P. Gagné 1991-2003 La notion de vision de l’éducation Québec, Télé-université « La seule question, dit Humpty Dumpty, c’est : qui commande le mot, moi ou toi? » Lewis Carroll Le but de ce texte est de réfléchir sur le sens donné dans le cours aux expressions « vision de l’éducation » et « théorie de l’éducation » et à d’autres termes connexes. Il s’agit d’établir les connaissances mutuelles nécessaires à nos échanges dans ce cours. Mon but est de vous informer d’où je me situe, comme responsable de ce cours par rapport à cette notion centrale. En effet, les termes vision et théorie ont plusieurs acceptions en français. Certaines vont à l’encontre de l’utilisation qu’en fait le cours. Conséquemment, il est nécessaire d’identifier, parmi les sens possibles de ces expressions, ceux qui permettent d’interpréter adéquatement les consignes du cours. À cet égard, les définitions proposées ici sont uniquement des outils de travail. Le « je » dans ce texte n’est pas employé pour revendiquer la paternité d’idées originales et inédites. Au contraire, ce texte est une réflexion de praticien de la formation à distance et non pas celle d’un philosophe de l’éducation, ni celle d’un théoricien de la formation à distance. Non, l’utilisation du « je » signifie simplement que je prends l’entière responsabilité de mes propos. Le texte est divisé en quatre parties. Dans la première partie figure le sens des expressions vision de l’éducation et théorie de l’éducation, mises en relation avec des termes connexes : éducation, apprentissage et enseignement. La deuxième partie touche la dynamique des interactions entre vision et pratiques éducatives. Dans la troisième, trois métaphores sont élaborées pour cerner les propriétés essentielles d’une vision de l’éducation, au sens où cette expression est utilisée dans le cours. Dans la quatrième partie, la vision de l’éducation est mise en parallèle avec la notion de modèle mental. 1. Pour savoir de quoi on parle, rien de mieux qu’une définition Les termes vision et théorie de l’éducation s’intègrent dans un réseau de concepts où on retrouve ceux d’éducation, d’apprentissage, d’enseignement, etc. Pour établir le plan de ce réseau, j’aurai recours aux définitions que le langage courant donne à ces mots, pour appuyer le sens que je leur accorde. La consultation d’un dictionnaire vous montrerait que des sens différents, voire opposés, cohabitent dans certaines rubriques. Vision de l’éducation vs idée sur l’éducation Dans un premier temps, il me semble utile de délimiter l’ampleur de ce qu’on entend ici par vision de l’éducation. Pour ce faire, j’oppose vision et idée, en choisissant parmi les sens courants du mot vision, celui qui est associé à une image complexe de la réalité, et, parmi les sens du mot idée, celui qui parle de vue élémentaire, approximative. Ainsi, tout le monde a des idées sur l’éducation, qui est une expérience individuelle inéluctable et une préoccupation sociale difficile à contourner. En effet, au départ, toute personne a été éduquée. Ses parents et sa famille lui ont appris à marcher, à parler, à être propre, et à se comporter d’une manière acceptable dans la société. Des maîtres (et pas seulement ceux de l’école) lui ont appris à lire, à écrire et à compter, l’ont initié à une culture, à une profession. En conséquence, toute personne a une expérience directe de l’éducation, à partir de laquelle elle a élaboré des représentations, des opinions, des idées, des modèles. La plupart du temps, lorsque vient le temps pour une personne d’en éduquer d’autres, à titre de parent, de maître, elle se réfère à ces produits de son expérience. En outre, dans les sociétés où l’éducation est l’objet d’un débat presque permanent, chacun entend différents points de vue : ceux de l’État, des syndicats d’enseignants, des organismes consultatifs, des groupes de pression, des communautés ethniques, et j’en passe. C’est encore là l’occasion de former des idées, d’élaborer des opinions sur l’éducation, de prendre parti sur des questions cruciales. Pour leur part, les éducateurs (au sens large du terme) sont appelés non seulement à exprimer des idées, mais aussi à faire des choix éducatifs qui découlent, entre autres, d’idées sur l’éducation, les leurs ou celles des autres. Donc, je mise sur le fait que tous ont des idées sur l’éducation. Cependant, en soi, cela ne signifie pas que ces idées constituent chez tous une vision de l’éducation. Dans ce cours, on parlera de vision à propos d’un ensemble d’idées sur l’éducation, dont