trois theatres d`avant-garde

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TROIS THEATRES D’AVANT-GARDE : MEYERHOLD, FASSBINDER, GRIFFERO
Mémoire de Master 2 de littérature comparée écrit par M. Jérôme Stéphan et dirigé par Mme
Clotilde Thouret
1
A Ramon Griffero, mi gratitud eterna. Quedan los recuerdos, y la esperanza de la victoria.
A Clotilde Thouret, pour m’avoir dirigé avec tant de sympathie. J’ai aimé votre esprit, votre
personnalité. Vos conseils justes. – La liberté approche !
A François Lecercle, pour m’avoir appuyé sans hésitation, sans relâche dans mon projet et
avoir fait que ce voyage au Chili soit possible.
A Joanne Delachair – pour les films que tu feras.
2
« Je ne jette pas de bombes, je fais des films », Fassbinder.
3
INTRODUCTION GENERALE
« Ce que l’élève doit apprendre est ce que le maître lui apprend. Ce que le spectateur
doit voir est ce que le metteur en scène lui fait voir. Ce qu’il doit ressentir est l’énergie qu’il
lui communique. A cette identité de la cause et de l’effet qui est au cœur de la logique
abrutissante, l’émancipation oppose leur dissociation. C’est le sens du paradoxe du maître
ignorant : l’élève apprend du maître quelque chose que le maître ne sait pas lui-même1 » :
c’est ainsi que, par cette longue citation, Jacques Rancière entend évoquer « l’émancipation
du spectateur ». Comme l’élève apprend du maître un savoir que ce dernier ignore, le
spectateur a à dégager d’une mise en scène quelque chose d’immatériel, d’invisible qui se
libère et qui est peut-être une simple projection fantasmatique. Néanmoins, la mise en scène
construit, démolit, reconstruit l’univers mental du spectateur, contribue à déplacer ses
conceptions arrêtées et à l’exiler vers ce que Henri Michaux appelait un « lointain intérieur2 ».
C’est sans doute le sens du théâtre tel que Meyerhold l’a transformé au début du siècle, en
s’inspirant des pratiques orientales du Kabuki, en le déracinant, en l’arrachant à la tutelle
aristotélicienne pour le lancer dans l’aventure moderne. Le théâtre d’avant-garde est d’abord
un théâtre qui a donné les pleins pouvoirs au spectateur, qui lui a accordé une pleine liberté :
un théâtre sans cesse en recherche d’un indéterminé.
Meyerhold (1874-1940), Fassbinder (1945-1982) et Ramon Griffero (1954-…) portent
cette liberté du spectateur dans leurs propositions avant-gardistes respectives, tout en faisant
évoluer le sens de l’avant-garde théâtrale elle-même. Dans quelle direction ? Par rapport à
quoi ? Comment ? C’est ce que nous essaierons de déterminer par ce travail.
Si nous avons opté pour le présent sujet c’est pour traduire un double amour. L’amour
pour un pays et l’amour pour un art. Le Chili est un pays merveilleux, un pays du bout du
1
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 20.
2
Titre d’un de ses recueils publié en 1938 chez Gallimard.
4
monde qui a connu son indépendance au XIXe siècle, un pays usurpateur3 qui s’est étendu sur
les territoires d’autres nations, vite industrialisé, « sur-exploité » (Allende), libéralisé selon la
rigoureuse méthode imposée par la CIA après le coup d’Etat du général Pinochet. Ce qui nous
intéresse ce ne sont pas les guerres de la politique, les impérialismes et la constitution des
grandes coalitions : mais au contraire, nous accordons plus d’importance à la vie des gens et
le Chili est un pays de résistance. Son histoire est contestataire. Sa culture est de gauche. Du
Sud au Nord, les résistances se sont constituées : résistance des Selk’Nam, dans l’Extrême
Sud, Selk’Nam à qui les colonisateurs anglais coupaient les oreilles pour les revendre à la
sauvette une poignée de livres-sterlings4, résistance des Mapuches dans la région du Bio-Bio,
Mapuches combattant aujourd’hui encore les grandes multinationales qui ravagent leurs
paysages et empiètent sur leurs terres. Enfin, de La Serena à Arica, le Nord du Chili a connu
des mouvements syndicaux et anarchistes d’une telle envergure que le massacre de l’école de
Santa Maria5 a transporté ses échos jusqu’à nous, est devenu un symbole de lutte, et d’espoir
dans la lutte.
Aller au Chili, rencontrer Ramon Griffero, réfléchir sur le théâtre d’avant-garde, est le
signe d’un amour profond pour le théâtre : le théâtre qui agite les consciences, qui bouscule
les individus, qui remet en cause le présent sans oublier le passé. Il se trouve que Ramon
Griffero est lié à ces deux auteurs déjà évoqués : Meyerhold et Fassbinder. Dès sa deuxième
pièce, Altazor Equinoxe (1981)6, le dramaturge et metteur en scène chilien s’est placé sous
l’égide de Meyerhold et a fait vœu de relancer le grotesque dans son théâtre, de s’inscrire en
tout cas dans une ligne claire : celle des « bouffons7 », du jeu pur, du théâtre total (c’est-à-dire
organisant la synthèse des arts). En effet, une des citations placées en exergue de sa pièce est
3
Voir le recueil du jeune poète Vicente José Cociña publié en 2009 aux éditions Luciernaga : A partir de y no
también (A partir de plutôt qu’aussi), p. 38 : “Chile que robó a Perú, Chile que robó a Bolivia, Chile que negó a
Argentina, Chile que usurpó Isla de Pascua. De noche sólo quedarán los ladridos de tus perros callejeros”.
« Chili qui a volé le Pérou, Chili qui a volé la Bolivie, Chili qui n’a pas reconnu l’Argentine, Chili qui a usurpé
l’île de Pâques. De nuit ne resteront que les aboiements de tes chiens errants ».
Voir pour cela l’excellent roman du musicien et écrivain Patricio Manns intitulé El corazon a contraluz (1996)
et traduit en français sous le titre Cavalier seul, Phébus, 1999.
4
Massacre qui eut lieu à Iquique en 1907 (un an avant la naissance d’Allende) quand l’armée écrasa dans le sang
un conflit social étendu à toute la région du Tarapaca.
5
6
Texte écrit en français : http://www.griffero.cl/obra2.htm
7
Voir le livre de Florence Dupont : Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Aubier, 2007. Livre dans lequel
est revendiqué un « retour des bouffons ».
5
signée Meyerhold et elle concerne l’esthétique grotesque : « utiliser le grotesque comme “la
loupe grossissante de notre réalité, comme la forme la plus claire du tragique” ». Par ailleurs,
en 1985, Ramon Griffero a confirmé son intérêt pour Fassbinder dans Ught Fassbinder, une
œuvre-hommage : comme lui, il représente sur la scène un univers de marginaux, de drogués,
de jeunes délaissés, d’homosexuels, de dévoyés, comme lui, il est attiré par « la forme
cinématographique » et par les problématiques du « désir8 ». L’intérêt d’un tel sujet : « Trois
théâtres d’avant-garde : Meyerhold, Fassbinder, Griffero » est double. Il est, tout d’abord,
d’observer, à travers une période qui court du début du XXe siècle à celui du XXIe,
l’évolution de la notion d’avant-garde au théâtre et les revirements qu’elle a pu être amenée à
assumer. Ensuite, il est nécessaire de se poser la question de savoir comment la violence de
l’Histoire peut entrer dans les théâtres, monter sur les tréteaux pour menacer l’expression libre
de l’art mais comment, en retour, le théâtre est également en capacité de déverser dans
l’Histoire une nouvelle énergie – et ceci par une collaboration, un « compagnonnage9 »
construit avec le spectateur.
Pour problématiser notre démarche, entendons-nous sur une première définition : celle
du « théâtre populaire ». Le théâtre populaire est un théâtre politique en un double sens :
politique en ce qu’il se veut autonome et souhaite édifier « sa propre politique » comme le dit
Ramon Griffero10 ; et politique en tant qu’il apporte sa contribution aux grands débats du
présent, refusant de laisser les idées du temps aux seuls hommes politiques et décideurs
douteux. Le théâtre aurait ainsi le devoir de se méfier des institutions qui lui sont extérieures
et son rôle serait de guider les hommes sur les chemins de la liberté et du bonheur. Le théâtre
populaire se revendique également en faveur du peuple et notamment d’un « théâtre élitaire
pour tous11 ». Le théâtre peut influencer le peuple, transformer ses représentations et changer
la société : voilà l’idée de tout théâtre populaire. Pourtant, qu’est-ce que le « peuple » ? Dans
l’expression « théâtre populaire », quelle catégorie sociale se cache derrière l’adjectif
« populaire » ? Deux acceptions s’offrent à nous : ou bien le « théâtre populaire » s’adresse à
un public ouvrier, pauvre et peu cultivé, ou bien il est destiné à l’ensemble de la population,
sans ostracisme social. La première acception nous conduit vers deux chemins possibles :
8
Voir notre entretien en annexe.
9
Le mot est du Stendhal romancier.
10
Voir notre entretien.
11
Formule d’Antoine Vitez.
6
celui de Piscator et de l’ « assujettissement de l’art à la politique » ou celui de Brecht qui
conçoit un spectateur « capable de penser [sa] propre situation historique et d’agir sur elle
pour la changer12 ». Dans ces deux cas, le théâtre est pensé « comme moyen d’émancipation
politique ». En revanche, la seconde acception de « théâtre populaire » fait de l’art dramatique
un « service public » et un « moyen pédagogique » et répond à une tradition identifiable :
celle « des fêtes du peuple de la Révolution française, [tradition qui] réapparaît dans la Russie
soviétique des années vingt13 ». Quand Meyerhold participe à un mouvement d’instauration
au théâtre de la gratuité14, il veut conduire les ouvriers dans les salles et ainsi faire en sorte de
les faire progresser, de les entraîner vers le destin socialiste qu’ils sont les seuls à pouvoir
incarner en héros : il conjugue alors la vision brechtienne et la conception du théâtre-fête.
D’ailleurs, Meyerhold et les artistes révolutionnaires de son temps font du théâtre un lieu
d’interactions, un espace de libertés ; voici ce qu’en dit un critique théâtral de l’époque, Boris
Alpers :
Personne ne réclamait de billets aux portes de ce théâtre [le
théâtre ex-Sohn où Meyerhold a donné les Aubes] ; elles
restaient grandes ouvertes. En hiver la neige pénétrait parfois
dans le hall et les couloirs du théâtre, et les gens devaient
remonter le col de leur manteau […] Les balustrades des loges
avaient été arrachées. Les bancs et les chaises étaient mal fixés
au sol, d’où une certaine fantaisie dans leur alignement… Dans
les couloirs on grignotait des graines de tournesol et on fumait
du tabac de troupe […] C’était un théâtre où tout le monde se
sentait chez soi15.
12
A.-M. Gourdon in Dictionnaire encyclopédique du théâtre II, entrée « théâtre populaire », M. Corvin, p. 1319,
Larousse, 1997.
13
Ibid.
14
Voir Claudine Amiard-Chevrel, Le théâtre et le peuple en Russie soviétique, 1917-1930 in Cahiers du monde
russe et soviétique, vol. 9, 1968, p. 365 : « Dès les premiers mois du pouvoir des soviets, les ouvriers et les
soldats, le plus souvent d’origine paysanne, envahissent les salles somptueuses des théâtres anciens, se ruent sur
tous les spectacles offerts. Ce public grossier, indiscipliné, mais avide, scandalise les habitués, enthousiasme les
apôtres de l’art prolétarien, étonne et émeut les artistes d’autrefois ».
Boris Alpers cité par Georges Absensour in Vsévolod Meyerhold ou l’invention de la mise en scène, Fayard,
1998, p. 301.
15
7
Le théâtre meyerholdien est le premier théâtre à metteur en scène et il est d’avant-garde pour
autant qu’il veut libérer le peuple de la dictature du plus petit nombre (les boyards). Il n’y a
pas de liberté humaine ni de bonheur sans justice : c’est un fond idéologique que partagent
nos trois auteurs. Meyerhold avec les symbolistes puis les acteurs de l’Octobre théâtral,
Fassbinder avec la jeunesse révoltée de « soixante-huit », Ramon Griffero avec Allende et les
anti-Pinochet : les théâtres que nous étudions sont du côté de la justice et du combat.
L’avant-garde au théâtre est la conséquence de chamboulements historiques et
culturels importants et comme le dit Robert Pignarre16, « à partir des années 1920, deux
facteurs ont commandé l’évolution de l’art théâtral : le triomphe de la révolution bolchevique,
entraînant en Europe occidentale une crise des valeurs bourgeoises, liées à l’économie
capitaliste, et l’essor de la création cinématographique ». Ainsi, Meyerhold, en poussant le
théâtre dans la voie révolutionnaire et en l’amenant à rivaliser avec le cinéma, à se confronter
aux techniques nouvelles et au langage particulier du cinquième art, structure un mouvement
théâtral avant-gardiste ancré dans les changements profonds de son époque. Au lieu de subir
ces changements, l’avant-garde les accompagne, modifie ses outils d’expression et sa
réception du réel pour transformer l’art. Meyerhold est donc d’avant-garde par le fait qu’il
était accordé au présent, à son époque.
Toutefois, il est nécessaire de mentionner le fait que l’avant-garde vient de loin. Selon
Nicole Brenez, elle a vu le jour, dans sa conception militaire, dans le monde hindou du IVème
siècle. Comme les « premières lignes » au front lors des conflits armés lancent l’offensive, les
artistes d’avant-garde portent des idées sociales neuves, rejettent la tradition et constituent un
art profondément engagé dans le sens de la nouveauté qu’ils croient nécessaire et salutaire.
Pourtant, la multiplicité possible des déclinaisons avant-gardistes force à la prudence et à un
regard ouvert. Nicole Brenez nous aide à dessiner un tableau précis ; nous nous permettons de
la citer longuement :
[La] conception para-militaire de l’avant-garde règne sur la vie
intellectuelle de la fin du XXe siècle, au point que, lorsque le
mur de Berlin s’effondre en 1989, il fut décrété « la fin des
avant-gardes », comme s’il n’existait d’avant-garde que
communiste. On oubliait bien sûr l’ensemble des autres
16
Robert Pignarre in Encyclopaedia Universalis (1995), p. 445, entrée « Théâtre occidental ».
