Monsanto enfin jugée par un tribunal… d’opinion Ne serait-ce pas un beau pied de nez au sacro-saint modèle agro-industriel si Monsanto devenait un terme de référence pour la lutte contre les écocides ? S’il convient encore de s’accorder juridiquement sur cette notion d’écocide, l’initiative lancée par un collectif de juristes et d’ONG en décembre 2015 pour qu’un Tribunal Monsanto voie le jour participe pleinement à cette volonté de reconnaissance internationale des crimes environnementaux. Elle pose plus largement la question de la responsabilisation des multinationales par rapport au respect des droits humains. Un passif sulfureux bien au-delà de tout soupçon1 Si Monsanto se trouve aujourd’hui au centre des préoccupations citoyennes en matière d’environnement, c’est tout simplement parce que cette multinationale américaine symbolise une agriculture intensive, industrielle et chimique néfaste tant pour la biodiversité que pour la santé humaine en général. L’histoire de cette petite entreprise à l’origine productrice de saccharine (1901) – devenue en quelques décennies l’un des semenciers les plus importants au monde – s’est écrite au rythme de scandales sanitaires. Le développement de l’industrie chimique n’a pas de prix. Encore moins lorsqu’il s’agit de faire du bénéfice aux dépens de la biodiversité, de la santé de ses employés, de celle des paysans utilisant ses semences modifiées ou ses intrants chimiques, ou encore de celle des consommateurs de produits issus de l’agrobusiness. Bien avant de se lancer officiellement dans l’agriculture et de se spécialiser dans les produits phytosanitaires en 1960 (date officielle de la création de sa division « agriculture »), Monsanto connut quelques déboires aux conséquences tragiques : en 1947, l’explosion accidentelle de l’une de ses usines au Texas entraîna la mort de 500 personnes et constitua le premier d’une longue liste de désastres industriels chimiques. Un incendie survenu deux ans plus tard dans une autre de ses usines (en Virginie cette fois) produisant l’herbicide 2,4,5-T eut lui aussi des effets sanitaires sur plus de 200 ouvriers. Ceux-ci développèrent des troubles cutanés sévères. Un fait vis-à-vis duquel Monsanto porte une lourde responsabilité, puisqu’il est démontré que cette dernière connaissait, dès 1938, la dangerosité potentielle des substances utilisées dans l’élaboration dudit herbicide. Entre 1961 et 1970, Monsanto s’attela à la production de l’agent orange – défoliant constitué à base de l’herbicide 2,4,5-T – utilisé massivement lors de la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam. Là aussi, les conséquences environnementales et humaines furent dramatiques : l’épandage massif d’agent orange pollua durablement à la dioxine TCDD (tétrachlorodibenzodioxine) les sols aspergés, au même titre que l’eau et la chaîne alimentaire dans son ensemble. L’impact sanitaire sur l’organisme humain fut tout autant désastreux puisqu’il entraîna cancers et malformations dans la population vietnamienne ainsi que de nombreuses séquelles auprès d’anciens combattants américains. Si le gouvernement des Etats-Unis est bien sûr le principal responsable de ce qui apparaît comme un crime contre l’Humanité, Monsanto ne pouvait prétendre ne pas connaître les effets hautement toxiques sur les organismes vivants, ni l’usage que son client comptait en faire2. 1 Lire à ce sujet Soren SEELOW, Monsanto, un demi-siècle de scandales sanitaires in Le Monde.fr, 6 avril 2013, http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/02/16/monsanto-un-demi-siecle-de-scandalessanitaires_1643081_3244.html 2 Un document interne déclassé de la firme Dow Chemicals, datant du 22 février 1965, fait état d’une réunion menée entre fournisseurs de l’agent orange (dont Monsanto) au sujet de problèmes toxicologiques causés par la présence de certaines impuretés hautement toxiques dans les échantillons de 2,4,5-T fournis à l’armée – Lire à ce sujet Marie-Monique ROBIN, Le monde selon Monsanto, coédition La découverte/Arte, 2008, page 60. Round up et glyphosate : le cocktail « business » gagnant Herbicide Lasso3, hormones de croissance (à destination animale), OGM (soja, maïs et colza transgéniques) et aspartame sont autant d’investissements « scientifiques » poursuivis par Monsanto. Mais c’est surtout l’herbicide Round up qui a rendu célèbre la multinationale américaine. Dès 1970, celle-ci synthétise la molécule de glyphosate comme ingrédient actif du Round up et le généralise à l’ensemble de ses procédés chimiques utilisés à large échelle dans le modèle agroindustriel. Rappelons