1
Magalie WAGNER
Les traductions du Roman de Mélusine de Coudrette
et la fictionnalité de Mélusine :
la Melusine de Thüring von Ringoltingen, The Tale of
Melusine, et les traductions en français moderne
de Coudrette et Thüring von Ringoltingen
2
A en croire le nombre de manuscrits du texte de Coudrette qui virent le jour
au XVe siècle, son œuvre fut très appréciée de son temps : vingt ont survécu jusqu’à
nous et ont probablement été entre les mains de familles nobles. Cependant, elle
prendra, au fil du temps, ombrage du succès du roman en prose de Jean d’Arras, de
dix ans son aîné, qui sera d’ailleurs le premier livre illustré imprimé en français
1
, à
Lyon, en 1478, et dont on dénombre vingt-deux éditions au XVIe siècle, avant qu’il
ne fasse son entrée dans la Bibliothèque Bleue de Troyes au XVIIe siècle, puis dans
la Nouvelle Bibliothèque Bleue, en 1869.
Coudrette eut apparemment plus de chance en dehors de nos frontières :
parallèlement à la Mélusine de la légende, dont les
descendants vivent encore à l’heure actuelle, que ce soit en France, à Chypre, en Arménie, en
Bohême, en Angleterre, en Norvège, en Hollande, dans les pays de langue allemande ou
ailleurs
2
,
la Mélusine de papier voit « ses enfants » faire fortune en Europe. En effet, le
roman de Coudrette fut traduit en vers anglais au XVe siècle et en prose allemande
dès 1456 par le Suisse Thüring von Ringoltingen, dont le texte sera abrégé dans un
livre de colportage allemand peu avant 1484. Ce dernier sera la source d’une
traduction néerlandaise, Een schoen Historie sprekende van eenre vrouwen gheheete Meluzine,
van haren kinbderen eñ haren geslachte, eñ van haren wonderliken wercken (Une belle histoire
d’une dame nommée Mélusine, de ses enfants et de sa lignée et de ses œuvres merveilleuses), parue
à Anvers en 1500. En 1613, à Copenhague, Claude Pors livre la première traduction
danoise de la Melusine de Thüring von Ringoltingen, laquelle connut le succès au
moins jusqu’au XIXe siècle. Le livre danois sera ensuite traduit en suédois avant
1736, et servira de source aux traductions islandaises (Rémundar saga og Melussinù ;
Rémundar saga og Mélusine) qui datent du XVIIIe siècle également. Thüring von
Ringoltingen est aussi traduit en tchèque dès 1595, sous le titre Kronika kratochvilná
slechetné panne Meluzine, et en polonais, toujours au XVIe siècle, par Martin Siennik,
dont l’œuvre inspirera à son tour deux textes russes.
1
Le premier avec Le Miroir de la rédemption, précise Laurence Harf-Lancner dans son introduction à COUDRETTE,
Le Roman de Mélusine, texte présenté, traduit et commenté par Laurence HARF-LANCNER, Paris, éd. Flammarion,
coll. GF, 1993, p.35.
2
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, présentés, traduits et annotés par Claude LECOUTEUX,
Paris, éd. Honoré Champion, coll. Traduction des Classiques Français du Moyen Age, 1999, p.34.
3
Les traductions du Roman de Mélusine
de Coudrette
Coudrette
En anglais :
The Romans of Partenay, or of
Lusignen : otherwise known as
The Tale of Melusine,
traducteur anonyme, XVe s.
En allemand :
Melusine, Thüring von
Ringoltingen, vers 1456
En français moderne :
Le Roman de Mélusine,
Laurence Harf-Lancner,
1993.
Melusine, Thüring von
Ringoltingen, vers 1456
Livre de
colportage
allemand,
avant 1484
En danois,
par Claude
Pors, en
1613
En
tchèque,
dès 1595
En polonais,
par Martin
Siennik,
XVIe s.
En néerlandais,
en 1500 En suédois,
avant 1736
Deux
traductions
islandaises,
XVIIIe s.
Deux
traductions
russes
En français, par
Claude Lecouteux et
Jean-Marc Pastré
4
1. Présentation des textes :
Ce sont les traductions anglaises et allemandes, ainsi que deux traductions
françaises du texte allemand de Thüring von Ringoltingen (par Jean-Marc Pastré
3
et
Claude Lecouteux
4
) et une mise en français moderne du texte de Coudrette (par
Laurence Harf-Lancner
5
) qui nous intéresserons dans cette étude.
La spécificité de Coudrette par rapport à Jean d’Arras est qu’il rédige son
roman en vers, en octosyllabes. Nous ne savons pas grand-chose de l’auteur,
hormis ce qu’il veut bien nous dire à de rares endroits du texte. Ainsi apprenons-
nous qu’il compose son récit sur commande de son seigneur, Guillaume
Larchevêque, sire de Parthenay, et pouvons-nous supposer qu’il était clerc,
probablement même prêtre, à en croire certains passages, comme ses réflexions sur
le repentir et le péché (v. 3844-66).
De Thüring von Ringoltingen, nous en savons un peu plus, car il occupa
d’importantes charges municipales et juridiques à Berne. Il représenta notamment
la ville aux cours de missions diplomatiques, et nous le verrons, dans son texte,
particulièrement attaché à une forme de civilité, d’ « urbanité ». Ses ancêtres firent
fortune, après leur arrivée à Berne, grâce au commerce, et des mariages avec la
noblesse terrienne assoient leur position sociale. Thüring est un grand propriétaire
terrien, mais son frère aîné, Heinrich, est chevalier, et l’on perçoit, dans l’œuvre de
Thüring, son attachement aux valeurs chevaleresques.