8
propositions : celles qui précèdent Marx […] ; celle de Marx
lui-même, qui n’a rien de doctrinaire ; celle de Trotski,
fermement opposé à l’instrumentalisation de l’art ; celle de
tous les artistes, politiques et philosophes critiques ou nonalignés, à commencer par Victor Serge, Walter Benjamin,
Theodor Adorno, Herbert Marcuse et l’Ecole de Francfort ;
celle des différents formalistes17.
L’avant-garde pourrait donc avoir de multiples visages, son drapeau ne serait pas seulement le
drapeau rouge de la lutte finale. Mais, affirmer la diversité des avant-gardes, cela ne fait pas
une définition de l’avant-garde. Michel Corvin dans son article « Le théâtre d’avant-garde »
apporte des éléments plus précis : selon lui, l’avant-garde « vit d’anticipation et meurt dès que
reconnue, acceptée ». Par ailleurs, elle obéit à deux « caractéristiques » : à une « provocation
esthétique et [à une] quasi-clandestinité par refus (ou éviction) des circuits habituels de
communication théâtrale18 ». La « provocation esthétique » a été utilisée par Meyerhold et
Fassbinder comme nous le verrons, elle l’est moins par Ramon Griffero – sauf à analyser son
théâtre comme un théâtre homosexuel décomplexé. Par ailleurs, les avant-gardes
meyerholdienne et fassbinderienne sont reconnues, historiques, datées ; en revanche, Ramon
Griffero, auteur d’un théâtre clandestin de 1983 à la fin de la dictature au Chili dans le lieu de
résistance qu’il s’était ménagé avec les siens à Santiago (le Trolley), n’est-il pas aujourd’hui
financé par l’Etat, intégré aux « circuits habituels de la communication théâtrale » et donc
hors d’une logique d’avant-garde ? Ayant célébré son théâtre d’avant-garde, la critique ne l’at-elle pas démoli par là-même ? N’a-t-elle pas détruit ce qui faisait de ce théâtre un théâtre
d’avant-garde (le fait de n’être pas distingué comme tel) ? Pourtant, si l’on revient aux
affirmations de Nicole Brenez quant au caractère divers des avant-gardes, nous remarquons
que cela cache une idée plus intéressante : l’idée selon laquelle c’est le concept même de
« minorité » qui a bougé au fil des décennies charriant avec lui les matériaux pour la
constitution de la postmodernité : la postmodernité comme société de la fragmentation, de
l’éclatement des revendications, de l’individualisme, des regroupements de toute sorte. Je me
sens plus juif, catholique, homosexuel, syndicaliste, socialiste ou franc-maçon qu’ouvrier ou
Nicole Brenez, Cinémas d’avant-garde, in « Les cahiers du cinéma » (coll. « les petits cahiers »), septembre
2006.
17
Michel Corvin, « Le théâtre d’avant-garde » in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, p. 81, Bordas, Paris,
1995.
18
9
membre du « peuple ». Les identités se sont comme concrétisées, elles sont sorties du contour
flou qui permettait précisément de les réunir toutes autour d’une volonté unitaire large. De
Meyerhold à Fassbinder, le peuple n’est déjà plus unifié et la jeunesse « soixante-huitarde »
est séparée du monde du travail et de ses vues. Les combats pour le droit des femmes et des
homosexuels, par exemple, apportent de la différence et Fassbinder a livré ces combats-là au
point de faire, à l’intérieur de son art, une place aux marginaux, aux exclus de la société et de
construire, à partir de chaque marginalité additionnée aux autres, une unité hétérogène, un
monde. On comprend aisément – les exemples ne manqueront pas dans nos pages – que
lorsque l’on dit du théâtre d’avant-garde qu’il est un « théâtre minoritaire », cela pose des
frontières entre nos auteurs.
Il est temps de poser la question qui pilotera l’ensemble de notre travail : théâtre
révolutionnaire, populaire, des grands mouvements historiques, des minorités, des marginaux,
des faibles : le théâtre d’avant-garde n’est-il pas un théâtre de la Différence ? N’est-il pas un
théâtre de la découverte de l’altérité ou mieux, de la re-découverte de l’autre dans un monde
où chacun est de plus en plus renvoyé à soi ?
A travers nos trois parties, nous tenterons de répondre à cette question, en montrant à
chaque fois comment il est possible d’infléchir la définition de l’avant-garde ou de la
reconsidérer. Il y a une avant-garde « classique » qui place au cœur de son projet la
contestation des formes établies, la contestation politique, en somme la contestation comme
valeur. Nous démontrerons que la violence de l’Histoire et l’évolution des auteurs étudiés
impliquent un éloignement de cette avant-garde-là au profit de l’érection d’un théâtre
populaire, national, d’union. En ce sens, Meyerhold et Ramon Griffero, moins radicaux que
Fassbinder, ont voulu défendre un « public populaire » large, qui soit « un public unitaire que
la représentation rassemble et réconcilie19 ».
S’écartant de la contestation systématique, Meyerhold a voulu réconcilier son théâtre
avec le théâtre traditionnel russe ; Ramon Griffero a fait de son théâtre une arme politique
apte à réunifier une nation divisée, une proposition dont l’ultime réussite sera la mise sur pied
d’une nouvelle sociabilité. Quant à Fassbinder, il n’a cessé de remettre en cause la société
capitaliste et l’univers de l’argent sans jamais rechercher la production d’un sens explicite ou
constructif.
19
A.-M. Gourdon, op. cit., p. 1319.
10
Dans notre première partie, nous dirons en quoi les théâtres de nos auteurs ont institué
la contestation comme une valeur dramatique : minoritaires, représentant la violence, édifiant
une fable politique ou réécrivant l’histoire, ils se sont opposés au pouvoir, à l’injustice et aux
institutions réactionnaires (Meyerhold contre l’aristocratie et la petite-bourgeoisie, Fassbinder
contre les riches, l’Eglise et la civilisation rationaliste, enfin, Ramon Griffero contre la société
de marché, sa culture et ses media). Toutefois, nous mettrons l’accent sur les difficultés
rencontrées par ces trois avant-gardes, confrontées à des situations historiques tragiques qui
les obligeront à faire un pas en arrière ou (pour Fassbinder) à s’enfermer dans la radicalité
absolue et la sécession sociale.
La deuxième partie s’appuiera sur ce constat d’échec pour mettre en évidence le fait
que les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont négocié avec les principes de l’avantgarde « classique », s’éloignant de la contestation comme valeur et de la culture de l’urgence.
Passées sous silence dans le présent par la répression sociale et politique (en Russie, au Chili),
les avant-gardes de ces deux théâtres ont essayé de rebondir en déplaçant les enjeux vers
l’avenir et en construisant des utopies ou des fictions pour renouveler la manière de voir des
spectateurs : c’est l’idée centrale de notre troisième partie. Fassbinder, en décalage par rapport
à nos deux autres auteurs, se situe entre deux époques : pour s’en sortir, il liquide les vieilles
conceptions, il démolit le théâtre du sens, son langage rationaliste, refusant d’adhérer à un
quelconque discours dans une société qui reste bourgeoise. La seule fonction de son théâtre
est d’appeler à la destruction de la société bourgeoise et de l’Etat.
Ces trois parties auront pour mérite de mettre en relief la complexité de l’avant-garde
contemporaine, qui se contredit sans cesse pour mieux avancer : en ce sens, Ramon Griffero
se sépare de Fassbinder pour se rapprocher de Meyerhold sur la question de la possibilité de
création d’une génération libre, capable de relancer le progrès et de renouer avec une
dynamique vertueuse : la postmodernité n’est pas une impasse, elle implique de remobiliser le
théâtre en changeant profondément ses pratiques. De la même manière, Ramon Griffero
s’éloigne de Meyerhold pour se rapprocher de Fassbinder sur les thématiques du désir et de la
sexualité, étrangères au metteur en scène russe.
Pour terminer, nous nous félicitons de réfléchir sur un sujet aussi épanouissant,
participant d’une modeste contribution à l’effort pour remettre le théâtre sur les voies du
triomphe. Comme le dit si bien Serge Fauchereau à propos du contexte russe du début du
XXème siècle :
11
« Au début des années vingt on a su là rêver l’avenir mieux que
nulle part ailleurs ; que le rêve ait pu tourner au cauchemar
n’en rend que plus émouvante toute cette aventure20 ».
20
Serge Fauchereau, Moscou, 1900-1930, Seuil, 1988.
12
I ) Trois théâtres d’avant-garde mis en échec par la violence de l’Histoire.
A ) Le théâtre d’avant-garde dans ses luttes.
Le théâtre d’avant-garde est un théâtre minoritaire, lié au présent et engagé dans les
luttes sociales, il est un théâtre politique qui ne fait pas l’économie de la défense d’une
certaine vision du monde. Cela pose la question complexe du dédoublement du théâtre
d’avant-garde placé à la fois sur le front politique et sur le front esthétique.
a ) Le théâtre d’avant-garde, un théâtre minoritaire.
Le théâtre d’avant-garde est un théâtre minoritaire.
Guy Debord n’a cessé d’affirmer, lui qui a porté haut l’étendard avant-gardiste du
situationnisme, que, « quelque soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en
ménageant un public21 » ; d’ailleurs, il faudrait ajouter, citant une autre voix de l’avant-garde
française, différente toutefois, car née dans le théâtre de l’après-guerre qui se fit un devoir de
souligner les tares d’un langage constitué seulement des signifiants préétablis que se lancent
en boucle les personnages déshumanisés d’un monde absurde gagné par la banalité, que « tout
art ou théâtre nouveaux sont impopulaires22 ». La définition que donne de l’avant-garde
Ionesco au moment des Entretiens d’Helsinki va plus loin que la simple mention de combat ;
elle participe à la réorientation de notre définition initiale du théâtre populaire. Ionesco
montre que l’avant-garde théâtrale s’ingénie à déplacer les géographies idéologiques
21
Voir le film de Guy Debord intitulé In girum imus nocte et consumimur igni.
Paul-Louis Mignon, Les entretiens d’Helsinki ou les tendances du théâtre d’avant-garde dans le monde, p. 15.
Edition M. Brient, 1961. Notons que ces entretiens ont eu lieu lors du 8° Congrès de l’Institut international du
théâtre du 3 au 6 juin 1959.
22
13
existantes ; soulignant l’idée selon laquelle « le théâtre soi-disant populaire est bien plus
impopulaire en réalité », Ionesco insiste sur le fait qu’un théâtre populaire n’est pas un théâtre
populiste. Et cela par le simple fait que, si « une création artistique est, par sa nouveauté
même, agressive, spontanément agressive » et qu’elle va « contre le public23 » c’est pour
amener ce même public à elle. L’agression est une technique d’attaque contre la réaction et le
théâtre pour Ionesco est combat. Il est combat, certes, mais combat d’une minorité de
personnes contre la majorité d’une opinion triomphante. Le théâtre d’avant-garde cherche,
dans une société bloquée, les conditions du déblocage de l’Histoire. Seul l’homme peut
débloquer l’Histoire ; le peut seul le spectateur «émancipé », véritablement libéré de la
tyrannie d’un langage que le pouvoir aseptise, de son confort « pépère » et de sa
« réplétion24 » insolente et nocive. Le théâtre d’avant-garde veut faire bouger le spectateur,
faire bouger les géographies idéologiques pour faire bouger la société et changer l’Histoire. A
cet égard, le XXe siècle, qui est le siècle de toutes les barbaries – malgré ce que peuvent en
dire quelques chercheurs loufoques qui ne savent pas de quelle manière perdre leur temps25 –,
met l’art face à une réalité extrêmement violente, réalité qui amène les peintres, les
dramaturges, les écrivains, les artistes en général à s’insurger. Le mouvement impressionniste
à la fin du XIXe siècle, qui ne se cantonne pas à la peinture, change la manière de percevoir le
monde en mettant le doigt sur la fugitivité, la vitesse, la recomposition d’un univers à partir
des progrès de l’industrialisation ; cette réflexion sur la mise en forme et sur la construction
de manières de percevoir nouvelles sera poursuivie par Pablo Picasso qui, avant la Première
Guerre mondiale, lance le cubisme, expression picturale qui vise à partir de la nature, totalité
représentable, à la reconstituer en surface – par « le cylindre, la sphère, le cône » notamment –
et en profondeur par le choix d’une légèreté dans l’emploi des couleurs26. Ces recherches
impressionnistes et cubistes débouchent sur le futurisme, créé en Italie peu avant 1910, qui
vise à s’approprier le paysage urbain de la modernité et à l’intégrer dans les créations
artistiques : Maïakovski pratique ce futurisme, Meyerhold bien sûr aussi dans certaines mises
en scène très machiniques qui mêlent au spectaculaire la dimension idéologique. Le
23
Ibid., p. 18.
24
Terme employé à plusieurs reprises par Roland Barthes dans ses Ecrits sur le théâtre.
Des statisticiens travaillent aujourd’hui à démontrer, avec des courbes et des graphiques, que le XXe siècle fut
très peu meurtrier comparé à d’autres époques… C’est un travail scientifique certes mais pas pour autant
honorable.
25
26
Pour une plus ample immersion, voir la lettre de Cézanne à Emile Bernard, datée du 15 avril 1904.
14
mouvement Dada, fondé en 1916, prend également de l’ampleur mais nous intéresse moins
ayant surtout trouvé son expansion en poésie. Toutefois, tous ces mouvements avant-gardistes
marquent bien le besoin de renouveau d’une époque secouée par de multiples et graves
conflits culminant au moment de la Première Guerre mondiale ; de surcroît il semble bien que
le cubo-futurisme permet à l’avant-garde russe – autour du maître Picasso – d’ébaucher une
profonde refonte artistique, dont le volet théâtral est assuré par Meyerhold qui prend une place
importante dans les débats avant-gardistes de son temps. Avec des personnalités comme
Picasso, Apollinaire, Huidobro ou Maïakovski pour qui il n’est plus question de cautionner un
ordre ancien par sa nature même, un ordre qui a bâti ses projets d’avenir sur des monceaux de
cadavres et qui, insolemment, voudrait s’en laver les mains dans le bénitier sanglant de
l’oubli, la table rase s’opère et prend forme une volonté de rupture. L’avant-garde rejette les
solutions du passé, met l’art en position insurrectionnelle.
