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LE SUJET DE L’ACTIVITE
Ou la théorie de l’activité selon S.L. Rubinshtein
К.А. Аbul’khanova
Introduction
Le présent article propose un commentaire (au sens large du terme) scientifique et
théorique des travaux de l’éminent psychologue russe Sergei Leonidovich Rubinshtein, qui
sont publiés aujourd’hui en France à l’aimable initiative de nos collègues français.
Cette édition offre un échantillon représentatif des travaux que Rubinshtein a produits
tout au long de sa carrière. Il nous a semblé indispensable de présenter au lecteur le concept
du sujet de l’activité dans sa continuité historique et logique, tel que l’auteur l’a développé et
enrichi, et d’en donner les grandes lignes à chaque étape clé de son élaboration. Toute
l’originalité et le paradoxe aussi de la théorie de Rubinshtein tient au fait que, contrairement à
ce qui est de mise d’ordinaire, il nous livre dès ses tout premiers travaux les fruits d’une
réflexion poussée et éprouvée. Philosophe de formation et dans son approche, Rubinshtein
était éminemment instruit en sciences humaines, ainsi qu’en sciences naturelles, en
mathématique et en physique. Il fut très tôt l’auteur d’une conception philosophique de
l’anthropologie et de l’ontologie entièrement nouvelle, qui compte aujourd’hui encore parmi
les plus fondamentales. A l’inverse de ce qui se pratique généralement dans le domaine du
savoir scientifique, Rubinshtein n’est pas parti du plus simple, du plus élémentaire, du plus
descriptif pour aller au plus complexe, au plus élaboré, au plus argumenté. Son cheminement
l’a conduit de la philosophie et de son abstraction constitutive à la psychologie et à son aspect
concret si complexe et multiforme. C’est ainsi que la théorie du sujet de l’activité a pu
prendre la dimension d’un système qui s’est enrichi de nouveaux éclairages et de nouvelles
perspectives de recherche. Le développement de cette théorie s’est articulé autour de quatre
axes : 1. l’axe de la méthodologie philosophique (celle-ci s’est d’abord appuyée sur Hegel
et Kant puis sur les premiers écrits de Marx concernant l’homme, avant d’intégrer
les idées de l’existentialisme, la phénoménologie de Husserl, les théories
philosophico-anthropologiques et éthiques faisant une critique des derniers
travaux de Marx et, enfin, une interprétation socio-philosophique personnelle de
la tragédie du « réel socialisme ») ;
2. l’axe logico-scientifique lié à la crise qu’ont traversée la psychologie
internationale puis la psychologie soviétique, confrontées aux difficultés de la
connaissance du psychisme ;
3. l’axe de la recherche empirique menée sous la direction de Rubinshtein ; et
4. l’axe de la synthèse qui lui a permis d’utiliser, sous une forme nouvelle, tous les
résultats de la psychologie internationale en les intégrant dans son nouveau
système.
On pourrait ajouter un cinquième axe, à la fois positif et négatif par sa portée. C’est le
pluralisme intellectuel et scientifique qui a toujours existé en Russie, malgré l’autoritarisme
du régime.
2
Héritier des théories et de la pensée de certains psychologues russes .F. Lazurskii,
N.N. Langе, I.М. Sechenov, М.Ia. Basov et autres), Rubinshtein a développé un consensus
scientifique et une relation de coopération avec notamment D.N. Uznadze, B.G. Аnan’ev,
V.N. Miasishchev, V.S. Merlin, et a objectivement orienté à travers ses idées les travaux de
personnalités telles que A.N. Leont’ev, A.V. Zaporozhets et A.A. Smirnov. C’est dans ce
contexte que Rubinshtein a proposé une élucidation du psychisme, de la personnalité et de
l’activité, se démarquant ainsi foncièrement de L.S. Vygotskii. Leont’ev a commencé à
travailler avec Rubinshtein sur cette dernière question, puis désireux d’acquérir une
indépendance scientifique, il s’est tourné vers les idées de Vygotskii, ce qui a débouché sur la
création et la confrontation de deux écoles. Aujourd’hui encore, on distingue
conceptuellement la théorie de l’activité de Vygotskii et de Leont’ev, entre autres, et celle de
« l’activité orientée sujet » de Rubinshtein, Uznadze et Anan’ev notamment, qui reposent sur
deux conceptions différentes de l’activité. (Ce bat, qui était à la fois ouvert et latent et dont
on doit reconnaître le mérite, reflète la liberté de pensée qui existait sous notre régime
totalitaire, tant que les questions en jeu n’avaient pas de caractère idéologique).
