Morgan JASIENSKI 1/7 La règle et le choix – De la souveraineté économique en Europe. Jean-Paul Fitoussi. Professeur à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, Jean-Paul Fitoussi présente l'intérêt certain de mener sa réflexion économique autour du phénomène politique de l'intégration européenne et de la souveraineté qui en ressort, ou plutôt qui y est abandonnée. Car tout le « paradoxe » de l'Union européenne réside dans l'abandon d'une souveraineté plus ou moins consenti par les Etats sans que celle-ci soit remplacée au niveau européen. Il oppose ainsi la forme nationale d'un gouvernement par les choix à celle d'une gouvernance européenne par les règles, affrontement à l'origine du malentendu entre partisans de l'ordre ancien des nations et celui des « pressés du fédéralisme ». Jean-Paul Fitoussi pointe donc du doigt ce qu'il convient d'appeler un « déficit démocratique » européen. Ce déficit démocratique se retrouve sur le plan économique. On ne peut nier l'importance de l'Europe dans la croissance, le niveau de vie, celui de l'emploi. Or, l'Union Européenne dispose de trois institutions pour agir à un niveau supranational : la Banque Centrale Européenne (BCE), le Pacte de Stabilité et la Direction de la Concurrence à la Commission. C'est ce que M. Fitoussi a qualifié de « mise sous tutelle » des choix nationaux, « contraire aux traditions politiques » européennes, et surtout « dangereux pour l'efficacité économique de l'ensemble », d'abord parce que les « instruments traditionnels de gestion macroéconomique » – politiques monétaires, politiques budgétaires sont inexistants ou empêchés. Cette économie de plus en plus libérale est-elle Morgan JASIENSKI 2/7 réellement le souhait des Européens dont les insitutions se sont évertuées à dégager la souveraineté ? Peut-on passer si rapidement de la description des contraintes de l'économie moderne à l'acceptation de tout un ordre institutionnel ? Tout cela fait dire à Jean-Paul Fitoussi qu' « on pourrait affirmer que le ''gouvernement économique'' de l'Europe se rapproche à s'y méprendre à celui d'un despote éclairé », éclairé par une doctrine qui prétend mener au bien commun sans avoir à en découdre avec les aléas de la démocratie, « mais l'histoire n'a pas la même tendresse pour les despotes, fussent-ils éclairés, que la théorie pure des économies de marché ». Selon M. Fitoussi, les libertés politiques sont fondamentales pour le progrès et indispensables à l'efficacité économique. Les doctrines dont la simplicité fait la force présente un risque d'inadaptation à nos sociétés complexe, à fortiori celle de l'Europe des vingt-sept. Il faut opposer pragmatisme démocratique et dogmatisme potentiel des doctrines. Sans responsabilité politique des institutions, pas de crédibilité, et l'on sait l'importance de cette dernière en tant qu'enjeu économique. S'il faut toutefois avoir conscience des défaillances que peut connaître le marché, il ne faut pas pour autant oublier les travers possibles de la démocratie : l'hypertrophie de l'espace public et la recherche de l'égalité. Mais le problème n'est pas l'excès de démocratie en Europe. La hiérarchie normale des valeurs dans nos société est bien plutôt la subordination de l'économie à la démocratie, pour reprendre le critère de Dan Usher. Comment, dès lors, régler ce paradoxe de l'Europe qui lui fait perdre en crédibilité, donc en efficacité économique ? Comment concilier les exigences de démocratie (I) à la mise en place de politiques économiques efficaces à l'échelle européenne (II) ? I. Les exigences de la démocratie. A. Responsabilité, crédibilité et transparence. Avec douze pays dans la zone euro, on ne peut que constater une hétérogénéité des membres, que ce soit en terme de compétitivité, d'ouverture, et surtout du taux de chômage. D'où l'intérêt de politiques économiques différenciées, ce que le policy mix tel qu'il est pratiqué à l'heure actuelle ne permet pas. D'un côté, la politique monétaire – forcément plus centralisée et unique – et de l'autre, la politique budgétaire, elle contrainte par le Pacte de Stabilité. Mais, souligne Fitoussi, Morgan JASIENSKI 3/7 c'est plus une question de changement de règles que de démocratisation : il faut un système plus flexible, donc plus efficace. Cependant, la BCE n'est responsable devant aucune autre institution de