que ce dernier est à ce jour responsable de près d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre liées aux activités humaines, de la destruction des écosystèmes, de l’appauvrissement des sols ou de la raréfaction des ressources aquifères, de la fragilisation économique des petits paysans et participe grandement à la violation du principe de souveraineté alimentaire. Par ailleurs, malgré l’existence d’études affirmant que le glyphosate est nocif tant à l’environnement qu’à l’intégrité physique humaine, la responsabilité de Monsanto n’est que très rarement mise en cause « grâce à une stratégie d’occultation systématique : lobbying auprès des agences de réglementation et des autorités gouvernementales, mensonges et corruption, financement d’études scientifiques frauduleuses, pression sur les scientifiques indépendants, manipulation des organes de presse, etc. L’histoire de Monsanto constituerait ainsi un paradigme de l’impunité des entreprises transnationales et de leurs dirigeants qui contribuent au dérèglement du climat et de la biosphère et menacent la sûreté de la planète4.» Une large panoplie de violations à son actif Monsanto ne se limite pas à ces pratiques dégradantes pour l’environnement. Elle participe pleinement à l’invasion illégale de semences génétiquement modifiées (que ce soit par exemple dans l’Etat brésilien du Rio Grande do Sul, dans la péninsule mexicaine du Yucatán ou encore en Indonésie), favorise le pillage des savoirs traditionnels des populations locales (par la course au brevet ou la bio piraterie généralisée légitimant les pratiques de malhonnêteté intellectuelle et scientifique) qui mène incidemment à la privation de biens communs et impose une dépendance des paysans aux semences orphelines5. La lente et difficile reconnaissance du crime d’écocide De toute évidence, les pratiques de Monsanto participent à la destruction systématique de notre environnement. Son impact est par ailleurs beaucoup plus large puisqu’il concerne la pérennité même de l’humanité. Aussi, l’élaboration d’un cadre juridique international préventif et contraignant visant à lutter contre la dégradation de nos écosystèmes et des conditions de vie sur terre, avec pour finalité implicite de protéger les générations futures, apparaît essentielle : « reconnaître juridiquement et internationalement le concept d’ « écocide » permettrait de lever l’impunité des dirigeants de multinationales6. » 3 Produit phytosanitaire interdit au Canada depuis 1995, en Belgique et au Royaume-Uni depuis 1992 et en France depuis 2007. 4 http://www.monsanto-tribunalf.org/pourquoi/ 5 Lire à ce sujet Eric DAVID et Gabrielle LEFEVRE, Juger les multinationales. Droits humains bafoués, ressources naturelles pillées, impunité organisée, GRIP, Edition MARDAGA, 2015, 190 pages. 6 Lire à ce sujet Valérie CABANES, Plaidoyer sur les amendements proposés au Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, End of Ecocide on Earth (EEE), https://www.endecocide.org/wpcontent/uploads/2015/10/Plaidoyer-sur-la-proposition-damendements-au-Statut-de-Rome.pdf La volonté d’inscrire les crimes environnementaux dans le droit remonte déjà à une quarantaine d’années. Concomitamment à l’usage intensif de l’agent orange pendant la guerre du Viet Nam. Comme l’explique le juriste Laurent Neyret, le terme « écocide » – articulé sur le préfixe « éco » (« oikos » – l’habitat en grec) et le suffixe « cide » (« coede » – tuer en latin) – « renvoie aux atteintes les plus graves portées à l’environnement, [...] celles qui ont pour effet de tuer […] ou de détruire de manière irréversible7. » Sur base de cette légitimité sémantique, les tractations relatives à l’élaboration des statuts de la Cour pénale internationale (CPI) menées à l’entame des années 1990 portèrent également sur la reconnaissance comme « crimes contre l’humanité ou de guerre les atteintes sévères à l’environnement en situation de guerre ou de paix [mais] les pressions [furent] si forte qu’on [supprima] le mot paix8... » En d’autres mots : il n’existe actuellement aucune juridiction internationale compétente pour statuer sur les violations irrémédiables portées à la diversité environnementale en temps de paix. Une réforme juridique d’envergure s’impose donc, faite de règles communes et supérieures aux législations nationales, et qui passerait notamment par la création de nouveaux droits comme celui, par exemple, de jouir d’un environnement sain tant aujourd’hui qu’en prévision des générations futures. La Charte de Bruxelles9 En janvier 2014, une série d’organisations engagées dans les dossiers