Meyerhold incarne l’avant-garde sur la scène en tant que premier metteur en scène27 et
en tant que héros sacrifié d’une époque où, pour être politique, le théâtre a dû subir l’hostilité
des dirigeants politiques. S’il a créé « les racines du théâtre du futur », pour parler comme
Vakhtangov, Meyerhold, en tant qu’intransigeant compagnon de lutte de Trotski, en a aussi
payé le tribut. Ayant « [participé] aux aventures théâtrales les plus radicales : symbolisme,
constructivisme, révolution28 », Meyerhold a voulu aider à la prise de pouvoir du peuple et
représenter cette prise de pouvoir, ou ce déplacement, sur une scène socialiste. En d’autres
termes, son ambition était de déplacer la majorité de la petite-bourgeoisie au peuple. Rendre
le peuple majoritaire, c’est faire en sorte que celui-ci prenne le pouvoir et soit en capacité de
le garder.
Minoritaire, le théâtre de Meyerhold l’a été. Et quand ce dernier dit que « le plus
dangereux pour le théâtre, c’est de servir les goûts bourgeois de la foule », il met clairement
en avant l’idée que l’artiste doit « toujours se battre […] coûte que coûte » pour échapper à
« une médiocrité dorée29 ». Et pour cela, il doit « agiter » la scène, tirer, à l’aide du grotesque
notamment, le spectateur de sa passivité, en suscitant des « émotions actives30 », comme dans
C’est le sens du titre de l’ouvrage de Gérard Abensour (Vsévolod Meyerhold ou l’invention de la mise en
scène) que d’éclairer ce point.
27
28
Entrée « Meyerhold » par Béatrice Picon-Vallin. Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 2000. P. 531.
29
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre I, p. 53.
30
Vsevolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre III, p. 168.
15
le Révizor monté en 1926 par Meyerhold, représentation à l’issue de laquelle, selon les dires
du metteur en scène, « tout le public reste en place comme un seul homme, et met un bon
moment avant de commencer à applaudir, parce qu’il a subi un choc31 ».
De la même manière, Rainer Werner Fassbinder critique la société ouest-allemande du
miracle économique et sa tendance à la somnolence. Que ce soit dans son théâtre ou dans ses
productions cinématographiques, jamais Fassbinder n’a ménagé le public petit-bourgeois.
Toutefois, avec lui, on a glissé de la question de l’idée minoritaire selon laquelle il faut porter
au pouvoir la majorité (c’est-à-dire le peuple) qui appartient à l’ère meyerholdienne à celle
des minorités à défendre dans une société sectorialisée. Les enjeux ne sont donc plus les
mêmes et si Fassbinder pratiquait l’outrage au public lors des représentations de sa pièce Le
bouc, c’était sans doute pour le réveiller mais cela représentait également et surtout une
tentative de révolte contre les injustices d’une société qui laisse à la marge les « étrangers » et
qui favorise en son sein la haine de classe. De même, avec ses personnages féminins aux
plaisirs dévoyés (Les larmes amères de Petra von Kant) ou masculins, homosexuels, qui
s’expriment par la violence d’un désir sans frein (Querelle), Fassbinder construit un sousmonde où la transgression règne sans partage et démolit les étais bourgeois d’une société
régulatrice.
Ramon Griffero, dans la lignée de Fassbinder dont il se sent proche d’abord sur les
questions de « marginalité » et de « désir32 », se dégage de la majorité du pouvoir qui impose
ses codes et son langage. Il le dit très tôt, le théâtre doit s’autonomiser et le metteur en scène a
pour mission d’inventer un langage qui dise l’universel, « pour ne pas représenter comme eux
représentent, et pour ne pas voir comme eux voient33 ». Le « eux » renvoient évidemment ici
aux ennemis du théâtre, aux publicitaires, aux hommes d’affaires influents qui possèdent les
media et à un système de marché qui impose sa culture de marché écrasant celle de la
résistance, de l’avant-garde, celle de la conscience véritable qui prône l’autonomie de l’artiste.
Le Chili que Ramon Griffero nous dévoile est marginal, résistant, « allendiste ». Le
dramaturge exilé en Belgique n’a jamais cessé de résister à la dictature de Pinochet et,
d’ailleurs, quand il revient dans son pays en 1982 c’est pour y développer les ressources de
31
Vsevolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre II, p. 209.
32
Voir notre entretien en appendice.
33
Ramon Griffero, Manifeste pour un théâtre autonome, 1985. « Para no representar como ellos representan ni
ver como ellos ven ».
16
son théâtre, qui se veut en lutte, éveillé, se donnant dans un espace clandestin – le Trolley,
sorte de hangar réaménagé pour l’occasion. C’est ainsi que A la dérive34 en 1995 évoque le
Chili de l’après-dictature de façon très critique, un Chili ultra-libéral où l’extrême pauvreté le
dispute au développement économico-financier. Par exemple, un personnage – comme
souvent, les personnages ne sont que des entités ou des voix dans le théâtre de Griffero qui est
un théâtre aux prétentions universalistes35 –, dans le nom duquel, Nouvelle Riche, le sarcasme
pointe, est épinglé dans ses manières et ses sorties ridicules… La dimension contestatrice se
double chez Ramon Griffero d’une dimension transgressive : son théâtre est un théâtre
homosexuel où les tabous sont balayés, où, provocateurs, les corps se cherchent et se
chevauchent. En effet, que ce soit dans Cinema-utoppia où, à l’intérieur d’un faux écran, l’on
voit de jeunes exilés en Europe, vivant entre l’héroïne, l’homosexualité, le désir de vengeance
et le souvenir des amis disparus, ou dans Extase ou les sentiers de la sainteté, où l’aspiration à
la sainteté n’empêche pas l’affleurement d’une amitié ambiguë entre Andrés et Esteban, la
scène grifferienne est sans cesse traversée du désir interdit, coupable, illégal, du désir par
lequel ceux qu’on a rejetés de la scène politique s’écartent volontairement des chemins frayés
par la société et des voies toutes faites.
Les trois théâtres dont nous parlons sont donc trois théâtres minoritaires en tant qu’ils
se positionnent contre les goûts dominants d’un public bourgeois et expriment les aspirations
marginales d’une sous-société. Depuis Fassbinder toutefois le terme de « minoritaire » est à
réorienter dans le sens de « qui défend les minorités », des minorités éclatées dans des
combats multiformes. Mais ces trois théâtres sont également minoritaires dans l’histoire du
théâtre puisque ils naissent dans des mondes périphériques, marginaux, dans le Sud sousdéveloppé du communisme ou de la soumission, univers dans lequel les nouveaux mondes
sont nécessairement amenés à se résorber en vieilles utopies.
b ) Le théâtre d’avant-garde, un théâtre actuel.
Minoritaires, ces théâtres ont choisi la contestation politique.
34
Ramon Griffero, Rio abajo.
35
Ramon Griffero dit que dans ses ultimes pièces les personnages ne sont plus de vrais personnages mais des
voix (« hablantes »). Voir entretien en annexe.
17
Il est à noter, tout d’abord, que Meyerhold n’intervient pas dans l’actualité dans le
même sens que Fassbinder qui, pour porter les revendications de la jeunesse soixante-huitarde
allemande, n’en est pas moins distant par rapport à la scène politique institutionnelle. Il
n’intervient pas non plus comme le fait Ramon Giffero aujourd’hui, dans la mesure où ce
dernier se déclare en faveur d’un théâtre autonome, non en prenant à contrepied le pouvoir ou
en l’appuyant, mais en fustigeant l’industrie culturelle telle que le pouvoir la finance.
Le théâtre d’avant-garde dénonce. En 1920, Meyerhold écrit un article dont le titre
français peut et doit nous alerter : « J’accuse »36. Dans ce texte, Meyerhold répond à
Lounatcharski sur une critique qui lui est faite37, une phrase que Meyerhold ne digère pas tant
elle est lancée à l’aveugle sans aucune précision, sans argument ni clarification : « Le
camarade Meyerhold ne peut pas aimer un théâtre Malyi ni s’occuper de lui38 ». Meyerhold
demande sur un ton polémique si le théâtre Malyi, qui est un théâtre traditionnel, est encore à
son époque ce qu’il fut dans le passé : il pose la question à ses contradicteurs de savoir si,
quand on parle du théâtre Malyi, on invoque « la Maison de Chtchepkine ». Car si c’est le cas,
Meyerhold ne s’y laisse pas prendre : si Chtchepkine a fondé son théâtre sur des principes
forts, le théâtre Malyi se distingue au début du XXe siècle par une absence criante de
principes. Meyerhold ajoute à sa réponse de violentes attaques contre les inventeurs d’une
« littérature dramatique tout juste bonne à mettre à la poubelle » et conclut ses diatribes par
une phrase aux vifs accents zoliens :
J’accuse ceux qui se dissimulent derrière le fétichisme de
pseudo-traditions et qui ignorent les moyens de sauvegarder les
authentiques traditions de Chtchepkine, Choumski, des
Sadovski, de Rybakov et Lenski39.
36
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre II, p. 53.
37
Pour une meilleure connaissance des liens qui unirent Meyerhold et Lounatcharski, il est possible de consulter
le chapitre intitulé « L’Octobre théâtral » (pp. 290-296) dans le livre de Gérard Abensour, Vsévolod Meyerhold,
ou l’invention de la mise en scène (éditions Fayard, 1998).
38
Voir les Ecrits sur le théâtre II, p. 281.
39
Le « J’accuse » est souligné par Meyerhold lui-même. Voir les Ecrits sur le théâtre II, p. 54.
18
Il épingle également les adversaires d’Ostrovski, ceux qui n’en ont pas « conservé le
souvenir40 » ; à cet égard, on sait combien Ostrovski est important dans l’évolution de
Meyerhold, on sait combien le « retour à Ostrovski » (A. Lounatcharski)41 est nécessaire à
l’élaboration d’une « dramaturgie actuelle42 ». Meyerhold a beau terminer son article par
forces auto-encouragements, « un drapeau à la main, […] entouré de l’armée suffisamment
forte de [ses] élèves », il a beau le terminer par un « Lounatcharski avec nous !43 », cela
n’empêchera pas le directeur des théâtres de le congédier le 26 février 192144. Le pouvoir
avait déjà décidé de bâillonner Meyerhold. Meyerhold d’avant-garde donc car engagé dans les
débats d’actualité théâtraux et politiques (les deux sphères ne pouvant être, à cette époque,
séparées).
A la suite de ce modèle, de ce premier théâtre d’avant-garde, Fassbinder et Ramon
Griffero s’installent également contre la dramaturgie de leur époque : Fassbinder développe
son Antiteater contre le Staatstheater en crise45 tandis que Griffero peste contre la « société de
marché » qui, par le truchement d’un langage qui lui est propre et qui n’a rien de théâtral ou
d’artistique, impose une « culture de marché ». Fassbinder construit une alternative, un théâtre
nouveau qui utilise les outils de la provocation pour choquer le public et l’amener à l’autocritique. Son théâtre comme celui d’Artaud veut, selon les mots de François Lecercle, « ouvrir
une crise » : c’est un théâtre qui, en ce sens, « ne résout rien46 ». Pour valider notre propos,
nous affirmerons trois choses : d’abord, que le théâtre de Fassbinder annule le sens ; ensuite,
qu’il apporte l’apocalypse ; enfin, qu’il est pessimiste sans être désespéré.
En premier lieu, il convient donc de réfléchir sur l’absence de sens dans les pièces de
Fassbinder. En 1968, l’antiteater se déplace à Berlin Ouest, au Théâtre du Forum considéré
40
Ibid.
41
Voir Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, p. 162. (CNRS editions, collection « Les voies de la création
théâtrale », 1990.)
42
Idem, p. 163.
43
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre II, p. 55.
44
Gérard Abensour, op. cit., p. 295
Voir l’excellent livre de David Barnett, Rainer Werner Fassbinder and the German Theatre, Cambridge
University Press, 2006.
45
Affirmations de François Lecercle quant au théâtre contemporain violent tel qu’il naît avec Artaud (et, selon
nous, Fassbinder). Séminaire de littérature comparée, second semestre 2009-2010 : « Ensanglanter la scène ».
46
19
comme sa « maison de vacances47 » et monte (le 28 décembre) l’Iphigénie de Sophocle. C’est
une pièce provocatrice, destructrice, choquante. Le dépliant lance les hostilités avec un slogan
qui, d’emblée, retire tout le sérieux à un travail qui semble ne viser que le blasphème :
« Sophocle est un fasciste ». Le spectateur identifie sans doute ici un « humour de
collégien48 » et c’est l’objectif d’un Fassbinder qui n’a pour volonté que de saper le théâtre
bourgeois et ses valeurs. Pour cela, il ne faut pas entrer dans son jeu : dire quelque chose,
produire un sens, est une posture bourgeoise. En effet, comme il n’y a rien à défendre dans
cette société, autant ne défendre aucun sens, aucune idée : autant ne rien revendiquer. Kurt
Raab rappelle dans ses mémoires49 qu’il incarnait le rôle d’Oreste et que ses premiers mots
étaient : « Je veux vous baiser ». Cette pièce est donc une pièce provocatrice par le refus
qu’elle revendique : un refus de toute revendication et du sens, un refus idéologique de la
délivrance d’un discours de sens. Ce refus, Günther Grack l’a identifié précisément comme un
coup porté directement à la sensibilité du public bourgeois de Berlin50. A propos de
l’adaptation de Fassbinder, David Barnett écrit :
« L’Iphigénie de Fassbinder est plus qu’une simple satire des
valeurs culturelles de l’humanisme ou même que la destruction
gratuite d’un classique apprécié51 ».
Oui, c’est sans doute plus qu’une satire ou que la destruction d’un classique : c’est la
destruction d’une conception bourgeoise du théâtre : celle qui voudrait qu’une pièce ait
quelque chose à dire. Puisque il ne défend aucun discours de sens, le théâtre de Fassbinder –
et c’est notre deuxième point – ne valorise que la destruction totale, le néant, la sécession.
Fassbinder a apporté au théâtre l’apocalypse. Dans Le village en flammes52, qui est une
47
David Barnett, op. cit., p. 92.
48
David Barnett, op. cit., p. 94.
49
David Barnett, op. cit., p.92.
50
Voir son article « Unheilige Nacht » (« Nuit impie ») publié dans le journal Der Tagesspiegel (28 décembre
1968). Barnett, ibid.
51
David Barnett, op. cit., p. 88.
