Le Sacre du Printemps à Monaco, un moment d’exception
« Je ne suis plus le Nijinski-des-Ballets-Russes,
je suis Nijinski-de-Dieu ».
Nijinski, Lettre à Lady X., Journal
En cette fin d’année 2009, dans le cadre du centenaire de la création des Ballets Russes, les ballets
de Monte-Carlo donnaient trois représentations du Sacre du Printemps dans sa version d’origine
reconstituée grâce au travail de Millicent Hodson pour la chorégraphie et de Kenneth Archer pour
les décors et les costumes. Fait exceptionnel qui mérite amplement d’être souligné, tant le Sacre, en
ce qui concerne la chorégraphie, l’argument et les costumes, a connu de multiples versions réalisées
par d’illustres chorégraphes tels Maurice Béjart, Pina Bausch ou encore Angelin Preljocaj, au point
que celle de ses créateurs, Nijinski-Stravinsky-Roerich, finissait par être oubliée. Cette première à
Monaco répare donc cette cruelle injustice et marquera pendant longtemps de gré ou de force les
spectateurs chanceux d’un tel évènement.
Le Sacre est la fois la consécration de l’« homo sacer » et de l’« homo faber ». Le premier que l’on
peut qualifier, selon Giorgio Agamben, de « vie insacrifiable, et pourtant exposée au meurtre licite »
désigne le chorégraphe. Cet « homme sacré » n’est ni la victime sacrificielle, représentée dans le
ballet par l’Elue, ni celle d’un homicide condamnable puisque permis. Il est donc exclu à la fois du
« droit divin» et du « droit des hommes». Le second, qualifie l’homme de l’art dans sa conception
thomiste, c’est-à-dire celui dont l’office « n’est pas de cogiter mais d’opérer », et désigne le
musicien ou plutôt comme il se plaisait lui même à se définir « l’inventeur de musique ».
Lors de la création du Sacre à Paris, le 29 mai 1913, Nijinski est debout sur sa chaise dans les
coulisses, il « règne », pour les guider, sur les danseurs qui n’entendent pas la musique couverte par
les vacarmes de la salle, mais peu d’années après, sa folie, comme il le dira avec d’autres mots dans
son journal, le mettra au ban de la société. Exclu doublement, la violence dont il fait l’objet n’étant
ni celle du rite sacrificiel qui aurait pu le diviniser, ni celle, quoique symbolique, condamnable par
le droit humain puisque devenu fou, il nous remémore, en nous le représentant, par son Sacre, par sa
vie même, l’acte fondateur de la cité et du pouvoir souverain, rien de moins.
Ce n’est pas pour rien que mes voisines de devant qui ne cessent de parler et d’écouter leurs
messages sur leur répondeur lors du prélude du premier acte se taisent brusquement. Lorsque
l’espace du religieux et celui du profane entrent dans une zone d’indifférenciation, c’est-à-dire dans
l’espace politique de la souveraineté originelle, elles ne sont plus de simples spectatrices vulgaires
et inattentives, mais des êtres de cette ère primitive que la chorégraphie, venue de la profondeur des
temps, saisit « violemment » et contraint au silence. Le rite renaît, son créateur est à nouveau dans
les coulisses, il est toujours vivant, sa présence nous effraie car, par sa vision, nous participons au
spectacle même de notre véritable genèse. Nous ne sommes pas dans l’émotionnel d’un sentiment
feint ou dans l’émerveillement infantile d’un récit biblique scénarisé, mais dans cet univers violent
qui constitue notre source commune et qui nous relie tous. Nous sautions jusqu’à l’épuisement,
nous dansions en rond en tapant des pieds et des mains, non pas de manière grotesque mais rituelle,
à tel point que la résonance produite par nos membres lorsqu’ils heurtaient le sol était indissociable
du rythme musical, pour adorer la Terre, cette terre nourricière à laquelle nous nous devions de
sacrifier l’une des nôtres. C’est cela qui rythmait notre vie avant que le politique, le souverain, ne
nous libère de cette violence primitive. Chorégraphie sublime, complexe, n’en déplaise à
« l’inventeur de musique », unique et donc intouchable car elle est, elle, « res sacrae ».
Stravinsky raconte qu’il a eu une vision « absolument inattendue de la scène d’un grand rite sacral
païen : on sacrifiait une jeune fille au dieu du Printemps ». Il en parle immédiatement à son ami
peintre Nicolas Roerich, familier des rites païens slaves, avec lequel il écrira l’argument et qui
réalisera décors et costumes, troisième élément du caractère novateur du Sacre. Mais l’idée ne fait