environnementaux10 ont signé La Charte de Bruxelles, laquelle appelait à la création d’appareils judiciaires internationaux composés d’un tribunal moral (permettant à la société civile de juger moralement les responsables de délits et de crimes environnementaux), d’un tribunal européen de l’environnement et de la santé (par la modification des statuts de la Cour de justice de l’Union européenne via la création d’un parquet pénal pour l’Union) et d’une cour pénale internationale de l’environnement et de la santé. Tribunal Monsanto : amendement du Statut de Rome pour une CPI aux capacités élargies L’initiative bruxelloise aurait-elle fait quelques émules ? Toujours est-il qu’en décembre 2015, un collectif international de juristes et d’ONG11 lance un tribunal international pour juger Monsanto d’écocide. Bien que ce Tribunal Monsanto ne bénéficie pas de reconnaissance institutionnelle, il entend se conformer autant que possible aux principes généraux du droit de la procédure civile. De vrais juges et avocats en robes examineront de vrais chefs d’inculpations établis sur base de vrais outils du droit international. Au-delà donc d’un simple statut de tribunal d’opinion, le Tribunal Monsanto espère 7 Laurent NEYRET, Des écocrimes à l’écocide, Editions Bruylant, Collection « Droit(s) et développement durable, 381 pages. 8 Valérie CABANES cf. Laure DE HESSELLE, Criminaliser les écocides in Imagine demain le monde, janvier/février 2016, page 48. 9 http://www.ieb.be/IMG/pdf/sign20form209309.pdf 10 Parmi les signataires, notons l’AME-DIE (association des anciens ministres de l’environnement et dirigeants internationaux pour l’environnement), EEE (End of Ecocide), le Tribunal international de conscience des crimes relatifs à la nature, SEJF (Fondation pour une justice environnementale internationale), l’Académie internationale des sciences environnementales, SERPAJ (mouvement latino-américain de défense des droits de l’homme), le réseau des procureurs européens pour l’environnement, SELVAS (observatoire de l’information indépendante) et la fondation Basso, Globe EU. 11 Parmi lesquels figurent Olivier De Schutter (ancien rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation), Corinne Lepage (ancienne ministre française de l’environnement), Vandana Shiva (écologiste indienne), André Leu (fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique), Via Campesina, EEE, Organic Consumers Association, etc. offrir un espace de témoignage pour les victimes des pratiques de la multinationale incriminée. Il tentera également d’amender le Statut de Rome ayant créé la CPI afin de lui adjoindre les crimes contre l’environnement comme cinquième crime contre la paix. Par ailleurs, les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies12 s’imposent comme les fondements du Tribunal Monsanto. Pour Olivier de Schutter, « ce texte constitue aujourd’hui la référence la plus largement admise définissant les responsabilités des entreprises au regard, par exemple, du droit à la santé, ou du droit à une environnement sain13. » De même, « au-delà de Monsanto, il s’agit de monter un « procès exemplaire » pour dénoncer toutes les multinationales et entreprises qui ne sont mues que par la recherche du profit et qui, de ce fait, menacent la santé des humains et la sûreté de la planète14. » L’audience prévue du 14 au 16 octobre 2016 à La Haye se présente d’ores et déjà comme historique. Reste à connaître l’impact réel qu’elle aura sur le droit international. Afin de statuer en vue de savoir si les activités passées et présentes de Monsanto réunissent les éléments constitutifs du crime d’écocide, le Tribunal Monsanto15 se voit pourvu de termes de référence laissant augurer une procédure juridique de grande ampleur. En effet, la multinationale américaine s’y verra reprocher des atteintes au droit à un environnement propre, sain et durable, des atteintes au droit à l’alimentation, au droit à un meilleur état de santé ainsi qu’à la liberté indispensable à la recherche scientifique et aux libertés d’opinion et d’expression. Conjugué à cela, Monsanto se verra-t-il également déclaré complice de crimes de guerre par la fourniture de matériaux à l’armée des EtatsUnis dans le cadre de l’opération Ranch Hand par laquelle fût déversé, dès 1962, l’agent orange sur les forêts vietnamiennes ? Gageons que cette initiative marquera un nouveau point de départ dans l’inscription des crimes environnementaux au sein de la sphère du droit international. Utopie ou champ des possibles ? Comme l’affirme le virologue et prix Nobel de médecine Luc Montagnier, « agir