l'UE, au contraire de toutes les banques centrales de la planète. A ce titre, la démocratie constituerait une « métainstitution » qui permettrait de prendre en compte un ensemble d'informations plus complexe que celui utilisé par la BCE dans la prise de décision. Cela n'exclut pas le choix d'une conception précise de ce que serait une bonne politique économique, à savoir la baisse du poids des Etats (contrainte sur les dépenses publiques) et la flexibilisation du marché du travail (par la baisse de la protection sociale, notamment). Le principal problème est le pouvoir de sanction disproportionné de la BCE sur les Etats par le biais du taux d'intérêt, qui crée un déséquilibre qu'on peut qualifier de déficit démocratique. Comme la BCE, la Fed dispose d'une indépendance de moyens et d'objectifs, mais cette dernière est responsable devant le Congrès américain qui peut en modifier les statuts alors même que la BCE peut se contenter de rapports au Parlement européen (PE) qui ne disposera que d'un pouvoir de persuasion pour orienter les politiques de la BCE. Il ne s'agit pas de revenir sur l'indépendance de la BCE, mais bien d'en saisir la relativité. De plus, là où la Fed est chargée de la lutte contre l'inflation autant que de l'obtention du plein emploi, la BCE se contente d'une définition imprécise de la stabilisation des prix, ce qui ouvre la porte à des critiques que Fitoussi qualifie de démagogiques, puisqu'il s'agit pour les Etats de critiquer les objectifs qu'ils ont eux-mêmes fixés à la BCE par l'intermédiaire de son statut. La réforme engager doit poser la question de la gouvernance économique, et les élargissements successifs, une redéfinition de ses objectifs. Par exemple, mieux vaudrait, selon Fitoussi, une fourchette de taux d'inflation, un intervalle « large mais le plus souvent respecté plutôt qu'étroit et rarement atteint ». Le gouverneur de la BCE a besoin d'une marge de manoeuvre pour pouvoir s'écarter d'une stratégie trop automatique, et l'insistance sur les objectifs premiers ne doit pas masquer ce que Fitoussi appelle les « objectifs cachés ». B. Les problèmes du constitutionalisme économique. Assez bizarrement, la BCE multiplie les recommandation de politiques budgétaires. Le Pacte de stabilité a signé l'officialisation de la domination de la politique monétaire sur la politique budgétaire dans le policy mix européen. Les fondements théoriques d'une telle domination restent incertains. Il s'agit de mettre sous tutelle la politique budgétaire pour éviter un relâchement de certains pays par rapport à ce qui avait été décidé à Maastricht, avec cette idée, que si l'Etat qui pratique le déficit budgétaire en tire des Morgan JASIENSKI 4/7 bénéfice, les pertes sont « collectivisées ». On insiste également sur les conséquences graves qu'aurait un tel déficit sur la solvabilité du pays qui le pratique. C'est l'argument majeur en faveur du Pacte : la perte de crédibilité encourue par l'Etat inciterait à la prudence. Or, comme le dit Fitoussi, « on peut tout aussi bien montrer que chaque gouvernement européen a intérêt à ce que les autres conduisent une politique budgétaire expansionniste ». Considérant que des variations mineures du déficit budgétaire n'ont que peu d'impact sur le taux d'intérêt, le « laxisme budgétaire » devient envisageable, voire favorable. Les tensions inflationnistes née du déficit génèreraient une demande accrue aux Etats voisins devenus plus compétitifs, qui de fait y trouveraient leur compte. « On comprend mal [nous dit Fitoussi] la logique du Pacte de stabilité qui, sous prétexte de protéger l'ensemble des pays des conséquences de la conduite irresponsable de l'un d'entre eux, les contraint de fait à renoncer à une politique qui leur conviendrait à tous ». Il ajoute que le danger d'insolvabilité de l'Etat déficitaire est très surévalué, et que de fait, le Pacte de stabilité obligerait les gouvernements à pratiquer la langue de bois, voire à utiliser les politiques budgétaires en sens inverse, c'est le discours de prudence qui justifie les réductions de la protection sociale, par exemple. Toutefois, l'intérêt d'une politique monétaire discrétionnaire par rapport à la politique budgétaire est le délai plus court qu'elle recquiert. Il faut que les gouvernements laissent jouer les stabilisateurs automatiques. Cela implique une politique monétaire très active, ce qui accroît la tendance des gouvernements à critiquer la BCE : il n'y a pas de dialogue entre les autorités budgétaires que sont les Etats et l'autorité monétaire qu'est la BCE pour arriver à un policy mix satisfaisant. En ce sens, il conviendrait de parler de déficit structurel plutôt que de déficit public global. