Les traductions du Roman de Mélusine de Coudrette :

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Magalie WAGNER
Les traductions du Roman de Mélusine de Coudrette
et la fictionnalité de Mélusine :
la Melusine de Thüring von Ringoltingen, The Tale of
Melusine, et les traductions en français moderne
de Coudrette et Thüring von Ringoltingen
1
A en croire le nombre de manuscrits du texte de Coudrette qui virent le jour
au XVe siècle, son œuvre fut très appréciée de son temps : vingt ont survécu jusqu’à
nous et ont probablement été entre les mains de familles nobles. Cependant, elle
prendra, au fil du temps, ombrage du succès du roman en prose de Jean d’Arras, de
dix ans son aîné, qui sera d’ailleurs le premier livre illustré imprimé en français1, à
Lyon, en 1478, et dont on dénombre vingt-deux éditions au XVIe siècle, avant qu’il
ne fasse son entrée dans la Bibliothèque Bleue de Troyes au XVIIe siècle, puis dans
la Nouvelle Bibliothèque Bleue, en 1869.
Coudrette eut apparemment plus de chance en dehors de nos frontières :
parallèlement à la Mélusine de la légende, dont les
descendants vivent encore à l’heure actuelle, que ce soit en France, à Chypre, en Arménie, en
Bohême, en Angleterre, en Norvège, en Hollande, dans les pays de langue allemande ou
ailleurs2,
la Mélusine de papier voit « ses enfants » faire fortune en Europe. En effet, le
roman de Coudrette fut traduit en vers anglais au XVe siècle et en prose allemande
dès 1456 par le Suisse Thüring von Ringoltingen, dont le texte sera abrégé dans un
livre de colportage allemand peu avant 1484. Ce dernier sera la source d’une
traduction néerlandaise, Een schoen Historie sprekende van eenre vrouwen gheheete Meluzine,
van haren kinbderen eñ haren geslachte, eñ van haren wonderliken wercken (Une belle histoire
d’une dame nommée Mélusine, de ses enfants et de sa lignée et de ses œuvres merveilleuses), parue
à Anvers en 1500. En 1613, à Copenhague, Claude Pors livre la première traduction
danoise de la Melusine de Thüring von Ringoltingen, laquelle connut le succès au
moins jusqu’au XIXe siècle. Le livre danois sera ensuite traduit en suédois avant
1736, et servira de source aux traductions islandaises (Rémundar saga og Melussinù ;
Rémundar saga og Mélusine) qui datent du XVIIIe siècle également. Thüring von
Ringoltingen est aussi traduit en tchèque dès 1595, sous le titre Kronika kratochvilná
slechetné panne Meluzine, et en polonais, toujours au XVIe siècle, par Martin Siennik,
dont l’œuvre inspirera à son tour deux textes russes.
Le premier avec Le Miroir de la rédemption, précise Laurence Harf-Lancner dans son introduction à COUDRETTE,
Le Roman de Mélusine, texte présenté, traduit et commenté par Laurence HARF-LANCNER, Paris, éd. Flammarion,
coll. GF, 1993, p.35.
2 Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, présentés, traduits et annotés par Claude LECOUTEUX,
Paris, éd. Honoré Champion, coll. Traduction des Classiques Français du Moyen Age, 1999, p.34.
1
2
Les traductions du Roman de Mélusine
de Coudrette
Coudrette
En anglais :
En français moderne :
The Romans of Partenay, or of
Lusignen : otherwise known as
The Tale of Melusine,
traducteur anonyme, XV e s.
Le Roman de Mélusine,
Laurence Harf-Lancner,
1993.
En allemand :
Melusine, Thüring von
Ringoltingen, vers 1456
Melusine, Thüring von
Ringoltingen, vers 1456
En français, par
Claude Lecouteux et
Jean-Marc Pastré
Livre de
colportage
allemand,
avant 1484
En danois,
par Claude
Pors, en
1613
En
tchèque,
dès 1595
En néerlandais,
en 1500
En suédois,
avant 1736
Deux
traductions
islandaises,
XVIIIe s.
3
En polonais,
par Martin
Siennik,
XVIe s.
Deux
traductions
russes
1. Présentation des textes :
Ce sont les traductions anglaises et allemandes, ainsi que deux traductions
françaises du texte allemand de Thüring von Ringoltingen (par Jean-Marc Pastré3 et
Claude Lecouteux4) et une mise en français moderne du texte de Coudrette (par
Laurence Harf-Lancner5) qui nous intéresserons dans cette étude.
La spécificité de Coudrette par rapport à Jean d’Arras est qu’il rédige son
roman en vers, en octosyllabes. Nous ne savons pas grand-chose de l’auteur,
hormis ce qu’il veut bien nous dire à de rares endroits du texte. Ainsi apprenonsnous qu’il compose son récit sur commande de son seigneur, Guillaume
Larchevêque, sire de Parthenay, et pouvons-nous supposer qu’il était clerc,
probablement même prêtre, à en croire certains passages, comme ses réflexions sur
le repentir et le péché (v. 3844-66).
De Thüring von Ringoltingen, nous en savons un peu plus, car il occupa
d’importantes charges municipales et juridiques à Berne. Il représenta notamment
la ville aux cours de missions diplomatiques, et nous le verrons, dans son texte,
particulièrement attaché à une forme de civilité, d’ « urbanité ». Ses ancêtres firent
fortune, après leur arrivée à Berne, grâce au commerce, et des mariages avec la
noblesse terrienne assoient leur position sociale. Thüring est un grand propriétaire
terrien, mais son frère aîné, Heinrich, est chevalier, et l’on perçoit, dans l’œuvre de
Thüring, son attachement aux valeurs chevaleresques.
Ces quelques remarques attirent l’attention sur le fait que la traduction de
Thüring von Ringoltingen ne se contente pas d’être un calque du texte français. En
effet, l’érudit bernois (il maîtrise très bien le latin et le français) se permet des
digressions, faisant part de ses réflexions, la plupart du temps moralisantes. Mais le
premier écart entre l’original français et sa translation allemande réside dans la
forme : Thüring ne s’essaie pas à faire une traduction en vers du texte rimé de
Coudrette. Comme le fait remarquer Elisabeth Pinto-Mathieu dans son analyse
comparée des deux œuvres6, la forme versifiée a été plus ou moins imposée à
Coudrette par son commanditaire, choix qui probablement « trahit la nostalgie de la
grande littérature épique, du féodalisme glorieux »7 et qui traduit « une des finalités
majeures de l’œuvre de Coudrette : être lue à haute voix »8, tandis que le livre de
Thüring, qui s’intègre dans le grand courant des Prosaromane a, semble-t-il, été
composé pour être lu ou écouté, car, selon lui, « de telles histoires, belles et étranges,
sont encore agréables et plaisantes à lire et à entendre »9.
Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, traduction française par Jean-Marc PASTRE, Greifswald, éd. Reineke,
coll. Reinekes Taschenbuch, 1996.
4 Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, présentés, traduits et annotés par Claude LECOUTEUX, op.
cit.
5 COUDRETTE, Le Roman de Mélusine, texte présenté, traduit et commenté par Laurence HARF-LANCNER, op. cit.
6 Elisabeth PINTO-MATHIEU, Le Roman de Mélusine de Coudrette et son adaptation allemande dans le roman en prose de
Thüring von Ringoltingen, Göppinger, éd. Kummerle, coll. Göppinger Arbeiten zur Germanistik, n°524, 1990.
7 Elisabeth PINTO-MATHIEU, op. cit., p. 8.
8 Ibid.
9 Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 35.
3
4
Autre différence entre les deux romans : celui de Coudrette est une œuvre de
commande, tandis que celui de Thüring est né d’une initiative personnelle,
revendiquée dans le prologue : « moi, Thüring de Ringoltingen, de Berne en
Üchtland, j’ai trouvé une histoire à la fois étrange et très étonnante écrite en langue
française et romane, que j’ai, de mon mieux, traduite en langue allemande et
transposée »10.
Quand il présente son travail, Thüring se veut avant tout traducteur et ne se
reconnaît aucune prétention littéraire : il livre un produit « brut », en prose, désirant
avant tout conserver l’ « essence » de l’œuvre française, « die substanz der materyen »11 :
Et si je n’ai pas tout à fait traduit le sens du récit selon le livre français, j’ai cependant rendu du
mieux que je pouvais l’essence de la matière.12
Donc, à l’inverse du style de Coudrette, qui se veut sophistiqué, en jouant
avec les rimes, les mots, les sons, celui de Thüring se veut épuré de toute préciosité
littéraire. Son seul souci est de donner à lire une histoire, en un style simple, clair et
concis. On peut lui reprocher sa lourdeur, sa langue étant « proche de celle des
archives, de la chronique et du récit de voyages » : c’est « celle d’un patriciat urbain
rompu dans la rédaction d’actes officiels »13. Il a une forte propension à la
coordination et la pléthore de « und » étouffe le texte. Par ailleurs, son lexique est
assez pauvre et il montre un goût prononcé pour les doublets de synonymes. En
revanche, « réduite au factuel, à l’événementiel, la narration (…) gagne en
vigueur »14, et surtout, Thüring s’illustre par une remarquable compréhension de la
langue française.
En effet, les erreurs sont rares dans sa traduction. Tout au plus pouvonsnous relever des méprises sur des noms propres traduits comme des noms
communs ou inversement. Par exemple, quand Coudrette écrit « En la tour entre
de randon »15, Thüring, qui apparemment ne connaît pas l’expression « de randon »
(qui signifie « promptement »), traduit comme s’il s’agissait d’un nom propre : « in
den turn zů Randen »16. Il lui arrive aussi de confondre les personnages, notamment
Raymondin, le père, et Raymonnet, le fils.
Par ailleurs, l’œuvre allemande porte l’empreinte de la subjectivité de son
auteur. Il ne retranche que très peu de choses au texte de Coudrette, mais ces
coupes sont révélatrices d’un parti-pris de Thüring. En effet, ce que le traducteur
suisse élimine, d’une manière générale, ce sont les « effets d’annonce ». Le poème
de Coudrette se répète souvent ; des épisodes peuvent être racontés plusieurs fois, à
divers endroits du récit. Coudrette évoque les faits avant qu’ils n’aient lieu, « le
Thüring von RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 33-34.
Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, nach den Handschriften, kritisch herausgegeben von Karin
SCHNEIDER, Berlin, éd. Erich Schmidt, coll. Texte des späten Mittelalters, 1958, p. 36, ligne 21.
12 Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 34.
13 Jean-Marc PASTRE, dans sa traduction : Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, op. cit., p. VIII.
14 Ibid., p. IX.
15 COUDRETTE, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, édition avec introduction, notes et glossaire établie par
Eleanor ROACH, Paris, éd. Klincksieck, p.1982, p.284, v.5329.
16 Thüring von RINGOLTINGEN, édition de Karin SCHNEIDER, p. 111, l. 28.
10
11
5
lecteur – ou plutôt l’auditeur – connaît en conséquence de manière anticipée bien
des issues du roman : il attend le récit d’un événement prévu »17. Cela s’explique du
fait que le roman de Coudrette était probablement lu en public : la lecture s’étalant
sur plusieurs jours, il fallait réussir à maintenir la curiosité de l’auditoire en lui
annonçant les moments saillants de l’histoire. De plus, le public français connaissait
de toute évidence les grandes lignes du récit, la légende étant célèbre avant que
Coudrette ne la mette par écrit : ce faisant, il ne risquait pas de gâcher le plaisir de
ses auditeurs. En revanche, le lectorat allemand était probablement bien moins au
fait des tenants et des aboutissants de l’histoire. Thüring devait donc, pour le
séduire et le toucher, se garder d’en dire trop, trop tôt.
S’il effectue des coupes dans le texte original, Thüring a aussi tendance à
ajouter des commentaires personnels. La plupart du temps, il s’agit de réflexions à
visée moralisante. Ainsi, juste avant l’arrivée du perturbateur, le comte de Forez,
qui par ses insinuations va pousser Raymondin à transgresser l’interdit, Thüring fait
une longue digression sur le thème, éprouvé, du « renversement de fortune », se
servant d’exempla chrétiens, saint Augustin et saint Ambroise. Plus loin, quand
Raymondin rompt son serment pour la deuxième fois, traitant Mélusine de
« serpente » devant témoins, Thüring introduit une citation en latin de Sénèque :
« Iratus nil nisi criminis loquitur », « L’homme en colère ne dit rien qui ne soit
injurieux. »18.
On voit là un homme soucieux de modération, dont le « moralisme (…) peut
faire apparaître ce qu’il conviendrait aux deux sens de nommer “urbanité” »19. Nous
voyons en Thüring un homme qui se veut « civilisé », attachant une grande
importance aux marques de politesse et à la diplomatie.
La fidélité de la traduction de Thüring pourrait poser question : il ne
reproduit pas la forme choisie par Coudrette, retranche des passages et, surtout, fait
entendre sa propre voix et se permet des digressions marquées d’une volonté
personnelle qui, certes, ne modifient pas l’essence du récit, mais influencent
cependant la lecture.
Mais l’on sait que la fidélité absolue est loin d’être garante d’une bonne
traduction. Preuve en est la translation anglaise, dont l’auteur est anonyme : The
Romans of Partenay, or of Lusignen : otherwise known as The Tale of Melusine. Cette
traduction, dont il ne reste qu’un manuscrit copié datant de la fin du XVe siècle ou
du début du XVIe siècle, fut éditée en 1866 par le révérend Walter Skeat. On ne
connaît rien du traducteur, si ce n’est qu’il écrit sans doute en dialecte des
Midlands20.
