WASHINGTON-PEKIN-TAIPEI : LE TRIANGLE DE VERRE POLITIQUE INTERNATINALE N° 88 - ÉtÉ 2000 Article de Robert A. MANNING Ancien conseiller politique au département d'Etat (1989-1993). L'élection à la présidence de Taiwan du candidat indépendantiste Chen Shui-bian, dans un climat de fortes tensions orchestré par Pékin, a mis en lumière le danger d'un conflit majeur en Asie de l'Est. Le spectre d'une confrontation nucléaire entre la Chine et les Etats-Unis est également venu rappeler que, contrairement à l'Europe où, dix ans après la chute du Mur, la guerre est désormais impensable, l'Asie est devenue un foyer de conflits potentiels dont trois, au moins, pourraient dégénérer en conflagration nucléaire: à la frontière indo-pakistanaise; dans la péninsule coréenne; et à travers le détroit de Formose. Face à la montée des menaces chinoises, Taiwan est devenu l'an dernier le principal abcès de fixation de la région. Il est vrai que, dans le même temps, la tension entre les deux Corées est - au moins temporairement retombée, comme l'a confirmé l'annonce de l'ouverture de pourparlers entre Séoul et Pyongyang. La diplomatie (et le versement, depuis 1995, de plus d'un milliard de dollars d'aide, notamment en nourriture et en carburant) a contribué à apaiser les esprits, empêchant le régime nord-coréen à la fois de s'effondrer et d'exploser. Mais tout risque de dérapage n'a pas disparu pour autant: un conflit impliquant l'usage d'armes de destruction massive reste possible en Asie orientale. Une éventuelle détérioration de la situation en Corée - qu'on assiste à la débâcle du Nord ou au déclenchement d'hostilités ouvertes de part et d'autre du 38e parallèle - , ou un embrasement du détroit de Formose, aboutiraient à redéfinir le rôle de chacune des grandes puissances asiatiques (Etats-Unis, Chine et Japon) et à redistribuer les cartes dans la zone Asie-Pacifique. Devoir choisir entre Washington et Pékin: telle est la hantise des Etats de la région. Taiwan comme métaphore Il est tentant de voir dans la question de Taiwan la simple résurgence d'une ancienne guerre civile qui aurait été gelée par la confrontation Est-Ouest: un problème de nation divisée, en fin de compte. Mais Taiwan est aussi à maints égards une métaphore des dilemmes contemporains. L'essor des échanges commerciaux entre les deux rives du détroit et l'accroissement des investissements taiwanais sur le continent cristallisent la tension entre la mondialisation et le nationalisme; ils favorisent aussi l'éclosion d'une identité proprement taiwanaise. A travers la rivalité Pékin-Taipei la Chine accède, pour la première fois dans l'histoire moderne, au statut de grande puissance. Cette ferveur irrédentiste traduit la volonté de l'Empire du milieu de corriger l'injustice historique que lui infligèrent au siècle dernier les impérialismes occidentaux et japonais. De ce point de vue, la question de Taiwan contribue à obscurcir le jugement que l'on peut porter sur cette Chine émergente, qui apparaît tantôt comme une puissance attachée au statu quo, tantôt comme un Etat révisionniste. Mais, dans le même temps, Taiwan est le symbole harmonieux de la première alternance démocratique et pacifique qu'ait connue le monde chinois depuis 5000 ans. Plus inquiétant peut-être, Taiwan pourrait être le point de friction entre les valeurs et les intérêts américains et chinois. Depuis l'établissement de relations sino-américaines, il y a trente ans, l'île demeure «la question cruciale qui empêche la normalisation des relations entre les Etats-Unis et la Chine», pour reprendre les termes du communiqué conjoint de 1972. Pour contourner l'obstacle, les diplomates ont dû déployer des trésors d'habileté: «Les Etats-Unis - explique le communiqué - reconnaissent que tous les Chinois, de part et d'autre du détroit de Taiwan, estiment qu'il n'existe qu'une seule Chine et que Taiwan est une partie de la Chine.» Les Américains ne contestent pas cette position. Non pas qu'ils l'acceptent ou qu'ils la cautionnent nécessairement, mais ils la «reconnaissent». De la subtile rhétorique des communiqués dépend parfois la guerre ou la paix ... 1 Aux yeux d'observateurs peu avertis il peut sembler étrange que la souveraineté sur Taiwan représente, pour la Chine, une question aussi sensible dans la mesure où, pendant la majeure partie du XXe siècle, Formose a toujours été une entité politique autonome par rapport au gouvernement de Pékin. En 1972, Mao Zedong déclara à Richard Nixon que la Chine pouvait attendre la réunification cent ans (mais il ajouta que Pékin devrait se battre contre les Etats-Unis pour y parvenir) (1). Taiwan est un élément essentiel de la pathologie du nationalisme chinois. En se rendant maître de l'île, Pékin effacerait la dernière trace de 150 ans d'abaissement. Taiwan est aussi le symbole psychologique de la domination américaine dans le Pacifique et de la vulnérabilité de la Chine. La sensibilité chinoise n'a sans doute jamais été mieux exprimée que par cette déclaration de Zhu De, le fondateur de l'Armée de libération du peuple (ALP), souvent citée par les dirigeants chinois: «Tant que Taiwan n'est pas libéré, l'humiliation historique du peuple chinois ne sera pas lavée; tant que la mère-patrie n'est pas réunifiée, la mission de nos forces armées populaires ne sera pas remplie» (2). Mais, pour Pékin, la question de Taiwan touche aussi à un point crucial: la légitimité du Parti communiste. Genèse d'une crise Cette crainte de voir la situation dégénérer en conflit ouvert est liée à la démocratisation de Taiwan et à son impact