52
7 novembre 1970, Brême.
20
réécriture de la pièce de Lope de Vega (Fuenteovejuna53), on voit comment un représentant
du pouvoir (le Commandeur), fraîchement arrivé à Fuente Ovejuna, se retrouve menacé par
l’hostilité de villageois sans scrupules et sauvages. Ceux-ci le tuent de façon barbare, ce qui
entraîne une riposte sans retenue du gouvernement. Le village est incendié, purifié. Fassbinder
transforme la comédie espagnole dans laquelle le droit triomphe en une apologie de
l’affrontement. L’intéressant dans cette réécriture est le poids donné à l’anthropophagie qui
est, avec le meurtre et l’inceste, l’un des trois interdits à l’origine de la civilisation selon
Freud. Considérons deux extraits : d’abord, l’ouverture de la pièce :
LE COMMANDEUR : Je donnerais ma vie pour bouffer. Un
mouton ! Florès54 !
Le pouvoir est un monstre qui « bouffe », qui se nourrit sur le dos du peuple et a toujours plus
faim. Mais, finalement, l’ironie de l’histoire est qu’à la fin c’est lui que le peuple dévore à
travers celui qui l’incarne (le personnage même du Commandeur) :
LAURENCIA : Châtrez-le ! arrachez-lui les cheveux.
PASCUALA : Crevez-lui les yeux !
JACINTA : C’est la vengeance.
LAURENCIA : Vengeance55 !
Le peuple tue le commandeur et le déguste. Il s’unit dans le cannibalisme. Il partage. C’est
une expérience collective forte. Il n’est qu’à voir ce que dit Freud à propos du repas en
général et du sacrifice en particulier56 :
53
Comédie, 1612-1614.
54
Fassbinder, Le village en flammes, L’Arche, 1984, traduction Christophe Jouanlanne, p. 7.
55
Idem., p. 60.
56
Il est à noter que notre lecture va dans le sens de celle de Christian Braad Thomsen qui fait déjà le
rapprochement avec Freud dans son ouvrage Fassbinder, The life and work of a provocative genius (Vie et
21
L’animal sacrifié était traité comme un membre de la tribu ; la
communauté offrant le sacrifice, son dieu et l’animal étaient du
même sang, membres d’un seul et même clan57.
Ainsi manger en commun un des membres (même animal) de la tribu permet de se renforcer
en tant que groupe à travers une expérience de partage. Ici, certes, c’est un personnage
extérieur au groupe que l’on mange, un ennemi, mais le cannibalisme a pour vertu de
rassembler le peuple contre les menées du pouvoir et ses intentions mauvaises. Avec sa pièce
Du sang sur le cou du chat un an plus tard, Fassbinder met de nouveau en représentation des
crimes cannibales commis par Phébé Esprit du Temps, une envoyée d’une autre planète. Cette
dernière mange tous les êtres humains qu’elle peut. Le déplacement est éclairant : ce n’est
plus un groupe qui tue un ennemi, mais c’est une créature solitaire qui vient tuer le genre
humain tel qu’il se développe dans la démocratie. La destruction est donc ciblée sur le monde
bourgeois du capitalisme et de la démocratie. Nous terminerons en défendant cependant l’idée
que pour être pessimiste, ce théâtre ne rejette pas la possibilité du changement ; c’est dans ce
sens que va également David Barnett :
Le pessimisme ne va pas nécessairement de pair avec une
incapacité à changer58.
Il faut détruire la société bourgeoise pour permettre le commencement de quelque chose de
nouveau et changer.
travail d’un provocateur de génie), University of Minnesota Press, Minneapolis, 2004 (traduction anglaise par
Martin Chalmers). Voir pour cela David Barnett op. cit., p. 46.
57
Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913, Petite bibliothèque Payot, Paris,1965, p. 157.
58
David Barnett, op. cit., p. 72.
22
Ramon Griffero est dans une logique moins radicale mais qui reste celle d’une critique
du théâtre de son temps et des choix qui ont été faits. Tout le sens de son travail s’inscrit dans
une dénonciation de l’hypocrisie du moment : « Aujourd’hui au Chili, il n’y a pas de liberté
d’expression. Aujourd’hui il n’existe que de la diffusion59 ».
Ramon Griffero a appuyé dans les années 2000 les efforts du Président Ricardo Lagos
qui appelait de ses vœux une grande nation chilienne dans laquelle les arts auraient la
première place, incarneraient le changement et aideraient au développement culturel en
démocratisant l’accès à la culture. Après le temps des discours est venu celui des actes avec la
création du Conseil National de la Culture et des Arts le 4 juin 2003 60 et du Fondart61 qui a
pour objet d’aider le financement de projets artistiques. Cependant, Ramon Griffero n’a cessé
ces dernières années d’alerter l’opinion et le monde intellectuel quant à la démagogie
politique avec laquelle ces structures ont vu le jour et évoluent. En effet, s’entretenant avec
Roberto Careaga, il confie qu’il préférerait « à la place » du Fondart qu’on lui donne
« l’argent pour avoir de la publicité à la télévision ». Et il ajoute : « Et l’œuvre fera salle
pleine car les gens sauront qu’elle existe62 ». Ainsi, contre la « grande fiction63 » du Conseil
National de la Culture et des Arts auquel « on n’a jamais voulu donner l’argent dont avait
besoin le monde de la culture64 », Ramon Griffero entre en résistance et met en cause le
pouvoir qui, par ses manœuvres et ses fausses annonces, empêche l’avant-garde de muter en
majorité, laissant « la culture de marché », majoritaire quant à elle, dominer les débats.
Mais cette contestation politique se double de sa traduction scénique, c’est-à-dire
qu’elle contient un versant esthétique. A cet égard, l’avant-garde meyerholdienne ne se
“Hoy en Chile no hay libertad de expresion. Hoy solo existe algo si hay difusión.”Voir l’entretien de Ramon
Griffero avec Roberto Careaga, publié en 2004 dans « El Mostrador » et intitulé « Dans la dramaturgie, nous
remarquons une urgence de dire le Chili d’un autre point de vue » («En la dramaturgia se ve una urgencia de
contar Chile desde otro lugar ». http://www.griffero.cl/entrevistx.htm
59
60
Elle est une institution autonome.
61
Fondart dont, à l’époque, Ramon Griffero avait encouragé et appuyé la création.
Entretien Ramon Griffero et Roberto Careaga op. cit. : “Siempre he dicho que prefiero que en vez de que me
den el Fondart –porque la obra la voy a escribir igual– dénme plata para tener publicidad en la televisión. Y voy
tener llena la obra porque la gente va a saber que existe”.
62
63
Ibid., « Gran ficcion ».
Ibid., “Nunca se le quiso asignar la plata que necesitaba la cultura para esa ley, la que es fantástica pero no
sirve para nada”.
64
23
comprend pas si on ne la recadre pas dans ses conditions historiques d’émergence. Alors
qu’en février 1917, les ouvriers de Petrograd, ralliés plus tard par la garnison initient un
mouvement de grève générale spontané qui précipite le processus révolutionnaire et prépare
les journées d’avril, Meyerhold prétend, quant à lui, doubler la révolte sur le terrain théâtral
en fondant ce qu’il a appelé « l’Octobre théâtral ». Même si l’idée n’aboutit qu’autour de
1920, Meyerhold est bien d’ « avant-garde » au sens où il cherche à pousser l’art en avant sur
le chemin des luttes, à le rendre acteur dans son temps, instigateur des changements profonds
de son époque, expression consciente qu’on ne laisse pas au piquet et qui a son mot à dire. En
prenant position dans l’actualité, Meyerhold a pour ambition d’influer, par le théâtre, la vie
politique de son temps ; il n’est d’ailleurs pas un élément isolé et l’intelligentsia russe est
alors bouillonnante d’idées qui servent d’aliments à la réflexion meyerholdienne. Le
« spectacle-meeting » – qui est un spectacle engagé dans lequel le public est sollicité, peut
réagir, prendre la parole, disputer – tel qu’il se développe aux « Lundis des Aubes » est à la
fois l’aboutissement de concertations artistiques et le point de départ pour Meyerhold d’une
coopération cruciale avec Maïakovski. C’est avec lui en effet que Meyerhold va donner ses
deux jambes au projet de « spectacle-meeting » en ajoutant à la dimension d’immédiateté, de
spontanéité, celle de ce que l’on pourrait nommer un « jeu total », un jeu d’acteurs purs, de
bouffons, aux sources mêmes des expressions corporelles les plus naïves, les plus dépouillées
des superficialités bourgeoises. « Avec le théâtre-meeting et le théâtre de foire […], comme
l’écrit Béatrice Picon-Vallin, au début des années vingt, Maïakovski et Meyerhold se
rejoignent dans la recherche d’une expression scénique de la dynamique révolutionnaire 65 ».
Cette recherche aboutira, à la fin des années vingt, à deux spectacles-clés : La Punaise et La
Grande lessive66.
Ainsi, les trois théâtres que nous étudions sont engagés dans les débats de leur temps,
ils sont politiques : ils prennent position sur le terrain politique en proposant des spectacles
dont le sens révèle une vision du monde (Meyerhold), en provoquant le spectateur
(Fassbinder) ou encore en se battant pour l’érection d’un théâtre autonome, libéré des
influences du pouvoir et de la dictature de la culture de marché mondialisée (Ramon
Griffero).
65
Béatrice Picon-Vallin, in Ecrits sur le théâtre II de Vsévolod Meyerhold, p. 12.
66
Toutes deux des pièces de Maïakovski.
24
c ) Le metteur en scène, l’homme politique et la cité.
La contestation politique signifie-t-elle l’abandon du théâtre à l’idéologie et même à
l’idéologisme ?
Que faut-il penser des liens entre théâtre d’avant-garde et politique entendu qu’on
envisage souvent l’avant-garde dans sa simple dimension « présente » ou d’implication dans
les luttes du moment ? L’avant-garde peut-elle n’être que propagande ? Comme le dit Ramon
Griffero, l’art « a sa propre politique67 ». D’ailleurs, au cours de notre entretien, le dramaturge
nous a rappelé, par exemple, que l’art n’avait pas à s’occuper des transports ou des questions
de l’ordre du « domestique ». L’art a ses problèmes, il traite de sujets qui dépassent le cadre
de la politique telle qu’elle se fait au quotidien. L’art n’est pas réductible à la politique, ses
enjeux sont différents, ses références sont autres. Pourtant, il peut être engagé puisque Ramon
Griffero définit encore son art dramatique comme « résistant » ou « en résistance ». Qu’en
penser ?
Comme nous venons de le mettre en lumière, l’avant-garde impose ses vues dans
l’actualité : cela suffit-il pour affirmer qu’il y a « propagande » ? Le théâtre n’a-t-il pas son
mot à dire théâtralement quant à l’actualité ? Toutefois, le pouvoir n’a-t-il pas intérêt à
museler l’art dramatique ou à se servir de lui à travers le développement et la mise en place de
stratégies propagandistes ?
François-Bernard Huyghe a publié en 2008, aux éditions Vuibert, un ouvrage intitulé
Maîtres du faire croire, de la propagande à l’influence dans lequel il tente de mettre en
évidence, les mécanismes, les techniques qui font de la propagande un « art » par lequel il est
possible d’influencer les hommes et de les mettre en mouvement dans un certain sens.
L’auteur, embrassant un champ d’études très large, tente une définition de l’idéologie comme
« contagieuse », comme étant un outil servant à « expliquer le monde », « éventuellement à
justifier un certain ordre du monde […], mais […] surtout […] à changer le monde 68 ». Le
théâtre d’avant-garde s’engage, il prend position, il se place nécessairement dans un système
idéologique. C’est aussi ce que fait l’homme politique qui au cours de sa vie publique endosse
67
Voir notre entretien en annexe.
François-Bernard Huyghe, Maîtres du faire croire : de la propagande à l’influence, Vuibert, collection
« Comprendre les media », 2008, p. 27.
68
25
le costume qui sera le sien et embrasse des idées, une conception du monde. En ce cas, qu’estce qui différencie le metteur en scène de l’homme politique ? Si Staline a fait assassiner
Meyerhold, n’est-ce pas que ce dernier avait la carrure d’un opposant ? Pour FrançoisBernard Huyghe, il ne fait aucun doute que Meyerhold, comme Lénine, suivait une stratégie
d’homme de théâtre politisé, et même d’homme d’Etat engagé dans le théâtre : Meyerhold
était plus un homme politique faisant du théâtre qu’un homme de théâtre faisant de la
politique. Son objectif aurait donc été de faire de son théâtre un instrument de propagande
pour influencer la vie de la cité. A cet égard, François-Bernard Huyghe poursuit ses réflexions
sur l’idéologie en avançant qu’il n’y a « pas de pouvoir idéologique sans croyants nombreux
et si possible combatifs » ni de « croyants sans méthodes pour faire croire69 ». Meyerhold
était-il partisan et zélateur de Lénine du vivant de celui-ci et Ramon Griffero est-il un partisan
du modèle de société incarné par Allende dont il perpétuerait les vertus ? Pour Meyerhold,
cela ne fait pas de doute. Mais il faut être prudent étant donné qu’il est le seul à avoir vécu
une révolution – même plusieurs. François-Bernard Huyghe brûle cette prudence nécessaire ;
selon lui, Meyerhold est un bras du pouvoir étendu au secteur théâtral et comme « au pouvoir
Lénine crée le Département d’Agitation et de propagande [et…] développe une éducation
révolutionnaire à l’intention des masses, […] le metteur en scène Meyerhold lance dans ce
cadre le principe d’un théâtre dit d’ « agitprop » destiné à stimuler l’enthousiasme
révolutionnaire par l’exaltation esthétique70 ». Quant à Ramon Griffero, il organise un retour
permanent à une scène originaire qui fonctionne comme point de repère : celle de la mort
d’Allende, de la fin de l’Unité Populaire et, plus loin, celle du suicide de Balmaceda puis de
l’échec de la République Socialiste des années 1930. L’Histoire ne cesse de se répéter et il y a
de la répétition dans le théâtre lui-même en tant qu’il double l’Histoire – : nous avons
perpétuellement retour chez Griffero à ce motif originaire du sacrifice d’Allende, exemplaire
du sacrifice de la justice tel qu’il se vérifie à tous les siècles. D’ailleurs, regardons comment,
dans 99 la morgue, Ramon Griffero fait retour sur l’épopée allendiste – personnelle et
politique – pour dénoncer un état social présent, actuel. Pour cela, considérons premièrement
de quelle manière Salvador Allende « un jour du mois de mai 1964, ne se retint plus et éclata
à la tribune du Sénat71 » convoquant un épisode de sa vie peu connu, quand, rejeté par le
69
Ibid.