Dans son prologue, il fait état de ses lacunes en langue française :
Elisabeth PINTO-MATHIEU, op. cit., p. 40.
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 128.
19 Elisabeth PINTO-MATHIEU, op. cit., p. 57.
20 « the dialect would appear to be Midland », Walter SKEAT, dans son introduction à The Romans of Partenay, or of
Lusignen : otherwise known as The Tale of Melusine, translated from the French of La Coudrette (before 1500 A.D.),
formerly edited from a unique manuscript in the Library of Trinity College, Cambridge, with an introduction, notes,
and glossarial index, and now revised by the Rev. Walter W. SKEAT, Oxford, éd. Early English Text Society, 1866 –
Milwood, N.Y., Klaus Reprint, 1987, p. xvii.
17
18
6
I not aqueynted of birth naturall
With fre[n]she his verray trew parfightnesse,
Nor enpreyntyd is in mind cordiall ;
O word For other might take by lachesse,
Or peradventure by vnconnyngnesse 21,
affichant une fausse modestie de mise dans une captatio benevolentiae, appelant le
lecteur à lui pardonner ses erreurs :
Mi labor wil don After my simplenesse
Hit for to conuey As I can or may,
Beseching hertly of your highnesse
My defautes for to pardon alway22
Mais, dans un article très critique à l’égard du traducteur, Colette Stévanovitch
constate ironiquement qu’après lecture du texte, « [on] se rend compte (…) que le
traducteur avait raison de douter de sa connaissance du français et de son talent
littéraire, et que son humilité était parfaitement justifiée »23.
Dans son cas non plus, il ne s’agit pas d’une œuvre de commande, mais,
apparemment, d’une entreprise personnelle, dont il espère qu’elle séduira le lecteur :
For full fayne I wold do that myght you please,
Yff connyng I had in it to procede ;
To me wold it be grete pleasance and ease,
Yff aught here might fourge to youre wyl in dede24
Il prend le parti de traduire le roman de Coudrette en vers anglais, contrainte
à laquelle il ajoute celle de traduire en « strophe royale », c’est-à-dire des strophes de
sept décasyllabes chacune, rimant ababbcc. Son travail suivra donc l’original vers par
vers et se voudra le plus fidèle possible. A ceci près qu’il s’impose de traduire des
octosyllabes en décasyllabes,
ne [s’étant apparemment] pas cru le droit de renoncer à ce qui était devenu, au XV e siècle, le
véhicule à peu près obligé de tout poème de quelque longueur : la strophe royale, popularisée
par le Troilus and Criseyde de Chaucer (fin XIVe siècle), et utilisée de façon massive par ses
successeurs.25
En ce qui concerne les rimes, le travail aurait pu être facilité par le fait que
l’anglais, à cette époque, intégra de nombreux mots français : il aurait souvent été
possible de traduire en conservant les mots de Coudrette à la rime. Mais, étant
donné que le traducteur s’est imposé la structure rimique de la strophe royale, il
The Romans of the Partenay…, op. cit., p. 1, v. 8 à 12.
Ibid., p. 3, v. 71 à 74.
23 Colette STEVANOVITCH, « As nighe as metre will conclude sentence : la traduction en moyen-anglais du Roman de
Melusine », in Melusine – Actes du Colloque du Centre d’Etudes Médiévales de l’Université de Picardie Jules Verne, 13 et 14 janvier
1996, Greifswald, éd. Reineke, coll. Wodan, Greifswalder Beiträge zum Mittelalter – Etudes médiévales de
Greifswald, vol. 65, série 3, Tagungsbände und Sammelschriften – Actes de colloques et ouvrages collectifs, vol. 36,
1996, p. 186.
24 The Romans of the Partenay…, op. cit., p. 1, v. 1 à 4.
25 Colette STEVANOVITCH, op. cit., p. 193.
21
22
7
s’est vu obligé d’inventer ses propres rimes. Au final, les rimes sont certes
originales, mais apparaissent la plupart du temps comme des chevilles.
En ce qui concerne le rythme, l’allongement du vers de huit à dix syllabes
contraint également le traducteur à des ajouts, qui, s’il veut respecter son « vœu de
fidélité », doivent être le plus vides de sens possible, afin de ne surtout pas modifier
le texte original. Pour ce faire, il aura souvent recours à des chevilles, ou à un
procédé tout aussi peu recommandable consistant à former des couples de
synonymes. Il lui arrivera fréquemment de dire deux fois la même chose, la plupart
du temps en traduisant par un emprunt français qu’il glose à l’aide d’un synonyme
censé être mieux connu de ses contemporains. Ce procédé redondant frôle
l’absurde dans des syntagmes comme, par exemple, « named and called », ou dans
des composés nom + adjectif, comme : « new novels ». Enfin, il choisit parfois de
condenser deux vers français en un seul vers anglais.
Autant dire que le style de la traduction anglaise est loin d’être aussi agréable
que le souhaite son auteur et pèche par sa lourdeur et de nombreuses maladresses.
Il commet bien plus d’erreurs de traduction que Thüring, et, qui plus est, des fautes
en anglais. A lui aussi, il lui arrive de prendre un nom propre pour un nom
commun, ou inversement (quand, par exemple, il interprète mal le nom du
commanditaire de Coudrette, « Larchevêque »). Plus grave, il commet plusieurs
contresens à propos de l’histoire de l’enfermement d’Elinas, au point d’en arriver à
croire que ses trois filles se sont enfermées avec lui dans la montagne ! De même,
l’épisode de la mort d’Aymeri de Poitiers n’est pas compris : une confusion entre le
cas régime et le cas sujet en français l’amène à croire que c’est le sanglier qui frappe,
alors que dans la version originale, c’est lui qui est visé. Puis il comprend mal
« adens », c’est-à-dire « à plat ventre », et croit alors qu’Aymeri est tombé sur les
dents du sanglier. Du coup, on lit que c’est le sanglier qui a tué Aymeri, et non pas
Raymondin, ce qui, par la suite, ne tient pas debout : pourquoi Raymondin
éprouverait-il des remords s’il est innocent ?
Ainsi, le traducteur anglais, quand il ne fait pas d’erreurs, colle du plus près
possible au texte source, rendant un texte anglais des plus disgracieux. Le jugement
de Colette Stévanovitch est sans appel : « La traduction du Roman de Mélusine en
vers moyen-anglais pourrait être présentée à tout traducteur comme modèle à ne
pas suivre »26.
Reste à nous pencher sur les trois traductions françaises retenues, toutes les
trois en prose : deux traductions du texte de Thüring von Ringoltingen, par Claude
Lecouteux27 et Jean-Marc Pastré28, et une du texte de Coudrette, par Laurence
Harf-Lancner29. Tous les trois sont fidèles à leur source, mais ne peuvent manquer,
parfois, d’infléchir le texte, ou de livrer une version française pesante ou appauvrie.
En outre, les traductions de l’allemand suscitent de temps à autre des
interrogations, Claude Lecouteux et Jean-Marc Pastré ne s’accordant pas toujours
Colette STEVANOVITCH, op. cit., p. 203.
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit.
28 Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, traduction française par Jean-Marc Pastré, op. cit.
29 COUDRETTE, Le Roman de Mélusine, texte présenté, traduit et commenté par Laurence HARF-LANCNER, op. cit.
26
27
8
sur le sens à donner à un mot ou à une phrase. D’une manière générale, leur grande
connaissance de la légende de Mélusine et de la langue de l’époque ne permet pas
de mettre en doute leur compréhension du texte, mais elle peut parfois apparaître
comme un défaut quand ces auteurs se prennent à « corriger » sensiblement leur
source à la lumière de leur savoir.
2. Etude comparée des traductions d’un passage du Roman de Mélusine : l’arrivée du
comte de Forez et ce qui précède la transgression de l’interdit :
Nous avons choisi de nous pencher sur ce qui peut apparaître comme
l’épisode clé du roman, son « point de bascule » pour reprendre l’expression
d’Elisabeth Pinto-Mathieu30, celui de la transgression de l’interdit. Nous
commençons notre étude comparée avec l’intrusion de « l’élément perturbateur », à
savoir le comte de Forez qui, par ses accusations calomnieuses, va pousser
Raymondin à espionner son épouse. Nous nous arrêterons juste après la scène du
bain de Mélusine, alors que Raymondin s’apprête, plein de colère, à rejoindre le
comte de Forez, pour l’insulter à son tour, comme par un jeu de miroir.
Dans le texte de Thüring von Ringoltingen, ce passage est précédé d’une
longue digression. Laissant Mélusine, Raymondin et leurs sujets tout à leur joie de
célébrer la gloire des fils de Lusignan, le traducteur allemand joue littéralement les
trouble-fête, en manquant à son parti-pris de maintenir le suspense et d’éviter les
anticipations, se préparant à « narrer comment un terme fut mis à cette joie »31. Du
ton de l’austère prédicateur, il cite saint Augustin en latin : « Successus humane
prosperitatis est verum indicium eterne dampnationis », « le bonheur en ce monde est un
signe certain de la damnation éternelle »32 et rapporte un exemplum tiré de la vie de
saint Ambroise sur le même thème. Cet ajout original de Thüring ne change rien à
l’histoire, mais il est révélateur non seulement des intentions moralistes du Bernois,
mais surtout de la finesse d’esprit dont il peut faire preuve. En effet, l’histoire qu’il
rapporte mettant en scène saint Ambroise est bien choisie pour annoncer la ruine
des Lusignan. Elle nous apprend que le saint logeait chez un aubergiste qui avait été
son camarade d’école. Alors qu’il prend de ses nouvelles, l’aubergiste se réjouit de
son bonheur et de sa prospérité. Saint Ambroise décide alors de fuir les lieux, avec
raison, puisqu’il avait à peine quitté l’auberge que celle-ci s’effondra…
« Mais revenons à notre histoire ! »33, puisque c’est ainsi que nous y invite
Thüring dans la traduction de Jean-Marc Pastré, là où, exceptionnellement, il se
permet de s’exprimer à la première personne : « Nů kum ich wider an die hystorien »34,
lui qui d’habitude évite de reprendre à son compte les assertions de Coudrette à la
Elisabeth PINTO-MATHIEU, op. cit., p. 28.
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 109.
32 Ibid., p. 109.
33 Pastré, p. 43. Nous nous permettrons dorénavant de référer ainsi à la traduction de Jean-Michel Pastré. De même
pour nous référer à la traduction de Claude Lecouteux : « Lecouteux, p…. », et à celle de Laurence Harf-Lancner :
« Harf, p… » ; pour référer au texte source de Thüring von Ringoltingen : « Thüring, p…, l…. » et à la traduction
anglaise : « Romans, p… ».
34 Thüring, p. 80, l. 3.
30
31
9
première personne. On peut remarquer l’écart qu’il y a entre la traduction de Pastré
et celle, plus fidèle, de Lecouteux : « Je retourne maintenant à l’histoire »35. Cela
semble dénoter une volonté, de la part de Pastré, de relancer l’attention du lecteur,
en l’interpellant par un impératif et en l’invitant à le suivre dans l’histoire en
abandonnant le pronom « je » pour la première personne du pluriel. Le traducteur
nous convie à nous approprier, nous aussi, ce texte qu’il a fait sien, en lui donnant
ses propres mots.
COUDRETTE
Or avint a un samedy,
Raimon Mellusigne perdy,
Ainsi qu’avoit autreffoiz [fait :
LECOUTEUX
Il arriva qu’un samedi,
Raymond avait perdu
Mélusine comme tous les
autres samedis.
ROMANS
So it cam and fill in a
scaturday,
That Raymounde loste the fair
melusine, [lo!]
As at other days don had
alway
PASTRE
Il arriva, un samedi, que
Raymond ne vit plus
Mélusine, comme d’ailleurs
tous les samedis.
THÜRING
Und fügte sich uff eynen
Samstag, das Raymont
Melusinen aber verloren hatte,
als auch andre samstage alle.
HARF
Il arriva, un samedi, que
Raymondin vit disparaître
Mélusine, comme bien
d’autres fois.
Pour ce qui est de la traduction anglaise, ces trois vers nous
permettent dores et déjà de mettre en avant les défauts annoncés plus haut :
recours redondant à des doublets de synonymes, « it cam and fill » (fill étant
l’ancienne forme de fell, passé de fall) ; ajout d’un adjectif qui ne risque pas
de perturber le sens original, « the fair melusine » ; ajout d’une interjection à
laquelle il a fréquemment recours et dont on ne peut que dire qu’elle pollue
le texte, « lo ! » (« voyez ! »). Pour le reste, il est effectivement des plus
fidèles à la source.
Thüring est aussi très proche du texte de Coudrette, à ceci près qu’il
insiste sur l’idée que cela s’est produit de nombreuses fois auparavant, avec
« auch », « andre », et « alle » pour rendre « ainsi qu’auttrefoiz ». Peut-être
faut-il y voir le souci de Thüring de ménager son lecteur, de le rassurer, afin
que la surprise n’en soit que plus grande, toujours dans l’optique de
maintenir un suspense que pouvait rompre le caractère irrémédiable
contenu dans le verbe « verloren », lui-même déjà atténué, d’ailleurs, par
l’emploi du plus-que-parfait, « verloren hatte », plutôt que le passé simple, qui
aurait pu, lui aussi, alarmer le lecteur quant à une éventuelle « perte »
définitive de Mélusine.
