Communication interculturelle 2
La culture chinoise et la modernisation
跨文化交际第二讲
中国文化与现代化
1. La face, un défaut des Chinois ?
La notion de face représente un des traits les plus caractéristiques
des Chinois. Les auteurs occidentaux, quand ils abordent les
comportements du peuple du milieu, ne manquent pas de la
mentionner et se font souvent un plaisir de raconter des anecdotes plus
ou moins caricaturales. Mais il peut être délicat pour un Chinois d’en
parler et de la révéler aux étrangers, car pour certains, elle renvoie à
un des défauts des Chinois. En effet, un dictionnaire chinois la définit
comme « une vani superficielle. » En Chine, nous avons pour
principe « de ne pas étaler les scandales de famille en public » comme
l’exprime un de nos proverbes dont l’équivalent français est : « il faut
laver son linge sale en famille ». Nous voici entrés d’emblée dans un
jeu de face.
Mais est-ce que la face est vraiment un défaut des Chinois ?
Notre réponse va dans le sens de la négation. E. Goffman, sociologue
américain qui s’est inspiré de la notion de face chinoise pour fonder sa
théorie sur l’interaction sociale, la définit comme : « la valeur sociale
positive qu’une personne revendique effectivement au travers de la
ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un
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contact particulier » (1974 : 9). En fait, cette notion constitue le
fondement de la culture chinoise qui, comme toute autre culture, ne
saurait être soumise à des jugements de valeur car une culture a sa
propre raison d’être. De même qu’il n’y a pas une culture meilleure
qu’une autre, il n’y a pas de mauvaise culture. Toute culture est bonne
en soi dans la mesure elle fait fonctionner une société, assure un
certain ordre social et organise les comportements des membres d’un
groupe donné. En effet, la face est la charpente organisatrice des
interactions sociales chinoises. Y. T. Lin, chercheur chinois, affirme
ceci lorsqu’il y fait référence : « Nous touchons à l’aspect le plus
subtil et le plus mystérieux de la psychologie sociale des Chinois.
Bien qu’abstraite et insaisissable, elle constitue une règle suprême
extrêmement raffinée. Elle est le principe de toute interaction sociale »
(Lin, 1990 : 183). Cette notion de face est tellement importante dans la
vie chinoise qu’elle est devenue une évidence invisible. Et essayer de
voir ou de montrer l’invisibilité n’est pas chose aisée ni toujours
agréable, car à en croire E.T. Hall : « Il est évident qu’il existe un code,
mais la plupart des individus se rebelle à l’idée de le rendre explicite.
Comme l’inconscient de Freud, l’inconscient culturel est
soigneusement caché, et comme les patients de Freud, nous sommes à
jamais mus par des mécanismes qui ne peuvent être examinés sans
aide extérieure » (Hall, 1979 : 151). Nous allons nous lancer dans
l’aventure consistant à dévoiler ce qui est profondément caché dans la
culture chinoise.
2. Les trois dimensions de la face chinoise
Si vous demandez à un Chinois de vous préciser ce que veut dire
exactement la face, vous risquez de ne pas obtenir de réponse
immédiate. En effet, malgré la portée sociale extraordinaire de ce
concept, il est difficile d’en donner une définition précise. Ainsi que le
fait remarquer Lin : « Le sens de la face n’est ni à traduire ni à définir.
La face semble relever d’une idée de prestige, ce qui n’est pas tout à
fait exact ; elle ne s’achète pas mais confère une réelle splendeur aux
individus ; elle est abstraite mais elle constitue quelque chose que les
hommes se disputent et un idéal pour lequel des femmes meurent ; elle
est invisible mais elle existe et s’étale aux yeux du public » (1990 :
183-184). Le caractère insaisissable et mystérieux de la face ne saurait
nous faire reculer devant une possible explication. Nous essayerons de
l’expliciter à l’aide d’expressions figées, car selon notre hypothèse, la
face, en tant que norme culturelle et sociale fondamentale d’une
société, doit se refléter dans les pratiques linguistiques.