70
Idem., p.38.
Cela se passe durant la campagne présidentielle de 1964 qui voit Allende s’opposer à Eduardo Frei, campagne
durant laquelle les coups bas portés contre Allende furent incessants et nombreux.
71
26
cercle de la médecine pour ses opinions politiques, il fut refusé par tous les hôpitaux pour
terminer dans une morgue à découper des corps…
- Et ces mains, celles d’un homme « insignifiant », « sans
principes », « exhibitionniste », ont effectué 1.500 autopsies.
J’ai gagné mon pain en salissant ces mêmes mains dans le pus,
le cancer et la mort, mais je l’ai gagné honnêtement 72.
Dans une fiction théâtrale qui présente l’entrée en fonction d’un nouveau directeur dans une
morgue, Ramon Griffero établit une fable sur la dictature chilienne en même temps qu’il rend
hommage à ces hommes de courage et de justice poussés dans l’obscurité de l’Histoire –
comme ce fut le cas d’Allende acculé au suicide par les fascistes et les illégalistes après avoir
été désavoué par la médecine. Indésirable, il l’a toujours été ; comme sa politique, lui-même
n’avait sa place que parmi les morts. Les symboles de 99 la morgue sont forts. De la même
manière, quand, dans Brunch, on lit que le prisonnier est entouré de saumons entreposés dans
de grands bocaux, on se doute bien que ceux-ci ne sont pas simplement des mascottes, comme
le rappelle très justement Violeta Espinoza Quinlan73, mais qu’ils représentent l’allégorie d’un
pays tout entier dans lequel les gens sont laissés sans liberté, enfermés dans la logique
dictatoriale.
Si Meyerhold est lié à Lénine dans le présent des années 1920 qui marquent
l’euphorie, destinée à rapidement retomber, de l’Octobre théâtral, Ramon Griffero demeure
profondément ému par le souvenir du camarade Allende présent en arrière-plan de toutes les
pièces comme héros balayé d’une Histoire de la défaite qui plonge dans la faute en niant la
justice.
Dans le cas de Fassbinder le problème est encore différent. Lui n’a pas d’étoiles à
honorer ni de camarade illustre à suivre. Il écrit un théâtre qui ne se souvient que du monstre
Jesus Manuel Martinez, Salvador Allende, el hombre que abria las alamedas (Salvador Allende, l’homme qui
ouvrait les promenades), édition Catalonia, p. 102, 2009. “Allende, exaltado, resolvió apelar a esta etapa
profesional que pocos conocían y que nadie se había tomado la molestia de investigar: – Y estas manos, las de un
hombre “insustencial”, “sin principios”, “exhibicionista”, han efectuado 1.500 autopsias. Me gané el pan
metiéndolas en el pus, el cáncer y la muerte, pero me lo gané honradamente”.”
72
73
Son mémoire universitaire est publié sur le site de Ramon Griffero sous le nom : La création des dimensions
de réalité et de fiction. http://www.griffero.cl/mn_francais.htm
27
Hitler et emploie une méthode anti-syberberguienne pour le conjurer. En effet, alors qu’un
cinéaste comme Syberberg, qui a pour projet d’anéantir la part négative avec laquelle
l’Allemagne a du mal à vivre, se sert d’Hitler comme d’un mythe dans son film Hiltler, un
film d’Allemagne (1977) et prévient que le dictateur est « une figure historiquement négative
transformée [par son travail] en mythe négatif, en légende, et [que] c’est ce qui permet de
l’anéantir74 », Fassbinder, lui, installe dans son théâtre ou propose une image invisible,
comme une lourde absence, une absence si pesante qu’elle en devient étouffante. Hitler est
présent dans toutes les pièces fassbinderiennes et l’héritage néfaste qu’il a laissé ne cesse de
se manifester à travers le jeu des personnages, dans les situations, les mots utilisés ;
pareillement, le dramaturge s’invisibilise lui-même dans ses textes, il refuse de proposer un
discours clair ou de prendre explicitement position. Il se supprime au cœur même de son
œuvre75. Voilà pourquoi Fassbinder a souvent essuyé des critiques sévères, voilà pourquoi on
lui a souvent imputé des procès en sorcellerie qui, certainement, n’avaient pas lieu d’être.
Comme le rappelle Catherine Richon qui a écrit un article à propos des Ordures, la ville et la
mort montées par Pierre Maillet en 2003 au Théâtre des Lucioles, Fassbinder fut accusé à la
suite de l’écriture de cette pièce d’antisémitisme : c’est une calomnie ou une mauvaise
interprétation. Cette interprétation erronée résulte d’une mauvaise connaissance du théâtre de
Fassbinder qui exprime la diversité des voix d’une société, expression qui dénote elle-même
une diversité des violences. Mais l’auteur ne prête son approbation ou son appui à aucune de
ces voix-là précisément. Si Fassbinder « ne fait pas dans la demi-mesure quand il dresse ce
tableau de l’Allemagne des années 1970, encore très traumatisée par l’horreur de la seconde
guerre mondiale76 », c’est que son théâtre a pour objet de pousser le spectateur à choisir son
camp en responsabilité.
Ainsi, le metteur en scène n’est pas assimilable à un homme politique. Le théâtre peut
être engagé mais, s’il est d’avant-garde, cela ne signifie pas qu’il soit réductible à un outil de
propagande : l’Octobre théâtral de Meyerhold n’a jamais été accepté du pouvoir mais au
contraire sabré par lui. Lénine a bien pu se servir de Meyerhold – ce qui n’a d’ailleurs pas été
le cas – mais Meyerhold ne s’est jamais servi du théâtre, il a toujours voulu le servir. Ses
74
Serge Daney et Yann Lardeau, « Entretiens avec H.-J. Syberberg », Cahiers du cinéma, n° 292, septembre
1978, p. 10.
75
Ce propos est à nuancer car certaines pièces ne répondent pas à ce critère d’invisibilité du dramaturge.
76
Catherine Richon « Sexe, histoire et culpabilité » : http://www.fluctuat.net/714-Les-Ordures-la-Ville-et-laMort-R-W-Fassbinder.
28
objectifs n’étaient pas ceux, calculateurs, de l’homme politique ou du révolutionnaire pur. Le
théâtre d’avant-garde s’est toujours voulu autonome ce qui a constitué sa force en même
temps que sa faiblesse ; le théâtre de Ramon Griffero revendique une autonomie propre et
quand le dramaturge convoque la figure d’Allende il en fait une icône exemplaire, c’est-à-dire
la dégage du présent pour construire un discours d’universalité. Quant à Fassbinder,
violemment à l’écart de la politique institutionnelle, son art dramatique ne produit pas de
discours, rejetant sur le spectateur la responsabilité d’une quelconque prise de position et parlà même respectant sa liberté de sujet. Les trois metteurs en scène dont nous étudions les
théâtres sont par conséquent loin de n’être que (ou d’être) des hommes politiques.
B ) La construction avant-gardiste.
Minoritaires, les théâtres de Meyerhold, Fassbinder et Ramon Griffero s’engagent
dans l’actualité, ils prennent position dans leur époque en doublant leur contestation politique
par une esthétique scénique propre. Parce qu’ils défendent une vision du monde et une
esthétique théâtrale, sur laquelle nous reviendrons en détail dans notre deuxième partie, nos
trois artistes ne peuvent pas être taxés d’être des hommes politiques ou des propagandistes à
la solde d’intérêts de pouvoir. Ils existent théâtralement.
a ) Trois théâtres tournés vers la jeunesse ?
Nos trois théâtres ont pour ambition d’éduquer la jeunesse. La jeunesse c’est le moteur
de la société, c’est, en quelque sorte, les forces créatives de la société contre l’idéal de la
production. Ou alors, c’est cette classe de la population qui pourra amener l’âge d’une
nouvelle productivité, plus humaine et tournée vers le progrès. Dans A la dérive de Ramon
Griffero, la jeunesse représentée est celle « du Chili actuel non incorporée à l’essor
économique, ou marginalisée à cause de conditions de genre ». Dans cette pièce, les
marginaux de tout un pays se retrouvent confinés dans un « block d’appartements »
29
recouvrant trois étages : là se côtoient différentes générations, « le passé incommode »
(incarné par « l’ex-tortureur », s’adonnant désormais au narcotrafic) tout autant que
« l’histoire récente » (la veuve d’un disparu de la dictature attend toujours son mari)77.
Mettant en lumière les conditions de vie d’une certaine jeunesse délaissée, Ramon Griffero
cherche à sensibiliser son public sur les difficultés que rencontrera le Chili démocratique tant
qu’il n’accordera pas aux forces créatrices qui le composent une vraie place et un vrai rôle.
Accorder une vraie place à la jeunesse, le théâtre peut le faire. Car si le théâtre influe sur la
société et est en mesure de transformer le réel, alors il peut pallier les manquements
politiques. Ramon Griffero nous faisait remarquer, lors d’une rencontre, que l’Université de
l’Arcis qu’il dirige voyait, à chaque année, un nombre toujours plus considérable de jeunes se
présenter aux concours d’entrée. Les écoles de théâtre se multiplient et les jeunes, au Chili,
s’adonnent de plus en plus à l’art dramatique. Cela peut, selon le dramaturge chilien, amener
un nouvel âge ou un rapport de forces d’un nouveau type. Vsévolod Meyerhold ne cessait
jamais non plus de mettre les jeunes au cœur de ses projets : lui aussi voulait, en Socrate du
XXe siècle, éduquer la jeunesse – lui aussi a bu sa ciguë. La « formation de l’acteur78 » c’est
la formation de l’homme et, comme le citoyen chez Platon, l’acteur chez Meyerhold doit
développer son esprit autant que son corps.
Le camarade Meyerhold pense qu’il est nécessaire de créer une
sorte d’école artistique et acrobatique, dont le programme doit
être construit de façon à ce que l’élève, à la fin des études, soit
un adolescent sain, souple, habile, fort, fougueux, prêt à faire
un choix selon sa vocation : le travail du cirque, ou le théâtre
de la tragédie, de la comédie, du drame 79.
Comme on le voit, Meyerhold accordait une grande importance à la formation du jeune acteur
destiné à incarner l’homme soviétique de demain.
77
Voir le livre collectif Resistencia y poder : teatro en Chile, textes réunis par Heidrun Adler et George
Woodyard, Sociedad de Teatro y medios de América Latina, Vervuert, 2003, p. 139.
78
Pour reprendre l’expression qui fait le titre d’un fameux livre de Stanislavski.
79
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre II, p. 35.
30
Fassbinder, lui, a incarné dans le présent une jeunesse contestataire dont il a été un
imposant et éminent acteur. Membre de l’Action Theater puis fondateur de l’antiteater en
1968, le dramaturge allemand est au cœur des contestations de la jeunesse déçue. Déçue par
« l’ère Adenauer », par cette Allemagne qui se rapproche de l’Ouest des vainqueurs, tourne le
dos à une partie de la communauté nationale et fomente, à l’intérieur du tissu social, un lent
travail de sape contre les libertés. Quand il écrit et met en scène Le Bouc, Fassbinder incarne
une jeunesse désabusée. Ou plutôt il met en scène la fracture qui existe entre la jeunesse et le
reste de la société. Il n’est qu’à lire l’épigraphe pour s’en persuader :
Eigentlich hätte dies ein Stück über ältere Leute werden
müssen.
Aber es sollte am „antiteater“ realisiert werden.
Jetzt sind sie alle jung80.
Le Bouc ne peut être joué que par des « vieux » car c’est une pièce qui déroule de vieux
préjugés, l’énergie morte d’une société morte que seules l’argent et la compétitivité animent.
Fassbinder non seulement porte un théâtre qui se revendique féministe dans un monde
machiste (il choisit Marieluise Fleisser plutôt que Brecht) mais il porte également un théâtre
qui voudrait changer les schémas de transmission de la connaissance. Fassbinder pense qu’il
est mieux que les jeunes s’émancipent et apprennent en prenant le contre-modèle des vieux.
Car une société ne peut pas changer en profondeur si elle fonde sa transmission sur le modèle
de l’enseignement vertical ; il faut un enseignement inversé. Eduquer la jeunesse oui, mais
pour transformer la société, pour faire sortir de la scène le modèle d’une société neuve.
Comme le rappelle justement Thomas Elsaesser, en 1945, les « partis politiques, [les]
syndicats et [les] services secrets […] firent tout pour empêcher l’émergence d’une société
moins égoïste et moins opportuniste » ; de là, le malaise avec une fraction de la population,
notamment la jeunesse, de là également le bilan que Fassbinder tire d’un gâchis national,
80
Fassbinder, Katzelmacher, 1969, Verlag der Autoren, p. 38. Edition française, traduction Philippe Ivernel p. 7
« A vrai dire, ceci aurait dû être une pièce sur des gens d’un certain âge. Mais elle devait être jouée à l’antithéâtre.
Maintenant, ils sont tous jeunes. »
31
puisque comme il l’affirme : « l’Allemagne a laissé passer la chance qui lui était offerte de
faire peau neuve après 194581 ».
Si éduquer la jeunesse n’a de sens que dans le cadre plus large de l’appel à une autre
société, il faut insister sur la place qu’ont faite nos trois auteurs, dans leur travail respectif, à
une réflexion sur l’homme nouveau. Pessimiste, il faut l’être comme le sont Meyerhold et
Fassbinder pour être optimiste. Comme Fassbinder après la Seconde Guerre, Meyerhold
pestait contre l’incapacité des hommes de son temps à résister aux bas instincts et à donner
une impulsion intelligente à la course humaine : « Depuis que Hauptmann a écrit son premier
drame, Avant le lever du soleil, écrit Meyerhold dans Feuillets tombés d’un carnet de note
(1901), bien des années se sont écoulées, et l’humanité ne peut toujours pas se passer de
verser le sang ». Contre ce constat amer, Meyerhold oppose le « rêve » de « l’humanité
contemporaine » qui est de « sauver l’homme82 ». Pour prendre un exemple concret, dans
L’Adhésion83, montée par Meyerhold le 28 janvier 1933, L. Sverdline, qui joue le personnage
de Nunbach, réussit au moment de la scène du restaurant une performance forte sur le « plan
émotionnel » en traversant « la foule des anciens étudiants ». Comme le remarque I.