L’évolution récente nous permet et nous oblige même à présenter au lecteur la théorie
de Rubinshtein et à la mettre en regard de celles de Vygotskii et de Leont’ev. Il sera alors
possible de tirer des conclusions quant à leur contenu et d’avoir une vision globale de la
problématique de l’activité et du sujet de l’activité dans la psychologie soviétique et
contemporaine.
Il est important de souligner que la structure et la logique du présent article sont
dictées par le fait que la théorie de Rubinshtein a, peut-on dire, trois dimensions : 1. son
contenu propre, 2. les développements et les applications (c’est-à-dire le prolongement et la
concrétisation) qu’elle a trouvés au sein de son école et 3. ses répercussions sur l’élaboration
de la question de l’activité qui joue aujourd’hui un rôle paradigmatique central dans le
développement de la psychologie russe et dans ses perspectives (aspect que se propose
modestement de traiter la seconde partie de cet article).
1. Contexte historique
Rubinshtein est l’auteur d’une théorie du sujet de l’activité (de l’unité de la conscience
et de l’activité) enracinée dans la philosophie, que l’on peut qualifier de considérable du point
de vue de sa portée et de ses perspectives. Cette théorie a su tirer parti de ce que la
psychologie internationale offrait de mieux, elle a permis un développement systémique de la
psychologie russe et a réussi à conjuguer développements théoriques et développements
empiriques à une période critique de notre histoire, celle des années 30-40. Dans les
années 50, Rubinshtein a travaillé sur l’approche philosophique de l’homme en tant que
sujet ; cette approche, qui recèle un potentiel méthodologique considérable, a défini ce qui est
devenu aujourd’hui un nouveau paradigme de la psychologie (qu’il s’agisse de la psychologie
générale, sociale, de la personnalité, du travail, de l’ingénierie ou de la créativité)
(Abul’khanova, 1973, 2005 ; Anan’ev, 1968 ; Abul’khanova-Slavskaia, Brushlinskii, 1989 et
autres). Rubinshtein ayant développé le concept de sujet et le principe de l’unité de la
conscience et de l’activité tout au long de sa carrière scientifique, nous présenterons ici les
étapes clés et les principales articulations de ce développement.
Les années 20 - première étape
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Partant de son approche originale du sujet, de l’anthropologie et de l’ontologie
philosophiques, Rubinshtein analyse la crise que connaît la psychologie internationale au
début du siècle et montre qu’elle découle de la rupture et de l’opposition entre conscience et
activité, avec d’un côté une absolutisation de la conscience par l’un des courants de la
psychologie et, de l’autre, une absolutisation du comportement de la part du behaviourisme
qui rompt avec la conscience
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. Rubinshtein élabore alors le principe de l’unité de la
conscience et de l’activité, qui jouera un rôle crucial dans la résolution de cette crise. Voici ce
qu’il dit de cette unité :
« La conscience se manifeste et se développe dans l’activité », telle est la position
soutenue dans l’article intitulé « Le principe de l’activité du sujet dans sa dimension
créative », dont la formulation à elle seule suppose que le sujet possède une conscience et est
l’auteur de l’activité (Rubinshtein, 1922). On trouve déjà cette position dans quelques courts
extraits de manuscrits datant des années 20 qui n’ont jamais été publiés (Lomov, 1989).
Cet énoncé si lapidaire sous-entend :
1. une distinction qualitative dans ce qui fait la spécificité de la conscience et de
l’activité ;
2. une interprétation de l’activité en tant qu’activité pratique ;
3. une interaction entre la conscience et l’activité, c’est-à-dire une relation directe et
réciproque de l’une à l’autre. « Ne voir dans les actes que les manifestations du sujet, tout en
niant la rétroaction qu’ils exercent sur celui-ci, revient par conséquent à détruire l’unité de la
personnalité… En effet, par ses actes - ceux de son activité considérée dans sa dimension
créative, le sujet non seulement se révèle et se manifeste, mais encore il se crée et se
détermine. » (Rubinshtein, 1997, p. 438)
2
;
4. un rôle distinct pour la conscience et pour l’activité qui ont chacune une fonction
propre ;
5. la manifestation de la conscience dans l’activité et le rôle de l’activité dans le
développement de la conscience, c’est-à-dire un principe de développement en rapport direct
avec les idées de Piaget et Janet.