Ces quelques remarques attirent l’attention sur le fait que la traduction de
Thüring von Ringoltingen ne se contente pas d’être un calque du texte français. En
effet, l’érudit bernois (il maîtrise très bien le latin et le français) se permet des
digressions, faisant part de ses réflexions, la plupart du temps moralisantes. Mais le
premier écart entre loriginal français et sa translation allemande réside dans la
forme : Thüring ne s’essaie pas à faire une traduction en vers du texte rimé de
Coudrette. Comme le fait remarquer Elisabeth Pinto-Mathieu dans son analyse
comparée des deux œuvres
6
, la forme versifiée a été plus ou moins imposée à
Coudrette par son commanditaire, choix qui probablement « trahit la nostalgie de la
grande littérature épique, du féodalisme glorieux »
7
et qui traduit « une des finalités
majeures de l’œuvre de Coudrette : être lue à haute voix »
8
, tandis que le livre de
Thüring, qui s’intègre dans le grand courant des Prosaromane a, semble-t-il, été
composé pour être lu ou écouté, car, selon lui, « de telles histoires, belles et étranges,
sont encore agréables et plaisantes à lire et à entendre »
9
.
3
Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, traduction française par Jean-Marc PASTRE, Greifswald, éd. Reineke,
coll. Reinekes Taschenbuch, 1996.
4
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, présentés, traduits et annotés par Claude LECOUTEUX, op.
cit.
5
COUDRETTE, Le Roman de Mélusine, texte présenté, traduit et commenté par Laurence HARF-LANCNER, op. cit.
6
Elisabeth PINTO-MATHIEU, Le Roman de Mélusine de Coudrette et son adaptation allemande dans le roman en prose de
Thüring von Ringoltingen, Göppinger, éd. Kummerle, coll. Göppinger Arbeiten zur Germanistik, n°524, 1990.
7
Elisabeth PINTO-MATHIEU, op. cit., p. 8.
8
Ibid.
9
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 35.
5
Autre différence entre les deux romans : celui de Coudrette est une œuvre de
commande, tandis que celui de Thüring est né d’une initiative personnelle,
revendiquée dans le prologue : « moi, Thüring de Ringoltingen, de Berne en
Üchtland, j’ai trouvé une histoire à la fois étrange et très étonnante écrite en langue
française et romane, que j’ai, de mon mieux, traduite en langue allemande et
transposée »
10
.
Quand il présente son travail, Thüring se veut avant tout traducteur et ne se
reconnaît aucune prétention littéraire : il livre un produit « brut », en prose, désirant
avant tout conserver l’ « essence » de l’œuvre française, « die substanz der materyen »
11
:
Et si je n’ai pas tout à fait traduit le sens du récit selon le livre français, j’ai cependant rendu du
mieux que je pouvais l’essence de la matière.
12
Donc, à l’inverse du style de Coudrette, qui se veut sophistiqué, en jouant
avec les rimes, les mots, les sons, celui de Thüring se veut épuré de toute préciosité
littéraire. Son seul souci est de donner à lire une histoire, en un style simple, clair et
concis. On peut lui reprocher sa lourdeur, sa langue étant « proche de celle des
archives, de la chronique et du récit de voyages » : c’est « celle d’un patriciat urbain
rompu dans la rédaction d’actes officiels »
13
. Il a une forte propension à la
coordination et la pléthore de « und » étouffe le texte. Par ailleurs, son lexique est
assez pauvre et il montre un goût prononcé pour les doublets de synonymes. En
revanche, « réduite au factuel, à l’événementiel, la narration (…) gagne en
vigueur »
14
, et surtout, Thüring s’illustre par une remarquable compréhension de la
langue française.
En effet, les erreurs sont rares dans sa traduction. Tout au plus pouvons-
nous relever des méprises sur des noms propres traduits comme des noms
communs ou inversement. Par exemple, quand Coudrette écrit « En la tour entre
de randon »
15
, Thüring, qui apparemment ne connaît pas l’expression « de randon »
(qui signifie « promptement »), traduit comme s’il s’agissait d’un nom propre : « in
den turn zů Randen »
16
. Il lui arrive aussi de confondre les personnages, notamment
Raymondin, le père, et Raymonnet, le fils.
Par ailleurs, l’œuvre allemande porte l’empreinte de la subjectivité de son
auteur. Il ne retranche que très peu de choses au texte de Coudrette, mais ces
coupes sont révélatrices d’un parti-pris de Thüring. En effet, ce que le traducteur
suisse élimine, d’une manière générale, ce sont les « effets d’annonce ». Le poème
de Coudrette se répète souvent ; des épisodes peuvent être racontés plusieurs fois, à
divers endroits du récit. Coudrette évoque les faits avant qu’ils n’aient lieu, « le
10
Thüring von RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 33-34.
11
Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, nach den Handschriften, kritisch herausgegeben von Karin
SCHNEIDER, Berlin, éd. Erich Schmidt, coll. Texte des späten Mittelalters, 1958, p. 36, ligne 21.
12
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 34.
13
Jean-Marc PASTRE, dans sa traduction : Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, op. cit., p. VIII.
14
Ibid., p. IX.
15
COUDRETTE, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, édition avec introduction, notes et glossaire établie par
Eleanor ROACH, Paris, éd. Klincksieck, p.1982, p.284, v.5329.
16
Thüring von RINGOLTINGEN, édition de Karin SCHNEIDER, p. 111, l. 28.
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