C’est d’ailleurs sur ce verbe « perdre » que les traductions françaises
ne s’entendent pas : Lecouteux choisit la fidélité absolue, au risque de
perturber la compréhension du lecteur ; Pastré appauvrit d’une certaine
façon le texte original en employant le verbe « voir », comme s’il avait saisi
l’intention de Thüring de ne pas trop anticiper et avait alors choisi de
35
Lecouteux, p. 110.
10
gommer toute idée de perte ou de disparition que l’on pourrait croire
définitive ; Laurence Harf-Lancner préfère « disparaître » à « perdre », ce qui
permet de garder l’annonce implicite de la suite, tout en effaçant une
éventuelle responsabilité de Raymondin, qui n’est que spectateur passif (« vit
disparaître »), alors que plus tard, il sera effectivement acteur de la
disparition de Mélusine.
COUDRETTE
Mais riens n’avoit
enquis du fait
Ou elle alloit ne que
faisoyt,
Car riens fors que
bien n’y pensoit.
LECOUTEUX
Cependant, il ne
l’avait jamais
cherchée ni ne lui
avait posé de
questions : il avait
tenu parole et
respecté son serment
car il ne pensait
jamais qu’à faire le
bien et ne songeait
jamais à mal.
ROMANS
But noght enquered
hou the dede gan
goo ;
To what place she
went, or what she
wolde do.
Yn absence but good
never she ne
thought,
But all that to hys
plesaunce might be
wrought.
PASTRE
Mais n’ayant jamais
pensé à mal, il avait
jusque là tenu sa
parole ; respectant sa
promesse, il ne l’avait
jamais cherchée ni ne
lui avait jamais posé
la moindre question.
THÜRING
Doch hette er sü
darumb nie ersůchet
noch ir nachgefraget
und sin gelüpte und
eide gehalten, den er
ouch nie anders den
gutes und nütz arges
nie gedachte.
HARF
Il n’avait jamais
cherché à savoir où
elle allait ni ce qu’elle
faisait, car il ne
pensait pas à mal.
Pour ce passage, la traduction anglaise pose problème. Sans nous
étendre sur la lourdeur de la traduction « hou the dede gan goo », nous
remarquons d’abord qu’un seul vers français est rendu par deux vers
anglais, ce qui est révélateur d’une possible difficulté de traduction. Il est
vrai que le français « car riens fors que bien n’y pensoit » peut susciter le
doute : qui est-ce qui ne pense qu’au bien ? Raymond, qui a pleine
confiance en son épouse ? Ou Mélusine, qui lui a promis d’œuvrer toujours
à sa gloire et à sa prospérité pendant ses absences hebdomadaires ? Alors,
que les cinq autres traductions comprennent que Raymondin est le sujet de
« pensoit », le traducteur anglais est seul à penser que c’est Mélusine, qui
« pendant son absence, ne pense jamais qu’au bien ». Il se sent alors obligé
de justifier son choix de traduction par un vers supplémentaire, renvoyant à
la promesse que la fée avait faite à son futur époux, à savoir qu’elle ne
s’occuperait qu’à « son plaisir », à lui (« to hys plesaunce »). Même si elle est
fautive, la traduction se justifie, d’autant plus que l’alternance « she », « hys »
11
semble sous-entendre qu’elle n’œuvre qu’à son plaisir à lui, et donc qu’elle ne
cherche pas son plaisir à elle, dans les bras d’un autre…
Thüring s’éloigne quant à lui de Coudrette en diluant nettement son
propos, et surtout, en ajoutant une allusion insistante à la promesse qu’a
faite Raymondin : « und sin gelüpte und eide gehalten » (das Gelübde, le vœu, la
promesse solennelle ; der Eid, le serment). On retrouverait ici les intentions
moralisantes de Thüring, laudateur à l’égard de celui qui a tenu sa parole.
Par ailleurs, sa traduction semble inscrire une hésitation quant au
« bien » dont parle Coudrette. Faut-il comprendre « nütz » chez Thüring au
sens d’ « utile » ? Dans ce cas-là, cela inviterait à comprendre ce « bien »
comme celui que fait Mélusine.
Or, les traducteurs français infléchissent le sens, apparemment
embarrassés par ce passage. Lecouteux ajoute le verbe « faire », pour bien
montrer que c’est Raymondin qui est « bon ». Pastré élimine la redite, et, du
même coup, les problématiques « gutes und nütz ». Laurence Harf-Lancner
fait le même choix pour traduire le texte de Coudrette, maintenant certes
l’hésitation « Raymondin ne pense jamais qu’à faire le bien » / « Raymondin
ne pense pas que sa femme puisse mal se comporter », mais occultant l’idée
que, peut-être, « Raymondin ne pense à rien si ce n’est au bien (qu’il en
retirera) ».
COUDRETTE
Or advint en celle
journee
Que ses frere, cui la
contree
Du paÿs de Forest
fut lors
Pour leur pere qui
estoit mort,
Arriva ce jour a
Vauvent.
Le temps fut doulx,
sanz point de vent
La journee fut belle
et clere.
Raimondin voit venir
son frere,
Moult grandement il
le reçut,
Maiz après il lui en
meschut.
ROMANS
Tho it cam and fill
As in that morning,
That hys brother,
which the Erle of
forest was,
For the Fader dede
long biforn being,
At vavuent that day
rivage gan purchas.
The thyme fair,
without wynde hye or
bas,
The morning right
fair shuwyng, inly
clere,
Raymounde his
brother saw com
drawing nere ;
He him resceived
verray brotherly ;
But after it cam to
gret mischief preste.
12
THÜRING
Und in der zit eben,
do was der grave
vom Vorst,
Raymonds vatter,
abgangen mit dode ;
harumb so kam sin
brůder, der elteste,
der da zůmal graff
was, gan Lussinien zů
synem bruder, der in
gar erlich und schön
enpfing.
LECOUTEUX
C’est justement à
cette époque que
mourut le comte de
Forez, le père de
Raymond. Son frère
aîné, qui était
également comte,
vint à Lussinien, chez
son frère qui le reçut
avec faste et
noblesse.
PASTRE
Or, le comte de
Forez, le père de
Raymond, était mort.
Le frère aîné de
Raymond, devenu à
son tour comte de
Forez, vint alors
rendre visite à son
frère, qui le reçut
avec grandeur et
noblesse.
HARF
Mais il se trouva que
ce jour-là son frère,
qui possédait la terre
de Forez depuis la
mort de leur père,
arriva à Vouvant. Le
temps était doux,
sans vent ; c’était une
journée belle et claire.
Raymondin, voyant
venir son frère, le
reçut dignement ;
mais il devait lui en
arriver malheur.
Le traducteur anglais fait ici une erreur grossière, mais qui, on le verra,
pourra faire sens : il prend le nom propre « Forez » pour le nom commun « forêt »
(certes, l’orthographe « Forest » peut l’excuser), faisant du frère de Raymondin « the
Erle of forest ».
Il choisit de comprendre « Pour leur pere qui estoit mort », comme un
événement indépendant de la venue du comte chez Raymondin, puisqu’il ajoute
« long biforn », alors que Thüring comprend que le comte de Forez père est mort il y
a peu et suggère que c’est le motif de la visite du frère : « in der zit eben, do was der
grave vom Vorst (…) abgangen mit dode ». Lecouteux le prendra en ce sens, et mettra
l’accent dessus en ajoutant l’adverbe « justement » : « C’est justement à cette époque
que mourut le comte de Forez », tandis que Pastré, plus évasif, se contente d’un
« or, le comte de Forez, le père de Raymond, était mort », supprimant toute
précision, mais il relie tout de même la visite du comte à son « accession » récente à
la seigneurie (« devenu comte à son tour, vint alors rendre visite à son frère »). Il est
vrai que le texte de Coudrette peut porter à confusion : veut-il dire que le frère de
Raymond est comte de Forez, parce que leur père est mort ? Ou bien que le frère
vient rendre visite à Raymond, parce que leur père est mort ? Le seul élément qui
permette de trancher est la virgule, qui sépare la « mort du père » de la mention de
« l’arrivée de Forez », faisant plutôt de « Pour leur pere qui estoit mort » un
complément du vers qui précède. C’est d’ailleurs en ce sens que le comprend
Laurence Harf-Lancner.
Ainsi, pour une fois, il semblerait que le traducteur anglais ait vu juste, et que
ce soit Thüring qui ait mal interprété. Incompréhension de la part du Thüring ? Ou
plutôt volonté de donner une explication à tout ? En effet, il semble que ce soit une
tendance du traducteur allemand que de vouloir donner une raison à chaque chose
et de motiver chaque étape du récit. Ainsi, il justifie la venue du frère (et par là
même la précision de Coudrette) par la mort du père. On remarque qu’il ajoute un
détail : « der elteste », « l’aîné » : là encore, il semblerait que Thüring veuille justifier la
possession du titre par le frère, et non par Raymondin.
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On note aussi que Thüring traduit « Vauvent » par « Lussinien », sans doute
par souci de son lecteur, de toute évidence peu au fait de la géographie poitevine.
Mais le sens y est, le point important étant qu’il vienne lui rendre visite, ce qu’a bien
saisi Pastré, qui élimine simplement la mention du lieu, là où Lecouteux traduit
fidèlement « Lussinien ».
Le traducteur anglais, quant à lui, fidèle à lui-même et au texte, traduit
étrangement « At vavuent that day rivage gan purchas », gardant la mention précise du
lieu, mais ajoutant « rivage gan purchas » pour avoir le bon nombre de syllabes. Mais
l’idée de « rivage » implique qu’il vienne par voie maritime. Or, Vauvent est situé
dans les terres, à des kilomètres du moindre « rivage »… Peut-être est-ce la notation
de Coudrette à propos du « vent » qui l’induit en erreur (« sanz point de vent ») ?
Les considérations « météorologiques » de Coudrette sont d’ailleurs occultées
par Thüring, qui les considère sans doute de peu d’intérêt. En effet, ces deux vers
ne semblent avoir été écrits qu’afin de fournir une rime à « Vauvent ». Thüring
supprime aussi l’anticipation « mais apréz il lui en meschut ».
Pour le reste, il est proche du texte de Coudrette, bien qu’on puisse déplorer
les répétitions pesantes de « graff » et « bruder ». Il rend bien « moult grandement » en
« erlich und schön », là où le texte anglais infléchit le sens en « verray brotherly »,
imposant une répétition supplémentaire et superflue de « brother », et où Laurence
Harf-Lancner affaiblit considérablement le sens en un simple « dignement », ce qui
surprend parce qu’il est tout à fait possible de traduire « moult grandement » par
« somptueusement » ou « fastueusement », par exemple.
L’arrivée du comte de Forez est suivie de l’évocation d’une fête, qui ne laisse
de poser des problèmes de compréhension :
COUDRETTE
Les barons vindrent a la feste
Qui fut moult noble et moult
honeste,
Et de dames tres grant
foyson
Y vindrent pour celle
achoyson.
LECOUTEUX
Pour cette occasion, les
comtes et seigneurs du pays
avaient gagné la cour de
Raymond, leur seigneur.
ROMANS
Vnto this feste cam Barons
full many,
Which notable were And
right ful honeste,
Ther welcoming the Erle
of foreste,
Als of lades cam grett
fusion,
Whos coming was the
festes encheson.
PASTRE
C’était à l’occasion d’une
fête pour laquelle les
comtes et barons étaient
venus à la cour de
Raymond, leur seigneur.
THÜRING
Und die was zů eynem hochzit, das
die graffen und lantzheren zů hoff
zů irem heren Raymond geritten
warent.
HARF
Les barons étaient venus à la fête,
célébrée avec faste et noblesse, avec
un grand nombre de dames, qui les
accompagnaient à cette occasion.
La pierre d’achoppement est cette « achoyson » mentionnée par Coudrette.
Première hésitation : est-ce la venue du comte de Forez qui motive la fête ? Ou
bien avait-elle lieu avant ? Deuxième hésitation : est-ce à l’occasion de la fête que
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les vassaux sont venus ? Ou à l’occasion de la visite du comte ? Bien sûr, cette
hésitation n’a plus lieu d’être si la fête est donnée en l’occasion de la venue du
comte. Troisième incertitude : les dames qui viennent à la fête en grand nombre :
qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Pourquoi sont-elles là ? Arrivent-elles seules
ou accompagnent-elles les invités ?
Ici, le traducteur anglais commet une erreur que relève Skeat dans ses notes :
il comprend que c’est la venue des dames qui motive la fête (« Whos coming was the
festes encheson »), alors que le texte français dit simplement que les dames viennent à
cette occasion. Au vu des mots de Coudrette, l’erreur n’est pas compréhensible,
mais elle devient impardonnable quand on remarque qu’à un vers d’intervalle, le
traducteur se contredit. En effet, juste avant il laissait entendre que la fête était
donnée pour souhaiter la bienvenue au « comte de la forêt » : « Ther welcomyng the
Erle of foreste » !
On peut cependant lui laisser le bénéfice du doute : si les dames
accompagnent le comte, comme le suggère « Als » en tête de vers, on peut accepter
que, d’une certaine façon, leur venue motive aussi la fête. Il y aurait une certaine
logique de la part du traducteur anglais : s’il comprend que le comte est le seigneur
« de la forêt », il peut aisément l’assimiler à un être féérique, un homme « faé »,
venant, comme Mélusine, des profondeurs sylvestres. La multitude de dames qui
viennent à la fête, qui pose déjà question dans le poème de Coudrette, si elle
l’accompagne, se comprendrait alors comme une « foule féérique ». Cette « foison »
(« fusion ») de créatures féminines à l’origine douteuse incite à voir en elles des fées,
les semblables de Mélusine.