certaines pourront être approximatives et inachevées, organisées dans un tout, qui inclura des éléments essentiels, comme la nature de la connaissance, la relation de l’individu au savoir, le rôle des intermédiaires (enseignants, maîtres, gourous…), les rapports entre éducation et société. Ainsi, dans ce cours, vision renvoie à une représentation globale, à une image relativement complexe de l’éducation qui résulte d’un effort de synthèse conscient sur des idées, une construction personnelle qui transparaît dans le discours et les pratiques d’un individu. Toutefois, cela ne signifie pas que vision, discours et pratiques sont toujours cohérents chez un individu ou dans un groupe. Vision de l’éducation vs théorie de l’éducation Dans un domaine donné, une vision est une synthèse d’idées acquises de l’expérience et de la réflexion d’un individu. Mais une théorie ne répond-elle pas aussi à cette définition? Dans ce cours, ne vous demande-t-on pas d’élaborer votre théorie de l’éducation? Instinctivement, vous espérez peut-être que non. Eh bien cela dépend de ce qu’on entend par théorie. Comme une vision, une théorie est une organisation d’idées, un point de vue sur la réalité. Toutefois, au sens utilisé dans ce cours, une théorie de l’éducation est un système très cohérent, élaboré dans une démarche intellectuelle rigoureuse, habituellement sanctionné par les pratiques et les traditions d’un domaine disciplinaire, d’une communauté scientifique, et rendu public pour être soumis à l’examen critique de la société. À l’opposé, une vision personnelle de l’éducation appartient à l’univers privé, n’est pas souvent soumise à l’examen critique d’autres personnes, du moins dans son entièreté, et n’est donc pas réglementée par une communauté d’experts, contrairement à une théorie. Cependant, à l’origine d’une théorie de l’éducation, il y a habituellement la vision d’un individu qui, par un travail systématique, construit un système cohérent d’idées. À ce sujet, l’introduction des Théories contemporaines de l’éducation est éloquente. De plus, à partir de sa publication, une théorie n’est plus la propriété exclusive de son auteur. D’autres peuvent s’en emparer, y apporter des ajouts, la modifier, sans qu’elle perde son identité. Elle peut donc survivre à son auteur et évoluer sans sa contribution. Théorie de l’éducation vs théorie de l’enseignement et de l’apprentissage Une autre distinction m’apparaît importante, surtout pour celles et ceux d’entre vous qui espéraient un cours de pédagogie, au sens traditionnel du terme. Il s’agit de la distinction entre, d’une part, théorie de l’éducation et, d’autre part, théorie de l’enseignement et théorie de l’apprentissage. Prenons comme point de départ les définitions d’un dictionnaire de langue. Éducation – La mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain; ces moyens eux-mêmes (voir pédagogie). – Le développement méthodique (d’une faculté, d’un organe) (voir exercice). – La connaissance et la pratique des usages de la société (voir politesse, savoir-vivre). Enseignement – Action, art d’enseigner, de transmettre des connaissances à un élève (voir éducation, instruction, pédagogie). Apprentissage – Modifications durables du comportement d’un sujet (humain ou animal) grâce à des expériences répétées. – Processus d’acquisition des automatismes sensori-moteurs et psychiques. – Aptitude d’un système à améliorer son fonctionnement par la prise en compte des résultats passés. Les cognitivistes ou les personnalistes, pour ne citer que ceux-là, ne se retrouveront sans doute pas facilement dans les définitions que le français standard donne aux termes enseignement et apprentissage. Ces définitions reflètent plutôt la conception dominante de l’éducation dans la culture francophone. Cependant, nous pouvons les utiliser quand même pour établir la différence entre théorie de l’enseignement ou de l’apprentissage et théorie de l’éducation. En effet, elles ont entre elles le même rapport que leurs objets, l’éducation, l’enseignement et l’apprentissage. Selon ces définitions, l’éducation vise le développement de la personne, l’enseignement, la transmission de la connaissance et l’apprentissage, les modifications durables du comportement par l’expérience. Conséquemment, une théorie de l’éducation doit déterminer ce qu’est une personne achevée, établir les principes de son développement et proposer les conditions générales de ce développement. Une théorie de l’éducation, par exemple, traite des relations entre l’individu