
« dissonance » à la Festinger. Or, c'est cette dissonance (ce langage inconsistant), qui donne les indices
d'une possible interprétation dynamique, en termes de conduites. En effet, l'activité caritative des deux
populations consiste à aider des aveugles. Mais être aveugle n'est-il pas une criante injustice ? Il est donc
possible de considérer que l'activité caritative des sujets de Zuckerman – qu'ils croient ou non en « un
monde juste » – consiste bel et bien à réduire une injustice. La célèbre expérience se voit alors reformulée :
1) pendant l'année, certains étudiants déclarent croire « en un monde juste », et effectivement ne s'occupent
guère d'injustices (ils ne répondent pas à la demande). D'autres, eux, déclarent ne pas croire « en un monde
juste », et effectivement s'occupent bénévolement de réduire des injustices (ils répondent à la demande).
Leurs paroles sont donc cohérentes avec leurs actes. 2) Les examens arrivent : voilà maintenant que ceux
qui croient en « un monde juste » se mettent à réduire des injustices [!] (ils répondent à la demande). Quant
à ceux qui ne croient pas « en un monde juste », ils cessent de s'occuper d'injustices (ils ne répondent plus à
la demande). On observe donc que pendant les examens, les deux populations rendent momentanément
leurs paroles incohérentes avec leurs actes : la période d'examens provoque la dissonance cognitive des
sujets de Zuckerman.
Admettons l'hypothèse de travail. Mais pourquoi la période d'examens provoquerait-elle la dissonance ? Il
n'est pourtant plus question, ici, de soumission à l'autorité, comme chez Milgram, ou d'inquiétude horaire,
comme chez Darley. C'est là – à notre sens – qu'une approche en termes de « conduites », que recommande
judicieusement Tostain, donnerait sa pleine mesure. Les anciens modèles de psychologie dynamique
satisfont à ce critère, et voici comment ils pourraient être appliqués à la question. Appelons « pessimistes »
les sujets qui selon l'enquête préalable, ne croient pas (ou peu) en « un monde juste », et « optimistes » les
sujets qui selon l'enquête, croient assez en « un monde juste ». Il faudrait connaître leur tableau clinique
détaillé (leur « analyse psychologique » comme Janet en a proposé le terme). Toutefois, la simple
comparaison des deux permet tout de même de progresser : en attendant – bien impatiemment – de
nouvelles mesures et expérimentations, il suffit de dire ici que les deux populations d'étudiants diffèrent
probablement par le nombre et la qualité de leurs actions, surtout sociales, et par le contenu plus ou moins
gai de leurs idées générales. Que se passe-t-il donc quand ils reçoivent la demande de leur association
caritative ? 1) En dehors des examens, les optimistes, assez actifs, cultivent déjà des occupations, y compris
sociales, quand ils reçoivent la demande. Occupés, peu enclins à ce moment aux idées noires et à se
pencher sur le malheur d'autrui ni le leur, « profitant de la vie », la demande les laisse indifférents ou les
dérange, ils l'oublient ou la remettent à plus tard. Les pessimistes, eux, sont émus par la demande, qui entre
en résonance avec leurs idées noires, et ne leur quitte plus l'esprit. Ils y répondent immédiatement : ceux
qui croient peu en « un monde juste » répondent dans l’année, pas les autres. 2) Les examens arrivent.
Qu'ont-ils pour effet ? Bien simplement selon Janet, de fatiguer les deux populations d'étudiants, c'est à dire
– en termes dynamiques – de rabaisser d’un degré leur niveau mental (leur « tension »). De ce fait, les
anciens optimistes acquièrent le tableau clinique défini « pessimiste », tandis que les anciens pessimistes,
descendant encore d’un degré, se rapprochent d'un état dépressif (psychasthénie franche). Les anciens
optimistes répondent alors à la demande immédiatement, pour les mêmes raisons que les pessimistes
naturels précédents, tandis que les anciens pessimistes, frôlant maintenant la dépression, n'ont
temporairement plus assez de force (d'action, de volonté) pour se dévouer aux malheurs d'autrui : ceux qui
croient en « un monde juste » répondent en pleine période d'examens, pas les autres. Ces modèles anciens,
déjà publiés, ne semblent-ils pas présenter quelque potentiel à compléter les interprétations modernes ?
Finalement, la psychologie dynamique pourrait suggérer une synthèse, en un unique modèle, de faits
jusqu'alors peu unifiés : des fatigues ordinaires, plus ou moins étendues et durables, médicales ou
contextuelles (Zuckerman), entravent certaines conduites, et entretiennent les phénomènes d'inquiétude
(Darley), les sentiments de soumission, de mêmes effets qu'une soumission réelle (Milgram).
L'empêchement des actions éloigne le discours d'actes possibles ou effectués (Festinger) : sans prise de
conscience, souffrance, ni réajustement (Steele), l'incohérence « des jugements aux actions » (Tostain) est
probablement un phénomène des plus répandus. Pourquoi la recherche ne soumettrait-elle pas derechef
quelques-unes de ces idées à l’épreuve de la critique, dans un temps où l’excellence de ses
expérimentations invite à ne négliger aucune piste théorique d’interprétation ?
En conclusion, Tostain recommande que la psychologie morale ne perde plus de vue, dorénavant, « le rôle
des émotions » (p. 314), malheureusement guère développé dans ce livre (on attend ça dans le suivant...).
Depuis une quinzaine d'années, en effet, les « neurosciences affectives » ont efficacement réhabilité