On peut aussi prêter ce sous-entendu quant à la nature féérique des dames à
Coudrette, puisqu’il sépare par un vers l’évocation des « barons » et des « dames »,
comme si les deux groupes ne venaient pas ensemble. Ce n’est cependant pas la
lecture la plus évidente, et Laurence Harf-Lancner insiste sur le fait que les dames
accompagnent les barons : « avec un grand nombre de dames, qui les accompagnaient ».
A propos de cette « achoyson », le texte de Thüring est bien plus évasif : il dit
simplement que les vassaux étaient venus à la cour de leur seigneur Raymond : « die
graffen und lantzheren zů hoff zů irem heren Raymond geritten warent » en raison d’une fête :
« die was zů eynem hochzit ». L’hésitation est sensible dans les traductions françaises,
puisque Lecouteux et Pastré opte chacun pour une des deux options : Lecouteux
pense que la venue du comte est la raison de la fête et que c’est pour cela que les
vassaux sont venus ; Pastré pense, à l’inverse, que le comte était venu, de même que
les vassaux de Raymondin, à l’occasion de la fête. La nuance se joue, en fait, sur ce
qui motive la fête. Si ce n’est pas la venue du comte de Forez, qu’est-ce donc ?
S’agit-il encore de fêter les victoires des fils de Lusignan à l’étranger ? Et sinon,
quoi d’autre ? Thüring, qui nous a habitué à fournir une explication à chaque chose
n’aurait peut-être pas laissé subsister le doute ; cela conduirait alors à comprendre
que la fête est bien donnée à l’occasion de la venue du comte…
Mais les deux traductions françaises se tiennent et sont cohérentes avec ellesmêmes. Lecouteux, qui avait compris que la mort du père était récente, n’aurait
peut-être pas pu comprendre que Raymondin fasse la fête, sans raison apparente.
15
Le problème ne se posait pas pour Pastré, qui avait éludé la question temporelle à
propos de la mort du comte.
Pour en revenir aux « dames », il est notable que Thüring n’y fait pas la
moindre allusion. On peut légitimement se demander pourquoi, d’autant plus que le
traducteur anglais leur accorde une place importante, et que le texte de Coudrette
pourrait laisser voir des fées en ces dames. Soit Thüring y a perçu un sous-entendu,
et a choisi de ne pas faire interférer le merveilleux dès l’arrivée du comte ; soit, il a
tout simplement considéré que la mention des dames était inutile. Lui que l’on sent
attaché aux valeurs de la chevalerie et dont l’ambition sociale se traduit à plusieurs
reprises par le souci de plaire aux nobles, à l’aristocratie, a peut-être préféré
développer le côté « hiérarchique » et féodal de la scène, avec un champ lexical
orienté autour des rapports de vassalité : « graffen », « lantzheren », « hoff », « irem
heren ». Peut-être, enfin, l’absence des dames chez Thüring souligne-t-elle l’absence
de la dame, de Mélusine, que reproche le comte à son frère…
COUDRETTE
Lors dist le conte de Forests :
« Raimon, beau frere, or
entendez ;
Par amour, vous prie et requier,
Faites venir vostre mouillier. »
LECOUTEUX
Le comte de Forez dit à son
frère : « Cher frère, faites venir
votre épouse auprès de vos
invités, qui sont aussi les siens,
afin qu’elle les accueille et leur
fasse honneur comme il se
doit. »
ROMANS
Then hym said the Erle of the
wild foreste,
“Raymounde, fair brother,
now me here entend,
Lete your wife appere here at
thys said feste.”
THÜRING
Do sprach der grave vom
Vorst zů synem brůder :
„Lieber brůder, heissent
üwer gemachel herfür zů
üwern und iren gesten
komen und sü entpfachen
und in ere tůn, als darzů
gezimpt.”
PASTRE
HARF
Le comte de Forez dit alors à Le comte de Forez dit alors :
son frère : - Cher frère, dites à - Raymondin, cher frère,
votre femme de rejoindre vos pour l’amour de moi, je vous
invités, qui sont aussi les siens, en prie, faites venir votre
et de leur faire l’honneur de
femme !
les accueillir comme il
convient.
Le traducteur anglais confirme son incompréhension en ajoutant la cheville
« wild », « sauvage », faisant du frère de Raymond le « comte de la forêt sauvage ».
Colette Stévanovitch relève cette tendance du traducteur à ajouter les adjectifs les
plus banals possibles pour avoir le bon compte de syllabes : les ennemis sont
toujours « cruel », les femmes « fair » et la nature « wild ». Cependant, l’adjectif
témoigne bien de l’assimilation du comte à un homme « faé » dans l’esprit du
traducteur. Dès lors, le texte prend une dimension nouvelle et qui n’est pas
inintéressante. Cet homme, qui portera les accusations contre Mélusine, paraît en
savoir plus qu’il ne veut le montrer, et semble avoir plus de liens avec Mélusine que
ne le dit le texte français. Ses accointances féériques permettraient d’émettre
l’hypothèse que, peut-être, le traducteur s’est laissé influencé par sa connaissance
16
d’autres récits dits « mélusiniens » : Claude Lecouteux36 et Laurence Harf-Lancner37
rapportent ainsi un conte dans lequel la fée épouse un mortel, mais ses anciens
compagnons de la forêt viennent la chercher et incitent son mari à transgresser
l’interdit, afin qu’elle reparte avec eux.
Le texte anglais condense ensuite deux vers français en un seul :
Par amour, vous prie et requier,
Faites venir vostre mouillier.
deviennent : “ Lete your wife appere here at thys said feste ”, effaçant l’idée de prière dans
la requête du comte. Nous pouvons faire trois remarques. D’abord, l’ajout de
« said » utilisé pour renforcer le démonstratif est caractéristique de l’auteur anglais
pour arriver au bon compte de pieds. Ensuite, plus intéressant est l’emploi du verbe
« lete », comme si c’était Raymondin qui empêchait à sa femme d’assister à la fête,
alors que l’on sait assez à quel point il est impuissant face à elle. Enfin, le choix du
verbe « appere » est significatif : il souligne le caractère surnaturel de l’épouse,
renvoyant à la scène de la rencontre au cours de laquelle Raymondin croyait avoir à
faire à un fantôme, à une « apparition ». Peut-être faut-il y voir, encore une fois, une
contamination d’autres récits mélusiniens dans lesquels la fée oblige son amant à
garder le secret quant à son existence, et refuse d’apparaître en public. C’est le cas,
par exemple, de la fée du lai de Lanval.
Le texte de Thüring, pour sa part, met déjà un reproche dans la bouche du
comte, qui stigmatise le manque de politesse de Mélusine. Thüring allonge en effet
considérablement le discours du comte de Forez. On retrouve ici l’influence du
diplomate soucieux de réguler les relations de civilité. Mélusine devrait être là pour
accueillir les invités de son époux, qui sont aussi les siens : l’acidité du reproche est
palpable dans ce jeu sur les possessifs, « üwern und iren gesten ». La remarque du frère
de Raymondin souligne bien, a contrario, que Mélusine n’a pas une attitude
convenable : « heissent üwer gemachel (…) in ere tůn, als darzů gezimpt. » (geziemen signifie
convenir, être convenable, décent).
Cette critique à l’encontre de Mélusine n’est certes pas totalement absente du
récit de Coudrette, mais, quand le comte de Forez intime à Raymondin : « Faites
venir votre mouillier », il semble davantage que ce soit afin d’amener les
récriminations qui suivent, sur la lâcheté de Raymondin qui n’ose demander à sa
femme où elle va et qui ne sait pas ce qu’elle fait. Le comte, en exprimant le souhait
de voir Mélusine, sait très bien qu’il ne sera pas exaucé…
Les traductions de Lecouteux et Pastré ne diffèrent pas grandement, à ceci
près que Pastré se montre plus fidèle en traduisant « heissent » (« ordonner,
commander, enjoindre ») par « dites à votre femme de… ». Car il s’agit bien pour
Raymondin d’exercer son autorité sur son épouse. En revanche, Lecouteux atténue
Voir : Claude LECOUTEUX, Mélusine et le chevalier au cygne, préface de Jacques Le Goff, Paris, Payot, coll. Le
regard de l’Histoire, 1982.
37 Voir : Laurence HARF-LANCNER, Le monde des fées dans l’Occident médiéval, Hachette Littératures, 2003, et :
Laurence HARF-LANCNER, Les fées au Moyen Âge, Morgane et Mélusine – La Naissance des fées, Paris, Honoré
Champion, coll. Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge, 1984.
36
17
l’ordre en traduisant plus simplement « faites venir », comme dans le texte de
Coudrette et la traduction de Laurence Harf-Lancner, ce qui efface l’idée que
Raymondin puisse donner un ordre à Mélusine, et a pour effet d’atténuer le
reproche à son encontre. Il semble alors que sa connaissance de l’œuvre le fasse
s’écarter de ce que voulait dire Thüring.
A cette demande du comte, Raymondin affirme qu’il verra Mélusine le
lendemain. Puis ils assistent au festin, et, après le dîner, le comte revient à la charge,
prend Raymondin à part et lui adresses ses critiques, soulignant la honte qui pèse
sur lui, stigmatisant son manque de « hardiesse » face à sa femme, lui reprochant de
ne pas savoir où elle est ni ce qu’elle fait. Il met particulièrement en avant le fait que
sa honte est « publique » : « Chascun le dit publicquement », « On dit partout ». Les
traductions anglaises et allemandes restent proches du texte français, quoique
Thüring s’attarde moins sur les « rumeurs » pour se concentrer sur le
« déshonneur ». On peut simplement remarquer que Laurence Harf-Lancner traduit
« chascun le dit publicquement » par « c’est ce que dit la rumeur publique », ce qui
n’a peut-être pas les mêmes implications : le texte de Coudrette semble plus dur à
l’égard de Raymondin, qui apparaît comme la risée de ses « sujets », lesquels ne le
craignent pas et se permettent de le moquer « publicquement », à voix haute, tandis
que Laurence Harf-Lancner laisse courir le bruit de manière plus insidieuse.
Le comte précise ensuite ses accusations. Ici, c’est la traduction anglaise qui
nous interpelle le plus :
COUDRETTE
On dit partout, se Dieu m’ame ait,
Qu’elle est toute desordonnee
Et qu’a un aultre soit donnee
Ce jour, et vous fait tricherie ;
Autres dïent qu’en faerie
Va celui jour, sachez pour voir.
Frere, mettez peine au savoir
Que va querant, si ferez bien.
Celer ne vous devroye rien,
Je le vous dy comme a mon frere ;
Or en faites tant qu’il y paire.
Je croy qu’elle vous fait hontage. »
ROMANS
Men sain overall, so god my soule saue,
That all disording is she All-way;
That day hir body Anothir man shall haue,
To you trayteresse, other so to craue ;
And som other sayn she is off the fairy.
Go thys day, brother, And know it verily ;
Putteth payn to haue off it Knowleching ;
To go And enquire good is ye do so ;
For hide shold noght she As fro you no-thing,
I say it yow now As my brother vnto,
Now do As ye seme beste vnto be do ;
I beleve she doth you shame And outrage.”
La version anglaise apparaît la plupart du temps comme un calque du
français. Aussi pouvons-nous nous étonner du troisième vers de la citation :
l’auteur l’allonge avec la précision « hir body » et traduit « soit donnee » par « shall
haue ». Du coup, le sens (littéralement « ce jour-là un autre homme peut avoir son
corps ») peut être double : le premier sens, évident, concerne l’adultère, dont la
« dimension » charnelle est d’autant mieux mise en relief par « hir body » ; le second
peut se déduire de la traduction du verbe « donner » en « avoir ». Ce n’est plus
18
Mélusine qui « est donnée » (on remarque d’ailleurs que la tournure passive du
français transforme presque Mélusine en objet), c’est un autre homme qui peut la
« posséder ». Cela, mis en regard avec le verbe « appere » quelques vers plus haut,
tend à dissocier Mélusine en deux entités, comme si son corps n’était qu’une
enveloppe charnelle, dont, tel le serpent qui mue, elle peut se départir. N’importe
qui (le « man » anglais peut aussi se comprendre comme un « on » général) pourrait
donc s’en revêtir. Ce sens sous-jacent soulignerait la non-appartenance de Mélusine
au monde des humains, et la relèguerait dans le monde animal (par le biais de la
comparaison avec le serpent), dans le monde du surnaturel (en son épiphanie elle
s’incarnerait dans cette « enveloppe terrestre ») ou, pire, dans le monde démoniaque
(le corps de la « créature » peut être « possédée » par un autre homme, soulignant
en outre son caractère luxurieux). Mais c’est là, sûrement, sur-interpréter le texte
d’un auteur qui ne brille pas par sa finesse littéraire…
D’ailleurs, trois vers plus loin, il commet une faute de traduction. Quand
Coudrette dit que Mélusine « en faerie / va celui jour », le traducteur comprend
qu’il s’agit de deux phrases distinctes, et pense que « va celui jour » est une
intimation à l’adresse de Raymondin : « Go thys day, brother, And know it verily ».
N’ayant apparemment pas compris le texte source, il s’arrange pour introduire le
verbe « être » là où il ne se trouve pas en français, sans, il est vrai, trahir le sens :
« autres dïent qu’en faerie » devient : « she is off the fairy ».