sur l'ensemble des pièces diplomatiques - les «trois communiqués» et le Taiwan Relations Act (TRA) qui fondent les relations sino-américaines et taiwano-américaines. Pour Pékin aussi bien que pour Washington, la doctrine d'«une seule Chine» (énoncée dans le communiqué de 1972 et réaffirmée dans celui de 1979 lors de la normalisation des relations entre les deux pays) avait tout d'une idée fixe. C'est sur ces deux documents, complétés en 1982 par un troisième communiqué qui fixe des limites aux ventes d'armes américaines à Taiwan (dans la perspective d'un règlement pacifique de la question), ainsi que sur le TRA de 1979, que repose la politique américaine envers Pékin et Taiwan. Cette astucieuse fiction selon laquelle il n'existerait qu'«une seule Chine» apporta la stabilité et la prospérité à près d'une génération. Pendant ce temps, Taiwan a été dirigé par des exilés du Kuomintang (KMT), conduits par Chiang Kai-chek, auquel succéda son fils Chiang Ching-kuo. Tous deux étaient convaincus qu'un jour ils partiraient à la reconquête de la mère-patrie et qu'ils réaliseraient la réunification à partir de Formose. La notion d'une Chine «unique» représentait donc à leurs yeux une peinture fidèle de la réalité. En ces temps de régime autoritaire, évoquer l'indépendance suffisait à vous envoyer en prison. Tout bascula lorsque, début 1988, Chiang Ching-kuo, enivré par les succès économiques de Taiwan, entama une transition démocratique. Ce processus aboutit, en 1992, à l'accession à la tête de l'Etat de Lee Teng-hui - le premier président taiwanais né sur l'île - puis, en 1996, à l'élection de celui-ci au suffrage universel direct. Quant à l'arrivée au pouvoir de Chen Shui-bian, elle marque un événement rarissime dans l'histoire chinoise: une alternance pacifique. Une alternance qui pourrait causer à Pékin bien des désagréments. Car le principal facteur des tensions actuelles est là: que les Chinois le veuillent ou non, Taiwan est devenue une véritable démocratie. A mesure que la liberté gagnait du terrain sur l'île, le fossé politique entre les deux rives du détroit s'élargissait. Peu à peu, les dirigeants du Kuomintang, qui sont des continentaux arrivés sur l'île après la victoire de Mao en 1949, ont cédé la place à des Taiwanais de souche. La démocratisation a renforcé le sentiment identitaire taiwanais. C'est pourtant une réalité que Pékin refuse de reconnaître officiellement et sur laquelle l'administration Clinton elle-même préfère fermer les yeux afin de ne pas compliquer la construction d'un «partenariat stratégique» avec la Chine. Tous deux continuent de s'en tenir à la doctrine traditionnelle d'«une seule Chine», dont les présupposés sont aujourd'hui remis en question. Déjà forte de ses remarquables performances économiques, l'île aspire désormais à une véritable reconnaissance internationale. Cette quête d'un nouvel espace d'expression sur 2 la scène mondiale - Taiwan ne veut plus être un fantôme - fait craindre à la Chine que l'île n'aille encore plus loin et ne finisse par faire voler en éclats les derniers garde-fous qui la retiennent de déclarer officiellement l'indépendance. C'est cette impulsion à laquelle Lee Teng-hui, par ses prises de position provocatrices, a tenté de donner corps dans les années 90. Sur le plan économique, en revanche, l'ouverture va bon train. Décidée par Chiang en 1988, celle-ci a permis de nombreux contacts personnels et commerciaux, pour l'essentiel via Hongkong. Les vannes se sont lentement ouvertes: à la fin de 1999, plus de 12 millions de Taiwanais s'étaient rendus sur le continent, quelque 30000 entreprises taiwanaises y avaient investi plus de 40 milliards de dollars et les échanges bilatéraux avaient atteint près de 25 milliards de dollars. La Chine draine près de la moitié des investissements taiwanais à l'étranger et environ 20% de ses exportations - des chiffres qui ont eu tendance à augmenter en 1999 alors même que les tensions s'aggravaient et que la Bourse de Taiwan plongeait. Plus l'économie taiwanaise se développait et plus elle devenait dépendante, pour le maintien de sa compétitivité, de la modicité des coûts de production en vigueur sur le continent (main-d'oeuvre et immobilier). économiquement, la réunification était déjà une réalité. Une «grande Chine» était en train de naître. Mais la politique contraria cette évolution. Le facteur démocratique fit irruption à la mi-1995 lorsque le président Lee Teng-hui demanda un visa aux autorités américaines afin de se rendre à une réunion d'anciens élèves de la Cornell University, là où il avait fait ses études. Pékin émit alors une protestation et prétendit qu'en accordant un visa à Lee, les Etats-Unis se rendraient coupables d'une violation du principe d'une seule Chine. Au début, l'administration Clinton était d'accord avec cette interprétation. Elle expliqua au Congrès qu'accorder un visa serait contraire à la ligne fixée jusqu'alors par les autorités. La plupart des instances où se définit la politique étrangère américaine - le département d'Etat, le Pentagone et le Conseil national de sécurité - firent également connaître leur opposition. Mais lorsque le Congrès se prononça, par 395 voix contre une, en faveur de l'octroi du visa, l'administration changea subitement d'avis et accorda ledit visa alors même que le secrétaire d'Etat Warren Christopher et d'autres hauts responsables de la diplomatie américaine avaient, à plusieurs reprises, assuré du contraire leurs homologues chinois. Cet incident provoqua une crise à laquelle Pékin répondit par des «exercices