développée et pratiquée de façon continue, portera de grands fruits, sera d'un
grand bénéfice. »
J'ai commencé à méditer sur la respiration il y a quelques années. Comme je
n'avais pas de « maître », j'ai essayé, en tâtonnant, de mettre en application
ce que j'avais lu dans les livres. Extérieurement,ma pratique n'a pas changé :
le matin, au réveil, après une tasse de thé, assis sur un zafu (un coussin de
méditation), je fais porter mon attention, aussi entière et claire que possible,
sur le souffle, pendant un quart d'heure, vingt minutes ou une demi-heure. Avec
le temps, une distinction s'est opérée entre les pensées qui unifient l'esprit
et celles qui le dissipent. Les taches et les éclaircies. Le mieux est de
n'adhérer ni aux unes ni aux autres. Le mieux, en fait, est de n'adhérer à rien
du tout, ni aux pensées, ni aux sentiments, ni aux sensations, mais de
percevoir, en contrepoint de ce remue-ménage, l'invariance lumineuse du corps —
et, une fois vue, de ne pas la perdre de vue.Juste voir. La méditation est un
juste-voir (autre définition).
Mais c'est aussi un voir juste. Car sur cette toile de fond du corps se
révèle, progressivement, une perspective insoupçonnée: nous commençons à
réaliser, pour la première fois de notre vie, que les pensées, sentiments,
sensations qui nous agitent en permanence ou presque, qui nous en font voir de
toutes les couleurs, n'ont pas de noyau, pas de résilience. Ce sont des
figurines de sable, des «tigres de papier», emportés sans exception par le
temps, comme les châteaux d'enfants sur le rivage.
Quand les choses sont considérés ainsi, livrées tout entières à l'impermanence,
et que le devenir est vu en sa qualité de devenir, sans réserve ni position de
repli, sans quant-à-soi, on s'en laisse moins conter. Il nous impressionne
moins.
Je ne cherche pas de maître. Je ne crois pas beaucoup aux maîtres, ni par voie
de conséquence aux disciples, seulement aux rencontres. Je crois (pardon pour ce
lieu commun)que le meilleur maître est en nous, quel que soit le nom que nous
Jui donnions. Socrate l'appelait son «démon», d'autres le nomment l'inconscient.
Il ne réclame rien, juste un peu de temps, et d'attention, Kondanna, le premier
arhat, comprit immédiatement ce que lui soufflait le maître intérieur. À
d'autres, comme moi, il doit rabâcher la leçon. C'est aussi à cela que sert la
méditation: on y apprend à tendre l'oreille.
Cette rencontre matinale leste ma journée. Lorsque je. m'en abstiens, il
me manque un peu de corps, un peu de plomb dans la tête et le cœur, un peu
d'appamada. Mes dérives m'entraînent plus loin qu'il n'est raisonnable.
Le mot samatha désigne, .comme nous l'avons vu, l'une des deux facettes de
la méditation: le calme. Mais samatha désigne aussi l'«arrêt». La méditation
consiste, d'abord, à s'arrêter. À se poser. À ne rien attendre. Cette définition
lapidaire a l'avantage de la simplicité. Nos pensées cessent de courir, et nous
de les suivre. Le rythme change. Dans une société qui incite à courir de plus en
plus, à travailler plus et plus vite (pour gagner plus !) bref à se transformer
en machine, l'arrêt pourrait, bien être l'acte subversif par excellence. «Tout
le malheur de l'homme vient de ne pas savoir demeurer en repos dans une
chambre», écrit Pascal, Par la disposition inverse, en demeurant ,« arrêté »
dans une chambre, assis, tranquille, immobile pendant un moment, l'homme qui
médite espère obtenir, sinon le bonheur, du moins un certain plaisir.
Si cette zone de bien-être n'existait pas, la méditation n'existerait pas
non plus.
Quels sont les plaisirs de la méditation ? Ils sont nombreux. J'ai noté ceux que
je ressentais, le plus souvent de façon fugace : plaisir du repos, d'être
quitus, de ne pas être empoigné, saisi, roulé par les pensées. Plaisir de
remettre les pendules à l'heure, plaisir de se mettre au présent, comme on se
met au frais après une journée torride. Plaisir d'habiter un corps, plaisir de
la clarté qui habite ce corps, plaisir de la «chambre claire» (selon le titre
d'un beau livre, pas du tout clair, de Roland Barthes). Plaisir du retour, de
l'otium, d'ouvrir les l( vannes du temps. Plaisir de se tenir en amont, d'avoir
dans ce lieu resserré du corps, et pour la première fois, les coudées franches.
Plaisir de très anciennes sensations, ressurgies d'un lointain passé, et vécues
cette fois en pleine conscience. Plaisir d'être au point mort.