Une autre erreur surgit, un peu plus loin : « celer ne vous devroye rien » est
rendu par « For hide shold noght she As fro you no-thing », révélant que le traducteur a
interpréter Mélusine comme le sujet du verbe « devroye », qui porte pourtant la
marque de la première personne. La faute est compréhensible, puisque, en
l’occurrence, c’est Mélusine qui a quelque chose à cacher, mais elle était aisément
évitable et révèle un manque d’attention du traducteur difficilement excusable à ce
moment crucial du roman.
Les paroles du comte font leur effet sur Raymondin :
COUDRETTE
Raymondin mue son
courage,
Tant est irez ne scet que
dire ;
Il tressue de dueil et d’ire.
LECOUTEUX
Entendant cela, Raymond
s’empourpra puis pâlit. Tout
encourroucé et furieux, il
reconsidéra les paroles de
son frère,…
ROMANS
Raymound blusshed,
changing his corage,
So malice And wroght, wiste
noght what to say ;
For wo And hevinesse full
faste swatte he.
PASTRE
Quand il eut entendu ces
paroles, Raymond, de colère,
rougit et blanchit tour à tour.
Sans plus parler à son frère, il
le quitta en grand courroux ;
plein d’ire…
THÜRING
Raymont do er düse rede horte,
da wart er von zorn rot und
darnach bleich gefarbt und kerte
sich an mer worten von synem
brůder in grosser grymmikeit und
in herttem zorn
HARF
Raymondin, tremblant de chagrin
et de colère, ne sait que
répondre.
Il est surprenant que le traducteur anglais et Thüring aient, l’un comme
l’autre, ajouté une notation sur le changement de couleur de Raymondin sous l’effet
19
de la colère. La version anglaise note qu’il « rougit », « Raymound blusshed », et la
version allemande qu’il rougit puis pâlit : « rot und darnach bleich gefarbt ». Cela est
d’autant plus étonnant de la part du traducteur anglais, qui, on l’a vu, se garde bien
d’ajouter quoi que ce soit à l’original… Peut-être ont-ils traduit tous deux à partir
d’une autre même version du texte de Coudrette ? Ou bien se sont-ils inspirés, l’un
et l’autre, de l’évocation de la colère de Geoffroy ? :
De despit a perdu le sens,
Vermoil fut d’aïr comme sangs ;
De fin aïr qu’il ot ou corps
Sue et escume comme un pors.
On retrouve dans les deux passages la mention de la sueur. Or, si la version
anglaise traduit bien « swatte he », Thüring occulte cet élément (qui réapparaîtra plus
tard et dans le texte de Coudrette et dans celui de Thüring).
On remarque que Thüring efface l’idée de chagrin pour se concentrer sur
celle de la colère (« in grosser grymmikeit und in herttem zorn »), alors que Coudrette
parle de « dueil », Laurence Harf-Lancner de « chagrin » et le traducteur anglais
de « wo and heviness ». Dès lors, on peut émettre l’hypothèse que Thüring, s’attachant
avant tout à évoquer la colère et ses effets, évite de mentionner la sueur, qui pour
lui se rapprocherait davantage du chagrin, des pleurs, par la liquidité, ou à la peur
que ressentira Raymondin à la vue de sa monstrueuse épouse.
Cet intérêt plus marqué pour la colère du héros, que souligne en outre le
recours à des qualificatifs emphatiques comme « grosser » ou « herttem », semble
révéler une intention moralisatrice de l’auteur. En effet, c’est à propos de la fureur
de Raymondin que Thüring fera plus loin la digression dans laquelle il citera
Sénèque.
A l’inverse, la traduction de Laurence Harf-Lancner, qui efface elle aussi la
mention de la « sueur », semble plutôt mettre l’accent sur la douleur, nous
présentant Raymondin comme une pauvre chose, « tremblant[e] de chagrin ». C’est
pourtant la colère qui le pousse à agir dans la suite du texte.
3. Raymondin surprend Mélusine au bain : déshumanisation et fictionnalité de la
fée :
COUDRETTE
Tantost s’en va querir s’espee
Bien scet ou sa femme est
entree.
La se bouta ou n’ot esté
Ne en yver ne en esté
ROMANS
Anon went thens, hys
swerd fet that day ;
Full well he knew
where his wife made
entre ;
There he faste knakked
where he had noght be
20
THÜRING
und gieng gar snell und
nam sin swert und lieff an
eyne kammer, darin er
vor nie komen was, den
Melusine die ir selbs zů ir
heymlicheit gebuwen hat.
LECOUTEUX
PASTRE
HARF
(…), disparut, prit son épée et
courut jusqu’au seuil d’une pièce
où il n’était jamais entré
auparavant : c’est Mélusine ellemême qui l’avait faite construire
pour y cacher son secret.
(…), il se dépêcha d’aller
prendre son épée et courut
vers une pièce dans
laquelle il n’était jamais
entré, car Mélusine l’avait
bâtie exprès pour s’y retirer
seule
Il court chercher son épée. Il
sait bien dans quelle pièce sa
femme est entrée et s’y rend,
alors que jamais il ne s’en était
approché.
La traduction anglaise semble poser problème à Skeat, qui comprend
« knakked » comme « knocked », et, en effet, ce serait une mauvaise interprétation du
verbe « bouter » qui aurait entraîné cette traduction. Bien sûr, Raymondin ne va pas
« frapper » à la porte avant de forer un trou avec son épée, et, s’il est vrai que le
verbe « bouter » a pour sens « heurter, frapper », la forme pronominale aurait dû
indiquer au traducteur qu’il fallait le comprendre au sens de « se précipiter ». Il se
rachète cependant, en ne traduisant pas le vers inutile et regrettable qui suit, « ne en
yver ne en esté », ce dont se garderont aussi les autres traducteurs.
Mais c’est la traduction de Thüring qui, encore une fois, nous arrêtera. En
effet, ce dernier ajoute une précision de son cru, apparemment toujours dans le
souci de fournir une explication à tout. En effet, le lecteur de Coudrette ne manque
pas de s’interroger en apprenant que Raymondin « bien scet ou sa femme est
entree » : n’était-il pas censé ignorer où elle se trouve et ne pas chercher à le savoir ?
Reste, pour autant, qu’il ne sait pas ce qu’elle fait, et ce sont ses doutes sur sa fidélité
qui le « précipitent » là où il n’a jamais été. On remarque au passage que Thüring
infléchit le sens : quand Coudrette écrit « ou n’ot esté », il traduit « darin er vor nie
komen was », c’est-à-dire qu’il n’y est jamais entré.
La version allemande nous apprend que Mélusine avait bâtie elle-même la
pièce dans laquelle elle s’est retirée, ce qui nous rappelle, au moment opportun, à
savoir juste avant la découverte de son caractère « monstrueux » et surnaturel, les
pouvoirs magiques de Mélusine. Au regard des traductions françaises, on s’aperçoit
que Pastré se montre plus fidèle à l’original que Lecouteux, en traduisant « Mélusine
l’avait bâtie », tandis que Lecouteux, qui traduit : « c’est Mélusine elle-même qui
l’avait faite construire », semble se laisser guider par sa connaissance de l’histoire,
sachant bien que Mélusine emploie des « ouvrier faés » pour effectuer les travaux de
construction.
Thüring précise que Mélusine a construit cette chambre « zů ir heymlicheit »,
« pour son intimité » ou « pour son secret ». Le mot est à même de souligner le
désir de Mélusine de se retrouver seule, et nous renvoie à ce qu’elle cache, à son
intimité. Là encore, les traductions françaises divergent : Claude Lecouteux
appauvrit la polysémie du mot par une sorte d’anticipation, « pour y cacher son
secret » ; Jean-Marc Pastré l’appauvrit en se concentrant sur l’idée de solitude,
« pour s’y retirer seule », délestant « heymlicheit » des références à l’intime.
Il semble que par cet ajout, Thüring traduise quelque chose d’important, que
nous développerons plus loin, à savoir qu’avec le traducteur allemand, l’on passe
d’un discours prétendu de vérité (le texte de Coudrette) à un discours véhiculant
21
une réflexion sur la création littéraire. La position intermédiaire, paradoxale, de
Mélusine, que l’on a mise en avant ailleurs38, se retrouverait dans le fait que l’on
puisse voir la fée comme une créature, mais aussi comme une créatrice de fiction…
Raymondin se retrouve face à la porte close de la chambre où Mélusine s’est
enfermée, porte dans laquelle il va creuser un trou à l’aide de son épée39. C’est par là
qu’il va pouvoir observer son épouse dans son bain :
COUDRETTE
La regarde, si apperçoyt
Mellusigne qui se baignoit ;
Jusqu’au nombril la voit si
blanche
Comme la nege sur la branche,
Le corps bien fait, fricque et joly,
Le visage fres et poli ;
Et a proprement parler d’elle,
Oncques ne fut point de plus
belle.
LECOUTEUX
(…) et vit son épouse assise, nue,
dans un bain. Au-dessus de la
ceinture, elle était femme
extraordinairement belle, avec un
buste et un visage d’une indicible
beauté,…
ROMANS
At the hole beheld,
perceyving full welle
Melusine, hou she bathed
euerydell,
Unto hir navel shewing ther
full white,
Like As is the snow A faire
branche vppon,
The body welle made, frike
in ioly plite,
The visage pure, fresh,
clenly hir person,
To properly speke off hir
faccion,
Neuer non fairer ne more
reuerent ;
PASTRE
(…) et vit sa femme assise
au bain, nue, et sa personne
était jusqu’à la taille
incroyablement belle,
indiciblement belle de corps
et de visage.
THÜRING
(…) und sach, das sin wip und
gemachel in eynem bade
nacket saß, und sü was vom
nabel uf ein uß der acht
schöne wiplich bilde, von libe
und angesicht unsaglich
schön.
HARF
Il regarde et découvre
Mélusine au bain : il la voit,
jusqu’à la taille, blanche
comme la neige sur la
branche, bien faite et
gracieuse, le visage frais et
lisse. Certes, on ne vit jamais
plus belle femme.
On peut encore critiquer certains choix du traducteur anglais, de rendre par
exemple « joly » par « in ioly plite », littéralement « dans une belle condition », « plite »
étant ajouté comme une cheville affaiblissant le sens de l’adjectif français avec une
précision dénuée de tout intérêt. Mais la traduction la plus discutable est celle de la
comparaison avec « la nege sur la branche », comparaison un peu plate que se garde
bien de traduire Thüring : le traducteur anglais introduit l’adjectif « faire » pour
arriver au bon nombre de pieds, et aboutit à un vers qui frôle le ridicule, avec cette
mention d’une « jolie branche » : « Like As is the snow A faire branche vppon ».
Autrement plus intéressante est la traduction de Thüring. Le doublet « sin wip
und gemachel » semble dramatiser la découverte que va faire Raymondin : Thüring
Voir notre article : Magalie WAGNER, « “La se bouta ou n’ot esté” : l’initiation mélusinienne », consultable sur le site
du D.E.S.E.
39 Pour une étude comparée des passages que nous avons occultés dans le cadre de cet article, voir : Annexe, p. 31 à
36.
38
22
efface le prénom Mélusine dans le texte de Coudrette et le remplace par deux
synonymes mettant en relief le fait que cette « créature monstrueuse » que
Raymondin va découvrir est, malheureusement, son épouse. Lecouteux a peut-être
davantage ressenti ce désir du traducteur que Pastré, puisqu’il traduit par le doublet
équivalent « sa femme et épouse », alors que Pastré se contente de « sa femme ».
Par la suite, à cette volonté de rendre pathétique la situation de Raymondin
s’ajoute une soif de réalisme, comme pour mieux faire adhérer le lecteur à l’histoire
et devancer ses doutes quant à sa véracité. Ainsi, Thüring nous précise que
Mélusine « est assise », « saß », dans son bain, renvoyant à la réalité de l’époque,
puisqu’on se baignait généralement assis dans des cuves en bois. Elle est, bien sûr,
« nacket », précision qui attire l’attention sur le corps de Mélusine, mais également
sur la dimension potentiellement érotique de la scène, érotisme qui ne fera que
mieux ressortir, a contrario, la monstruosité de ce corps.
Mais là où les traductions ne s’accordent pas, c’est à propos du « nombril » :
alors que Coudrette, Thüring et le traducteur anglais parlent du « nombril » de
Mélusine (« hir navel », « sü was vom nabel »), les traducteurs français ont déplacé la
« frontière » sur le corps de la fée : Pastré et Laurence Harf-Lancner parle de sa
« taille » et Lecouteux de sa « ceinture ». Certes, il est sans doute plus correct de
traduire ainsi la « jonction » des deux parties, mais il est probable que la mention du
« nombril » dans le texte original ne soit pas insignifiante. D’ailleurs, Mélusine est
toujours représentée avec un nombril, comme pour faire entendre son
appartenance, de moitié, au monde des humains, puisqu’elle est née d’une femme.
Elle n’est donc pas entièrement monstrueuse, pas intégralement serpente. Peut-être
faut-il alors en conclure qu’aux alentours du XVe et du XVIe siècles, les lecteurs de
l’histoire pouvaient avoir un doute quant à la demi-humanité de Mélusine : sous
l’influence d’un christianisme omniprésent et de croyances superstitieuses, ils
auraient pu reléguer définitivement Mélusine dans le monde surnaturel et
démoniaque. Mais surtout, le nombril est ce qui relie la mère à l’enfant, et il
souligne bien la capacité de Mélusine à engendrer, à créer. Tandis que sa queue fait
d’elle un personnage de fiction, un être surnaturel, son nombril la rattache encore
au monde des humains.
