Psychologie de l`éducation / Doc. 9 L`EDUCATION, PORTE

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Psychologie de l’éducation / Doc. 9
L'EDUCATION, PORTE OUVERTE SUR LE SENS - ENTRETIEN AVEC JEROME BRUNER -
On ne peut comprendre l'homme sans tenir compte de la culture dans laquelle il est inséré. Cette idée-force de Jérôme
Bruner, l'un des grands noms de la psychologie cognitive, ouvre la voie à de nouvelles approches éducatives.
Sciences Humaines : Vous êtes l'un des fondateurs de la psychologie cognitive. Mais cette discipline a pris une orientation qui n'est
pas celle que vous souhaitiez initialement. C'est en quelque sorte, à vos yeux, un enfant qui a mal grandi.
Jérôme Bruner : Les premiers psychologues cognitivistes avaient pour but de découvrir et de comprendre les significations que l'être
humain élabore sur sa propre existence et sur le monde qui l'environne, à l'époque du béhaviorisme dominant, où l'on ne s'intéressait
pratiquement qu'aux comportements observables. De nos jours, l'importance des états mentaux est très largement admise chez les
chercheurs en psychologie, mais un glissement s'est opéré au fil des ans.
L'intérêt ne porte plus sur la construction du sens mais sur le traitement de l'information, en prenant l'ordinateur comme modèle de
fonctionnement de l'esprit humain, ce qui constitue un nouveau réductionnisme.
L'erreur du béhaviorisme était de ne s'intéresser qu'aux comportements, tandis que l'erreur des sciences cognitives est de
s'intéresser aux processus mentaux, mais sans tenir compte de la culture dans laquelle baigne l'individu. En ce qui me concerne, j'étais
au départ un psychologue strictement expérimentaliste travaillant sur la perception, mais j’ai toujours pensé qu'il est ridicule de
tenter de comprendre l'homme sans tenir compte de l'ambiance culturelle dans laquelle et par laquelle il opère dans le monde. Je
préconise le développement d'une psychologie cognitive orientée culturellement.
SH : En quoi consiste une telle vision de la psychologie?
J.B. : Le postulat central de cette approche est que l'esprit se constitue au travers de la culture. J'aime beaucoup l'image proposée
par Wittgenstein d'une corde dont chaque brin est un être humain. La signification que chacun de nous donne du monde et de soi-même
est modelée par la culture et dépend de l'existence préalable d'un système symbolique partagé par les membres d'une communauté. Il
est donc essentiel d'étudier comment ce système de valeurs, d'échanges et de pouvoirs que constitue une culture, influe sur les
personnes qui en sont membres. Or, si les anthropologues se sont intéressés à la culture, il n'en a malheureusement pas été de même
des psychologues.
SH : Vous tenez à rattacher la recherche en psychologie à des applications pédagogiques, comme en témoigne votre dernier ouvrage,
L'Education, entrée dans la culture (Retz, 1996). Quelle est votre conception de l'éducation?
J.B. : On peut envisager deux conceptions apparemment antinomiques. Sachant que l'homme est la seule espèce qui emploie l'éducation
comme façon de transmettre la culture d'une génération à l'autre, on peut estimer que l'éducation a pour but de reproduire la culture
dans laquelle elle est située. Mais nombreux sont ceux qui estiment que la finalité de l'éducation est surtout de rendre les gens plus
autonomes et aptes à utiliser au mieux leurs capacités. En fait, ces deux interprétations ne me semblent pas nécessairement opposées.
Je rejoins la pensée de Niels Bohr qui disait que le contraire d'une grande vérité peut parfaitement être une autre vérité. On peut en
dire autant d'une autre antinomie apparente : l'apprentissage est à la fois un processus qui se déroule à l'intérieur du cerveau de
l'individu et dans un environnement culturel déterminé.
SH : Vous écrivez qu'il y a quatre modèles de l'esprit humain, qui conditionnent quatre formes de pédagogie. Pouvez-vous nous les
décrire ?
J.B. : Une première conception revient à considérer que l'enfant apprend par imitation, en regardant agir un adulte ou un jeune plus
expérimenté. L'éducation vise alors surtout à lui faire acquérir des savoir-faire.
On peut également estimer que l'apprentissage consiste surtout à acquérir un savoir formel, déjà présent dans des livres et dans la
tête de l'enseignant. Ces connaissances se présentent sous forme de propositions et de règles qui doivent être apprises, mémorisées
puis appliquées. C'est la conception la plus répandue de l'éducation.
Une troisième démarche est de considérer que l'enfant est avant tout un penseur. L'enseignant qui adopte cette posture s'intéresse à
ce qui se passe dans l'esprit de l'enfant, il tient compte du fait que celui-ci construit une représentation du monde qui l'environne et
du fonctionnement de son propre esprit. Le rôle du maître est donc d'aider l'enfant à mieux comprendre. Mais ce processus se fait par
l'intermédiaire de l'argumentation plutôt que de l'autorité, l'éducation étant conçue comme un échange intersubjectif.
Une dernière conception est de considérer que l'enfant est capable de savoir. Selon cette perspective, l'enseignement devrait aider
les enfants à saisir la différence entre ce qui est un savoir personnel et ce que l'on doit savoir selon la culture d'appartenance.
J'estime que l'enseignement devrait user alternativement de ces quatre méthodes, selon les circonstances et les thèmes abordés. Il y
a encore trop de rigidités au sein des établissements scolaires et chez les enseignants, qui prétendent que la seule méthode efficace
est celle qu'ils pratiquent. Mais je pense aussi que l'on a trop développé l'apprentissage formel (la deuxième approche) au détriment
des autres. De plus, on a délaissé dans les écoles les arts de la narration, comme le chant, la fiction et le théâtre. Ce qui revient à
éliminer un aspect très important de la personne car il y a en l'être humain une prédisposition à organiser le vécu sous forme narrative,
en construisant des intrigues. En fait, nous avons deux manières d'appréhender le monde : la pensée logico-scientifique, qui est plutôt
consacrée au traitement des éléments physiques, et la pensée narrative qui concerne les liens que nous établissons avec les autres /…/
SH : Vous affirmez qu'on peut tout enseigner à un enfant, quel que soit son âge. C'est là une déclaration plutôt surprenante.
J.B. : C'est effectivement le cas, même si c'est parfois difficile. L'important, c'est de trouver une présentation adaptée à l'âge de
l'enfant. On peut commencer avec une base intuitive simple et progresser vers une forme stricte et formalisée. Par exemple, pour
enseigner les mythes, on peut commencer par enseigner des fables telles que Le Lièvre et la Tortue, puis présenter la même chose sous
une forme plus symbolique ou logique. On peut également enseigner de la philosophie à des enfants en partant d'histoires aptes à
susciter certaines réflexions en eux. Ce n'est que plus tard que l'on utilisera des termes abstraits tels qu'amitié, conscience de soi ou
justice..
Propos recueillis par JACQUES LECOMTE (Sciences Humaines, n° 67, décembre 1996)
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