de tirs de missiles», lançant des M-11 à capacité nucléaire à 25 km de Keelung et Kaoshiung, les deux plus grands ports de Taiwan. Washington répliqua par l'envoi de deux groupes aéronavals. Jamais une telle armada battant pavillon américain n'avait été déployée dans le Pacifique depuis la guerre du Vietnam. Cette répétition en costumes d'un conflit entre deux puissances nucléaires montra à l'administration Clinton, volontiers encline aux simplifications moralisatrices, la gravité de la question de Taiwan. La diplomatie de crise qui se mit en place, et qui devait conduire aux sommets de 1997-1998, permit de consolider les relations sino-américaines - des relations qui, depuis la tragédie de la place Tienanmen en juin 1989, avaient connu des hauts et des bas. Vers la confrontation Cette période de tensions connut son apogée avec l'interview accordée par Lee Teng-hui à la télévision allemande en juillet 1999, dans un climat de pré-campagne électorale. Il y dévoilait sa théorie des «deux Etats», selon laquelle la Chine et Taiwan devaient désormais se considérer mutuellement comme deux Etats séparés. A bien des égards, cette déclaration n'était qu'une énième version, certes un peu plus énergique, de la rhétorique taiwanaise classique, à savoir que Taiwan ne négociera pas avec Pékin en tant que «province» chinoise, que l'île jouit déjà d'une indépendance de facto et que, par conséquent, elle n'a nul besoin de déclarer officiellement son indépendance. Mais elle était à double tranchant - comme on s'en rendit compte, lors de la campagne présidentielle, quand il apparut que le candidat du Parti démocrate progressiste (PDP), Chen Shui-bian, dont le 3 programme prévoyait la tenue d'un référendum sur l'indépendance, avait de bonnes chances d'être élu. L'hypothèse que Lee ait chauffé la place pour le PDP auquel il confiait la tâche de parachever formellement l'indépendance éveillait à Pékin une crainte palpable. Reste un mystère: pourquoi Lee a-t-il décidé de faire cette déclaration dont il ne pouvait ignorer qu'elle déclencherait l'ire des dirigeants chinois? Peut-être a-t-il voulu laisser un héritage politique. Peut-être, aussi, cherchait-il à enfermer les trois candidats dans une position politique populaire. Mais le facteur décisif a sans doute été la peur de se voir contraint par l'administration Clinton à négocier avec Pékin. L'appréhension d'un tel rapprochement se renforça lorsque les Etats-Unis firent du «partenariat stratégique» le but avoué de leur diplomatie chinoise. Où cela mènerait-il Taipei? Ce malaise diffus prit forme durant la visite de Bill Clinton en Chine en 1998. De passage à Shanghai, il déclara que les Etats-Unis «ne soutenaient pas l'indépendance de Taiwan, ni la théorie des deux Chine, ni la politique d'équidistance entre Taiwan et la Chine». «Je ne crois pas, ajouta-t-il, que Taiwan puisse devenir membre d'une organisation internationale qui n'accueille en son sein que des Etats.» C'est ce que l'on a appelé les «trois non». Jusqu'alors, aucun président américain ne les avait énoncés publiquement et encore moins sur le sol chinois. Les deux parties concernées réagirent avec vigueur: à Pékin, on jubilait; à Taipei, on était affolé. A Washington, on feignait de croire que rien n'avait changé dans la politique américaine. Le président et le secrétaire d'Etat, disait-on, avaient déjà fait la même déclaration en privé auprès de hauts responsables chinois ... Pourtant, ces quelques mots prononcés en public par le président américain à Shanghai ont bel et bien marqué un changement de cap. En affirmant qu'il ne soutenait pas l'indépendance et qu'il déniait à Taiwan toute vocation à faire partie d'organisations internationales qui n'acceptent dans leurs rangs que des Etats, Bill Clinton se rangeait implicitement à la position de Pékin selon laquelle Taiwan ne serait qu'une province chinoise. Après l'épisode de Shanghai, Lee forma une commission chargée de revoir le statut de Taiwan - dont les travaux devaient déboucher sur la théorie des «deux Etats». De sources bien informées à Taipei, on rapporte que le gouvernement taiwanais se sentait soumis à des pressions croissantes de la part de l'administration Clinton afin d'entamer des pourparlers politiques avec Pékin sur des sujets sensibles pouvant conduire à la réunification: des discussions bilatérales à un haut niveau avaient été programmées pour la fin octobre 1999. Pour les Taiwanais, la récente volte-face américaine avait contribué à restreindre leur marge de manoeuvre diplomatique vis-à-vis de Pékin. Lee savait que ses nouvelles déclarations allaient faire capoter le processus. Au moins avait-il réussi à extraire intelligemment Taiwan du piège dans lequel il craignait qu'il ne fût enfermé. Encore une fois, des considérations de politique intérieure ont poussé la Chine et Taiwan au bord du conflit. La manoeuvre de Lee a eu pour effet de faire monter d'un cran la pression chinoise: en février 2000, quelques semaines avant l'élection présidentielle, le Conseil des Affaires d'Etat de Pékin a publié un «Livre blanc» (3). A première vue, ce document était le fruit d'un compromis entre les durs et les tenants d'une approche plus modérée et patiente envers Taiwan. Imprégné d'un esprit de conciliation, il évoquait des négociations «sur des bases équitables» et «la pleine prise en compte de la réalité politique de Taiwan». Mais la principale nouveauté du texte consistait à étendre le champ des hypothèses pouvant conduire la Chine à imposer la réunification par la force. Pékin avait toujours affirmé qu'en cas de sécession ou d'invasion étrangère de l'île, il réagirait par des mesures radicales, y compris par le recours à la force. Le Livre blanc évoquait une troisième éventualité: «Si les autorités taiwanaises refusent, sine die, le règlement pacifique de la réunification de part et d'autre du détroit par la voie de la négociation.» 