contre la pollution reste difficile, tant elle dépend d’intérêts économiques. Le pouvoir économique est dominant et global. Il faut travailler ensemble au niveau global. Si seuls quelques pays le font, ce sera inutile16 . » S’il est vrai que le niveau politique demeure encore aujourd’hui trop passif face aux signaux existants, il reste la force de pression de la société civile. Les initiateurs du Tribunal Monsanto en sont convaincus. Ainsi, face aux possibles obstacles qui s’érigeront pour l’exercice même de l’audience programmée en octobre prochain, ils en appellent à la mobilisation via une vaste plateforme de crowfunding international17 en vue de récolter le million d’euros supposé nécessaire pour le financement de cette opération. Au-delà de cette initiative qui contribuera sans nul doute à attirer l’attention médiatique sur les dérives du laissez-faire, se pose surtout la question de la mise en place d’un cadre juridique permettant de garantir le respect du droit par les entreprises internationales. La « Résolution Equateur18 », futur cadre juridique international ? 12 Haut-Commissariat des Droits de l’Homme, Nations Unies, 2001, 47 pages, cf. https://www.devp.org/sites/www.devp.org/files/documents/materials/un_guidingprinciplesbusinesshr_fr.pdf 13 Olivier DE SCHUTTER cf. Coralie SCHAUB, Monsanto : pour que justice germe in Libération.fr, 2 décembre 2015, http://www.liberation.fr/planete/2015/12/02/monsanto-pour-que-justice-germe_1417833 14 Idem 15 http://www.monsanto-tribunalf.org/pourquoi/ 16 https://www.endecocide.org/fr/environnement-criminaliser-la-pollution-une-utopie/ 17 http://www.monsanto-tribunalf.org/donation/ 18 https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G14/082/53/PDF/G1408253.pdf?OpenElement Cette résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (sur proposition équatorienne) en juillet 2014 vise l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur l’impact des sociétés transnationales (STN) et des autres entreprises sur les droits de l’homme et se concentre notamment sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE)19. Toutefois, certaines difficultés subsistent dues à un manque de jurisprudence : d’une part, les STN devraient être reconnues comme sujets des normes de droit international. Est-ce pour autant possible ou souhaitable dès lors que le droit international ne serait plus l’affaire exclusive des Etats et que les STN pourraient prétendre à un degré de représentation institutionnelle dans les enceintes internationales (et qu’elles deviennent par conséquence l’égale d’Etats Nations) pour défendre leurs actions ? D’autre part, comment rendre effectives les contraintes juridiques ? Tout traité initié par la communauté internationale supposerait qu’il permette aux « Etats d’origine d’exercer une compétence extraterritoriale […] judiciaire lorsqu’une filiale de STN viole un droit reconnu dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme [ou] d’adopter des lois relatives aux devoirs de vigilance que la société mère doit avoir sur ses filiales et fournisseurs20. » Mais comme le rappellent Eric David (Président du Centre de droit international de l’ULB) et Gabrielle Lefèvre (Journaliste et ancien membre du Conseil supérieur de la Justice), « […] ces entreprises […] sont des sujets de droit privé qui n’échappent pas à la justice. Leur participation à [des crimes commis] est constitutive de faute civile et d’infraction pénale, entraînant la responsabilité civile et pénale de la multinationale […], si l’on peut démontrer leur connaissance des agissements et leur intention d’y participer21. » 19 L’Organisation internationale du Travail (OIT) définit la RSE comme « [...] la façon dont les entreprises prennent en considération les effets de leurs activités sur la société et affirment leurs principes et leurs valeurs tant dans l’application de leur méthodes et procédés internes que dans leurs relations avec d’autres acteurs. La RSE est une initiative volontaire dont les entreprises sont le moteur et se rapporte à des activités dont on considère qu’elles vont plus loin que le simple respect de la loi.» - http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/--ed_emp/---emp_ent/---multi/documents/publication/wcms_142693.pdf 20 Lire à ce sujet Angelo GOLIA, La « résolution Equateur », entre idéal et pragmatisme, Conventions (la note de) – Réguler la mondialisation, Institut des hautes études sur la justice & Ministère des Affaires étrangères et européenne (République française), n°17, 2015. 21 Eric DAVID et Gabrielle LEFEVRE, Op.cit., page 17.