Iouzovski84, « par ce déplacement, le metteur en scène exécutait, arrachait d’une seule
saccade le masque de cet idéal de vie européen, fait de restaurants et de foxtrott, qui semblait
à beaucoup fort attirant ». En « lutte contre [le] quotidien petit-bourgeois dans toute sa
diversité répugnante85 », Meyerhold le fut durant toute sa carrière, à l’égal de la manière dont
se comportera Fassbinder face aux idéaux de son temps. Cependant, le nouvel homme
soviétique est mort dans l’autodestruction révolutionnaire. Fassbinder n’a jamais cru
sincèrement qu’il soit possible de le faire ressusciter. A cet égard, Ramon Griffero apporte ses
nuances à la question de l’éducation de la jeunesse comme maillon indispensable à la
Thomas Elsaesser, R. W. Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne, p. 35, éditions Centre Pompidou, 2005,
traduction Christophe Jouanlanne, Pierre Rusch et Jean Torrent (première édition : 1996).
81
82
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre I, p. 56.
Meyerhold a demandé à un jeune écrivain (Iouri Guerman) d’adapter son premier roman pour le théâtre. La
fable raconte la trajectoire de Kelberg qui va de l’apolitisme à l’adhésion au P.C. allemand en 1933, après
l’arrivée au pouvoir de Hitler. C’est une pièce d’une actualité brûlante.
83
84
Ibid., p. 121.
85
Ibid., p. 190.
32
construction d’un avenir différent et solidaire. Dans Fin de l’éclipse86, il y a une situation
étonnante présentée dans la séquence intitulée « Révolution », situation bien décryptée par
Veronica Duarte Loveluck87 : « Dans la révolution, nous voyons comment une poignée de
jeunes idéalistes se préparent pour l’action révolutionnaire, puis nous découvrons ensuite qu’il
s’agit d’un groupuscule des jeunesses nazies88 ». La confusion possible ici est pour le
spectateur qui a du mal à saisir les différences entre deux langages qui se veulent également
révolutionnaires. Dans l’espace de cette confusion, dans ce dialogue contradictoire entre deux
jeunesses, c’est l’autodestruction de la société qui se dessine. D’ailleurs, faisant ses adieux à
ses « camarades », Elena parle ainsi : « Maintenant je m’en vais comblée, n’oubliez pas de me
venger par la mort et l’extermination de tous les juifs, marxistes, maçons. Adieu, je vous
aime, camarades89. » Sont donc directement visés des catégories particulières et parmi elles
des progressistes (les « maçons ») ou des révolutionnaires en puissance (les « marxistes »)
qui, si l’on reste dans le cadre du Chili, sont les « allendistes », ceux qui ont cru pouvoir
libérer la société de la vieille oligarchie et du joug imposé par l’impérialisme américain.
L’autodestruction évoquée affecte à l’évidence un théâtre qui a du mal à forger ses héros. A
cet égard, Ramon Griffero a sans doute retenu du théâtre de Fassbinder cet aspect-là : c’est un
théâtre sans héros. C’est pourquoi, quand le personnage du « Camarade 1 » des jeunesses
nazies, citant le Führer, s’exprime ainsi dans Fin de l’éclipse : « “Et vous pourrez dire, moi je
fus là dès le début et nous avons avancé en héros”90 », l’ironie est cinglante. Ce monde sans
héros est un univers où évoluent des personnages tous plus banals et répugnants les uns que
les autres, moralement dégénérés et socialement condamnés. En ce sens, dans le film L’amour
est plus froid que la mort (1969), de Fassbinder, les personnages « sont prisonniers dans leur
rôle de pute ou de gangster », comme le dit Fassbinder : « ce sont des gens qui, pour vivre ce
Ramon Griffero, Fin del eclipse, publié en 2007 dans le numéro 129 de la revue “Teatro Apuntes” (pp. 35-50).
Pièce qui présente cinq scénarios en apparence hétéroclites, sans liens mais qui sont unifiés par le tragique de
leur conclusion.
86
87
Actrice et dramatuge de la Pontificia Universidad Catolica du Chili.
88
« Teatro Apuntes », numéro 129, p. 33.
Idem., p. 46. “Ahora me voy feliz, no olvidéis de vengarme con la muerte y el exterminio de todos los judios,
marxistas, masonicos. Adios, os quiero, camaradas.”
89
90
Ibid. ““Y podréis decir, yo estuve ahí desde el principio y hemos marchado como héroes”.”
33
qu’ils estiment digne d’être vécu, se donnent un rôle qui vraiment n’est pas le leur, c’est
vraiment triste, ou c’est vraiment beau, toujours comme vous voulez91 ».
Ainsi, nos trois théâtres ont pour ambition d’éduquer la jeunesse. Former l’acteur pour
en faire l’homme soviétique de demain (Meyerhold), incarner la jeunesse contestataire à la
suite d’un gâchis national (Fassbinder), ou représenter une autodestruction qui sévit dans le
monde sans héros de l’après Seconde guerre et de la chute du Mur de Berlin (Fassbinder et
Ramon Griffero), voilà les formules à retenir pour nos trois théâtres qui, quoi qu’il en soit,
partent des aspirations d’une jeunesse contestataire, insatisfaite et dont il faut accompagner les
luttes (contre le danger de l’autodestruction92), les comprendre et les respecter.
b ) Révolutionner le jeu de l’acteur : un acteur nouveau pour un homme nouveau ?
La formation de la jeunesse c’est une formation théâtrale. Former les jeunes, c’est
former un nouvel acteur. Meyerhold a laissé un héritage révolutionnaire dans le théâtre. Tout
son projet n’a pas échoué. C’est la Révolution russe, dans son volet politique, qui a échoué.
Avec la biomécanique, Meyerhold a transformé profondément le jeu de l’acteur, en prenant le
contrepied des méthodes psychologiques développées par le théoricien et pédagogue
Constantin Stanislavski93. Le théâtre de Meyerhold est un théâtre de l’acteur. L’acteur est le
maillon le plus important de la chaîne créatrice dans la mesure où c’est lui qui peut toucher le
spectateur, le bouleverser, l’amener à bouger, donc l’émouvoir. D’ailleurs, entre l’acteur et le
metteur en scène, il y a une forte complémentarité et quand Meyerhold se demande : « de quoi
dépend la liberté de l’acteur ? », sa réponse est assez claire quant à ce caractère de
complémentarité entre acteur et metteur en scène : « Du fait que la seconde période du travail
du metteur en scène est impensable sans le travail en collaboration avec l’acteur ». Ainsi, « si
le metteur en scène a entre les mains l’une des extrémités du fil par lequel il tire l’acteur,
91
Voir analyse du film sur http://www.dvdclassik.com/Critiques/coffret-Fassbinder-3-dvd.htm où une interview
de Fassbinder est citée.
92
Nous verrons que le théâtre d’avant-garde, dans ce sens, choisit dans certains cas la voie de la réconciliation.
Stanislavski dont les deux œuvres de pédagogie majeures sont : La formation de l’acteur et La construction du
personnage.
93
34
l’acteur tient l’autre extrémité de ce même fil par lequel il tire le metteur en scène 94. »
Maintenant que l’on sait ce rapport de complémentarité entre l’acteur et le metteur en scène,
demandons-nous d’où vient cette conception qu’a ou que s’est faite Meyerhold du théâtre et
comment il se résout à « former l’acteur ».
Tout le théâtre de Meyerhold, ses réflexions sur l’acteur sont nés dans un contexte
philosophique et artistique particulier. Meyerhold part en effet du courant de pensée qui, sous
le nom de behaviorisme, tente d’expliquer la totalité des comportements par l’observation et
qui place donc l’expérience sensible au cœur d’une discipline qui revendique sa scientificité.
Pavlov, médecin et physiologiste russe de la fin du XIXe-début du XXe siècle, longtemps mal
traduit, a lancé dans les années 1890 une série d’expériences sur des chiens qui lui a permis de
dégager la théorie des « réflexes conditionnels ». Comme le met en avant Jonathan Pitches,
« la théorie de Pavlov était résolument objective : nous n’agissons pas mais réagissons, en
réponse aux différents stimuli de notre environnement » ; cela étant, Meyerhold « testait cette
idée dans son propre laboratoire, non avec des chiens mais avec des acteurs95 ». Mais, loin de
n’être qu’issue de ce qui deviendra le behaviorisme, la biomécanique vient de loin, elle est le
résultat d’influences croisées, de la commedia dell’arte, du cirque, du théâtre japonais ou
encore du théâtre élisabéthain96. Meyerhold est donc un créateur qui porte à travers son travail
une synthèse qui va se construisant. La biomécanique s’inscrit dans le cadre des recherches
meyerholdiennes, lui-même admettant que, jamais satisfait de lui-même, il a continuellement
réfléchi au perfectionnement de ses certitudes ou à leur mise en question. Selon Béatrice
Picon-Vallin, les grandes lignes de la biomécanique s’écrivent dans les Ateliers de Meyerhold
en 1921-1922 :
Ces débuts moscovites donnent le ton de la pratique théâtrale
meyerholdienne de la première moitié des années vingt : un
théâtre qui se fait en polémiquant avec soi-même dans des
conditions matérielles et idéologiques très dures 97.
94
Vsevolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre IV, p. 96.
95
Jonathan Pitches, Vsevolod Meyerhold, p. 33, editions Routledge, 2003.
96
Jonathan Pitches, op. cit., p. 117.
97
Béatrice Picon-Vallin, op. cit., p. 91.
35
Ainsi, forcé à résister contre un certain nombre de dangers, le théâtre de Meyerhold n’aurait
jamais pu, s’il l’avait voulu, se reposer sur quelques certitudes que ce fût : il lui fallait lutter
pour exister et donc se renouveler sans cesse. D’ailleurs, la culture meyerholdienne n’est pas
celle d’un dogmatisme invétéré, sa pédagogie est ouverte, et comme l’affirme Eraste Garine
« tout le monde apprend, les élèves et les professeurs98 ». Cette recherche s’inscrit dans une
attitude avant-gardiste : il est nécessaire de renouveler profondément la scène théâtrale.
Etablissant « des liens avec les autres arts99 », Meyerhold pense également le chantier du
constructivisme lié à celui de la biomécanique – comme le dit Alma Law, « la construction
aidait les acteurs100 ». La biomécanique est un « style-commedia de jeu [ajouté à]
l’environnement moderniste de la constructiviste Popova101 ». En s’inspirant de Lioubov
Popova, plasticienne ayant appartenu et même participé à diffuser l’avant-garde russe
futuriste, Meyerhold fait dialoguer les avant-gardes pour parfaire la sienne propre, celle du
théâtre.
L’acteur d’avant-garde utilise la biomécanique dans un décor constructiviste et prend
le contrepied de l’acteur naturaliste qui, aux yeux de Meyerhold, « rédui[t] l’expressivité de
l’acteur102 ». Contre cette réduction, l’acteur doit créer un « pouvoir de séduction103 », donc il
a à « styliser » son jeu.
L’ultime influence que Meyerhold accueille est celle du taylorisme dans le cadre d’un
âge industriel qui s’installe. Pour tirer de lui une « productivité maximale », « les méthodes du
taylorisme doivent être appliquées au travail de l’acteur104 ». La conclusion de Pitches est
d’ailleurs claire et va dans le sens d’une multiplicité d’influences et d’une synthétisation par
Meyerhold de ces influences :
98
Eraste Garine cité par Béatrice Picon-Vallin, idem., p. 92
99
Ibid.
100
Citée par Jonathan Pitches, op. cit., p. 37.
101
Ibid.
102
Idem., p. 48.
103
Idem., p. 52, Meyerhold cité par Jonathan Pitches.
104
Idem., Meyerhold cité par Jonathan Pitches, p. 70.
36
Il a effectivement synthétisé la forme de Taylor et Pavlov avec
le contenu de la commedia pour produire un ensemble d’études
destinées à développer toutes les compétences de base de
l’acteur105.
Mais l’acteur de Meyerhold n’est pas une machine. Il doit émouvoir et appeler à lui l’émotion
du monde : « l’acteur doit imiter l’intégration de la musique et du mouvement atteinte
naturellement par les grands musiciens106. » Ce sens de la musique est comme composé par
deux autres sens que l’acteur doit acquérir : le « sens de l’anticipation107 » et de la
« précision108 ». Tous ces éléments produisent le rythme d’une pièce qui, pour
Meyerhold, « est le ciment qui lie toutes les autres compétences de l’acteur109 ».
Ainsi, l’acteur est un maillon essentiel de la création scénique pour Meyerhold, de
plus, idéologiquement, c’est lui qui incarne le projet de recréer l’homme, de faire advenir un
homme nouveau qui aurait à redécouvrir son humanité. La biomécanique est la technique de
formation de l’acteur inventée et mise en place par Meyerhold, à partir d’un dialogue organisé
avec les différentes avant-gardes (scientifiques, plastiques, musicales). Entouré d’un décor
constructiviste qui appelle les cadres d’une société du futur, l’acteur est propulsé sur la scène
de l’avenir et doit y mener le spectateur110.
Fassbinder lui, héritier de ce modèle de formation – comme l’a été tout le théâtre
occidental – entendait ne pas sacraliser l’acteur, le laisser à sa place et reconquérir pour soi la
vedette. Lui était le créateur, l’acteur étant seulement un interprète de ses trouvailles, de son
génie, de ses volontés. C’est sans doute que déshéroïsant le héros, il déshéroïsait par-là même
105
Idem., p. 73.
106
Idem., p. 97.
107
Idem., p. 111.
108
Idem., p. 113.
109
Idem., p. 115.
110
A cet égard, consulter le tome III des Ecrits sur le théâtre à la page 63 où il est écrit ceci : « Où donc le
spectateur, ce travailleur efficace de l’édification socialiste, peut-il trouver l’élan révolutionnaire qui lui est
nécessaire, cette force vivifiante qui doit lancer les masses dans le monde nouveau de la création
révolutionnaire ? […] Et ici, de nouveau, c’est l’acteur qui tient le haut du pavé, en tant que corps conducteur de
l’impulsion. »
37
l’acteur, lui confisquait son rôle de messie ou de prophète : comme nous allons le voir,
Fassbinder ne croit plus en la mythologie avant-gardiste d’un monde nouveau à penser sur la
scène et à projeter dans la société – à moins de détruire la société bourgeoise actuelle.