4 Depuis des mois, des rumeurs persistantes laissaient entendre que Pékin allait prendre une initiative en vue de la réunification. Selon un article récent du Sydney Morning Herald, qui reprenait les conclusions des services de renseignement américains, la Chine était en train de préparer un blocus de Kaoshiung, le plus grand port de Taiwan, pour le mois de septembre (4). Après la rétrocession de Macao, l'île est en effet la dernière portion du territoire chinois qui échappe encore à la souveraineté de Pékin. A la lecture du Livre blanc, on comprenait qu'en l'absence de progrès sur ce dossier brûlant, une date limite pourrait être fixée. En fait, l'idée de forcer la marche vers la réunification avait germé dans l'esprit des dirigeants chinois après le coup d'éclat de Lee sur les «relations d'Etat à Etat». Le problème, c'est qu'il fallait alors envisager l'option militaire qui, compte tenu de l'équilibre des forces en présence, paraît hautement problématique et extrêmement risquée pour la Chine continentale. Pékin est confronté à un dilemme, que l'on pourrait appeler le «paradoxe du temps»: d'un côté, il faut faire vite car l'émergence d'une identité taiwanaise lui fait craindre que les perspectives de réunification ne s'éloignent au-delà du point de non-retour; d'un autre côté, le temps joue en sa faveur car, sur le plan militaire, ce n'est que vers la fin de la décennie que le rapport des forces cessera de favoriser Taiwan. C'est dire combien la situation est délicate pour la Chine. Fixer une date limite qu'elle ne pourrait pas tenir ne pourrait que discréditer le Parti communiste et fragiliser le régime actuel qui apparaîtrait comme un tigre de papier. Le Livre blanc reflète cette tendance à l'escalade verbale dont nombre d'analystes américains redoutent qu'elle ne conduise Pékin à se mettre, par inadvertance, au pied du mur. Equilibre des forces, scénarios de crise Si un nouveau modus vivendi entre les deux rives du détroit n'est pas trouvé d'ici les prochains mois, la Chine pourrait estimer qu'elle n'a pas d'autre choix que l'option militaire - et cela en dépit de tous les inconvénients qu'elle comporte, qu'elle se solde par un succès (réaction internationale à une action militaire unilatérale) ou par un échec. Mais quel est réellement l'état de l'armée chinoise et quelles sont les différentes possibilités qui s'offrent à elle? Depuis la fin des années 80, les plans de défense chinois sont passés de la guerre «totale», sur une grande échelle, à la guerre «locale», menée avec des moyens technologiques sophistiqués sur des terrains d'opération restreints, dans le détroit de Formose ou en mer de Chine du Sud (5). Mais les capacités de projection des forces chinoises hors de leurs frontières restent très limitées. L'APL ne dispose ni de moyens amphibies suffisamment robustes ni de la puissance aérienne adéquate pour conduire avec succès une invasion de Taiwan. L'emploi, par les Américains, d'armes conventionnelles équipées de systèmes de guidage de précision pendant la guerre du Golfe puis contre la Serbie a incité les Chinois à accélérer leur programme de modernisation. En 1999 et 2000, les dépenses de défense ont crû plus vite que les 12% de hausse constatés au cours des dix années précédentes, et l'accent a été mis sur la «guerre asymétrique» (la guerre électronique, les missiles de croisière perfectionnés, le développement des armes laser). Il est vrai que le mode de calcul des dépenses militaires chinoises laisse la plupart des experts perplexes. Officiellement, Pékin les évalue à 12 milliards de dollars (chiffres 1999). Mais si l'on réintègre dans le budget toute une série d'activités annexes, on parvient à un montant d'environ 30-35 milliards de dollars par an (6). Il ne suffit pas de comparer, catégorie par catégorie, les équipements militaires de Pékin et de Taiwan pour se faire une idée exacte des forces en présence. Des facteurs aussi fondamentaux que la géographie, la topographie, l'aptitude à lancer une attaque-surprise ou les capacités opérationnelles entrent également en ligne de compte. Il convient aussi d'évaluer les capacités offensives par rapport aux capacités défensives (le ratio est de 3 à 1 pour les forces terrestres). En la matière, la qualité prime sur la quantité, qu'il s'agisse des plates-formes aériennes et navales de dernière génération ou des capacités opérationnelles et organisationnelles (commandement et contrôle, renseignement, reconnaissance, interopérabilité des forces terrestres, aériennes et navales) (7). 