Il faut toutefois remarquer qu’à ce stade de son élaboration, le principe de l’unité de la
conscience et de l’activité visait essentiellement à trouver une issue à la crise que traversait la
psychologie.
Les années 30 - deuxième étape
Parmi les principaux travaux de cette période, il convient de citer l’article «Problemy
psikhologii v trudakh Karla Marksa » (Questions relevant de la psychologie dans les travaux
de Karl Marx) (Rubinshtein, 1934) et la monographie « Osnovy psikhologii » (Les
fondements de la psychologie) (Rubinshtein, 1935). Les idées qu’ils développent peuvent se
résumer ainsi :
1) Rubinshtein fait de la personnalité le maillon qui unit concrètement la conscience
et l’activité. Il concrétise et complexifie son tout premier modèle et pose le
problème de la relation de la conscience avec la personnalité et de la personnalité
avec l’activité.
2) La formule de l’unité de la conscience et de l’activité devient le principe de l’unité
de la personnalité (celle-ci ayant une conscience, des capacités, des besoins et des
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Dans son article « Istoricheskii smysl psikhologicheskogo crizisa » (Réflexion historique sur la crise de la
psychologie) rédigé en 1924 et publié en 1981, Vygotskii émet l’hypothèse que cette crise résulte non pas d’une
contradiction interne à la psychologie mais au lien entre théorie et pratique. (Vygotskii, 1981, Т.1, p. 291 à 436).
2
. Les travaux de Rubinshtein sont référencés en fonction de l’année de leur parution, mais les citations sont
tirées des éditions les plus récentes.
4
ambitions) et de l’activité. Dans cette nouvelle conceptualisation, Rubinshtein pose
le sujet comme celui qui réalise cette unité. Il écrit : « L’homme devient
véritablement un sujet et donc une personnalité en devenant sujet de la pratique
dans sa relation à l’objet de l’activité qui est toujours une relation sociale
médiatisée par sa relation aux autres, » (Rubinshtein, 1935, p. 132).
3
3) Rubinshtein concrétise le concept général d’activité en passant au concept de
« travail » (s’appuyant, de toute évidence, pour cela sur la théorie de Marx) ; il
définit ce concept à la fois comme la production d’objets et comme les relations
sociales entre les individus
4
.
4) Dans la personnalité entrent non seulement la conscience mais aussi deux forces
motrices essentielles, les besoins (ambitions) et les capacités.
5) La conscience de même que la personnalité se développent dans l’activité.
6) Rubinshtein considère que la conscience et l’activité ont plusieurs niveaux : « le
niveau de la conscience peut dépasser le niveau de l’activité. » (Rubinshtein, 1997,
p. 52).
7) La nature du travail est déterminée non seulement par les relations sociales, mais
également par la personnalité qui met en jeu sa propre relation à l’activité, cette
relation se développant tout au long de la vie de la personnalité.
8) La personnalité n’est pas déterminée de manière univoque par les relations
sociales ; elle les médiatise par son propre rapport aux autres individus.
Si, dans les années 20, Rubinshtein écrit dans « Le principe de l’activité du sujet dans
sa dimension créative » que la conscience se manifeste et se développe dans l’activité, il
s’intéresse dans les années 30 à la façon dont la personnalité douée de conscience se
manifeste et se développe dans l’activité. La personnalité s’exprime soi-même dans l’activité,
elle est véritablement sujet. « La conscientisation de l’activité c’est-à-dire des conditions
dans lesquelles elle se roule et des buts que la personnalité se fixe modifie les conditions
de son déroulement ainsi que le cours et la nature de cette activité ». (Rubinshtein, 1997,
p. 57)
5
. On assiste à une complexification des éléments de ce modèle et de leurs liens, ainsi
qu’à un élargissement de leur contexte : l’activité en tant que travail s’inscrit dans les rapports
sociaux et la personnalité, c’est-à-dire dans tout l’itinéraire de la vie dans lequel l’activité
occupe une place définie.
Ce modèle très abouti intègre et synthétise une masse considérable de données
théoriques et empiriques de la psychologie et révèle tout leur apport. Dans son premier
ouvrage, « Les fondements de la psychologie », Rubinshtein écrit : « Notre travail consiste à
passer tout un matériel psychologique existant au crible d’une méthodologie unique et à ne la
présenter que sur la base de résultats concrets. » Les travaux de Rubinshtein constituent un
laboratoire, un atelier de réflexion scientifique et théorique. Le principe de l’unité de la
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Citation extraite du premier ouvrage de Rubinshtein, qui n’a jamais été réédité.
