Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal Tableaux Parisiens, XCIII (1861) A Une Passante Gérard de Nerval Odelettes (1853) Une allée du Luxembourg La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ; Elle a passé, la jeune fille Vive et preste comme un oiseau : A la main une fleur qui brille, A la bouche un refrain nouveau. Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. C'est peut-être la seule au monde Dont le cœur au mien répondrait, Qui venant dans ma nuit profonde D'un seul regard l'éclaircirait ! Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? Mais non, ma jeunesse est finie... Adieu, doux rayon qui m'as lui, Parfum, jeune fille, harmonie... Le bonheur passait, il a fui ! Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais. Paul VERLAINE Poèmes saturniens Guillaume APOLLINAIRE, Œuvres poétiques (1866) (1903) Mon Rêve familier Poème à Yvonne Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime, Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. 5 Vous dont je ne sais pas le nom ô ma voisine Mince comme une abeille ô fée apparaissant Parfois à la fenêtre et quelquefois glissant Serpentine onduleuse à damner ô voisine Et pourtant sœur des fleurs ô grappe de glycine 10 En robe verte vous rappelez Mélusine Et vous marchez à petits pas comme dansant Et quand vous êtes en robe bleu-pâlissant Vous semblez Notre-Dame des fleurs ô voisine Madone dont la bouche est une capucine 15 Sinueuse comme une chaîne de monts bleus Et lointains délicate et longue comme un ange Fille d'enchantements mirage fabuleux Une fée autrefois s'appelait Mélusine Ô songe de mensonge avril miraculeux 20 Tremblante et sautillante ô vous l'oiselle étrange Vos cheveux feuilles mortes après la vendange Madone d'automne et des printemps fabuleux Une fée autrefois s'appelait Mélusine Êtes-vous Mélusine ô fée ô ma voisine Car elle me comprend, et mon cœur transparent Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant. Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore. Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore Comme ceux des aimés que la Vie exila. Son regard est pareil au regard des statues, Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L'inflexion des voix chères qui se sont tues.