5 En tout cas, une chose est sûre: l'inconnue taiwanaise est aujourd'hui le ressort essentiel de la modernisation des forces armées chinoises. Pékin a d'abord acquis quelque 150 chasseurs Su-27, avant de prendre livraison du premier des deux destroyers de classe Sovremenny équipés de missiles mer-mer de type Sunburn achetés à la Russie 400 millions de dollars chacun - des bâtiments construits par les Soviétiques en 1980 pour faire pièce aux croiseurs de classe Aegis, que la marine chinoise pourrait utiliser contre des porte-avions américains. Pékin est en train de négocier l'achat de 150 Sukhoï Su-30MK, des avions de chasse multirôles. La Chine a également déployé quelque 200 missiles M-9 et M-11 dans la province du Fujian, en bordure du détroit. Selon les prévisions américaines, ce nombre pourrait être porté à 700 missiles d'ici à 2005-2006. La Chine ne se contente pas de renforcer son arsenal conventionnel. Elle est aussi le seul Etat nucléaire toujours engagé dans la course aux armements: le missile mobile DF-31 capable d'atteindre la côte Ouest des Etats-Unis va bientôt être déployé, tandis que le missile à plus longue portée DF-41 le sera probablement vers 2010. Ces deux types de missiles à moyenne et à longue portées peuvent être dotés d'ogives nucléaires à têtes multiples (8). Les premiers effets de la modernisation de l'armée chinoise commencent à se faire sentir, notamment au niveau des importations. Mais, pour impressionnant qu'il soit, le dispositif de défense chinois - 2,5 millions d'hommes en armes, 8300 chars, 5500 véhicules de l'avant blindés, 4500 avions de combat, 53 vaisseaux de premier rang, 70 sous-marins - ne doit pas faire illusion: tous ces équipements ne seraient que d'une utilité très relative en cas d'invasion. Une précision: la grande majorité des avions de combat chinois, dont plus de 2200 chasseurs F-6 et 500 bombardiers B-5, sont obsolètes et promis à la casse dans un avenir proche. Mais l'essentiel est ailleurs: l'espace aérien taiwanais ne permet pas de faire voler simultanément plus de 300 avions (9). Citant des sources militaires taiwanaises, David Shambaugh rapporte que les 600 chasseurs taiwanais seraient probablement capables de livrer bataille pendant des mois, en supportant 15% de pertes par jour (10). Malgré quelques crashs et divers incidents, les F-16 et les Mirage 2000 sont supérieurs aux Su-27, y compris aux plus perfectionnés. Les pilotes taiwanais de F-16 s'entraînent en moyenne deux fois plus que leurs homologues chinois. Dans le cadre d'une offensive militaire de grande ampleur, il est donc probable que la Chine ne parviendrait pas à s'assurer la maîtrise des airs. En matière maritime, le tableau n'est guère plus brillant. La Chine possède environ 20 destroyers, 40 frégates et 70 sous-marins de type Xia et Han. La marine chinoise dispose d'une flotte amphibie tout juste suffisante pour transporter une division d'infanterie. Même en lui adjoignant des navires et des barges de débarquement plus petits, il faudrait plus d'une semaine pour acheminer le nombre d'hommes nécessaire. En comparaison, le débarquement de Normandie avait mobilisé, le premier jour, 176000 hommes de troupes amphibies et trois divisions aéroportées. Compte tenu de sa capacité limitée en haute mer, Pékin aurait du mal à faire respecter un éventuel blocus commercial des deux principaux ports de Taiwan. D'autant que rien n'empêche les navires taiwanais de contourner les routes maritimes habituelles. Taiwan détient deux autres atouts: la géographie et les éléments naturels. La côte Est de l'île est bordée par une chaîne montagneuse inhospitalière dont la traversée poserait de graves problèmes logistiques à des troupes d'invasion. La côte Ouest, elle, est recouverte de vastes marécages qui s'étirent par endroits sur plus de 3 km. De plus, les 160 km qui séparent le continent de Taiwan sont relativement peu profonds, ce qui signifie que les sous-marins y sont particulièrement vulnérables. Les conditions météorologiques constituent également un obstacle majeur. Seuls les mois d'été, de mai à juillet, sont épargnés par la mousson et, même pendant cette période-là, la mer est généralement très grosse et les vents violents. La politique d'armement agressive menée par Taiwan depuis dix ans - plus de 3 milliards de dollars d'achats 6 d'armes aux seuls Etats-Unis - a porté ses fruits: le pays a accumulé une batterie impressionnante de systèmes aériens, navals et défensifs qui ont substantiellement amélioré ses capacités. Mais certains de ces achats répondent moins à des motifs de stratégie militaire qu'à des impératifs politiques. Ce qui explique des lacunes, notamment en matière de lutte anti-sous-marine. Reste que le résultat est spectaculaire: l'armée de Taiwan a acheté des frégates sophistiquées, des navires de commandement et de contrôle de feu anti-missiles avancés, un appareil de surveillance à longue portée E-2 et des missiles air-air pour équiper ses F-16. Les missiles antimissiles Patriot ont été améliorés (Pac-2). Et bien que la conférence annuelle américano-taiwanaise réunie en avril dernier ne lui ait pas permis d'acquérir des systèmes de défense antimissiles Pac-3 et des croiseurs Aegis, le gouvernement taiwanais a pu se procurer des Pave Paws, un système de radars à longue portée capable de repérer des missiles jusqu'à 4800 km de distance. Les défenses antimissiles La «diplomatie des fusées» à laquelle s'est livrée Pékin en 1995 et 1996 a révélé l'extrême vulnérabilité de Taiwan à ce genre d'engins. Or, on l'a vu, les missiles balistiques constituent l'un des rares «domaines d'excellence» de l'armée chinoise. Pendant encore une dizaine d'années, il n'existera pas de système de défense antimissiles capable de faire barrage efficacement à un tir massif de centaines de missiles M-9 et M-11. La basse altitude et le temps de vol réduit (8 minutes) rendent toute parade problématique. De plus, Pékin est en train de mettre au point (avec l'aide de spécialistes russes) des missiles de croisière qui pourraient être déployés à l'horizon 2005 et contre lesquels il n'existe aucune protection fiable. Soyons clairs: l'armée taiwanaise n'a pas les moyens de contrer une attaque de missiles chinois, même si elle se dotait de Pac-3. Si la