P. Gagné
1991-2003
La notion de vision de l’éducation
Québec, Télé-université
« La seule question, dit Humpty Dumpty,
c’est : qui commande le mot, moi ou toi? »
Lewis Carroll
Le but de ce texte est de réfléchir sur le sens donné dans le cours aux expressions « vision de
l’éducation » et « théorie de l’éducation » et à d’autres termes connexes. Il s’agit d’établir les
connaissances mutuelles nécessaires à nos échanges dans ce cours. Mon but est de vous informer
d’où je me situe, comme responsable de ce cours par rapport à cette notion centrale.
En effet, les termes vision et théorie ont plusieurs acceptions en français. Certaines vont à
l’encontre de l’utilisation qu’en fait le cours. Conséquemment, il est nécessaire d’identifier, parmi
les sens possibles de ces expressions, ceux qui permettent d’interpréter adéquatement les
consignes du cours. À cet égard, les définitions proposées ici sont uniquement des outils de
travail.
Le « je » dans ce texte n’est pas employé pour revendiquer la paternité d’idées originales et
inédites. Au contraire, ce texte est une réflexion de praticien de la formation à distance et non pas
celle d’un philosophe de l’éducation, ni celle d’un théoricien de la formation à distance. Non,
l’utilisation du « je » signifie simplement que je prends l’entière responsabilité de mes propos.
Le texte est divisé en quatre parties. Dans la première partie figure le sens des expressions vision
de l’éducation et théorie de l’éducation, mises en relation avec des termes connexes : éducation,
apprentissage et enseignement. La deuxième partie touche la dynamique des interactions entre
vision et pratiques éducatives. Dans la troisième, trois métaphores sont élaborées pour cerner les
propriétés essentielles d’une vision de l’éducation, au sens où cette expression est utilisée dans le
cours. Dans la quatrième partie, la vision de l’éducation est mise en parallèle avec la notion de
modèle mental.
1. Pour savoir de quoi on parle, rien de mieux qu’une définition
Les termes vision et théorie de l’éducation s’intègrent dans un réseau de concepts où on retrouve
ceux d’éducation, d’apprentissage, d’enseignement, etc. Pour établir le plan de ce réseau, j’aurai
recours aux définitions que le langage courant donne à ces mots, pour appuyer le sens que je leur
accorde. La consultation d’un dictionnaire vous montrerait que des sens différents, voire opposés,
cohabitent dans certaines rubriques.
Vision de l’éducation vs idée sur l’éducation
Dans un premier temps, il me semble utile de délimiter l’ampleur de ce qu’on entend ici par
vision de l’éducation. Pour ce faire, j’oppose vision et idée, en choisissant parmi les sens courants
du mot vision, celui qui est associé à une image complexe de la réalité, et, parmi les sens du mot
idée, celui qui parle de vue élémentaire, approximative.
Ainsi, tout le monde a des idées sur l’éducation, qui est une expérience individuelle inéluctable et
une préoccupation sociale difficile à contourner. En effet, au départ, toute personne a été éduquée.
Ses parents et sa famille lui ont appris à marcher, à parler, à être propre, et à se comporter d’une
manière acceptable dans la société. Des maîtres (et pas seulement ceux de l’école) lui ont appris à
lire, à écrire et à compter, l’ont initié à une culture, à une profession. En conséquence, toute
personne a une expérience directe de l’éducation, à partir de laquelle elle a élaboré des
représentations, des opinions, des idées, des modèles. La plupart du temps, lorsque vient le temps
pour une personne d’en éduquer d’autres, à titre de parent, de maître, elle se réfère à ces produits
de son expérience.
En outre, dans les sociétés où l’éducation est l’objet d’un débat presque permanent, chacun
entend différents points de vue : ceux de l’État, des syndicats d’enseignants, des organismes
consultatifs, des groupes de pression, des communautés ethniques, et j’en passe. C’est encore là
l’occasion de former des idées, d’élaborer des opinions sur l’éducation, de prendre parti sur des
questions cruciales. Pour leur part, les éducateurs (au sens large du terme) sont appelés non
seulement à exprimer des idées, mais aussi à faire des choix éducatifs qui découlent, entre autres,
d’idées sur l’éducation, les leurs ou celles des autres. Donc, je mise sur le fait que tous ont des
idées sur l’éducation. Cependant, en soi, cela ne signifie pas que ces idées constituent chez tous
une vision de l’éducation.