et le Savoir, du rôle de l’établissement scolaire, de celui de l’État, des grands objectifs de l’éducation et de la manière dont ils sont déterminés, etc. Une théorie de l’éducation touche donc au domaine de la philosophie. Une théorie de l’apprentissage propose un modèle explicatif des processus par lesquels les gens se transforment par l’expérience. Entre autres, une théorie de l’apprentissage précise ce qui est transformé : par exemple les comportements (théories behavioristes), ou encore les structures d’acquisition et d’organisation des connaissances (théories cognitives). De plus, elle explique les processus de transformation et les facteurs qui l’affecte. Aussi, parce qu’elle s’intéresse aux « causes » de l’apprentissage, elle contient en germe les bases d’une théorie de l’enseignement. Une théorie de l’enseignement est instrumentale par rapport à une théorie de l’éducation et à une théorie de l’apprentissage. Par rapport à la première, elle précise les moyens de l’éducation dans l’activité concrète d’enseigner. Par rapport à la seconde, elle décrit l’organisation des facteurs externes visant à créer les conditions optimales d’apprentissage. Une théorie de l’enseignement risque fort d’être en tension entre une théorie de l’éducation et une théorie de l’apprentissage. Les théories de l’apprentissage relèvent la plupart du temps de la psychologie et les théories de l’enseignement de la pédagogie. Les premières, depuis plusieurs décennies, sont de nature scientifique. Elles tentent habituellement de réduire la réalité complexe de l’apprentissage à un nombre réduit de facteurs et de relations. Ce réductionnisme rend difficile leur application intégrale sur le terrain. Les théories scientifiques de l’enseignement se heurtent aux mêmes difficultés. 2. Vision de l’éducation vs pratiques éducatives Les visions appartiennent à l’univers des intentions et des représentations de la réalité, alors que les pratiques appartiennent à l’univers effectif, au real world. Cependant, en tant que formateurs ou apprenants qui veulent une prise sur leurs interventions, il nous apparaît nécessaire de dépasser cette opposition pour mettre en relief la complémentarité des deux termes. En effet, comme je l’ai dit précédemment, une vision est un point de vue sur la réalité qui sert à inspirer l’action. En retour, l’action s’insère dans cette réalité à partir de laquelle une vision s’élabore et s’ajuste. Sous cet angle, une vision est un outil hautement pratique. Il doit donc exister une interaction dynamique entre pratique éducative et vision de l’éducation. Normalement, une évolution de la vision devrait entraîner une évolution des pratiques dans le même sens. La figure suivante tente d’illustrer le lien entre les deux. Figure 1 Le lien vision pratique Comme on le voit, l’interaction vision-pratique s’inscrit dans le temps. L’introduction d’une nouvelle idée majeure dans une vision n’entraîne pas nécessairement un changement instantané ni dans l’ensemble de la vision, ni dans les pratiques (si c’était le cas, la révolution et la crise seraient notre pain quotidien). De la même manière, des changements dans les pratiques d’un individu n’affectent pas obligatoirement sa vision, parce que les processus de réflexion, de décision et de mise à l’essai qui relient les deux univers prennent du temps, et que les conditions environnementales ne sont pas toujours favorables. Ainsi les pratiques peuvent évoluer sous la pression de l’environnement. Par exemple, les réformes éducatives décrétées par l’État peuvent faire évoluer les visions des individus dans sens souhaité. Cependant, à mon avis, ce genre de réformes, pour être couronné de succès, doit s’assurer que la vision nouvelle supplante véritablement les modèles mentaux traditionnels. Conséquemment, la force et la cohérence des liens entre vision et pratique dépendent du temps, de l’effort consacré par l’individu et des orientations de son environnement. Étant donné la complexité du lien entre vision et pratiques, il faut examiner un certain nombre de problèmes qui peuvent se poser dans le dépistage des visions à partir des pratiques. – Des personnes ayant les mêmes pratiques, ou des pratiques semblables, en donneront une interprétation différente. Il faut donc éviter d’inférer une vision seulement à partir de l’observation d’un petit nombre de pratiques. – Nous n’avons pas toujours une vision disponible, un discours, pour expliquer nos pratiques. Souvent, nous endossons au moins provisoirement le discours dominant