation du capitalisme (1800-1848; 1850-1892; 1892-1940; 1945-
1975, en mettant l'accent en conclusion sur la période de "crise larvée" qui dure depuis les années
1970's.
La seconde partie examinera les germes de transformation qui apparaissent depuis ces
dernières années et questionnera le fait que cette transformation reste inachevée.
A. UNE HISTOIRE INTEGREE A CELLE DU CAPITALISME
En effet, l'histoire nous montre qu'à chaque période de forte transformation du capitalisme,
l'ESS, née avec lui sous ses formes modernes, voit sa nature, sa place et son rôle réintérrogés.
Ainsi nous pouvons distinguer quatre périodes de redéfinition de l'ESS antérieurement à la "crise
des années 1970" : de la Révolution française à 1848 (l'émergence); de 1860 à 1900 (la
reconnaissance); de 1900 à 1940 (la structuration); de 1945 à 1975 (la croissance dans l'ombre des
politiques publiques).
A.1. La Révolution française qui a libéré l'initiative individuelle, en affirmant la liberté du
travail, de l'industrie et du commerce - et donc la mise en concurrence "sauvage"- , a détruit les
solidarités professionnelles antérieures (interdiction des corporations) mais aussi les solidarités
villageoises et familiales (notamment par l'exode rural), sans parvenir à mettre en place le système
de protection sociale qui devait accompagner l'individu "du berceau jusqu'à la tombe". De ce fait,
l'individu s'est retrouvé seul face au marchand dans un contexte de précarité (travail journalier)
alimentant le "paupérisme". En réaction, de nouvelles formes de solidarité sont apparues, portées
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par des ouvriers qualifiés dont le métier était menacé par l'essor des manufactures : sociétés de
secours mutuel, associations ouvrières de production et de consommation, bibliothèques et
journaux ouvriers
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, bazars d'échange....
Cet associationnisme ouvrier multifonctionnel et territorialisé (dans les faubourgs des
grandes villes) s'est manifesté politiquement lors de la Révolution de 1848 par la revendication
"du droit au travail par le droit à l'association", qui apparaissait comme une alternative global à
l'émergence du capitalisme. Les ouvriers associationnistes ont fait alliance avec les Républicains
qui réclamaient le suffrage universel. Mais l'écrasement par la force de ces initiatives (interdiction
et répression) a montré que la concurrence économique des manufactures n'était pas alors un
moyen suffisant pour arrêter la croissance de ces associations dont certains auteurs comme Louis
Blanc avait théorisé l'organisation générale (L'organisation du travail, 1839).
De cette période, l'ESS a hérité à la fois le principe de la démocratie économique
représentative (calquée sur la démocratie politique) et le souci d'intégration au travail (avec une
relation ambigue au salariat).
A.2. Après la période de répression et d'autoritarisme qui revient à l'interdiction des
associations ouvrières, (seule la mutualité est tolérée mais surveillée et détachée du volet de
résistance), l'ESS renait dans les années 1860 sous des formes plus réformistes : le terme
"association" est abandonné car il renvoie à l'action syndicale et politique (de l'Association
Internationale du Travail créée en 1864); c'est l'essor des coopératives de production et de
consommation qui se réorganisent mais aussi se confrontent entre courant socialiste (la Bourse
des coopératives) et neutre (l'Ecole de Nimes). La IIIème République, interventionniste mais non
étatiste, les reconnait (sur la base de la division du travail, de la scission entre revendication et
gestion, et au contraire de l'assimilation des coopératives aux sociétés de capitaux loi 1867) et les
soutient dans leurs secteurs d'activité respectifs (ex les SCOP du BTP dans les marchés publics
par le "quart coopératif"; les coopératives de consommation dans leur lutte contre la vie chère;
puis les coopératives agricoles et de crédit dans l'essor de la production....). De même, la
mutualité totalement reconnue par la Charte de la Mutualité est encouragée à élargir la couverture
sociale de ses membres.
Le projet de "République coopérative" qui devait couvrir toutes les activités économiques
(de la consommation à la production, puis à l'agriculture et au logement) est progressivement
abandonné par Charles Gide, au profit d'une approche plus réaliste des "institutions du progrès
social" concernant le travail, le confort, la prévoyance et l'indépendance (définition de l'économie
sociale, lors de la grande exposition universelle de Paris en 1900).
L'économie sociale est alors analysée par les économistes (dont Léon Walras) comme "un
complément redistributif" à l'économie pure, marchande (auquel on pourrait ajouter son rôle de
structuration de certaines activités individuelles, artisanales ou familiales : SCOP BTP, coop agri
en lien avec les politiques publiques et l'émergence d'outils de financement).
A.3. C'est pourquoi le concept d'économie sociale disparait au début du XXème siècle au
profit de l'intervention sociale croissante de l'Etat (droit du travail, protection sociale).
Néanmoins ces organisations privées mais collectives ne disparaissent pas : elles sont renforcées
par la reconnaissance de l'association non professionnelle en 1901, et se structurent en
fédérations statutaires et sectorielles (la mutualité dans la FNMF en 1902; les coopératives de
consommation dans la FNCC en 1912...). Avec l'amélioration de la condition salariale, les
coopératives de production ne se multiplient plus guère (hormis pendant la crise des années 30
du fait de leur accès privilégié aux marchés publics). Par contre, la coopération agricole et de
crédit se renforce : les caisses locales et régionales de Crédit Agricole sont chapeautées par un
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dont le plus célèbre, L'Atelier, d'inspiration saint simonienne et buchézienne parut de 1840 à 1850.