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas définir une règle précise, mais elle doit être la surveillance d'un déficit structurel, c'est à dire corrigé des fluctuations conjoncturelles, pour mieux laisser oeuvrer les stabilisateurs automatiques, qui ne tiennent pas compte de ces variations. Ainsi, Fitoussi prône une libération de la politique budgétaire comme bouffée d'oxygène, à peu de choses prêt ce que la présidence française de l'Union a proposé comme solution à la crise, mais cela nécessiterait une réforme du Pacte de Stabilité... II. La politique monétaire de l'Europe : actualité d'une réforme. A. BCE versus Fed : une Budesbank bis ? Il est difficile de juger de l'action de la BCE, une institution jeune, d'autant que le passage à Morgan JASIENSKI 5/7 la monnaie unique – et de fait, la disparition des marchés de change intra-européens – a grandement changé la donne. La gestion monétaire d'un tel espace est autrement plus complexe que celle d'un pays ou d'une fédération de pays. Les difficultés sont d'ordre technique et d'ordre politique. L'Europe ne dispose pas d'intitution qui ont l'expérience des institutions nationales. Quant aux pères fondateurs de l'Europe, ils sont loin d'avoir laissé de côté les intérêts nationaux, ce qui pose les problèmes politiques qu'on sait : « les gouvernements d'Europe sont prompts à ''européaniser'' les problèmes et à nationaliser les succès ». Dans ses premières années, la BCE a eu affaire à moult chocs externes : « la crise asiatique, la baisse des prix du pétrole qui s'en est suivi, le mini-choc pétrolier, celui des prix alimentaires, la dépréciation de l'euro, le relentissement américain (et de l'économie mondiale), l'après-11 septembre, le krach lent des marchés financiers ». Elle régirait davantage aux quatre premiers, dont les effets seraient plus rapide, ce au détriment de ce que Fitoussi appelle une politique monétaire du « forward looking ». « Le ''timing'' de la politique monétaire européenne peut également être aprécié à partir des évolutions contemporaine de la politique monétaire américaine ». Y aurait-il, comme le prétend, Fitoussi, un décalage d'adaptation de la politique européenne à celle qui a cours au EtatsUnis ? Jean-Paul Fitoussi met en question « le bien-fondé d'une hausse sensible des taux d'intérêt européens, accompagnant la hausse engagée des ''Fed funds'', alors que l'expansion européenne n'a clairement pas la même maturité que la croissance américaine ». Il ne s'agit pas d'un suivisme à tout prix, mais la BCE cherche à anticiper les risques inflationnistes liés à une syncronisation entre l'économie mondiale et celle de l'Amérique. Les taux européens suivraient les taux d'inflation américains par le biais d'une inflation importée, à ceci près qu'ils connaîtraient un phénomène d'amortissement, c'est-à-dire qu'ils leur seraient inférieurs. Cela nuance les critiques de la BCE quant à son inertie : elle a affaire à des taux d'inflation nettement inférieurs à ceux qu'on connaît outre-Atlantique. La BCE cherche à maintenir l'expansion de la masse monétaire en deçà des 4,5% par an. « Elle exprime [donc par là] une ambivalence non résolue, entre fidélité formelle à l'héritage allemand (premier pilier) et prise en compte des ''bonnes pratiques'' des banques centrales anglosaxonnes ». Il s'agit bien d'une politique basée sur l' « inflation targetting », à savoir la comparaison entre l'inflation anticipée par les agents privés et celle évaluée par des instituts indépendants. Comme l'affirme Fitoussi, « certains auteurs ne voient pas dans cette orientation une rupture majeure avec l'esprit, sinon la lettre, de la politique monétaire allemande au temps de ''l'âge d'or du Deutsche mark'' ». On peut, par ailleurs reprocher à la BCE la partialité et la vulnérabilité de ses anticipations. La stratégie des deux piliers que sont les indices des prix et la masse monétaire est de plus en plus artificielle. La masse monétaire n'est de toute façon pas un bon prédicteur