de notre environnement, avant d’en comprendre toutes les implications et de faire des choix conscients. – Nos pratiques sont soumises à des pressions externes immédiates. Par exemple, si notre vision est marginale par rapport à celle qui a court dans notre milieu, nous devons sans doute nous accommoder de pratiques institutionnalisées peu cohérentes avec notre point de vue. Il devient alors difficile de dégager la vision d’un individu sans analyser le contexte des pratiques. – Nos pratiques et notre vision ne sont pas nécessairement synchronisées; elles peuvent évoluer avec un décalage, rendant parfois confuse la relation logique entre les deux. C’est pourquoi il faut rester prudent dans l’inférence d’une vision à partir des pratiques. Il faut éviter les jugements définitifs, en les considérant plutôt comme des hypothèses de travail périssables. 3. Trois métaphores à propos d’une vision de l’éducation J’ai choisi trois métaphores pour illustrer ce qu’est une vision de l’éducation et signaler des pièges à éviter. Découvrir sa vision Pour moi, l’élaboration d’une vision peut se comparer à l’assemblage des pièces d’un puzzle, mais sans l’image qu’on retrouve habituellement sur l’emballage. À partir d’un certain moment, l’assembleur va reconnaître l’image, habituellement longtemps avant que la dernière pièce soit en place (sauf si le puzzle représente un ours polaire suçant un glaçon au cœur d’un blizzard pendant la nuit arctique : vous comprendrez qu’une vision doit avoir une certaine valeur de contraste). Une vision émerge donc de la relation entre ses idées constituantes, même si toutes les idées n’y ont pas encore trouvé leur place. D’ailleurs, au moment où l’assembleur devient capable d’émettre une hypothèse sur l’image finale, son travail devient orienté, sinon facilité. En effet, il tente alors de mettre en relation la portion d’image portée par une pièce avec l’ensemble prévu. Il peut chercher l’endroit où placer une pièce donnée ou chercher la pièce qui va à un endroit donné. D’une manière analogue, à partir du moment où j’ai réussi à mettre en relation un nombre suffisant de mes idées sur les dimensions importantes de l’éducation, j’ai une vision, même si toutes les idées que j’ai n’y sont pas intégrées. En retour, cette vision va faciliter la mise en ordre du reste de mes idées. Certains aspects de ma vision peuvent demeurer inachevés, j’aurai toujours une vision, un peu comme la Symphonie Inachevée de Schubert (dont personne ne conteste ni le caractère symphonique, ni le caractère inachevé). Cette métaphore n’est pas entièrement satisfaisante. Elle donne l’impression qu’une vision préexiste aux efforts pour la formuler, efforts qui consisteraient uniquement à mettre en place des morceaux dont les relations sont prédéterminées. Or, je crois qu’une vision est aussi le résultat d’une activité créatrice. Élaborer sa vision Je compare l’élaboration d’une vision de l’éducation à la création d’une courtepointe. Au départ, il y a un paquet de pièces de tissus de toutes formes et couleurs, et un artiste qui n’a pas encore décidé du motif, de l’agencement de couleurs, du modèle dans lequel les pièces vont trouver leur place. Considérant le tas de pièces, l’artiste va créer un modèle en regard des possibilités que les pièces lui permettent. Une fois élaboré, ce patron va devenir le critère ultime de sélection, de taille et d’agencement des pièces de tissus. Ce n’est plus n’importe quelle forme, ni n’importe quelle couleur qui fera l’affaire. Un certain nombre de pièces seront mise de côté, d’autres seront retaillées. En même temps, ce modèle, dans une certaine mesure, demeure ouvert jusqu’à la conclusion de l’œuvre à d’autres formes et à d’autres couleurs. D’une manière analogue, une vision de l’éducation résulte d’un effort de création appliqué à un nombre d’idées déjà présentes et issues de l’expérience d’un individu. Toutes les idées, comme toutes les pratiques, ne sont pas compatibles avec toutes les visions. Les idées ne sont pas neutres par rapport aux visions. Elles ont une couleur et une certaine forme. On pourrait dire qu’une vision est en germe dans certaines idées. Une fois que la vision a commencé à prendre forme, elle joue un rôle organisateur par rapport aux idées, mais le créateur garde toujours la liberté de la faire évoluer vers d’autre chose. Cette métaphore n’est pas totalement appropriée non plus, parce qu’elle fait d’une vision un objet trop personnel, sans mettre en relief la manière dont elle est influencée par