Cependant, Thüring ne tarde pas à lui dénier cette part d’humanité, la faisant
glisser dans l’univers de la fiction, ce qu’invite à penser l’expression « ein (…) schöne
wipliche bilde », que Lecouteux rend simplement par le mot « femme » et que Pastré
traduit par « sa personne ». Or, littéralement, il faut comprendre « une belle image
de femme », et le choix du mot « bilde » est des plus intéressants. Il renvoie en effet
au caractère « illusoire » de Mélusine, dont l’apparence féminine ne serait qu’un
leurre, un déguisement qu’elle aurait revêtu pour s’insinuer dans la société des
hommes40. Cette idée était déjà contenue chez Coudrette au moment de la
rencontre entre Raymondin et la fée, celui-ci la prenant pour un « fantosme »
(« Lors cuide que fantosme soyt » ; dans la traduction allemande : « er erschrack (…)
ob dis ein gespenst oder sust ein frowe were »41). Ce doute quant à la réalité de l’existence
40
41
Voir aussi : supra, à propos de la traduction anglaise, p.17-18.
Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, édition de Karin SCHNEIDER, op. cit., p. 42, l. 15-16.
23
de Mélusine, dont on se demande si elle n’est pas sortie de l’imagination de
Raymondin, pose aussi la question de la création littéraire, et artistique d’une
manière générale. Mélusine, créature merveilleuse aux capacités créatrices
surnaturelles semble avoir pour seule ambition de s’incarner, de passer de la
« fiction » à la réalité, de devenir une femme « naturelle ». Cette « belle image de
femme », elle paraît l’avoir endossée comme un costume de scène, pour jouer son
rôle dans une œuvre dont la dimension théâtrale est sensible, par exemple, dans
certaines scènes comme celle de la pamoison de Mélusine, dans sa longue tirade
d’adieux au ton élégiaque pareille à celui des Ariane et autres femmes abandonnées
par leur traître d’amant, ou dans les nombreux dialogues qui jalonnent le texte.
Cette réflexion sur la « littérarité » de Mélusine se confirme d’ailleurs dans le choix
de l’adverbe « unsaglich », « indiciblement », par Thüring. Enfin, cette expression
pose aussi la question de l’évolution du mythe, devenu légende avant de se dégrader
en roman pour finir par n’être plus qu’une « belle image ».
Femme « jusqu’au nombril », elle est serpente en dessous :
COUDRETTE
Maiz queue ot dessoubz de serpent,
Grande et orrible vrayement :
D’argent et d’asur fu burlee ;
Fort s’en debat, l’eaue a croulee.
LECOUTEUX
(…) mais sous la ceinture, la partie
inférieure de son corps s’achevait par
une queue de serpent longue et
hideuse, bleu azur, tachetée de blanc
argenté et parsemée de rondes
gouttelettes d’argent.
ROMANS
But A taill had beneth
of serpent !
Gret and orrible was it
verily ;
With silver And Asure
the tail burlid was,
Strongly the water ther
bete, it flashed hy.
PASTRE
Mais elle avait en
dessous de la taille une
grosse, longue et
horrible queue de
serpent burelée d’azur
et d’argent.
THÜRING
Aber vom nabel hin der under
teil was ein grosser langer
fyentlicher wurms schwantz
von blawer lasur mit wisser
silbrin farbe und runden
silberin tropfen gesprenget.
HARF
Mais son corps se termine par
une queue de serpent, énorme
et horrible, burelée d’argent et
d’azur. Elle l’agite violemment
dans l’eau.
A nouveau, Thüring s’écarte du texte original par des ajouts. Nulle mention
en effet de « wisser silbrin farbe », de « taches blanc argenté », chez Coudrette. Nulle
mention non plus d’une quelconque « asper[sion] de rondes gouttelettes
argentées », « runden silberin tropfen gesprenget ». Il semble que Thüring souhaite donner
à voir la queue de serpent de la manière la plus précise et la plus détaillée possible.
En revanche, il ne traduit pas le terme d’héraldique « burlee » (« rayée »), qui établit
un parallèle entre les couleurs de la queue de Mélusine et celles du blason des
Lusignan : il se contente de rendre « D’argent et d’asur fu burlee » par « von blawer
lasur ». L’effacement du mot « burlée »chez Thüring paraît poursuivre son travail de
dé-historicisation de Mélusine. Il sort du discours héraldique, réaliste, qui rattachait
Mélusine à l’Histoire en la reliant à la famille des Lusignan, pour offrir une
description davantage littéraire, artistique, la faisant quitter à nouveau la réalité pour
lui faire embrasser le statut de créature de fiction uniquement.
24
En ce qui concerne les « wisser silbrin farbe », Thüring se serait peut-être laissé
influencer par les illustrations du, ou des, manuscrits qu’il aurait eus entre les mains,
car certaines d’entre elles représentent en effet la queue de serpent recouverte de
taches. Peut-être alors le second ajout, celui des « gouttes rondes argentées »,
traduirait-il l’hésitation de Thüring face à ces images : les « taches blanc argenté »
que l’on voit sur la queue de Mélusine sont-elles des taches de couleur (« farbe ») ou
des gouttes d’eau dont elle se serait « aspergée » (« gesprenget ») ? Dans le doute,
Thüring l’aurait traduit des deux façons.
Les traducteurs français n’ont semble-t-il pas voulu rendre ce détail des
« projections d’eau ». Claude Lecouteux est le plus proche du texte de Thüring,
mais il ne prend pas de risque en traduisant par « tachetée de blanc argenté et
parsemé de rondes gouttelettes d’argent », le participe passé « parsemé » pouvant
référer aussi bien à des « taches de couleur » (les deux éléments signifiant dès lors
exactement la même chose) qu’à des gouttes d’eau. Jean-Marc Pastré, quant à lui,
réduit considérablement le texte, en ne faisant allusion ni aux « wisser silbrin farbe » ni
aux « runden silberin tropfen », écartant toute difficulté interprétative et retournant de
plus près au texte original, celui de Coudrette. D’ailleurs, l’avantage donné au texte
de Coudrette par rapport à celui de Thüring par Pastré se discerne nettement dans
l’utilisation du mot « burelée », absent de la traduction allemande. Pastré fait donc
une infidélité de taille à son texte source.
Il peut sembler surprenant que les traductions divergent tant de l’original à
propos de cette scène qui est pourtant le cœur du roman, d’autant plus que l’écart
se poursuit :
COUDRETTE
Quant Raimon l’a apperceüe,
Qui oncques ne l’avoit veüe
En tel estat ainsi baignier,
Adonc se print il a seignier
Et se doubta moult
grandement.
Dieu reclama devoctement,
Mais nonpourtant tel paour ot,
Pour pou ne pouoit dire mot.
ROMANS
When that Raymound
perceived this cas,
Which neuer beforn to sight
gan purchas
In such A state to bath, ther
hym blessed faste,
Gretly doubted, cried to god
in haste,
But nohgt-for-that so
moche of drede had,
That vnnethes might outre
wurde ne say.
LECOUTEUX
PASTRE
Lorsque Raymond reconnut
Quand il vit que sa femme
son épouse en cette créature
était cette créature
horrible et étrange, il en fut
monstrueuse et bizarre,
bien troublé et peiné, il
Raymond fut empli
s’effraya fort et resta là,
d’affliction ; étant en proie à
debout, si rempli de crainte et la détresse, il conçut de cette
de peur que la sueur perlait sur affaire une peur immense.
son front.
De crainte et de souci, il se
mit à suer.
25
THÜRING
Raymond do er düse grüsenlich
und frömde geschöpfte an
synem gemachel sach, do wart er
gar sere betrübet und von allem
synem gemüte bekümbert und
erschrack uß der achte von düser
geschickt und stund also von
forcht und in sorgen, das im der
sweiß von not ußgieng.
HARF
A ce spectacle, Raymondin qui
jamais ne l’avait vue se baigner
sous cette forme, se signe,
rempli de frayeur. Il implore le
secours de Dieu, il a si peur qu’il
ne peut presque plus parler.
Si le traducteur anglais suit Coudrette de près, les allusions religieuses
exceptées, Thüring, quant à lui, insiste avec force sur les sentiments de Raymondin,
qui vont de la tristesse (« betrübet », « attristé, affligé ») et la peine (« in sorgen ») à la
détresse (« von not »), en passant par le « souci » (« bekümbert », « affligé, soucieux »),
la peur (« von forchte »), l’épouvante (« erschrack », « s’effraya, s’épouvanta »). Cette
palette d’émotions a pour effet de le faire « suer », alors que cette précision est
absente du texte de Coudrette. On se souvient que Thüring avait refusé de traduire
« tressue de dueil et d’ire », au moment où Raymondin réagit aux paroles de son
frère : il a fait glisser cette mention de la sueur d’avant à après la scène de la surprise
au bain. La sueur apparaît comme un moyen pour Raymondin de « faire sortir » ses
émotions, « ußgieng » venant de « ausgehen » signifiant « sortir » ; encore une fois,
Thüring veut donner à voir, Raymondin exprimant ses sentiments par son aspect
physique. De plus, cette sueur sur son corps peut aussi établir une sorte de jeu de
miroir avec Mélusine, recouverte d’eau.
Le traducteur anglais, qui semble réifier Mélusine (« When that Raymound
perceived this cas », les démonstratifs se référant à la queue de serpent mais pouvant
être compris comme référant à Mélusine d’une manière générale), et le traducteur
allemand, qui parle d’une « créature », « geschöpfte », qualifiée par un doublet
insistant : « grüsenlich und frömde », sont tous deux plus explicites et plus sévères que
Coudrette à l’égard de Mélusine. Tous deux effacent ce qui renvoie à la religion
dans le texte de Coudrette : en anglais, les quatre vers du texte original sont
condensés en moins de deux vers (« ther hym blessed faste, / Gretly doubted, cried to god in
haste ») ; en allemand, il n’y a plus aucune mention de Dieu, ni du fait que
Raymondin se signe. Le processus de « déshumanisation » de Mélusine se poursuit :
alors qu’avant elle avait encore un nombril, elle est ensuite devenue une « belle
image » chez Thüring, et se transforme à présent en « créature ».
Le choix du mot « geschöpfte » est révélateur. Le verbe « schopfen » signifie en
effet « tirer, puiser de l’eau », ce qui renvoie Mélusine au milieu aquatique auquel
elle pourrait appartenir, d’autant plus que Thüring avait plus haut « aspergée » sa
queue de gouttes d’eau. Elle semble comme surgie des eaux, à l’instar de Vénus.
Mais le verbe « schopfen » signifie aussi « créer », comme dans l’expression : « ein
Werk schopfen », « créer une œuvre » : cela nous renverrait à l’idée de
Mélusine/créature littéraire, Mélusine/œuvre d’art.
Après avoir découvert le secret de sa femme, une fois les premières émotions
passées (sur lesquelles Thüring met l’accent), et avant de retourner auprès de son
frère, Raymondin réfléchit et prend soin de reboucher le trou dans la porte :
COUDRETTE
Mais affin que le trou
estouppe,
Un petit drapellet decouppe
Et de la cirë avec mesle ;
Le trou estoupe et bien sëelle,
Qu’omme ne pot veoir par la.
ROMANS
But to Ende the hole were
stopped & faste made,
A litell cloute cute he with-out
delay.
With wax melled, stopped the
hole Always,
26
THÜRING
Doch er besinte sich und
vermachte das löchlin, so er
mit dem swert gemachet hatt,
wider mit eynem tuchlin und
wachs und versach sich nit, das
sin gemachel befunden hette,
Adoncques se party de la,
That by it might noght man
Vers son frere voult repairier perceiu no-thyng.
Dolent de cuer, n’y ot qu’irier. Fro thens departed he tho,
faste going.
Towards his brother thought
he to repaire,
Dolorous of hert, full of wrath
that stounde.
LECOUTEUX
Il réfléchit toutefois et, de
même qu’il avait fait un petit
trou avec son épée, il le
reboucha à l’aide d’un petit
morceau de toile et de cire.
Ne doutant point que son
épouse l’ait vu, il s’en
retourna, silencieux, furieux et
très irrité contre son frère,
après avoir fort bien scellé le
trou afin que nul ne puisse
regarder par là, et, courroucé,
il retourna auprès de son
frère.
PASTRE
Mais, se ravisant, il boucha,
avec un bout de tissu et de la
cire le trou qu’il avait fait avec
son épée et, se gardant bien de
rejoindre sa femme, sans mot
dire, plein de colère et de
hargne vis-à-vis de son frère.
Après avoir rebouché
hermétiquement le trou, afin
que personne ne puisse
regarder à l’intérieur, Raymond
revint vers son frère en grand
courroux.
und kerte damit swigend von
dannen in grossem zorn und
widermůt über synen brůder ;
und er besiglete nů das loch
wol und schön widerumb, das
nyeman hinin gesehen möchte,
und kam wider zů sinem
brůder in grossem zorn und
grymmikeit.
HARF
Mais afin de boucher le trou, il
découpe un petit morceau de
tissu qu’il écrase avec de la
cire : il bouche le trou
hermétiquement, afin
d’empêcher quiconque de voir
à l’intérieur de la pièce. Puis il
s’éloigne et rejoint son frère,
plein de douleur et de colère.