Dans ce cours, on parlera de vision à propos d’un ensemble d’idées sur l’éducation, dont certaines
pourront être approximatives et inachevées, organisées dans un tout, qui inclura des éléments
essentiels, comme la nature de la connaissance, la relation de l’individu au savoir, le rôle des
intermédiaires (enseignants, maîtres, gourous…), les rapports entre éducation et société. Ainsi,
dans ce cours, vision renvoie à une représentation globale, à une image relativement complexe de
l’éducation qui résulte d’un effort de synthèse conscient sur des idées, une construction
personnelle qui transparaît dans le discours et les pratiques d’un individu. Toutefois, cela ne
signifie pas que vision, discours et pratiques sont toujours cohérents chez un individu ou dans un
groupe.
Vision de l’éducation vs théorie de l’éducation
Dans un domaine donné, une vision est une synthèse d’idées acquises de l’expérience et de la
réflexion d’un individu. Mais une théorie ne répond-elle pas aussi à cette définition? Dans ce
cours, ne vous demande-t-on pas d’élaborer votre théorie de l’éducation? Instinctivement, vous
espérez peut-être que non. Eh bien cela dépend de ce qu’on entend par théorie.
Comme une vision, une théorie est une organisation d’idées, un point de vue sur la réalité.
Toutefois, au sens utilisé dans ce cours, une théorie de l’éducation est un système très cohérent,
élaboré dans une démarche intellectuelle rigoureuse, habituellement sanctionné par les pratiques
et les traditions d’un domaine disciplinaire, d’une communauté scientifique, et rendu public pour
être soumis à l’examen critique de la société.
À l’opposé, une vision personnelle de l’éducation appartient à l’univers privé, n’est pas souvent
soumise à l’examen critique d’autres personnes, du moins dans son entièreté, et n’est donc pas
réglementée par une communauté d’experts, contrairement à une théorie. Cependant, à l’origine
d’une théorie de l’éducation, il y a habituellement la vision d’un individu qui, par un travail
systématique, construit un système cohérent d’idées. À ce sujet, l’introduction des Théories
contemporaines de l’éducation est éloquente.
De plus, à partir de sa publication, une théorie n’est plus la propriété exclusive de son auteur.
D’autres peuvent s’en emparer, y apporter des ajouts, la modifier, sans qu’elle perde son identité.
Elle peut donc survivre à son auteur et évoluer sans sa contribution.
Théorie de l’éducation vs théorie de l’enseignement et de l’apprentissage
Une autre distinction m’apparaît importante, surtout pour celles et ceux d’entre vous qui
espéraient un cours de pédagogie, au sens traditionnel du terme. Il s’agit de la distinction entre,
d’une part, théorie de l’éducation et, d’autre part, théorie de l’enseignement et théorie de
l’apprentissage. Prenons comme point de départ les définitions d’un dictionnaire de langue.
Éducation
La mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement
d’un être humain; ces moyens eux-mêmes (voir pédagogie).
Le développement méthodique (d’une faculté, d’un organe) (voir exercice).
La connaissance et la pratique des usages de la société (voir politesse, savoir-vivre).
Enseignement
Action, art d’enseigner, de transmettre des connaissances à un élève (voir éducation,
instruction, pédagogie).
Apprentissage
Modifications durables du comportement d’un sujet (humain ou animal) grâce à des
expériences répétées.
Processus d’acquisition des automatismes sensori-moteurs et psychiques.
Aptitude d’un système à améliorer son fonctionnement par la prise en compte des
résultats passés.
Les cognitivistes ou les personnalistes, pour ne citer que ceux-là, ne se retrouveront sans doute
pas facilement dans les définitions que le français standard donne aux termes enseignement et
apprentissage. Ces définitions reflètent plutôt la conception dominante de l’éducation dans la
culture francophone. Cependant, nous pouvons les utiliser quand même pour établir la différence
entre théorie de l’enseignement ou de l’apprentissage et théorie de l’éducation. En effet, elles ont
entre elles le même rapport que leurs objets, l’éducation, l’enseignement et l’apprentissage.
Selon ces définitions, l’éducation vise le développement de la personne, l’enseignement, la
transmission de la connaissance et l’apprentissage, les modifications durables du comportement
par l’expérience. Conséquemment, une théorie de l’éducation doit déterminer ce qu’est une
personne achevée, établir les principes de son développement et proposer les conditions générales
de ce développement. Une théorie de l’éducation, par exemple, traite des relations entre l’individu
et le Savoir, du rôle de l’établissement scolaire, de celui de l’État, des grands objectifs de
l’éducation et de la manière dont ils sont déterminés, etc. Une théorie de l’éducation touche donc
au domaine de la philosophie.