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établissement public national pour transférer les aides de l'Etat; les banques des coopératives sont
regroupées dans la Caisse Centrale de Crédit Coopératif.
Le Front Populaire n'est pas particulièrement favorable à cette forme d'organisation
collective, hormis pour accompagner la loi des 40 heures de travail (grâce au rôle du ministère de
Léo Lagrange) en encourageant les associations de tourisme social et d'éducation populaire.
A.4. A la Libération, après des relations contradictoires avec le régime de Vichy (entre
adhésion à la Charte du travail et Résistance), les coopératives, mutuelles et associations se
développent et se concentrent, comme auxiliaires des politiques publiques dans une dynamique
de croissance : pour favoriser l'accès des ménages ouvriers à la consommation de masse et au
crédit (coopératives de consommation, coopératives et mutuelles bancaires) ; pour accompagner
la croissance de la productivité agricole (commercialisation, achat de matériel, crédit); pour
accompagner l'immigration, la mise au travail des femmes et l'urbanisation... (elles servent
d'aiguillon aux politiques sociales, culturelles et sportives). De fait, elles accompagnent la
dynamique de croissance par l'intégration aux marchés, tout en prenant en charge un certain
nombre de ses "coûts sociaux".
Les composantes de l'Economie sociale - non identifiée comme telle, c'est à dire comme un
ensemble revendiqué - sont intégrées dans la logique d'économie mixte (Etat - marché) qui
domine cette période dite "fordiste". Elles suivent le mode de croissance dominant basé sur la
concentration économique verticale, et la structuration fédérative ascendante pour négocier
directement avec les Pouvoirs Publics centraux.
A.5. Ce n'est que dans les années 1970 - 80, avec la crise de ce modèle fordiste et
l'impuissance des politiques keynésiennes à relancer la croissance et l'emploi, que l'on assiste
d'une part à la réaffirmation, d'autre part à l'autonomisation de cette Economie sociale envers
l'économie publique. En 1970, quelques responsables fédératifs nationaux, coopératifs,
mutualistes puis associatifs (GNC, FNMF, CCOMCEN puis UNIOPSS), en grande partie issus
de la grande fonction publique d'Etat, se rencontrent pour mettre en commun leurs perspectives
et leurs convergences . Ainsi se crée le Comité National de Liaison des Activités mutualistes,
coopératives et associatives (CNLAMCA) qui rédige une première Charte de l'Economie sociale
en 1980
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. Sa reconnaissance par la nouvelle Délégation Interministérielle à l'ES en 1981 ne suffit
pas à enrayer les faillites des plus grosses structures (notamment des coopératives de
consommation et de grandes SCOP du BTP). La politique de rigueur conduit à la mise en
concurrence des banques coopératives (loi bancaire 1983), des mutuelles (réforme de 1985) puis
des associations (lois Sapin notamment). Mais dans le même temps, la dynamique associative
locale connait un essor considérable; de nouvelles structures émergent mais elles sont de moins
en moins fédérées au niveau national; la gestion d'établissements est remplacée par la gestion de
services à la population. A coté de leur capacité à accompagner les publics en difficulté, ces
nouvelles structures sont valorisées pour leur capacité d'innovation en terme de service, de
processus et de forme d'organisation. Elles alimentent ce qui est alors appelée l'Economie
solidaire. Après quelques débats houleux entre les deux approches de l'Economie sociale et de
l'Economie solidaire, leur rencontre est institutionnalisée sous l'égide de la DIES en 1999,
conduisant à l'utilisation croissante du terme commun d'Economie sociale et solidaire.
La (re) territorialisation de l'ESS valorise les instances de représentation régionales : les
GRCMA se transforment alors en CRES(S); des comités territoriaux se créent; des politiques
publiques territoriales émergent.
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Il se transformera en CEGES en 2000, lui-même devenu la Chambre Française de l'Economie Sociale en 2014
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D'abord définie par ses activités (ni marchandes, ni publiques) puis comme ensemble
d'entreprises régies par des règles communes (reconnues par une nouvelle loi en 2014), l'ESS
cherche encore son positionnement sociétal. L'histoire nous a effectivement montré que l'ESS
oscille, selon les périodes, entre contestation-alternative et intégration au capitalisme; et dans ce
deuxième cas, entre intégration dans l'économie publique ou dans l'économie marchande.
On peut se demander si cette période (1970 - 2010) n'est pas une période indécise de "crise
larvée" car sans cesse atténuée par des "amortisseurs" (publics et privés collectifs), chaque
solution ouvrant de nouvelles conditions d'instabilité. S'il s'agit au contraire du nouveau régime
d'accumulation qui serait en lui-même instable donc cyclique, l'ESS resterait dans ce rôle
marginal, dépendant et sous tensions : entre amortisseur de "coûts sociaux" et innovateur de
nouveaux marchés; ce qui empêcherait son affirmation unitaire.
Si l'on retient au contraire l'hypothèse de crise "larvée", l'avenir de l'ESS reste en suspend :
ou bien simple transition nécessaire pour maintenir une certaine cohésion sociale et certaines
activités économiques en ces années de turbulence, ou bien période de mutation nécessaire de
cette même ESS qui ouvrirait sur une nouvelle capacité à s'intégrer dans, voire à influencer le
nouveau modèle de développement.
Plusieurs éléments nous poussent à choisir la seconde option : débats sur le salariat et la
monnaie, redéfinition de l'entreprise, enjeux territoriaux et économie de la proximité, maîtrise
d'usage et économie relationnelle, destruction par la concurrence et régulation coopérative; ce qui
impose une redéfinition des modes d'action et d'organisation de l'ESS, aujourd'hui traversée par
des forces très contradictoires.
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