l’environnement social. Différencier sa vision de la vision dominante Je suggère qu’élaborer sa vision de l’éducation, c’est comme apprendre à faire du canot sur une rivière. Il y a un courant dans cette rivière, qui va dans une direction donnée, de la même manière qu’il y a une vision dominante dans tout milieu éducatif. Sachant où il veut aller, le canoteur doit maîtriser des techniques différentes selon que sa destination se trouve en amont ou en aval, de ce côté-ci de la rivière ou de l’autre côté. À la limite, le canoteur est prêt à sortir son embarcation de l’eau et à la porter sur ses épaules, acceptant l’effort supplémentaire parce que le but prime sur le moyen, ce qui n’enlève rien au plaisir de se laisser dériver au fil de l’eau sans destination précise… Si le canoteur ne sait pas où il va, ou ne peut « lire » la rivière, où s’il ignore ou maîtrise mal les techniques, il sera tout simplement emporté par le courant. Même si sa destination est en aval, dans le sens du courant, il doit, pour manœuvrer, aller toujours un peu plus ou un peu moins vite que le courant. Ainsi, une vision de l’éducation, même si elle va dans le même sens que la vision dominante du milieu, permet une marge de manœuvre qui donne à l’individu la capacité de faire certains choix, au lieu de se laisser passivement emporter par les choix de son environnement. Une vision est donc un instrument de décision. Le travail que fait une personne sur sa vision de l’éducation doit tenir compte de ces trois propriétés, que mes trois métaphores ont tenté d’illustrer. Premièrement, votre vision préexiste d’une certaine manière dans vos idées sur l’éducation. Elle peut donc être découverte. Deuxièmement, votre vision est une création personnelle. À ce titre, elle est construite, dans les limites des matériaux dont vous disposez, mais avec son potentiel de sélection et d’innovation dans votre « tas » d’idées sur l’éducation. Troisièmement, l’élaboration de votre vision implique que vous preniez conscience de la vision dominante de votre milieu, pour l’adopter ou vous en distinguer. 4. Vision de l’éducation et modèles mentaux Un autre concept, puisé celui-là dans la théorie des organisations apprenantes1, aide à justifier l’importance de travailler sur sa notion de vision de l’éducation : il s’agit du concept de modèle mental. Dans les organisations, les comportements et les décisions sont souvent fondés sur des idées, des croyances le plus souvent tacites, qui orientent les réactions aux situations et les solutions aux problèmes dans une certaine direction. En psychologie cognitive, on pourrait dire qu’il s’agit d’un cas particulier d’influence des connaissances antérieures sur l’apprentissage. Par 1 SENGE, P. M., A. KLEINER, C. ROBERTS, R. B. ROSS et B. J. SMITH. 1994. The Fifth Discipline Fieldbook. New York (NY) : Doubleday. exemple dans la théorie des schémas2, les connaissances s’organisent en scripts. Ainsi, à force d’aller manger au restaurant, vous développeriez progressivement un modèle, un script d’une visite au restaurant. Ce script est une structure d’actions : entrer, trouver une place, commander, manger, payer, sortir. Chaque action peut comporter des variantes. Par exemple, trouver une place, commander ou payer implique des instanciations différentes du schéma de base dans un fast-food ou une cafétéria ou dans un restaurant européen. Ce schéma s’affine donc avec l’expérience. Cependant, si vous entrez dans un restaurant chinois du Downtown Vancouver, votre schéma présente de nombreuses failles et devra être ajusté pour accueillir des instanciations très différentes. Même si la théorie des schémas est en quelque sorte tombée en désuétude, parce qu’elle expliquait mal la souplesse d’adaptation des humains, elle montre bien comment peut fonctionner un modèle mental. Plus récemment, les travaux sur les connaissances antérieures, notamment dans le domaine des connaissances préscientifiques, montrent que les individus construisent des modèles mentaux des phénomènes courants : la digestion, la gravité, l’électricité, la lumière, que ces modèles sont souvent incompatibles avec les connaissances scientifiques de ces mêmes phénomènes. Le plus beau, c’est que ces connaissances préscientifiques survivent à des études prolongées, si on ne prend pas soin de les mettre à jour et d’en démontrer l’incapacité à expliquer plusieurs observations3. Autrement dit, les idées « fausses » ne fondent pas comme neige de printemps au soleil de la vérité. Si c’est vrai dans le domaine des