4
Cette concrétisation a une importance fondamentale : elle montre le caractère objectif et socialement
indispensable de l’activité en tant que travail, dans laquelle la personnalité doit s’inclure pour réaliser son
activité individuelle. Il faut souligner l’audace dont a fait preuve Rubinshtein en conservant le concept d’activité
en tant que travail, alors qu’au milieu des années 30, l’interdiction de la psychotechnique et de la psychologie du
travail signifiait l’arrêt de l’étude de l’activité du travail (que de nombreux psychologues soviétiques avaient
commencé à analyser) (Umrikhin, 1989). Le fait de considérer l’activité comme travail a revêtu en soi une
grande importance, car la majorité des psychologues qui s’étaient tournés vers l’étude de l’activité de l’enfant et
du jeu avaient abandonné les caractéristiques liées à la catégorie marxiste du travail.
5
Les première et deuxième éditions (1973 et 1976) de « L’homme et le monde », qui font partie des œuvres
complètes de Rubinshtein, contiennent des articles uniques d’un point de vue bibliographique et sont devenues
introuvables. Les citations sont donc extraites de la troisième édition (celle de 1997) publiée en un seul volume.
5
conscience et de l’activité a été d’une grande valeur opérationnelle pour la conduite des
recherches expérimentales. Le fait de modifier les conditions de l’activité et de faire varier les
tâches au cours des expériences a permis de mettre en évidence la régularité des phénomènes
psychiques et de voir ces phénomènes changer de nature et développer une qualité nouvelle.
Les collaborateurs de Rubinshtein et de nombreux autres psychologues ont étudié les
principes de fonctionnement de la sensorialité, de la mémoire, du langage et des capacités
(Rubinshtein, 1940).
Dans les années 30, malgré la pression idéologique exercée sur la psychologie et les
psychologues, Rubinshtein a pu grâce au principe de l’unité de la conscience et de l’activité
faire une synthèse de tout le système de connaissances de la psychologie et a ouvert de
nouvelles perspectives pour les recherches théoriques et expérimentales.
Cependant, on assiste à la même époque à une opposition, en apparence
insurmontable, entre les deux grandes théories alors en vigueur, celle de Rubinshtein et celle
de Vygotskii, opposition qui marqua la psychologie pendant de nombreuses années. Avec le
recul, nous pouvons analyser et comparer ces deux théories à la lumière des idées de la
psychologie contemporaine. Vygotskii a fondé sa théorie sur une comparaison du psychisme
humain et animal en mettant l’accent, d’une part, sur le développement ontogénétique du
psychisme, d’autre part, sur le rôle de la culture dans son développement. Cette théorie avait
initialement pour but de définir l’objet de la psychologie (Vygotskii, 1956). La théorie de
Rubinshtein visait pour sa part une intégration de tous les niveaux de la psychologie
théorique, empirique et pratique et cherchait avant tout à élucider le système complexe de la
psychologie. Elle voulait enfin proposer une stratégie (une méthodologie au sens large et des
méthodes concrètes) d’étude scientifique (Аbul’kanova-Slavskaia, 1980b ; Аbul’khanova-
Slavskaia, Brushlinskii, 1989).
La première question soulevée par ce débat qui reste d’actualité – était de savoir si la
théorie de Vygotskii était effectivement une théorie de l’activité (comme l’ont soutenu
A.N. Leont’ev ainsi que ses collaborateurs et successeurs) et quelle était dans ce cas la théorie
de Rubinshtein.
La seconde était de savoir si Vygotskii était un expérimentateur et Rubinshtein, un
théoricien et méthodologiste.
Vygotskii a été considéré comme le tenant de la théorie de l’activité pour deux
raisons. Fondant l’origine du psychisme sur la culture, il a fait du concept de signe l’outil
spécifique permettant le passage des fonctions inférieures aux fonctions supérieures du
psychisme. Parce que Vygotskii avait qualifié d’« activité » l’usage que l’animal fait de
l’outil, ses successeurs en sont venus à affirmer que cette représentation incluait aussi
l’activité humaine. La seconde raison tient au fait que Leont’ev, dans la théorie qu’il a
développée, a placé l’activité en lieu et place de la culture. Leont’ev est effectivement un
auteur de la théorie de l’activité. Sa théorie, nous le verrons, se rapproche dans sa première
partie (première phase) de celle de Rubinshtein, mais s’en écarte par la suite.
Comparaison des modèles de Vygotskii et de Rubinshtein :
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