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En fait, on peut distinguer trois types de face chinoise. Le
premier, représenté par le caractère « » (lian), se réfère à la
réputation morale, c’est-à-dire à la qualité qu’un individu doit
posséder pour être inséré dans la société et qui fait partie intégrante de
sa personnalité. Cette face peut être illustrée par les expressions
comme « 人人有脸, 树树有皮 » (Ren ren you lian, shu shu you pi :
toute personne a une face, comme tout arbre a une écorce) ; « 丢脸 »
(diu lian : perdre la face) ; « 没脸见人 » (mei lian jian ren : ne pas
avoir de face pour se présenter devant quelqu’un) ; « 不要脸 » (bu
yao lian : ne pas vouloir de face) ; « ... 丢脸 » (gei...diu lian :
faire perdre la face à quelqu’un), etc. Cette première face est
indispensable pour vivre dans un groupe et s’en faire reconnaître par
ses membres.
Le second type de face, traduit par les caractères « 面子 » (mian
zi), désigne plutôt le prestige social que la société reconnaît à un
groupe ou à un individu. Il se manifeste par un succès social lié à
l’effort et à l’intelligence et constitue l’environnement de la
personnalité de l’homme. On peut retrouver le sens de cette face dans
les expressions suivantes : « 他的面子比我大 » (Ta de mian zi bi wo
da : Sa face est plus grande que la mienne) ; « 有头有面 » (you tou
you mian : avoir de la face) ; « 丢面子 » (diu mian zi : perdre de la
face) ; « 给点面子 » (gei dian mian zi : donner un peu de face) ; «
要面子 » (si yao mian zi : demander de la face à tout prix) ; etc. On
voit par que si la première définition de la face évoque une entité
plutôt abstraite, ce second sens renvoie à une réalité concrète, ce dont
témoignent les verbes de sens concret qui l’actualisent : elle est
comme un objet qu’on peut avoir, perdre, donner, demander. Elle est
comme une médaille d’or que l’on se dispute au cours de la vie
sociale.
Le troisième type de face, terme ici traduit par « 面子 » (mian
zi), « 人情 » (ren qing) ou encore « 情面 » (qing mian) renvoie lui au
sentiment personnel issu d’une relation sociale. On trouve
l’expression de cette troisième face dans des formules comme : « 面子
上过不去 » (mian zi shang guo bu qu : ne pas pouvoir dépasser la
face), « 不看僧面看佛面 » (Bu kan seng mian kan fo mian : Si vous
ne considérez pas la face du moine, considérez au moins celle du
bouddha) ; « 看在我的面子上, 帮他一把吧 » (Kan zai wo de mian zi
shang, bang ta yi ba ba : Prenez en compte ma face et donnez-lui un
coup de main). « 人情一把, 你不来我不 » (Ren qing yi ba ju, ni
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bu lai wo bu qu : La face est comme le travail de la scie, s’il n’y a pas
de poussée vers l’avant, il ne peut y avoir de mouvement de retour),
« 人情急似债, 头顶锅儿卖 » [ren qing ji si zhai, tou ding guo er
mai : le sentiment personnel presse comme la dette, on doit tout
vendre (pour la payer)], etc.. Cette troisième face est le signe de
l’établissement, du maintien ou de la rupture d’une relation
interpersonnelle. Elle sanctionne ou approuve les comportements
exprimés lors de cette relation et se trouve à la base du réseau
relationnel qui joue un rôle si important dans la société chinoise.
On voit par que la face chinoise présente essentiellement trois
dimensions. Un aspect moral, un aspect social et un aspect
interactionnel, qui correspondent aux trois définitions expliquées plus
haut : la dignité humaine, le prestige social et le sentiment personnel.
Ces trois dimensions de la face sont étroitement corrélatives, mais
elles agissent à des degrés divers suivant les circonstances de
l’interaction sociale : la première face en constitue le fondement et
sans elle un sujet perdra jusqu’à sa qualité d’interlocuteur ; la
deuxième est le contenu ou l’objectif de l’interaction, ce qui engendre
la recherche d’une approbation de la part de l’autre, sinon son
admiration ; la troisième est le fil conducteur de l’interaction, de sorte
que si ce fil est rompu, il y a rupture de l’échange, tout autant que
rupture de la relation elle-même.