Chine s'est opposée aussi violemment à l'incorporation de l'île au système antimissiles (Theater Missile Defense (TMD)) proposé par la Maison-Blanche, c'est donc avant tout en raison des implications politiques d'un tel lien de sécurité. L'adoption du TMD serait considérée à Pékin comme un pas décisif vers l'intégration de Taiwan dans le réseau de satellites de communication, de commandement et de contrôle américain. La Chine craint que cette quasi-alliance avec Washington n'encourage Taipei à proclamer son indépendance. De leur côté, les Etats-Unis se verraient contraints de clarifier leur position et d'intervenir pour défendre Taiwan en cas d'agression, quelle qu'elle soit. C'est pourquoi Pékin s'est opposé avec tant de véhémence au Taiwan Security Enhancement Act voté par la Chambre des représentants (mais pas encore par le Sénat). Cela dit, le coût énorme du développement de ces nouvelles technologies fait encore hésiter Taipei. Comme l'a dit le président Lee, Taiwan préfère «garder cette possibilité en réserve», sans doute comme monnaie d'échange vis-à-vis de Pékin. Mais, paradoxalement, la décision de vendre des croiseurs Aegis et un système de défense antimissiles de théâtre à Taiwan pourrait inciter la Chine à accélérer le processus de réunification. Ces systèmes ne devant pas être déployés à Taiwan avant 2006-2007, Pékin entend mettre à profit cette fenêtre d'opportunité pour reprendre la main. A l'origine, les experts américains ont conçu le TMD comme une réponse à la menace nord-coréenne. Le projet a véritablement pris forme depuis que la Corée du Nord s'est dotée de missiles susceptibles d'atteindre les bases américaines au Japon, notamment les bases navales de Sasebo et de Yokosuka et les installations portuaires de Pusan. L'influence du TMD sur les plans de défense chinois et sur les relations sino-américaines était considérée comme secondaire. Il est vrai que la question du bouclier antimissiles va bien au-delà du cas taiwanais. Elle touche au coeur de 7 l'équilibre stratégique en Asie de l'Est. Pour la Chine, le TMD est l'expression de la paranoïa des Etats-Unis et de leur obsession de l'endiguement. La mise en place d'un tel système ne la laisserait certainement pas indifférente: soit elle accepterait l'hégémonie américaine; soit elle tenterait de la contester au moyen de stratégies adaptées. Ce qui ne manquerait pas de jeter prématurément sur les relations Pékin-Washington une ombre funeste et de compromettre tout espoir de relations harmonieuses entre la Chine, le Japon et les Etats-Unis. Derrière les vives réactions des dirigeants chinois face au spectre d'une coopération militaire entre Tokyo et Washington, il y a la peur que leur modeste arsenal nucléaire ne soit neutralisé. Ils redoutent également que la réactivation de l'alliance entre le Japon et les Etats-Unis et l'adoption par Tokyo d'une nouvelle doctrine de défense s'applique un jour à Taiwan. La Chine, on l'a dit, est le seul Etat nucléaire déclaré qui continue d'accroître ses capacités. En s'engageant dans un processus de modernisation, les stratèges chinois - comme ceux du Pentagone - jouent la politique du pire. Qui empêchera la Chine d'abandonner sa posture de dissuasion minimale de style gaulliste et de produire à la chaîne des ogives à têtes multiples, en guise de contre-mesures aux défenses antimissiles embarquées sur les navires japonais ou américains? Ce bouclier antimissiles - qui n'en est aujourd'hui qu'au stade du développement - pourrait, avant même d'être déployé, bouleverser la donne géopolitique régionale. Emportés dans cette course à la performance technologique qui les dépasse, les responsables politiques ne parviennent pas à en saisir toutes les conséquences pratiques. Pour l'heure, les Etats-Unis et le Japon ne sont pas des adversaires de la Chine. C'est, en revanche, le cas de la Corée et de Taiwan. Il est à craindre que des décisions trop hâtives en matière de défense antimissiles n'obligent les grandes puissances à faire des choix qu'elles n'auraient pas nécessairement souhaités. Dans ces trois dossiers brûlants que sont la réunification coréenne, l'avenir de Taiwan et le TMD, la Chine est appelée à jouer un rôle crucial. Or c'est maintenant qu'il faut décider, sans attendre une éventuelle évolution politique de Pékin. Scénarios militaires On a vu quelles étaient les forces en présence. Que faut-il en conclure quant à l'éventualité d'un conflit avec Taiwan? Pour répondre brièvement, disons que Pékin pourrait infliger à l'île des dommages substantiels, mais qu'elle serait incapable de la conquérir et encore moins de l'occuper durablement. Cela explique sans doute pourquoi Jiang Zemin a lancé récemment un avertissement à ses généraux, qui se faisaient fort de remporter une victoire en 24 heures, leur reprochant de se montrer «trop confiants». Si l'on laisse de côté l'hypothèse de l'invasion, par quels moyens la Chine peut-elle obliger Taiwan à rejoindre la mère-patrie? Compte tenu de ses capacités militaires actuelles et à venir, plusieurs scénarios sont envisageables. Les «exercices de tirs de missiles» auxquels s'est livré Pékin en 1996 se situaient à la limite de ce qu'un pays peut se permettre en temps de paix sans violer les normes internationales. Pour être crédible, toute nouvelle initiative militaire devra aller au-delà du simple tir de «démonstration» contre un îlot inhabité au large de Taiwan, ne serait-ce que pour éviter de ridiculiser l'APL. En fait, Pékin dispose de toute une palette de possibilités. Car il ne faut jamais oublier à quel point