sciences de la nature, ce doit l’être aussi dans le domaine de l’éducation, même s’il existe peu de travaux qui ont tenté de faire un inventaire de ces préconceptions. Ainsi, il est probable que des milliers d’étudiants maîtres entrent à l’université avec un bon nombre d’idées sur l’éducation issues de leur expérience et que ces idées survivent facilement à trois ou quatre années d’exposition aux théories de l’apprentissage et aux théories de l’enseignement novatrices. Une fois retournés à l’école comme enseignants, leurs bons vieux modèles mentaux de l’apprentissage et de l’enseignement reprennent souvent et rapidement du service. Dans la théorie des organisations apprenantes, les modèles mentaux sont à l’œuvre de manière évidente dans les problèmes récurrents. Ainsi, malgré un échec évident et répété, le même type de réponse est constamment répété devant une situation donnée. On a parfois l’impression d’être devant un scénario où les répliques sont prévues d’avance. Ces situations difficiles répétitives prennent habituellement racine dans des modèles mentaux. Le travail est alors d’amener les individus à découvrir quelles sont les présuppositions implicites qui les conduisent à ces situations sans issues, à les examiner d’un regard critique et à les modifier où à les rejeter pour en adopter d’autres qui donnent enfin prise sur la situation, un peu comme Alexandre le Grand, confronté à la tâche impossible de défaire le nœud gordien4. 2 3 4 Voir III Paradigme et schéma dans SCHANK R. et R. ABELSON (1977) Scripts, plans, goals and understanding, Hillsdale: Erlbaum. Pour un exposé succinct, cf. VANDENDORPE, C. 1999. Paradigme et syntagme. De quelques idées vertes qui ont dormi furieusement. Article d'abord publié dans Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée 9, 3 (1990), p. 169-193, et disponible en version révisée à http://www.uottawa.ca/academic/arts/lettres/vanden/paradigme.htm, consulté le 15 août 2003. On pourra relire ce que Bertrand dit à propos du dérangement épistémologique, aux pages 84 et ss. des Théories contemporaines de l’éducation. Ce qui était remarquable (dans le temple de Jupiter), c'était un char qui, assurait-on, avait transporté le père de Midas, Gordios. [...] Le joug était une curiosité car bien des noeuds s'y mêlaient les uns aux autres dans un confus enchevêtrement. Puis comme les indigènes affirmaient que, d'après la prédiction d'un oracle, celui qui dénouerait le lien inextricable serait le maître de l'Asie, le désir vint au coeur d'Alexandre de réaliser cette prédiction. [...] La série des nœuds était si compacte que ni la réflexion ni la vue ne permettait de saisir d'où partait cet entrelacement et où il se dérobait. [...] Sans résultat, Le travail sur les modèles mentaux n’est pas nécessairement facile. En effet Chinn et Brewer5, dans une revue de l’histoire des sciences, proposent sept niveaux de résistance au changement des scientifiques face à des données que leur théorie est incapable d’expliquer (on les appelle données anomales) : ignorer des données rebelles (on ne s’en occupe pas); les évaluer pour les rejeter (les données sont fausses); les exclure du domaine couvert par la théorie (les données ne sont pas pertinentes); les mettre en suspens (on verra plus tard); les réinterpréter (dans le fond, la théorie les explique très bien); changer la théorie à la marge pour les accueillir (dans le fond, il s’agirait d’aménager un peu la théorie pour expliquer les données); changer la théorie en profondeur ou changer de théorie. On remarquera que six des sept réactions visent à sauver la théorie d’origine et une seule, la dernière, touche substantiellement la théorie d’origine ou conduit à y substituer une théorie plus efficace. Un principe d’économie est à l’œuvre. L’apprentissage travaille avec deux types de matériel : les informations qui proviennent de l’environnement et les connaissances de l’individu. Plus une connaissance s’est avérée porteuse de succès dans l’adaptation de l’individu, plus elle est ancrée profondément et plus elle est difficile à changer, autrement dit, plus il est difficile d’y substituer une nouvelle connaissance, d’autant plus que ces connaissances sont organisées en réseau et que leur substitution implique une révision sérieuse de toute l’organisation. Certaines de nos idées sur l’éducation sont des connaissances de ce type. En plus, elles sont rarement isolées, mais constituent des constellations d’idées qui ont passé l’épreuve de la réalité. Dans le cas des étudiants