A contrario, quand Griffero parle lui d’une « résurrection de la théâtralité », ce n’est
pas qu’il pense que le nouvel homme soit de nouveau réactivable ou qu’il verse dans des
mythologies coriaces. Ce qui se passe, c’est que Ramon Griffero procède à une inversion des
polarités créatrices : au lieu de confier à l’acteur le rôle d’initier un dialogue avec le
spectateur qui amènera, dans l’union de la scène et de la salle, la production d’une énergie
nouvelle, le dramaturge et metteur en scène chilien veut que le spectateur s’interroge sur luimême, tourne les yeux vers ses propres pratiques et ses propres façons de percevoir le monde
plutôt que vers le monde lui-même. Son théâtre n’est plus un théâtre collectif mais un théâtre
de et pour l’individu. Les « changements dans la construction scénique » (avec la
« dramaturgie de l’espace », sur laquelle nous aurons tout le loisir de revenir) peuvent
permettre « le passage de la photocopie à l’autorité [et ce passage] est un moment essentiel
pour la reformulation d’une théâtralité, rendant possible la réalisation de transformations
profondes dans nos manières de voir, de penser et de transgresser 111 ». Autrement dit, en
menant le spectateur non à considérer le monde dans lequel il est sous le rapport des injustices
qui le caractérisent, mais sa façon de percevoir ce même monde, Ramon Griffero relance,
d’une manière très meyerholdienne112, une recherche sur la formation de l’acteur et son action
sur le spectateur qui avait connu un coup d’arrêt sévère après la Seconde Guerre et la mort de
l’idéal du nouvel homme.
c ) L’établissement d’une fable politique.
Ramon Griffero in Resistencia y poder, op. cit., p. 142. “Los cambios en la construcción escénica […]
generan un resurgimiento de la teatralidad. […] El paso de la fotocopia a la autoría es un instante predilecto para
la reformulación de una teatralidad, posibilitando realizar profundas transformaciones en nuestras maneras de
ver, pensar y transgredir”.
111
112
Le théâtre de Meyerhold est une recherche ininterrompue, perpétuelle, torturée.
38
Pour aider à impulser la construction d’une société nouvelle, l’avant-garde bâtit ses
propres structures en éduquant la jeunesse, en formant l’acteur. L’acteur est celui qui, ensuite,
sous les ordres du metteur en scène, aura à donner vie à une fable politique.
Meyerhold, lié à la Révolution russe, n’a jamais su prendre ses distances d’avec le
pouvoir et quand il tente de monter un cycle de tragédies dans les années trente, il se trouve
rattrapé, comme nous le verrons plus loin, par la même violence qu’il voudrait mettre en
représentation. C’est pour cela, sans doute, la peur et la solitude de la fin n’arrangeant rien,
que le metteur en scène russe n’a pas pu laisser se constituer sur ses tréteaux une véritable
fable politique. Toutefois, il faut avoir à l’esprit que Meyerhold entrevoit sa mission de
metteur en scène comme pro-jet : ce n’est pas que ses créations fonctionnent comme des
projectiles, mais, au contraire, c’est qu’elles se projettent en avant hors de la scène et ont à
terminer leur œuvre de transformation de la réalité sur une scène plus vaste, celle de la
société, du monde extérieur, de l’univers global. La volonté de Meyerhold n’est pas
didactique, la Révolution qu’il veut mener au théâtre se construit en étroite coopération avec
le spectateur. Pour développer ce point, citons directement Meyerhold qui, le 11 mai 1925, au
cours d’une intervention à la section théâtrale de l’Académie Russe des Sciences de l’Art,
s’exprime ainsi à propos du Mandat d’Erdman :
On nous a dit ici que la pièce était inachevée. Je ne sais pas à
qui cela se rapporte, à Erdman (qui l’a écrite), ou à moi qui l’ai
montée. Mais tous deux – je pense qu’Erdman ne me
contredira pas –, nous admettons volontiers ce reproche, et
nous disons : « Oui, la pièce est inachevée, parce que le théâtre
ne doit pas connaître d’œuvres achevées. La nature du théâtre
est telle qu’il doit toujours, qu’il est obligé de présenter des
œuvres inachevées, parce que l’achèvement ne se produit qu’au
cours du processus des rencontres ultérieures entre deux
éléments : l’acteur et la salle113.
Ainsi, il est possible que Meyerhold, piégé par le pouvoir, n’ait pas eu le temps ou n’ait pas
connu des conditions matérielles propices à la formulation ou à l’érection d’une fable
113
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre II, p. 160.
39
politique, mais il est également envisageable de considérer qu’il pensait devoir participer à la
création d’un projet politique dont il ne serait qu’un des multiples acteurs, ou l’instigateur.
Mais l’acteur et le spectateur sont les véritables créateurs du processus politisant du théâtre –
ce que Meyerhold n’a jamais nié, bien au contraire ! –, c’est à eux d’achever les intuitions de
l’auteur et du metteur en scène.
Fassbinder, quant à lui, a construit une Allemagne imaginaire. Une Allemagne divisée
depuis un événement originaire cataclysmique : la chute d’Hitler et la fin du cauchemar nazi,
qui ouvre à une fausse libération et à un retour ambigu de la démocratie et des libertés. La
naissance de Fassbinder en mai 1945 se constitue en un véritable « moment originel114 », en
une scène primitive cruciale pour comprendre l’évolution artistique de l’auteur. L’imaginaire
de Fassbinder part de là. De cette « défaite » comme le dirait Peter Sloterdijk. Tout d’abord, le
« monde » de Fassbinder se partage entre deux « entités » qui en sont à la fois la raison d’être
et le moteur. Il se partage entre, d’une part, « des valeurs et des systèmes de valeurs » et,
d’autre part, des « corps ». Mais toujours apparaissent la distorsion qui fonde les vraies
logiques identitaires, l’anormalité qui met en contradiction les plans individuel et collectif ;
toujours apparaissent les monstres que la société cherche à nier en les laissant à sa marge, les
« femmes fortes, débrouillardes et perverses » et les « hommes faibles, niais et crédules115 ».
Autrement dit, Fassbinder met en représentation un monde de la défaite tel que le pouvoir a
toujours voulu l’occulter ; par là, il critique « une Allemagne de l’Ouest engluée dans une
logique stérile du talion […], dépourvue de tout humour et incapable de la moindre autoironie, mais également incapable de vivre et d’assumer ce dédoublement schizophrénique » :
schizophrène, l’œuvre de Fassbinder aspire à la liberté des corps mais représente l’aliénation
des hommes à la logique du marché et des « valeurs » (d’échange, d’usage, de circulation
comme les énumère Thomas Elsaesser). Cependant, si l’œuvre de Fassbinder est dédoublée et
schizophrène, elle cherche son unité. Elle la cherche et semble l’avoir trouvée dans la figure
féminine, dans ces figures de « femmes fortes » qui sont comme le vecteur épique dont a
besoin l’Allemagne, ou les actrices indispensables d’un destin national en quête d’un nouveau
souffle. Dans la fable politique telle que la dresse l’auteur et cinéaste allemand, « s’appuyer
sur des destins de femmes » à lier à l’histoire de l’Allemagne est indispensable pour
« raconter » le devenir du pays. Nombre de pièces de théâtre et de films s’enferment ou dans
114
Thomas Elsaesser, op. cit., p. 395.
115
Ibid.
40
la féminité radicale (Les larmes amères de Petra von Kant) ou dans la masculinité radicale
(Querelle) mais la femme reste une « multiplicité, une espèce de source à laquelle on peut se
nourrir et en même temps une menace perpétuelle116 ». Dire, à travers des figures féminines,
l’Allemagne, c’est saisir et valider une histoire du désir. C’est encore et surtout témoigner de
« l’impossibilité de trouver l’amour et le bonheur au sein d’une famille bourgeoise117 ». Plus
largement, la fable politique de Fassbinder élabore son discours en prenant en considération
« la période allant du milieu des années 1950 au milieu des années 1970 ». Comme le dit
Thomas Elsaesser, Fassbinder « approchait ces deux décennies avec une sorte de télescope ou
de zoom, afin d’étudier différents aspects de l’histoire de la bourgeoisie allemande, comme
par exemple la famille ou l’institution du mariage, depuis la fondation de l’Etat allemand sous
Bismarck118 ». La fable politique que porte Fassbinder est donc aiguillonnée par un
imaginaire féminin, homosexuel, elle est une recherche de l’unité nationale, une quête
identitaire. Si Fassbinder tente de comprendre l’origine de l’Etat allemand et le « comment »
de son avènement, c’est pour mieux le démanteler comme bourgeois, xénophobe et misogyne.
Quant à Ramon Griffero, il le dit lui-même, tout son art consiste à dresser et à inventer
des « fictions ». Ces fictions sont produites par une « poétique politique119 ». Cette « poétique
politique » est elle-même « intrinsèquement liée » aux « étapes historiques » suivantes : « exil
– dictature – transition – démocratie120 ». Cependant, à l’intérieur d’une création dramatique,
il plaît à Ramon Griffero de mêler les images, les histoires, les plans de représentation (passé,
présent, rêves, monde des vivants, des morts, des revenants), de les frotter ensemble pour faire
advenir un corps inédit, esthétique, duquel extirper un sens nécessairement nouveau ou
inattendu. Dans sa pièce Fin de l’éclipse, déjà évoquée, vingt-trois tableaux ou scènes se
succèdent et se lovent autour de cinq branches qu’il est possible de dégager, cinq
« situations ». Ces « situations », Veronique Duarte Loveluck les a relevées pour nous, il
s’agit, respectivement, de « la Conquête, la Guerre d’Irak, les vacances à Cuba, la révolution
116
Jeanne Moreau citée par Dieter Schidor, Rainer Werner Fassbinder tourne « Querelle », p. 50. Source :
entretien réalisé par Jean-Marie Combettes et Jean-Pierre Joecker et paru dans la revue Masques, n° 15.
117
Thomas Elsaesser, op. cit, p. 443.
118
Idem., p. 34.
119
« Poética politica », Resistencia y poder, op.cit., p. 133.
120
Ibid.
41
et la Dictature Militaire au Chili121 ». Dans chacune de ces situations, la tragédie frappe des
personnages qui ne semblent pas pouvoir l’éviter : « le conquistador assassine son aimée ; les
marines explosent à cause de la femme arabe ; les vacances sont interrompues par un accident
fatal ; la réunion révolutionnaire se conclut par la mort d’une camarade et le lieutenant
ordonne la fusillade des détenus122 ». Nous sommes donc face à la représentation de cinq
situations dont l’entremêlement ne trouve sa résolution ou l’unité de ses raisons que dans la
conclusion violente. La violence de l’Histoire contamine les histoires nationales ou les
destinées isolées. Au moment d’une « tentative d’interprétation », Veronique Duarte Loveluck
s’attache à voir dans le personnage d’ « Elle » « l’incarnation de l’Histoire » et derrière celui
de « Lui » la figure de l’auteur. A travers cette confrontation entre l’auteur et l’Histoire, Fin
de l’éclipse propose « une profonde réflexion sur le rôle du théâtre comme une plateforme
d’investigation de l’Histoire123 ». De la même manière, dans 99 la morgue, Ramon Griffero
s’introduit dans la petite société hiérarchisée d’une morgue pour y vivre l’installation de la
dictature avec l’entrée en fonction d’un nouveau directeur, contemporaine dans la fiction de la
prise de pouvoir illégale du général Pinochet. La fable est, évidemment, politique, elle tend à
montrer que « la normalité était [alors] l’anormal et [que] l’anormal était la plus fine des
légalités124 ». La fable politique que construit Griffero à travers l’ensemble de son œuvre
travaille autant « sur la mémoire et les distorsions mentales125 » que sur la nécessité de laisser
le spectateur trouver son chemin à travers les nuées d’une représentation qui met en abyme
des situations historiques diverses pour déboucher sur ce que Veronique Duarte Loveluck
appelle une « fiction créée126 ».
Par conséquent, la fable politique existe chez nos trois auteurs, qu’elle soit une
intuition avortée (dans le cas de Meyerhold), la formulation de la recherche d’une unité – et
« Teatro Apuntes », numéro 129, op. cit., p. 33, “Es posible reconocer cinco situaciones: la Conquista, la
Guerra de Irak, las vacaciones en Cuba, la revolucion y la Dictadura Militar en Chile”.
121
Ibid., « Todas las ficciones […] se resuelven con un hecho violento: el conquistador asesina a su amada; los
marines estallan a merced de la mujer árabe; las vacaciones son interrumpidas por un accidente fatal; la reunión
revolucionaria concluye con la muerte de una camarada y el teniente ordena el fusilamiento de los detenidos”.
122
123
Idem., pp. 33-34.
Resistencia y poder, op. cit., pp. 137-138. “La normalidad era lo anormal y lo anormal era la mas fina de las
legalidades”.
124
125
Ibid. “[99 la morgue] era una obra fuerte sobre la memoria y las distorsiones mentales.”
126
« Teatro Apuntes », op. cit., p. 33. « Ficción creada ».
42
donc une quête identitaire – (Fassbinder) ou bien encore le résultat d’une « poétique
politique » (Griffero).
C ) L’échec des avant-gardes.
Trois théâtres d’avant-garde, trois théâtres engagés dans le présent, les théâtres de
Meyerhold, de Fassbinder et de Ramon Griffero ne sont pas restés inactifs mais ont, au
contraire, lutté au cœur de leur époque respective pour apporter des changements, ils ont porté
un rêve (du rêve socialiste russe à celui d’une transition démocratique sans oubli ni pardon –
Ramon Griffero – en passant par l’euphorie européenne soixante-huitarde appuyée, amplifiée
puis démolie par Fassbinder – « sous les pavés la plage »), celui d’éduquer la jeunesse, de
promouvoir au théâtre un nouvel acteur apte à émouvoir le spectateur, à le faire bouger. Ils
ont reconstruit (ou tenter de le faire) leur histoire pour se l’approprier ; mais ils ont toujours
trouvé face à eux un pouvoir peu enclin à les laisser critiquer librement les étais d’une
construction nationale qu’ils voudraient tous trois repenser. Victimes de la violence, ils l’ont
représentée mais cette violence n’a jamais fléchi et l’homme est resté le même que celui à
propos duquel se désespérait Meyerhold : Fassbinder le sait qui fait un théâtre qui déshéroïse
le héros pour tenter de le relancer. Mais Ramon Griffero aujourd’hui représente une avantgarde qui n’a pour mérite que de dire sa propre démolition et le vieux héros du théâtre est, sur
la scène du dramaturge et metteur en scène chilien, mis en échec.
a ) Re-présenter la violence.