Une théorie de l’apprentissage propose un modèle explicatif des processus par lesquels les gens
se transforment par l’expérience. Entre autres, une théorie de l’apprentissage précise ce qui est
transformé : par exemple les comportements (théories behavioristes), ou encore les structures
d’acquisition et d’organisation des connaissances (théories cognitives). De plus, elle explique les
processus de transformation et les facteurs qui l’affecte. Aussi, parce qu’elle s’intéresse aux
« causes » de l’apprentissage, elle contient en germe les bases d’une théorie de l’enseignement.
Une théorie de l’enseignement est instrumentale par rapport à une théorie de l’éducation et à une
théorie de l’apprentissage. Par rapport à la première, elle précise les moyens de l’éducation dans
l’activité concrète d’enseigner. Par rapport à la seconde, elle décrit l’organisation des facteurs
externes visant à créer les conditions optimales d’apprentissage. Une théorie de l’enseignement
risque fort d’être en tension entre une théorie de l’éducation et une théorie de l’apprentissage.
Les théories de l’apprentissage relèvent la plupart du temps de la psychologie et les théories de
l’enseignement de la pédagogie. Les premières, depuis plusieurs décennies, sont de nature
scientifique. Elles tentent habituellement de réduire la réalité complexe de l’apprentissage à un
nombre réduit de facteurs et de relations. Ce réductionnisme rend difficile leur application
intégrale sur le terrain. Les théories scientifiques de l’enseignement se heurtent aux mêmes
difficultés.
2. Vision de l’éducation vs pratiques éducatives
Les visions appartiennent à l’univers des intentions et des représentations de la alité, alors que
les pratiques appartiennent à l’univers effectif, au real world. Cependant, en tant que formateurs
ou apprenants qui veulent une prise sur leurs interventions, il nous apparaît nécessaire de dépasser
cette opposition pour mettre en relief la complémentarité des deux termes. En effet, comme je l’ai
dit précédemment, une vision est un point de vue sur la réalité qui sert à inspirer l’action. En
retour, l’action s’insère dans cette réalité à partir de laquelle une vision s’élabore et s’ajuste. Sous
cet angle, une vision est un outil hautement pratique. Il doit donc exister une interaction
dynamique entre pratique éducative et vision de l’éducation. Normalement, une évolution de la
vision devrait entraîner une évolution des pratiques dans le même sens. La figure suivante tente
d’illustrer le lien entre les deux.
Figure 1 Le lien vision pratique
Comme on le voit, l’interaction vision-pratique s’inscrit dans le temps. L’introduction d’une
nouvelle idée majeure dans une vision n’entraîne pas nécessairement un changement instantané ni
dans l’ensemble de la vision, ni dans les pratiques (si c’était le cas, la révolution et la crise
seraient notre pain quotidien). De la même manière, des changements dans les pratiques d’un
individu n’affectent pas obligatoirement sa vision, parce que les processus de réflexion, de
décision et de mise à l’essai qui relient les deux univers prennent du temps, et que les conditions
environnementales ne sont pas toujours favorables. Ainsi les pratiques peuvent évoluer sous la
pression de l’environnement. Par exemple, les réformes éducatives décrétées par l’État peuvent
faire évoluer les visions des individus dans sens souhaité. Cependant, à mon avis, ce genre de
réformes, pour être couronné de succès, doit s’assurer que la vision nouvelle supplante
véritablement les modèles mentaux traditionnels. Conséquemment, la force et la cohérence des
liens entre vision et pratique dépendent du temps, de l’effort consacré par l’individu et des
orientations de son environnement.
Étant donné la complexité du lien entre vision et pratiques, il faut examiner un certain nombre de
problèmes qui peuvent se poser dans le dépistage des visions à partir des pratiques.
Des personnes ayant les mêmes pratiques, ou des pratiques semblables, en donneront une
interprétation différente. Il faut donc éviter d’inférer une vision seulement à partir de
l’observation d’un petit nombre de pratiques.
Nous n’avons pas toujours une vision disponible, un discours, pour expliquer nos pratiques.
Souvent, nous endossons au moins provisoirement le discours dominant de notre
environnement, avant d’en comprendre toutes les implications et de faire des choix
conscients.
Nos pratiques sont soumises à des pressions externes immédiates. Par exemple, si notre
vision est marginale par rapport à celle qui a court dans notre milieu, nous devons sans
doute nous accommoder de pratiques institutionnalisées peu cohérentes avec notre point de
vue. Il devient alors difficile de dégager la vision d’un individu sans analyser le contexte des
pratiques.
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