gradués, la plupart du temps, la valeur de ces idées a été confirmée par les succès répétés qui parsèment l’histoire scolaire de ces étudiants. Il y a là une véritable architecture de connaissances, souvent implicites, qui oriente le comportement et les décisions de l’individu. Une des propriétés de ces connaissances, c’est qu’elles servent de filtre aux informations nouvelles auxquelles l’individu est soumis, ce qui leur permet de survivre au changement. Contrairement à la neige du printemps, elles ne fondent pas spontanément sous le soleil de la vérité. Il faut plutôt mettre à jour leur racine et les extirper avant de pouvoir planter de nouvelles connaissances qui survivront à l’examen ou au travail long. Le travail sur la vision de l’éducation vise à rendre ces connaissances explicites et à permettre leur examen critique. Cet effort, c’est le prix du changement, ou plutôt du pouvoir de changer, de s’adapter. Ce qui précède pourrait faire croire que les mécanismes de l’esprit humain vont à l’encontre du changement. Au contraire, l’esprit humain est un instrument d’adaptation. Il fonctionne selon un principe de souplesse qui lui permet d’introduire sans cesse de nouvelles données et de construire de nouvelles connaissances. Des études en psychologie cognitive, dans une approche qui s’appelle le connexionnisme6, font l’hypothèse que les connaissances résident plus dans les liens 5 6 Alexandre lutta longuement contre le secret de ces nœuds. « Peu importe », dit-il alors, « la façon de les défaire » et de son épée il rompit toutes les courroies, éludant ainsi la prédiction de l'oracle – ou la réalisant. Quinte-Curce, Histoires, III, 1,14-18. CHINN, C. A. et W. F. BREWER. The Role of Anomalous Data in Knowledge Acquisition : A Theoretical Framework and Implications for Science Instruction. Review of Educational Research, 63 (1), 1-49. Pour une étude en profondeur du connexionnisme, on pourra consulter HORGAN, T. et J. TIENSON. 1996. Connectionism and the Philosophy of Psychology. Cambridge, Mass. : The MIT Press. Pour un aperçu plus vulgarisé, on aura avantage à consulter BEREITER. C. 1991. Implications of Connectionism for Thinking about Rules. Educational Research, 20 (3), 10-16. entre des informations, que des relations multiples unissent chaque nœud d’information aux autres nœuds et que les relations appropriées sont activées par le contexte. Autrement dit, à chaque utilisation, en fonction du contexte, nous devons en quelque sorte reconstruire nos connaissances. Cette hypothèse expliquerait pourquoi nos connaissances évoluent dans cesse. Cependant, comme le disait Yvon Pépin, professeur en éducation à l’Université Laval, elles évoluent habituellement par expansion, par approfondissement, un peu comme on agrandit une maison, mais parfois, elles ont besoin d’un réaménagement substantiel, parce qu’elles se sont avérées inadéquates pour expliquer une situation dont les enjeux sont significatifs pour un individu. Ce conflit cognitif amène une réorganisation en profondeur des connaissances. Ces réaménagements restent possibles, mais sont plus coûteux quand ils touchent des connaissances éprouvées par l’expérience. Finalement, je conclurai ce texte sur la notion de vision de l’éducation en commentant un aphorisme de Gregory Bateson qui affirmait : « La carte n’est pas le territoire et le nom n’est pas la chose nommée7 ». Cet aphorisme porte une leçon fondamentale à retenir quand on travaille sur les visions et les pratiques éducatives. La première est que l’activité mentale procède par réduction de la réalité. Essentiellement, notre esprit élabore des modèles, des cartes de la réalité. Ces cartes, quel que soit leur degré de complexité et de sophistication, sont toujours simplistes par rapport à la réalité. Un principe d’économie semble ici à l’œuvre, lié aux limites (même inconnues) de l’esprit humain. L’apprentissage nous permet de sélectionner, dans l’ensemble de la réalité, les éléments les plus significatifs pour notre adaptation (et notre survie) dans un contexte donné. Soumis au test de la réalité, ces modèles évoluent en principe dans le sens d’une meilleure adaptation de l’individu, ce qui est aussi économique étant donné que leur défaillance peut être… terminale. La conséquence est qu’une vision sera toujours caricaturale par rapport à la réalité, et soumise aux pressions de la réalité qui peut l’obliger à changer ou y mettre fin prématurément. 7 On peut aussi consulter BATESON, G. 1984. La nature et la pensée. Paris : Seuil, pp. 36-37.