fictive et méthodologique, une corruption c’est-à-dire une transformation délétère et morbide, maladie
de la politique. On « retombe dans l’Anarchie des temps antérieurs ». Les désirs naturels
contradictoires sont mis à nu dans une violence politique qui réactive le droit naturel de conserver sa
vie et d’éviter la mort. Le paradigme est à nouveau déployé dans les rapports entre États puisque,
même quand nous nous trouvons dans un état social pacifique, nous sommes à l’état de nature entre
peuples, ce qui d’ailleurs fait dire à Rousseau que le droit des gens n’étant complété par aucune
contrainte, il n’abolit pas la permanence de la guerre. La guerre et la guerre civile naissent toujours de
cette contradiction que nous sommes à la fois à l’état de nature et à l’état social.
La guerre civile reflète donc un champ plus que politique de la cité voire de l’État en sa
naissance. L’État-Léviathan, l’institution de l’État sont des résolutions de l’impossible sortie de l’état de
nature. L’image de la guerre civile, l’illustration et le modèle qu’elle représente tout à la fois,
rencontrent une solution toute théorique qui épouse l’atemporalité de la division interne, du
déchirement incontrôlable. L’amnistie comme oubli des conflits est censée faire sortir de l’état de
nature, miroir et modèle de la guerre civile. L’avant-politique qui donne naissance au politique est
dépassé par une décision plus que politique dans le sens où elle est une surenchère : elle redonne
une naissance nouvelle à l’État. Les Grecs l’imposaient sous la forme du mè mnèsikakeîn, l’injonction
de ne pas se souvenir des maux, des mauvaises choses, injonction contradictoire en elle-même
puisqu’elle rejette dans le passé négatif et fait se souvenir de ne pas se souvenir. La compensation se
fait par l’oubli, le plus que politique dépassant la guerre civile par la surenchère dans la temporalité
contradictoire. L’amnistie est censée clore les guerres civiles, y mettre un terme artificiel en une
archidécision. La suspension pour l’avenir de toute sanction pénale est la forme contemporaine et
juridique de l’amnistie, pour autant elle n’a pas toujours été la seule. Solon avait légiféré pour que,
dans une guerre civile, tout citoyen prît parti, afin que l’égalité, même dans les malheurs, soit
respectée et que les uns ne soient pas tentés par des revanches en temps de paix. L’amnistie,
comprise comme concept salvateur opposé à l’état de nature comme guerre interindividuelle, est la
décision plus que politique d’oblitérer le chaos des citoyens ennemis, la volonté de recommencer
l’histoire et la société par l’oubli – ou plutôt l’interdiction de se souvenir – de l’origine violente.
Hobbes, dans le Béhémoth, y fait par deux fois allusion. La première occurrence est négative et
scandaleuse pour les deux interlocuteurs puisqu’elle est proposée par le roi mais que le Parlement
veut y inclure ses propres exceptions, détruisant par là le principe même de l’amnistie. La seconde est
plus positive puisqu’elle sanctionne la véritable fin de la guerre civile avec le rétablissement de
Charles II : le Parlement a rappelé le roi qui a immédiatement promulgué un Acte d’Amnistie, suivi
d’effets.
Cependant l’amnistie est une solution dont la valeur est strictement théorique, en quoi elle répond
parfaitement au schème de l’état de nature, étant elle-même un schème, une schématique dans un
temps qui est déjà celui de la paix. D’autre part, dans l’histoire des États, l’amnistie vient souvent
seulement compléter des procédures juridiques qui traduisent en justice ceux qui sont présumés
criminels, l’amnistie est une pratique déjà ancrée dans la paix, lorsque les hostilités sont déjà
terminées et les armes déposées. La sortie de la guerre civile est elle-même un moment oblitéré, situé
de manière très imprécise, presque par défaut. L’amnistie est bien davantage une procédure
d’effacement : on efface les faits de violence qui n’auraient pas dû advenir, tout comme les Athéniens
effaçaient littéralement de leurs planches les noms et les griefs, en les recouvrant à la chaux.
Théoriquement l’amnistie correspond à l’oubli de l’état de nature nécessaire pour rentrer dans l’État
pacifique et sécurisé, concrètement elle est bien difficile à mettre en place de manière pleine et entière
parce que précisément l’histoire a suivi son cours et qu’elle peut se manifester à tout moment dans
une nouvelle guerre civile. Hobbes manifeste lui-même la difficulté voire la contradiction inhérente à
cet oubli institué : il achève le Béhémoth avec l’amnistie mais il le commençait avec une dédicace
pour rappeler les horreurs de la guerre civile et les conjurer : « Rien ne peut être plus instructif en
faveur de la loyauté et de la justice que le souvenir de cette guerre, tant qu’il durera. ». La cohérence
de l’attitude de Hobbes va encore plus loin que cette apparente contradiction : il accepte la censure
que Charles II impose sur son livre : il a écrit (et bien entendu l’ouvrage circule) mais l’ouvrage est
littéralement oblitéré, momentanément effacé.
Ce que nous apprend l’état de nature, c’est que la cité constituée court toujours le risque d’être
sens dessus dessous. La cité à l’envers connaît un temps à rebours, paradoxe de la cité en guerre
contre elle-même. Les philosophes dans le temps de la guerre inventent un mimétisme entre la guerre