Les traductions se rejoignent sur la façon dont Raymondin rebouche le trou,
à ceci près que le verbe choisi par Coudrette, « sëelle[r] », est rendu différemment :
le traducteur anglais recourt simplement à l’expression « stop[…] the hole »
(« boucher le trou »), plutôt qu’au verbe « to seal » ; Thüring reste fidèle, écrivant que
« er besiglete (…) das loch », « besiegeln » signifiant « sceller, apposer un sceau ».
Lecouteux traduit bien « après avoir (…) scellé », mais Pastré et Laurence HarfLancner utilisent tous deux l’expression « (re)boucher hermétiquement », ce qui
peut sembler critiquable non seulement parce que l’expression n’est pas très
gracieuse, mais aussi parce qu’elle occulte les sous-entendus qu’implique le choix du
verbe « sceller »42. En effet, Coudrette précise que Raymondin bouche le trou avec
du tissu et de la cire, ce qui ne manque pas de faire penser à l’apposition d’un
sceau : le choix du verbe « sëeller » était justifié. Et ce d’autant plus que tout au long
de l’œuvre le motif de la lettre tient une place importante. Ainsi, ce sont des lettres
qui apportent d’heureuses nouvelles de leurs fils à Mélusine et Raymondin :
La traduction de Pastré pose d’ailleurs un problème de taille du point de vue syntaxique : « Mais, se ravisant, il
boucha, avec un bout de tissu et de la cire le trou qu’il avait fait avec son épée et, se gardant bien de rejoindre sa
femme, sans mot dire, plein de colère et de hargne vis-à-vis de son frère. ». En effet, qu’introduit cette conjonction
« et » ? Quelle est la proposition principale que complètent les circonstancielles « se gardant bien de rejoindre sa
femme, etc. » ? S’agit-il d’une étourderie de la part du traducteur ou d’une erreur d’édition ? Il est en tout cas
regrettable que celle-ci survienne au point le plus important du récit, là où l’attention du lecteur est à son
paroxysme…
42
27
Et vont venir deux messagiers
Qui apportent lettres et briefz
De par Anthoine le puissant
Et Regnault le roy souffisant.
Les lettres baillent a Raimont,
Il les prent et la cire ront ;
De mot a mot les lettres list,
Dont de joye le cuer lui rit.43
C’est encore par une lettre de son père que Geoffroy apprend que son frère
Fromont est entré dans les ordres :
Quant le message descendy
De par son pere et luy tendy
La lettre qu’il lui envoyoit.
Gieffroy les list et quant il voit
Que son frere est moynes renduz,
Il amast mieulx qu’il fust penduz.
Encore les list derechief,
Dont au cuer ot dueil et meschief.44
Mais bien avant cela, Mélusine avait insisté pour que Raymondin demande à son
seigneur que son « guerredon » soit mis par écrit : « Faictes que vous en ayez
lettre »45, et son futur mari s’exécutera. Le texte de Coudrette mettra alors en relief
le « sceau » :
Ses lettres faire lui en font,
Subtillement furent devisees,
Puis escriptes et puis seellees
Du grant sëel au nouveau conte
Qui bel estoit et de grant compte.
Les haulx barons firent touz mettre
Leurs grans sëaulx en celle lettre.46
Il se pourrait qu’il y ait ici une réflexion sur l’écriture et sur la lecture. Les
lettres sont-elles censées être garantes de la véracité de l’histoire ? C’est en effet
pour certifier de l’attribution des terres, dont l’étendue sera largement majorée par
la ruse, que Mélusine exige qu’il fasse faire des « lettres ».
Par ailleurs, le verbe « sëeller » peut aussi signifier « cacher » : apposer un
sceau sur la porte dans le but que personne ne puisse plus regarder par là, c’est
maintenir le secret, cacher le caractère merveilleux de Mélusine, lui permettre de
continuer à « jouer son rôle » de femme « naturelle ». Dès lors, le lecteur
s’apparente au voyeur, brisant le sceau pour lire et regarder à l’intérieur, et, par là
même, prendre connaissance du secret de Mélusine. Une fois celui-ci connu, il n’est
plus guère possible de la considérer comme une femme humaine : l’acte de lecture
assimilé à l’acte de voyeurisme renvoie la fée dans l’univers merveilleux de la fiction
et la condamne à n’être, pour l’éternité, qu’une « créature littéraire ». Le geste de
COUDRETTE, op. cit., p. 207, v. 2941 à 2948.
Ibid., p. 225, v. 3503 à 3510.
45 Ibid., p. 131, v. 727.
46 Ibid., p. 137, v. 870 à 876.
43
44
28
Raymondin, de boucher le trou et de poser les « scellés », permet de retarder le
moment du départ obligé de Mélusine, puisque personne d’autre n’a pris
connaissance de son « inhumanité ». Mais dès lors qu’il y a témoins, qu’ils soient
auditifs ou visuels, Mélusine est perçue comme n’appartenant pas au monde réel.
On se souvient d’ailleurs que le texte de Coudrette était récité en public, donc
entendu avant d’être lu, ce qui explique pourquoi Mélusine disparaît du moment
que Raymondin exprime sa « fictionnalité », son caractère surnaturel, à voix haute,
devant un public.
Les quelques points qui ont attiré notre attention dans cette dernière partie
donnent à penser qu’avec le texte de Thüring en particulier se traduit
l’aboutissement d’un processus de démythification de Mélusine, réduite à n’être
plus qu’une œuvre d’art, une « créature » littéraire au sens fort du terme. De déesse
qu’elle était à l’origine, puisque c’est d’une déesse-mère primitive qu’elle hérite
d’après la plupart des spécialistes, elle est devenue figure mythique, avant de passer
à la légende et de s’inscrire dans l’Histoire en tant que « mère des Lusignan ». Elle
est ensuite devenue personnage de roman, mais d’un roman dont son auteur,
Coudrette, ne cesse de nous affirmer qu’il ne dit que la vérité. Thüring, qui tend à
gommer ces assertions de véracité, semble, enfin, ne plus voir en elle qu’une « belle
image ».
En effet, Thüring parle d’elle comme d’une « belle image de femme »,
expression qui lui dénie toute existence réelle et la réduit à une « apparence », une
« illusion ». Créature de fiction, elle s’incarne dans l’œuvre d’art, littéraire et
« picturale », si l’on pense aux illustrations des manuscrits. Ce sont d’ailleurs ces
illustrations qui semblent avoir inspiré Thüring quand il donne tant de détails à
propos de la queue de Mélusine, tout en taisant la référence à la réalité que
constituait le verbe « bureler », terme d’héraldique qui renvoie au blason des
Lusignan, excluant ainsi toute possibilité d’inscrire Mélusine dans l’histoire réelle.
C’est peut-être aussi la raison pour laquelle il gomme les prières de Raymondin et le
fait qu’il se signe en apercevant Mélusine : ce serait encore donner trop de réalité à
Mélusine que d’en faire un démon. Thüring préfère donc l’enfermer dans cette
pièce qu’elle-même a bâti pour cacher son lourd secret, son caractère « fictionnel »,
alors qu’elle n’aspire, et c’est là son originalité par rapport aux autres fées, qu’à être
une femme réelle, une femme naturelle, une femme humaine.
Venue des tréfonds d’un monde imaginaire aux pouvoir de création infinis,
elle a construit cette chambre dans laquelle elle se cache de la même manière que le
créateur littéraire construit le texte dans lequel il lui donne vie. Le choix du mot
« geschöpfte » fait sens : c’est à l’intérieur de cette chambre métaphore du roman que
Mélusine est créée, tirée (schopfen) de l’eau dans laquelle elle se baigne, créature
aquatique dont la queue matérialise son origine « surnaturelle », hors du monde des
vivants. C’est cette queue qu’il lui faut cacher, sceller, si elle veut continuer à être
prise pour une femme réelle, et c’est pourquoi il faut apposer le sceau sur la porte,
afin d’empêcher un éventuel « voyeur » de lire les « lettres » trahissant sa
fictionnalité.
29
Par une mise en abyme, le lecteur est assimilé à l’époux-voyeur qui observe
Mélusine à son insu, comme s’il n’avait pas le droit de lire, mais surtout, de remettre
en cause la véracité de ce qu’il lit, comme si le lecteur avait fait le pacte d’accepter et
de croire tout ce que raconte le roman, de même que Raymondin avait juré de faire
pleine confiance à Mélusine. Le bonheur que procure Mélusine à Raymondin est
comparable au plaisir que prend le lecteur et, si l’on poursuit la mise en abyme, la
queue « grosse » de Mélusine remplit d’espoir celui qui accepte de la croire, lui
faisant entrevoir d’autres « merveilles » à venir…
La comparaison des différentes traductions du roman de Coudrette nous a
permis d’embrasser les positions les plus divergentes, entre le traducteur anglais qui
s’attache à être le plus fidèle possible au texte d’origine mais dont les œillères
l’empêchent de voir à quel point son texte est désagréable à lire, et le traducteur
allemand qui s’éloigne considérablement du texte, au point d’en livrer plus une
adaptation qu’une traduction.
Ainsi, il semble que les traductions du roman de Coudrette, en franchissant
les frontières, héritent du caractère hybride de Mélusine, dont le corps fait la
jonction entre deux mondes : la traduction anglaise donne un « corps », une forme
typiquement anglaise à Mélusine, la strophe royale, et juxtapose des emprunts
calqués du français à des termes anglais, tandis que la traduction allemande
transforme le roman en vers en Prosaroman, genre typiquement germanique, et lui
adjoint des préoccupations propres à son auteur et au public qu’elle vise. Les
traductions apparaissent donc comme des hybrides, héritant à la fois d’un texte et
d’une légende aux racines profondément ancrées dans le sol français, et de traits
propres à la culture et aux attentes des lecteurs étrangers. Mais la traduction d’une
manière générale n’est-elle pas toujours une « Mélusine », proprement « d’ici et
d’ailleurs », les traducteurs s’efforçant toujours de cacher son caractère « étranger »
afin de mieux l’intégrer à leur monde ?
30
ANNEXE :
Raymondin devant la porte : étude comparée des traductions :
Raymondin se retrouve devant une porte close, constituant un seuil à
franchir, comme dans toute initiation (Claude Lecouteux le sent bien qui traduit :
« lieff an eynem kammer, darin er vor nie komen was », par « courut jusqu’au seuil d’une
pièce où il n’était jamais entré auparavant ») :
COUDRETTE
Lors a un huys apperceü
De fer devant lui et veü.
A moult de choses lors pensa,
Et puis après se pourpensa
Que sa femme fait mesprison
Et vers lui tort et traÿson.
ROMANS
There A dore tho perceived
he certain
Of yre Aforn hym with hys
eyes twain.
In moche thing thought,
And after thought Anon,
That hys wife had do som
misdeed tho,
And towards hym som
wrong or treson.
LECOUTEUX
PASTRE
Il arriva devant une porte de fer, (…) ; il trouva une porte de
s’y arrêta, se demandant ce qu’il fer. Il s’arrêta et songea à ce
devait faire et, pensant aux
qu’il devait faire, mais les
propos de son frère, il lui vint à paroles de son frère lui
l’esprit que sa femme lui était
donnèrent à penser que sa
infidèle, le trahissait et agissait
femme le trahissait, qu’elle
en ce moment peut-être en ce
le trompait peut-être au
sens, ce qui les outrageait elle et point de se déshonorer et
lui.
de lui faire partager sa
honte.
THÜRING
(…), und kam an ein yserin tür.
Do stunt er und bedachte, was
im zů tuned were, und nach sins
brůders worten do kam im zů
synne und gedachte, das sin wip
gegen im ungetrüwelich füre
und bulery trib und villicht ietz
an sollichen enden wer, deß sü
und er laster hettent.
HARF
Il voit devant lui une porte de
fer. Il réfléchit longuement mais
se disant que sa femme est
criminelle et le trahit, …
La traduction anglaise est ici très fidèle, mais toujours aussi lourde : que dire
de ce « twain » à la rime, précisant qu’il voit la porte devant lui « de ses deux yeux » ?
Thüring, en revanche, fait encore une fois des ajouts : il choisit de rendre la
répétition « pensa » et « se pourpensa » par un développement sur ce que
Raymondin est en train de penser, sans pour autant esquiver les deux occurrences
de « bedachte ».
Ainsi, Thüring précise que Raymondin se rappelle les paroles de son frère :
« und nach sins brůders worten do kam im zů synne und gedachte », et surtout, qu’il est en
train de s’imaginer ce qui se passe de l’autre côté de la porte, invitant le lecteur à
entrer dans l’esprit du héros (« im zů synne »), suscitant un effet de suspense
appréciable et davantage entretenu que chez Coudrette : « und villicht ietz an sollichen
ede wer, deß sü und er laster hettent. ».
Dans ses choix lexicaux Thüring est peut-être plus explicite que Coudrette,
recourant à l’expression « bulery trib » que l’on pourrait traduire approximativement
par « elle se livre à la galanterie », « Buhlerei » signifiant « courtisanerie, luxure »,
« Buhler », l’amant, le galant et « Buhlerin » pouvant désigner péjorativement une
31
courtisane. Thüring semble insister davantage sur l’adultère et l’idée de luxure,
donnant à voir Mélusine comme une femme adonnée au plaisir, presque une
« courtisane »47. Quant à la fin de la phrase, « sie und er laster hettent », elle souligne
d’une part, dans un sous-entendu teinté de moralisme, que dans un couple la faute
de l’un rejaillit inévitablement sur l’autre (ce que l’on percevait déjà nettement dans
les reproches concernant l’impolitesse de Mélusine à l’égard de « ses » invités, qui le
sont tout autant que ceux de son époux), et d’autre part, elle annonce implicitement
le « vice », le « défaut » (« laster ») de Mélusine, sa queue de serpent.
