Les affres de la création
Au commencement, était le verbe musical ; un piano dans l’axe de symétrie d’un décor trapézoïdale ; au piano, un homme en costume beige ; un
costume démodé tout droit sorti des années 70. La partition jouée : douce et mélodieuse et… soudainement dissonante, électrisée. Jeux de lumières
sur le plateau, oreilles malmenées. Le pianiste, à coup de rythmes spasmodiques est aspiré dans les entrailles de son piano.
Entre gammes diatonique et chromatique, tel un fantôme qui se joue des touches noires et blanches, l’instrument mécanique s’emballe tout seul. A
coup de « La » et de « sol », la lumière surgit sur le plateau jusqu’à l’envahir totalement. Se succèdent alors des apparitions furtives de l’homme en
beige, avalé et digéré. Tantôt masqué, tantôt à visage découvert. La confusion s’installe. Dédoublé par un mannequin de cire, les deux personnages
apparaissent à tour de rôle, parfois simultanément ou superposé. Ils se complètent, s’opposent, jouent à réveiller nos peurs. Une première belge pour
le chorégraphe et compositeur français Denis Mariotte, qui donne à voir et à entendre les douloureuses et névrotiques réflexions dans lesquelles est
plongé son personnage. Deux « je » intérieurs s’expriment à voix haute. « Vous pouvez avoir ce que vous voulez » et de répondre « Ca m’intéresse
drôlement » « Y a qu’à prendre à l’ennemi ». Qui parle ? Des hommes en embuscade derrière les parois blanches du décor minimaliste ?
L’inconscient ? Ou l’éternelle dualité interne qui se cache en chacun de nous ? Docteur Jekyll et Mr Hyde s’invitent à la biennale sous les traits de
Mariotte. Le bien et le mal déchirent l’être. Sans ménagement, sans grâce ni beauté, il se jette au sol, se suspend, longe les murs. On assiste en
direct à sa « descente aux enfers », à une démonstration d’état schizophrénique qui mène à la désagrégation du personnage et du décor. Impossible
de ne pas faire le lien avec Vaslav Nijinski, le grand danseur et chorégraphe russe d’origine polonaise qui entra dans la légende de la danse lors de la
première du Sacre du Printemps avec les Ballets Russes en 1913 et qui sombra plus tard dans la folie. Sacré Sacre auquel Charleroi Danses rend un
vivant et vibrant hommage pour en fêter le 100 anniversaire. Minute Papillon fait écho à l’enfantement douloureux du Sacre, au rapport entre folie
et art, au processus créateur qui poursuit tous les artistes, au spectre de la page blanche, aux conflits enfouis qui ressurgissent dans tout
questionnement artistique, aux névroses des compositeurs, aux obsessions et pulsions embarrassantes, aux temps de réflexion.
La libération tant espérée se fait attendre ; une lutte sans pitié s’est engagée n’offrant au spectateur que peu de répit. « Ces choses que je vais dire ;
si elles sont, seront, ne furent pas…Mais moi je suis, moi qui, ne peux parler, penser, penser un peu, ici où je suis… » Et en fond sonore, des
chiens qui aboient, peut-être à la poursuite de l’homme en beige qui, dans un dernier sursaut, tente de se défaire de ses doubles. Et nous, plantés là,
épuisés, sonnés devant le déploiement d’énergie qui nous est offert, soulagés d’en être sortis indemnes, du moins en apparence.
Minute Papillon de Denis Mariotte (Première Belge), vu le 22/11 au Hangar du PBA de Charleroi
Corinne Ricuort
ème