l'économie taiwanaise est vulnérable: elle dépend fortement des exportations et reste tributaire du Moyen-Orient d'où elle importe chaque jour 250000 barils de pétrole pour couvrir ses besoins. Il suffirait à la Chine de décréter un embargo et de menacer de capturer les navires qui entrent ou qui sortent des ports taiwanais pour faire grimper de manière vertigineuse les primes d'assurances et faire plonger la Bourse. Un vent de panique s'emparerait de l'île. En cas de résistance, Pékin pourrait passer à la vitesse supérieure et 8 s'attaquer au trafic commercial. Il lui resterait encore la ressource d'imposer un blocus aérien et naval plus musclé. L'US Navy ne tarderait certainement pas à réagir à la violation de ce qu'elle considère (et avec elle toutes les puissances maritimes) comme un principe sacré: la liberté de navigation. La Chine devrait donc se préparer à une confrontation avec les Etats-Unis. Le général Xiong Guankai, chef du renseignement militaire chinois, a eu un jour un mot fameux à ce propos: vantant les capacités de représailles de son pays auprès de Chaz Freeman, le secrétaire adjoint à la Défense dans la première administration Clinton, il assura que les Etats-Unis «ne sacrifieraient pas Los Angeles pour Taipei». Un second scénario, particulièrement fascinant, est celui d'une frappe paralysante qui obligerait Taiwan à capituler sans que le moindre envahisseur n'ait posé le pied sur son sol. La Chine pourrait se servir de ses armes atomiques pour mener une guerre de l'information. L'idée consiste à faire exploser une charge nucléaire à haute altitude afin de créer une impulsion électromagnétique (EMP) qui neutraliserait l'infrastructure taiwanaise de communications. Cette opération serait immédiatement suivie par une attaque massive de missiles dirigée contre les défenses aériennes, les systèmes radar, les postes de commandement et de contrôle, les ports, ainsi que les huit principaux aéroports de l'île. Il ne resterait plus à Pékin qu'à déployer ses forces d'élite spéciales pour occuper les installations stratégiques et prendre le contrôle de l'espace aérien. Avant que les Etats-Unis n'aient pu acheminer leurs troupes, Taiwan demanderait l'armistice. Il est à noter qu'un tel usage de l'arme nucléaire poserait un véritable cas de conscience aux Américains. Quelle serait, en effet, la réaction de la Maison-Blanche à une explosion atomique qui ne causerait aucune victime civile? Pour le moment, la Chine n'a pas encore les capacités nécessaires pour mener une telle «guerre asymétrique». Mais depuis le conflit en Yougoslavie et la destruction de son ambassade à Belgrade, elle y travaille d'arrache-pied. On voit déjà, à une échelle plus modeste, la véritable guerre que se livrent les pirates informatiques de part et d'autre du détroit de Formose, par ordinateurs interposés, chacun pénétrant les sites Web de l'adversaire. D'ici dix ans, nul doute que la Chine maîtrisera ces nouvelles technologies tout comme elle y est parvenue dans le domaine nucléaire. En cas de conflit, il est peu probable que l'une des parties l'emporte sur l'autre. Même si Pékin réussissait à récupérer Taiwan par la force, le prix à payer serait très élevé en termes de destructions. Comme après Tienanmen, l'image de la Chine en sortirait durablement ternie et l'onde de choc se propagerait dans toute la région Asie-Pacifique. Par réaction, le Japon, l'Inde, l'Indonésie et les Philippines seraient tentés de se rapprocher encore davantage de Washington. Le développement économique éblouissant de Taiwan serait stoppé net, pour au moins vingt ans. Quant aux Etats-Unis, ils auraient tout à perdre. S'ils abandonnaient Taiwan à son sort, ils remettraient en cause la crédibilité du parapluie de sécurité américain aux yeux de leurs alliés. En s'engageant, au contraire, dans une action militaire, ils obligeraient les pays de la région à prendre parti, ce qui fragiliserait leurs alliances et les condamnerait à une confrontation durable avec la Chine. Lors de la crise de mars 1996, au moment de la première élection présidentielle au suffrage universel, seuls le Japon et l'Australie avaient soutenu la diplomatie de la canonnière des Etats-Unis. Mais, après tout, l'hypothèse du conflit avec Taiwan est-elle réellement la plus probable? Des solutions diplomatiques Il y a peu de chances pour que Taipei accepte l'offre de réunification du gouvernement chinois actuel. Lorsqu'on demande aux Taiwanais de choisir entre la réunification, l'indépendance et le statu quo, 75% à 80% d'entre eux se prononcent pour le maintien de la situation actuelle. Cela dit, si on leur donnait la possibilité d'opter pour l'indépendance en sachant que la Chine ne s'y opposerait pas, une majorité y serait sans doute favorable. En attendant que Pékin se convertisse à cette solution, l'indépendance de facto leur convient parfaitement. 