de l'inflation Morgan JASIENSKI 6/7 selon Fitoussi. La BCE reste une institution controversée, surtout dans ses premières années, mais il faut pas oublier qu'elle cherchait aussi à se forger une réputation, et qu'elle demeure une institution jeune, malgré le caractère péremptoire de plus en plus affirmé de ses décisions. B. L'élargissement et la réforme des institutions monétaires. Il n'en demeure pas moins essentiel dde réfléchir à des réformes institutionnelles qui seraient efficaces pour « optimiser le policy mix européen sans pour autant bouleverser le dispositif ''constitutionnel'' actuel ». Il sera difficile de gérer à vingt-sept des institutions qui auront été créées pour douze. A l'époque où Fitoussi écrivait, c'est-à-dire en 2002, la BCE comprenait dix-huit membres, dont six membres du directoire et les douze gouverneurs des banques centrales nationales. L'élargissement a donc porté à trente le nombre des membres. Se pose le problème « d'aboutir à une décision efficiente et rapide à trente. Cela risque fort de renforcer l'inertie reprochée à la BCE, « peu adaptée aux exigences d'un ''grand pays'', soumis à de multiples chocs, tel que l'Europe ». La seconde crainte est que la constitution d'une coalition de petits pays – dont les taux de croissance et d'inflation sont généralement plus élevés – en arrive à des intérêts divergents qui pèseraient sur la politique monétaire européenne dans l'absence de consensus qui en découlerait. Une des conditions nécessaires est donc de réduire le nombre de membres du conseil. Cela passe par la rotation, telle qu'envisagée au Sommet de Nice. Mais elle présente l'inconvénient de la durée des mandats. Pour des mandats de cinq ans, par exemple, cela signifie que des gouverneurs, même s'ils ont la possibilité d'assister aux réunions du Conseil, sont écartés de la prise de décision dix ans durant. On comprend dès lors que l'attente puisse sembler longue. On peut toujours réfléchir à racourcir les mandats, ou jouer sur le nombre de membres du conseil. La solution reste donc praticable. Aux Etats-Unis, le système ne crée pas de hiérarchie entre les gouverneurs, mais il a pour inconvénient de mettre sur un même pied d'égalité les gouverneurs des petits et grands Etats. On pourrait imaginer un système de membres permanents en Europe pour les grands pays, nous dit Fitoussi. Une autre solution consisterait à créer des groupes de nations avec un gouverneur unique. Cela réduirait le nombre de gouverneurs, mais en ajoutant les groupes de nations aux Etats-nations et au eurorégions, ne risque-t-on pas une fragmentation suplémentaire de l'espace européen ? Une solution alternative va être proposée par Baldwin : la délégation. Les membres du conseil doivent ête choisis pour leurs compétences, non « en tant que représentant des nations ou des groupes de nations qui les nomment. Aussi les gouverneurs des banques centrales nationales n'auraient plus qu'un rôle consultatif. On choisirait les membres parmis les meilleurs experts du monde, sans que ceux-ci aient nécessairement une nationalité européenne. Mais cette proposition vas très loin encore une fois dans la « voie technocratique », et ne semble aucunement remédier au « déficit démocratique » autour duquel Fitoussi a construit son ouvrage. On peut lui substituer une dernière modalité : la nomination. La BCE doit à la fois être crédible et responsable. Il convient alors de définir des critères de présélection, mais encore une fois, cette étape pose problème. Alors, la politique monétaire, affaire d'experts ou objet de la souveraineté populaire au même titre que d'autres pans de l'intégration européenne ? En tous les cas, Jean-Paul Fitoussi semble convaincu de la nécessité d'une démocratisation de ce que Margaret Thatcher avait qualifié, dans son discours de Bruges en 1988, de « bureaucratie par voie de nomination ». C'est ne pas avoir conscience de l'importance du rôle de la BCE sur les niveaux de vie des citoyens européens que de les déposséder de tout pouvoir de décision. Dans le même temps, il faut reconnaître la complexité Morgan JASIENSKI 7/7 de choix fondés sur des informations imparfaites, voire sur un jeu de devinettes qui ne doit pas être complètement laissé aux aléas de la démocratie. La règle pour la règle, non, le choix pour le choix, non plus, mais la règle pour le choix, oui.