Autre différence entre les deux romans : celui de Coudrette est une œuvre de
commande, tandis que celui de Thüring est né d’une initiative personnelle,
revendiquée dans le prologue : « moi, Thüring de Ringoltingen, de Berne en
Üchtland, j’ai trouvé une histoire à la fois étrange et très étonnante écrite en langue
française et romane, que j’ai, de mon mieux, traduite en langue allemande et
transposée »
.
Quand il présente son travail, Thüring se veut avant tout traducteur et ne se
reconnaît aucune prétention littéraire : il livre un produit « brut », en prose, désirant
avant tout conserver l’ « essence » de l’œuvre française, « die substanz der materyen »
:
Et si je n’ai pas tout à fait traduit le sens du récit selon le livre français, j’ai cependant rendu du
mieux que je pouvais l’essence de la matière.
Donc, à l’inverse du style de Coudrette, qui se veut sophistiqué, en jouant
avec les rimes, les mots, les sons, celui de Thüring se veut épuré de toute préciosité
littéraire. Son seul souci est de donner à lire une histoire, en un style simple, clair et
concis. On peut lui reprocher sa lourdeur, sa langue étant « proche de celle des
archives, de la chronique et du récit de voyages » : c’est « celle d’un patriciat urbain
rompu dans la rédaction d’actes officiels »
. Il a une forte propension à la
coordination et la pléthore de « und » étouffe le texte. Par ailleurs, son lexique est
assez pauvre et il montre un goût prononcé pour les doublets de synonymes. En
revanche, « réduite au factuel, à l’événementiel, la narration (…) gagne en
vigueur »
, et surtout, Thüring s’illustre par une remarquable compréhension de la
langue française.
En effet, les erreurs sont rares dans sa traduction. Tout au plus pouvons-
nous relever des méprises sur des noms propres traduits comme des noms
communs ou inversement. Par exemple, quand Coudrette écrit « En la tour entre
de randon »
, Thüring, qui apparemment ne connaît pas l’expression « de randon »
(qui signifie « promptement »), traduit comme s’il s’agissait d’un nom propre : « in
den turn zů Randen »
. Il lui arrive aussi de confondre les personnages, notamment
Raymondin, le père, et Raymonnet, le fils.
Par ailleurs, l’œuvre allemande porte l’empreinte de la subjectivité de son
auteur. Il ne retranche que très peu de choses au texte de Coudrette, mais ces
coupes sont révélatrices d’un parti-pris de Thüring. En effet, ce que le traducteur
suisse élimine, d’une manière générale, ce sont les « effets d’annonce ». Le poème
de Coudrette se répète souvent ; des épisodes peuvent être racontés plusieurs fois, à
divers endroits du récit. Coudrette évoque les faits avant qu’ils n’aient lieu, « le
Thüring von RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 33-34.
Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, nach den Handschriften, kritisch herausgegeben von Karin
SCHNEIDER, Berlin, éd. Erich Schmidt, coll. Texte des späten Mittelalters, 1958, p. 36, ligne 21.
Thüring de RINGOLTINGEN, Mélusine et autres récits, op. cit., p. 34.
Jean-Marc PASTRE, dans sa traduction : Thüring von RINGOLTINGEN, Melusine, op. cit., p. VIII.
Ibid., p. IX.
COUDRETTE, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, édition avec introduction, notes et glossaire établie par
Eleanor ROACH, Paris, éd. Klincksieck, p.1982, p.284, v.5329.
Thüring von RINGOLTINGEN, édition de Karin SCHNEIDER, p. 111, l. 28.