9 Cependant, la montée régulière des tensions durant les années 90 a montré que les vieux schémas politiques en vigueur depuis une génération ne sont plus valables. Un élément nouveau a modifié les données de l'équation taiwanaise: l'avènement de la démocratie. Deux ans après le retour de Hongkong sous souveraineté chinoise, la formule «un pays, deux systèmes» que Pékin cherche à appliquer à Taiwan a produit des résultats pour le moins ambigus. Pour Taipei, aucune proposition chinoise ne vaut la peine d'être examinée tant que la preuve n'aura pas été apportée que, comme promis, Hongkong est laissée libre d'être Hongkong. Pour autant, le statu quo établi dans les années 70 n'est pas tenable non plus. Sur le plan des valeurs et des intérêts, les Etats-Unis jouent gros. Ils ont pris conscience de la nécessité de se retirer de la controverse et doivent résister à la tentation de s'entremettre entre les deux capitales, s'ils veulent éviter d'être manipulés par les deux parties. La situation n'est pas mûre pour un règlement global, mais seulement pour des avancées progressives dont les principes de base sont les suivants: pas de modification unilatérale du statu quo, renonciation à l'usage de la force, recherche d'une solution pacifique. Tout accord reposant sur ces principes et librement consenti par Pékin et Taipei serait acceptable aux yeux des Etats-Unis. Certes, aucun «accord d'Oslo» n'est en vue pour le moment. Mais il y a place pour de nouvelles approches. On ne sortira de l'état de guerre psychologique et de l'impasse politique actuelle qu'en faisant preuve de souplesse et d'imagination politique. Les deux parties auraient avantage à modifier les accords existants de manière à gagner du temps. Ce qui leur permettrait de poursuivre le dialogue, de repousser le règlement définitif à une date ultérieure (pas avant 15 ou 20 ans) et de laisser d'ici là les choses évoluer d'elles-mêmes. Sur le plan économique, les liens d'interdépendance sont déjà solides. De son côté, Pékin souhaite simplement que le principe d'une seule Chine soit un tant soit peu reconnu et que l'idée de réunification fasse son chemin. Confrontés à de multiples problèmes internes, les dirigeants chinois ne verraient aucun inconvénient à ce que la question taiwanaise trouve enfin un dénouement, à condition que le régime ne perde pas la face. Taipei a également intérêt à temporiser afin de laisser la Chine mener à bien ses réformes structurelles (et Hongkong sa transition). L'île se donnerait ainsi le temps de décider de son avenir en toute connaissance de cause, d'autant qu'un changement de régime à Pékin n'est pas exclu et que, d'ici quelques années, il n'est pas impossible que la position chinoise évolue. Reste à savoir si la quête taiwanaise d'un espace international est compatible avec le concept d'une seule Chine. De ce point de vue, il faut rappeler qu'avant les déclarations fracassantes de Lee Teng-hui, des contacts prometteurs avaient été noués entre Pékin et Taipei lors de la rencontre à Singapour, en 1992, du Chinois Wang Daohan et du Taiwanais Koo Cheng-fu. Il avait été décidé, d'un commun accord, que chaque partie pourrait conserver sa propre interprétation du concept d'une seule Chine, pourvu que Pékin et Taipei s'engagent dans un dialogue fondé sur ce principe. Le Livre blanc de février dernier suggérait qu'un retour à cet accord permettrait de débloquer la situation. Début mai, Tang Shubei, un haut responsable de la très officielle Association pour les relations à travers le détroit (ARD), a indiqué clairement que la Chine était disposée à reprendre les négociations sur la base de l'accord Wang-Koo. Si le concept de Chine unique était défini de manière plus élastique, Taiwan pourrait satisfaire ses ambitions internationales en adhérant au système onusien - FMI, Banque mondiale, AIEA, OMC - en tant qu'observateur, voire membre à part entière. Il existe des précédents avec la Biélorussie et l'Ukraine qui, avant 1991, disposaient d'un siège à l'ONU tout en étant membres de l'Union soviétique. En échange, Taipei pourrait accepter de renoncer à sa «diplomatie bilatérale du portefeuille» - qui consiste à subventionner de petits Etats d'Amérique centrale, d'Afrique et d'ailleurs en échange de leur reconnaissance diplomatique - et s'engager à poursuivre les discussions politiques sur le principe d'une seule Chine. 10 Pékin a tellement personnalisé ses attaques au vitriol contre Lee Teng-hui que l'accession au pouvoir à Taipei d'un nouveau gouvernement peut être l'occasion de redémarrer le processus de négociation. Chen Shui-bian a pris soin de bannir tout langage provocateur de ses discours et a laissé la porte ouverte à une éventuelle reprise du dialogue. Dans son discours d'investiture, principalement consacré aux questions intérieures, Chen a parlé de la «sinité»: «Les gens, de part et d'autre du détroit, partagent le même fonds culturel et historique», affirma-t-il. Il insista sur les «quatre non»: pas de déclaration d'indépendance; pas de changement de nom pour Taiwan; pas d'inscription dans la Constitution des «relations d'Etat à Etat»; et pas de référendum (sur l'indépendance). Chen a également fait un pas supplémentaire en direction de Pékin: il a reconnu que «les dirigeants des deux bords sont pourvus de suffisamment de sagesse et de créativité pour avancer ensemble sur la voie d'une Chine unique.» Pékin a pris acte des «quatre non» mais a dénoncé le «manque de sincérité» de Chen, qui se serait montré trop réservé dans son approche du principe d'une seule Chine. Il clair que Chinois et Taiwanais se testent mutuellement. Si, comme on peut s'y attendre, la Chine et l'île de Taiwan sont toutes deux admises à l'OMC cette année, elles devront négocier dans les mois qui viennent une série d'accords commerciaux complexes dont chacun devrait tirer profit. Tels sont, pour l'heure, les principaux enjeux des relations sino-taiwanaises. Tant que ces questions très concrètes continueront d'occuper les esprits, les tensions ne devraient pas renaître. Tout le monde s'accorde à penser qu'il s'agirait là du meilleur scénario possible. Ce serait, en tout cas, une manière d'éviter une confrontation militaire dont l'issue reste incertaine pour chacun des deux protagonistes. 11