Le texte plus « explicite » de Thüring paraît anticiper sur le spectacle qui
s’offrira par la suite à Raymondin : sa femme en « sirène » luxurieuse, dotée d’une
tare physique. Les deux traductions françaises gommeront ces détails qui de
manière implicite réfèrent à la suite du texte sans pour autant le moins du monde
gâcher le suspense. Lecouteux et Pastré choisiront de les rendre de manière plus
générale par le champ lexical de la trahison et du déshonneur. Une chose est à
remarquer : Pastré élimine la notation temporelle et ne traduit pas « ietz » qui,
pourtant, avait le mérite de permettre l’adhésion du lecteur aux pensées du mari, de
se mettre à sa place, et de partager ses inquiétudes du manière tout à fait réaliste,
tout en justifiant, d’une certaine façon, son besoin d’espionner sa femme pour se
rassurer.
Par ailleurs, on constate des changements quant à la syntaxe : Thüring s’était
arrêté au moment où Raymondin se trouvait devant la porte, puis il consacre une
phrase sur ce qui lui « vint à l’esprit » (d’après la traduction de Lecouteux). Pastré
est resté fidèle à la construction de Thüring, mais Lecouteux a préféré commencer
une nouvelle phrase à partir de l’arrivée de Raymondin devant la porte, arrêtant la
phrase précédente sur l’idée de « secret » (« pour y cacher son secret »). Cette
construction choisit de laisser en suspens l’idée « de secret », de quelque chose de
caché, ce qui se justifie tout à fait. Ensuite, l’arrivée « devant une porte de fer »
s’inscrit dans une progression de faits logiques : arrivée devant la porte – arrêt –
réflexions. Le texte de Thüring subit donc un infléchissement, mais qui ne lui est
pas nuisible, puisque Lecouteux participe d’autant mieux à l’entretien du suspense
auquel l’auteur suisse semblait attaché.
Laurence Harf-Lancner bouleverse aussi quelque peu la syntaxe de
Coudrette, introduisant un « mais » adversatif et un participe présent « se disant »,
auquel nous aurions préféré « s’étant dit », afin de mieux rendre l’enchaînement, car
ce n’est qu’après avoir pensé que sa femme le trompait que Raymondin décide de
faire un trou dans la porte.
COUDRETTE
Lors tire du foureau l’espee,
La pointe a contre l’uis posee ;
Tant boute par cy et par ça
Que l’uys de fer oultre perça.
ROMANS
Then drawing his swerd the
scaberge fro,
The point gayn the dore put
he ther-vnto,
THÜRING
Er zoch sin swert uß und
suchte, wo er mochte ein loch
finden, da durch er synes
gemachel gewerbe sechen
D’ailleurs, la description que donne Jean d’Arras de la scène du bain, Mélusine se peignant les cheveux, et les
représentations qui en sont faites couramment, se coiffant un miroir à la main, tendent bien à la présenter comme
une coquette, une séductrice, une « prostituée ».
47
32
So he shifte And smote here
And ther so faste,
That the yren dore persed at
the laste.
LECOUTEUX
Il tira son épée et chercha un
trou par lequel il pourrait voir
ce que faisait son épouse et
apprendre ainsi la vérité et
chasser ses doutes. Il perça un
trou dans la porte à l’aide de
son épée,…
PASTRE
Il tira son épée du fourreau et
chercha ou (sic) il pourrait
trouver un trou qui lui
permettrait de voir ce que
faisait sa femme afin qu’il
puisse sortir du doute et
parvenir à la vérité. Avec son
épée, il fit un trou dans la
porte.
möchte, da durch er der
warheit zů und uß zwifel
komen möchte ; und machte
mit synem swert ein loch durch
die türe.
HARF
(…), il tire son épée du
fourreau, la pointe contre la
porte. A force de l’enfoncer, il
transperce la porte de fer.
Le traducteur anglais colle toujours de très près au texte de Coudrette,
rendant assez bien le vers : « Tant boute par cy et par ça ». Pour traduire « bouter »
qui n’a pas d’équivalent exact, il choisit de recourir à deux verbes, « shift » et
« smote », ce dernier venant de « smite », « frapper, heurter », traduisant l’idée de
violence, et à un adverbe intensifié « so faste », traduisant l’idée de rapidité, le
désordre de ses gestes, « par cy et par ça » étant rendu par « here and ther ». Aucune
des autres traductions ne sera aussi proche, semble-t-il, des intentions de Coudrette.
En effet, Laurence Harf-Lancner traduit ce vers simplement par « A force de
l’enfoncer », ce qui est loin de donner à voir les gestes de Raymondin. On ne peut
plus guère se le représenter en proie à une colère qui l’empêche d’être méthodique,
et qui l’emporte en le faisant frapper plus ou moins à tort et à travers. Le verbe
« enfoncer » ne rend pas compte non plus de la vitesse de l’action, autre preuve de
sa « fureur ». Laurence Harf-Lancner nous présente un Raymondin moins emporté,
plus réfléchi, voire même plus patient, prenant le temps « d’enfoncer » l’épée dans
la porte. On peut même aller jusqu’à dire que son texte n’est pas correct, puisque
« à force de l’enfoncer » impliquerait soit que le « geste » est unique, et non pas
répété, et appliqué dans la durée (« à force de »), et dans ce cas on a du mal à
imaginer que l’épée puisse au bout d’un moment transpercer la porte de fer, soit
qu’il l’enfonce à plusieurs reprises, ce qui ne saurait être le cas, puisque ce n’est qu’à
la fin qu’il arrive à « transperce[r] la porte de fer ».
Mais Thüring non plus ne donne pas à voir les gestes de Raymondin de
manière précise, mettant davantage l’accent sur ses motifs. Alors que Coudrette se
focalise sur l’action et sa violence, sa précipitation, Thüring semble plutôt
s’intéresser aux réflexions, aux doutes, aux pensées de Raymondin. Il n’apparaît
plus en proie à une colère qui l’empêche de réfléchir, au contraire, il commence,
avant de se fatiguer à tenter de creuser un trou dans le fer, par chercher s’il n’y en
pas déjà un dans la porte : « suchte, wo er mochte ein loch finden ». Il ajoute ensuite deux
compléments explicatifs à « ein loch », introduit par « da durch », qui souligne son
désir de « transpercer », de « voir au-delà », de voir à travers. Il joue d’ailleurs sur le
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verbe « komen » et ses composés : il cherche à parvenir, « zukommen », à la vérité et à
faire sortir, éclater, « auskommen », ses doutes (« Zweifel »).
Raymondin ne semble donc plus agir sous le coup de la colère, et ses
réflexions dont Thüring nous a fait part dès la phrase précédente justifient son
geste aux yeux du lecteur. On a dès lors l’impression que l’auteur donne raison à
Raymondin, qui, bien qu’il trahisse sa parole, est poussé par de bonnes raisons : un
mari doit savoir ce que fait sa femme, car, dans un couple, on partage tout, y
compris la honte…
Ce faisant, le texte de Thüring maintient toujours le suspense, retardant le
moment de la révélation par autant de détours dans l’esprit de Raymondin.
Malheureusement, même si on peut lui reconnaître un véritable travail d’écrivain
jusque-là (notamment par le jeu sur le verbe « komen » et par la triple occurrence de
« durch » pleine de sous-entendus), on peut critiquer sa façon d’amener la
« péripétie » suivante, le trou qu’il parvint à faire dans la porte : « und machte mit
synem swert ein loch durch die türe ». Plutôt que de le raccrocher à ce qui précède par la
conjonction « und », dont on a déjà souligné que Thüring en faisait un usage par
trop systématique, il aurait été préférable de la détacher du corps de la phrase,
comme choisit de le faire Pastré : « Avec son épée, il fit un trou dans la porte ».
Claude Lecouteux aussi choisit d’arrêter la phrase avant, mais il fera suivre « Il
perça un trou dans la porte à l’aide de son épée » de l’exclamation anticipative :
COUDRETTE
Las ! que mal laboura ce jour !
Il en perdy joie et honnour.
ROMANS
Alase ! full ill labored was that
day !
LECOUTEUX
(…), mais quelle souffrance
s’infligea-t-il alors à lui-même !
Son acte effaça la joie et le
bonheur qu’il avait ressentis
jusqu’ici.
PASTRE
Hélas ! qu’il se fit de mal à luimême ce jour-là ! Car il perdit
par là toute joie et tout plaisir
de ce monde, comme vous
allez l’entendre.
THÜRING
Ach, wie werckete er im
selbs do so übel ! Den er
verlor dadurch alle fröude
und lust düser zit, als ir
horen mügent.
HARF
Hélas ! qu’il agit mal ce jourlà ! Il devait en perdre et la
joie et l’honneur.
Une fois n’est pas coutume, le traducteur anglais refuse de traduire un vers
de Coudrette, peut-être pour maintenir une forme de suspense, bien que ce ne soit
pas dans ses habitudes ; peut-être pour arriver au beau nombre de vers dans la
strophe ; peut-être parce qu’il jugeait ce vers superflu compte tenu de ce qu’on
pouvait entendre comme prédictions inquiétantes dans l’exclamation « Alase ! full ill
labored was that day ! ». On peut également se poser la question du recours à
« labored » pour traduire « laboura » : il s’agit certes du calque anglais du mot
français, mais pouvait-il être compris dans le sens que lui donne Coudrette ? Il
semble que la tournure du vers anglais le fasse plutôt entendre au sens
d’« employer » (on pourrait traduire : « Hélas ! que ce jour fut mal employé ! »), « ce
jour » étant pris par le traducteur pour un complément d’objet du verbe, alors que
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Laurence Harf-Lancner le traduit comme le complément circonstanciel d’un verbe
intransitif : « qu’il agit mal ce jour-là ! ».
La difficulté engendrée par ce verbe « labourer » est contournée par Thüring,
qui traduit bien par un verbe signifiant « travailler », « werken », mais précise « im
übel », « pour son malheur » ou, moins joliment, « pas dans son intérêt ». Ses deux
traducteurs français optent pour des « approximations » qui font plus sens en
français.
Le texte allemand se poursuit par l’annonce du renversement de situation :
Raymondin va perdre (« verloren ») toute joie (« alle fröude », « Freude » en allemand
moderne) et tout plaisir (« lust »). On retrouve la locution « da durch » que Pastré
traduit littéralement : « par là », ce qui n’est pas très heureux en français, tandis que
Lecouteux renverse la phrase en : « son acte effaça », choix qui n’est pas meilleur,
puisqu’il efface la participation de Raymondin à son malheur. Enfin, Lecouteux
s’écarte de son texte source, ne traduisant pas « als ir horen mügent », jugé
probablement trop redondant.
COUDRETTE
Au trou mist l’ueil,
dedens regarde
De savoir ce qu’est
moult lui tarde
Certes, trop tost il le
saura
Dont au cuer grant
douleur aura.
LECOUTEUX
Raymond regarda
par le trou…
ROMANS
At the perced hole
in beheld with eye
To know what ther
was besied faste ay ;
Certes ouersone
know it shal surely,
And then in hert
gret dole shall haue
truly !
PASTRE
Raymond regarda
par le trou…
THÜRING
Raymond gesach durch das loch hinin…
HARF
Il presse son œil contre le trou, regarde à
l’intérieur, impatient de connaître le secret. Mais il
ne le saura que trop tôt, et n’en tirera que chagrin.
Nous avions remarqué à propos du passage précédent que le traducteur
anglais avait choisi d’éliminer un vers de Coudrette dans son texte : il apparaît à
présent que ce n’était pas dans le but de maintenir le suspense, puisqu’ici il ne se
prive pas de reprendre l’annonce des malheurs à venir de Raymondin. Ce n’était pas
non plus afin d’éviter la redondance, sinon que dire de ces vers, et même de
l’ensemble de son travail ? Nous ne pouvons donc pas lui prêter, pour une fois, la
louable initiative d’alléger son texte : ne reste que l’hypothèse selon laquelle il n’a
pas traduit le vers dans un souci formel d’arriver au bon nombre de vers… Même
avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas « racheter » un traducteur qui
choisit de rendre « regarde » par l’horrible pléonasme « beheld with eye », « regarde
avec l’œil ».
En ce qui concerne la traduction de Laurence Harf-Lancner, on peut
simplement lui reprocher le choix, peut-être un peu fort, du verbe « presser », qui a
cependant le mérite d’être plus poétique que le verbe « mettre » du texte de
Coudrette, et la traduction : « de connaître le secret », à la fois trop précise quant à
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l’idée de secret que ne contient pas le texte source (elle aurait pu se contenter de
traduire : « de savoir ce qu’il en est »), et trop évasive du fait de l’article défini « le ».
Quant à Thüring von Ringoltingen, il élimine tout à fait l’annonce des
malheurs à venir, évidemment très redondante puisque Coudrette vient déjà de la
formuler dans le passage précédent. Si le traducteur suisse a accepté de se plier au
jeu d’anticipation, contrairement à ses habitudes, il a cependant choisi de le faire de
manière limitée, et, surtout, avant que Raymondin ne regarde à l’intérieur,
probablement pour ne pas « polluer » le déroulement de l’action, au moment crucial
de l’histoire.
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