Quand j’explique ce qu’est la face des Chinois, je recueille
souvent deux types de réactions. La première vient surtout des
Français qui soupirent : « C’est lourd, cette face chinoise » ; la
deuxième émane plutôt des auditeurs chinois qui disent : « Ca, c’est
de la tradition ancienne ». Pour tous, la face semble peu compatible
avec les développements modernes. Nous en venons ici au cœur du
problème : la notion de face chinoise trouvera-t-elle sa place dans la
modernisation ? Est-elle condamnée à disparaître ?
3. Culture nationale et changement
Ces questions nous amènent en fait à un débat plus général
portant sur la relation entre culture nationale et changement. Tout se
modifie dans la société, et le changement acquiert souvent un statut de
valeur : il est bon de changer, de vouloir changer et d’aimer le
changement. Mais tout, dans la culture, ne se soumet pas de la même
manière à ce processus. Si la culture désigne, dans sa finition large,
tout ce qui résulte de la création humaine, elle renvoie à des contenus
différents. Selon Hall (in Gauthey et Xardel, 1990 : 21-22), on peut
distinguer trois niveaux de culture : le niveau technique, le niveau
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formel et le niveau informel. Le niveau technique est composé de
règles de fonctionnement explicites comme les lois d’un pays, les
instructions techniques d’un mécanisme ou encore le règlement
intérieur d’une entreprise. En général, des explications peuvent
justifier ces règles techniques qui sont relativement aisées à changer, à
la différence des règles informelles. Le niveau formel est composé de
règles qui se situent à mi-chemin entre les règles informelles et les
règles techniques et qui sont décodables consciemment. Il peut s’agir
de règles morales et de règles de vie en société. Ces dernières peuvent
être apprises et se transforment également plus facilement. Quant au
niveau informel, il est composé de normes constituant, au regard de la
culture, la partie immergée de l’iceberg. Particulièrement nombreuses
et subtiles, elles se situent à un niveau inconscient. Il s’agit par
exemple de valeurs et de convictions profondes provoquant par
exemple l’attrait ou la répulsion spontanée ; il y a aussi la distance à
laquelle nous devons nous maintenir pour converser, nos gestes, la
position du corps dans des contextes donnés, les expressions du visage,
les mots à utiliser ou à ne pas utiliser dans un contexte précis et face à
certains interlocuteurs. Le niveau informel constitue le noyau dur de la
culture et se soumet peu au changement. R. Carroll parle de la
résistance de ce noyau dur au changement dans les termes suivants :
« Ne se défait pas de sa culture qui veut. Je ne crois d’ailleurs pas que,
même si je le voulais, je pourrais me défaire de mes prémisses
culturelles, parce qu’il ne s’agit pas de changer ce en quoi je crois,
mais de refabriquer ce que je suis indépendamment de ce que je me
suis fait. Quels que soient mes efforts, je réagirai toujours de la
manière qui m’est naturelle ‘. D’ailleurs, dès que je ne fais pas le
guet’, c’est exactement ce qui se passe (c’est ‘chasser le culturel, il
revient au galop’ qu’il faudrait dire » (1987 : 186). Pour D’Iribarne,
lorsqu’il s’agit des conceptions de base qui sont loin d’être semblables
de par le monde, c’est se bercer d’illusions que de croire qu’elles
peuvent facilement changer : « Il n’est guère sensé de faire comme si
on se trouvait dans un monde en état d’apesanteur culturelle la
fameuse phrase de Pascal, ‘vérité en deçà des Pyrénées, erreur
au-delà’ aurait cessé d’être valide » (D’Iribarne et al. : 326). A notre
avis, la notion de face se situe au niveau informel, c’est-à-dire au plus
profond de la culture chinoise. Ceci pour deux raisons principales.
D’abord, en ce qui concerne son mode d’élaboration, cette notion est
acquise depuis notre naissance dans un environnement familial et
social, tout comme notre langue maternelle. Nous ne sommes pas
conscients du processus de cette acquisition comme nous ne savons
pas comment nous en sommes arrivés à parler notre langue. Elle agit
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