Victimes de la violence (Meyerhold est empêché de travailler avant d’être assassiné ;
Fassbinder est hanté par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale qui détermine son œuvre,
et l’aliène ; Ramon Griffero est poussé à l’exil par l’arrivée au pouvoir des militaires), les
avant-gardes ont tenté, pour ne pas disparaître ou être aspirées, de se réapproprier la question
de la violence.
43
Meyerhold, pris au cœur d’une conspiration d’Etat qui, visant à anéantir « l’ennemi
intérieur », se referma peu à peu sur lui, a développé dans les années trente un théâtre qui
n’aura été qu’un moment de son œuvre, sans doute pas le plus intéressant puisqu’il est un
moment de « réussites isolées127 », mais qui a pour intérêt de mettre en balance, de divulguer
sur la scène ce que S. Amaglobeli appelle « la dramaturgie des grands combats128 ». Cette
dramaturgie se divise en deux volets que Meyerhold traite tour à tour : celui de la guerre civile
et celui qui concerne la scène internationale. Si elle est « engendrée par la Révolution129 »,
cette « dramaturgie des grands combats » trouve autant ses racines dans l’Histoire de la
Russie et son développement que dans la volonté de Meyerhold de prolonger une vision
shakespearienne du théâtre, sa volonté d’ « utiliser les techniques du théâtre de Shakespeare ».
Ainsi, Meyerhold prétend « montrer sur scène les collisions complexes qui résultent du choc
des contradictions130 » ; pour cela, il fait de la pièce de Iouri German, L’Adhésion, une
tragédie dont l’objectif serait d’ « approfondir le côté héroïque de l’édification du
socialisme131 ». Dans cette pièce, Oscar Kelberg, l’inventeur génial, décide de fuir l’Occident
capitaliste pour le pays des Soviets après avoir vu se tordre « sous ses yeux […], dans les
affres de l’agonie, les victimes du capitalisme132 ». La violence représentée est là, dans les
répercussions de la « crise » de 1929 qui jette des amis de Kelberg (comme l’ingénieur
Nunbach par exemple) au chômage et les propulse « dans les bas-fonds de la vie133 ». Dans Le
commandant de la seconde armée d’Ilia Selvinski – comme dans L’Adhésion – qu’il monte le
24 juillet 1929, Meyerhold fait surgir « le passé héroïque […] sur la scène de théâtre […]
comme une légende134 ». Telle que Meyerhold l’incarne, la « dramaturgie des grands
combats », qui met en scène la violence d’une génération tiraillée entre guerre mondiale,
capitalisme et Révolution, « rappelle, [d’une part], le danger d’une éventuelle agression de
127
Béatrice Picon-Vallin in Ecrits sur le théâtre III de Vsévolod Meyerhold, p. 16.
128
Cité par Béatrice Picon-Vallin, ibid.
129
Ibid.
130
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre III, p. 124.
131
Ibid.
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre III, p. 123, article sur Meyerhold intitulé « L’Adhésion au Gostim
(1933) ».
132
133
Idem., p.124.
134
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre II, p. 250.
44
l’impérialisme contre l’U.R.S.S. et les conquêtes révolutionnaires » tout en « dénigr[ant]
l’esthétique petite bourgeoise, qui affaiblit, édulcore sentiments et idéologies135 » et tente,
d’autre part, d’ « épurer les aspects formels du théâtre qui se trouvent dans un état d’extrême
décrépitude, d’ordonner l’appareil verbal sur scène, d’y faire résonner la tragédie 136 ». A cet
égard, Meyerhold garde en tête l’exemple du Kabouki pour qui « le spectateur n’est pas un
sentimental qu’un coup de feu sur scène puisse faire tressaillir137 ». Cependant, cette légende
théâtrale qui voudrait se qualifier de socialiste et se draper dans les mêmes ors que les
constructions solidaires, sociales et théâtrales du passé se trouvera engloutie dans le « rêve
[meyerholdien] des années trente » de « monter du Shakespeare138 ». Le socialisme, redéfini
par la folie stalinienne, est bien actuel : bien loin d’être fossilisé et de gagner en prestige par
l’éloignement des siècles, il rattrape un bon nombre de ceux qui l’avaient fidèlement défendu
et porté, comme il rattrapera Meyerhold. Les années trente marquent l’échec des tentatives
« tragédiennes » de Meyerhold et précipite le déclin de son théâtre, attaqué de toutes parts et
d’abord par la RAPP. Elles marquent aussi l’échec de l’édification du héros socialiste.
Représenter la violence pour la conjurer et édifier le peuple, cette entreprise n’a pas réussi.
Parce que minoritaire, du côté du peuple et en pleine dénonciation de la violence du
monde139, le théâtre de Meyerhold qui se pensait allié du pouvoir, a connu un choc en retour
quand le pouvoir a, opportunément, réorienté ses stratégies. Conscient de cela, Fassbinder
quant à lui n’a jamais été l’allié de quelque pouvoir que ce soit. Prônant l’ « anarchie en
Bavière », il est resté extérieur aux fictions du pouvoir ou à la réalité de ce qui se tramait en
haut lieu, se rétractant dans une contestation systématique et créatrice. La représentation de la
violence dans son théâtre recouvre plusieurs niveaux : elle est politique, sociale et générale. A
travers l’exemple du Bouc, nous tenterons d’illustrer notre propos. En effet, cette pièce, écrite
en 1969, traite d’un problème dont l’actualité d’alors nous a poursuivis : celui du rejet de
l’autre, des rapports d’exclusion qui travaillent ce que Peter Sloterdijk appellerait les
« sphères » sociales. Dix personnages tiennent la scène alors que le texte se présente comme
un bloc coulissant : pas d’organisation en scènes ou en actes mais, en revanche, une série de
135
Béatrice Picon-Vallin in Ecrits sur le théâtre III, op. cit., pp. 16-17.
136
Vsévolod Meyerhold, op. cit., tome II, pp. 252-253.
137
Idem., p. 254.
138
Béatrice Picon-Vallin in Vsévolod Meyerhold, op. cit., tome III, p. 16.
139
De celle des capitalistes surtout pour Meyerhold.
45
courtes
séquences
dont
l’enchaînement
rapide
fait
penser
à
une
construction
cinématographique140. Elisabeth, chef d’une petite entreprise, embauche un travailleur grec
(qui fera également pour elle office d’amant occasionnel) pour alléger ses coûts de main
d’œuvre. Cette situation irrite les huit autres personnages, tous des ouvriers allemands
chauvins, ignorants et gorgés de préjugés racistes. Politique, la violence de la pièce engage
une réflexion sur le rejet mais surtout aborde des thématiques actuelles, comme le conflit
entre réformistes ou libéraux et communistes141. Ce n’est donc pas hasardeux si Franz, à
propos du Grec, tient à prévenir ses camarades : « là d’où il vient il y a des communistes142 ».
L’insulte de « communiste » ne cesse d’ailleurs de revenir et émaille les brimades portées à
l’encontre du personnage du Grec. A un deuxième niveau, la violence est encore sociale : en
effet, alors que Marie s’amourache de l’étranger, son amie Helga, moins par jalousie féminine
que par contamination de son esprit par la pensée machiste et dominante, s’exclame : « Pour
moi tu n’es qu’une traînée, c’est tout143 ». Mais, Fassbinder ne développe pas un discours
situé ou anti-allemand, il a pour objectif de dénoncer une réalité globale. La violence est
universelle : elle n’appartient à aucune classe et à aucune nation et Jorgos ne vaut pas mieux
que ses ennemis qui le rouent de coup. Il ne vaut pas mieux que ses bourreaux car lui aussi se
retourne volontiers contre son semblable quand il est du bord historiquement opposé : ainsi
lance-t-il, lorsque Elisabeth l’avertit de sa décision de recruter un ouvrier turc, « Turc nix.
Jorgos et Turc nix travailler ensemble. Jorgos partir autre ville144 ». La violence recouvre
donc plusieurs niveaux : elle est politique, sociale et générale. En la représentant, le théâtre de
Fassbinder jette à la face du public une grossièreté populaire dominante sans jamais prendre
position. Ce refus de prendre position témoigne de ce caractère ironique du théâtre
fassbinderien qui choisit le discours de l’outrance seul capable de témoigner de l’absurdité
d’un monde gagné par la bêtise.
Quant à Ramon Griffero, la violence qu’il déverse sur la scène n’est ni compromise ni
dégagée, elle est le signe d’une décadence, le signe de ce Théâtre Fin de Siècle qu’il
140
D’ailleurs, l’année suivante, la pièce sera adaptée au cinéma par Fassbinder lui-même.
141
N’oublions pas que Fassbinder était un auteur est-allemand.
Fassbinder, Le bouc, p. 18, traduction de Philippe Ivernel, éditions de l’Arche, 1977, puis 1989. Edition
allemande : Katzelmacher, Verlag der Autoren, 1982, p. 18. „Da wo der herkommt, da gibt es Kommunisten“.
142
143
Idem., p. 20. Edition allemande : p. 20. „Für mich bist du eine Schnalle, sonst nichts“.
Idem., p. 34. Edition allemande : p. 35. „Turkisch nix. Jorgos und Turkisch nix zusammenarbeit. Jorgos gehen
andere Stadt“.
144
46
incarne145. Dans sa pièce 99 la morgue qui est le dernier volet d’une « trilogie d’urgence »
(note), constituée également de Historias de un galpon abandonado (1984) et Cinemautoppia (1985), et qui est « créée sous l’état de siège en 1987146 », Ramon Griffero donne
naissance à « l’œuvre la plus violente, en réponse à la violence ambiante qui s’amplifiait
alors ». Plantant « la réalité quotidienne d’une morgue avec son staff hiérarchique », la pièce
présente la morgue « comme métaphore d’un pays imprégné du culte des morts » et comme
« lieu interdit147 ». L’Apsi de janvier 1987 évoque une production vacillant entre le « film
d’horreur » et la « poésie maudite148 ». En cela, les auteurs de la revue ne se trompent guère
dans la mesure où 99 la morgue propulse sur la scène la réalité glauque d’une certaine société,
celle du Chili de la dictature, qui renvoie à toutes celles qui vivent et ont vécu sous le coup
des privations de liberté et de l’atteinte aux droits. Engagé dans la contestation du monde
libéral tel que déjà il s’est bien imposé sous sa forme « mondialisée », le travail dramatique de
Ramon Griffero s’inscrit à l’évidence dans le cadre d’une esthétique reconnaissable, celle
« revitalisante du Théâtre Fin de Siècle, dans lequel l’expérimentation formelle anime une
soif de dévoiler les rêves les plus obscurs d’une société, son versant sordide ou tu, le lieu mis
en marge par le cirque soporifique des media149 ». Ainsi, sur les planches grifferiennes, la
représentation de la violence est « re-présentation » ou renvoi d’une violence originaire qu’il
faudrait attaquer frontalement ; elle est encore un moyen d’exprimer le sens d’un travail, la
force d’une esthétique qui prend le contrepied des formes contemporaines de développement
humain.
La représentation de la violence dans nos trois théâtres se fait d’elle-même discours
sur la violence, discours sur la violence que le spectateur formule ou achève. Ce discours sur
la violence, nécessairement minoritaire, se trouve avalé par la violence elle-même puisque
Meyerhold a été victime du rêve socialiste dont il croyait pouvoir faire surgir un héros
145
Sa compagnie s’appelle « Fin del Siglo » ; son théâtre est donc qualifié de « théâtre fin de siècle ».
146
Resistencia y poder, op. cit., p. 137.
Pour toutes ces citations, bouts de phrases, voir l’article « Théâtre chilien : les chemins d’une passion »,
publié dans la revue « Combats magazine », le 8 octobre 2007. www.griffero.cl/combatsmagazine.doc.
147
148
Publié dans la revue Apsi, en janvier 1987 et repris dans le livre de Juan Andrés Pina, Veinte anos de teatro
chileno: 1976-1996 (vingt ans de théâtre chilien : 1976-1996), p. 169, éditions Ril, 1998.
Ibid. « la estética […] revitalizadora del Teatro de Fin de Siglo, donde la experimentacion formal anima un
afan de develar los suenos mas oscuros de una sociedad, su costado sordido o silenciado, el lugar marginado por
el tinglado soporifero de los medios de comunicacion ».
149
47
également socialiste, tandis que Ramon Griffero a subi longtemps un ostracisme qui,
aujourd’hui, se perpétue de façon plus insidieuse dans le système de production libéral et
médiatique. Quant à Fassbinder, il dépeint le quotidien à l’aide d’un pinceau noir.
b ) Fassbinder ou la métamorphose du héros : Liberté à Brême.
Politique, sociale et générale, la violence est la faute de la société bourgeoise.
La violence a liquidé les avant-gardes. Et si celles-ci survivent, c’est en tentant de dire
cette violence et la mesure de son propre désastre. Depuis l’avortement de l’Octobre théâtral,
doublé moins de deux décennies plus tard par l’exécution de Meyerhold, il est clair que le
nouvel homme n’est pas advenu. Le théâtre de Meyerhold n’a jamais présenté que des héros
collectifs, images d’une société collectiviste qui avait à triompher mais le héros qui devait
naître de la confrontation acteurs-spectateurs n’a pas vu le jour. Fassbinder, conscient de cela,
a voulu engager une métamorphose du héros dans son théâtre. Pour cela, il a pris acte du fait
que le monde d’après la Seconde Guerre mondiale qui est le sien est un monde sans héros
duquel la liberté est absente. De ce fait, le titre de la pièce qu’il écrit en 1971 (Liberté à
Brême) est un moyen pour Fassbinder de pratiquer une ironie grinçante. En effet, dans cette
œuvre qui place le personnage principal, Geesche – personnage féminin –, en conflit avec
l’ensemble de l’univers masculin conservateur allemand, la liberté est progressivement mise à
mort. Elle est d’abord dégradée par les valeurs bourgeoises qui ne se dynamisent qu’autour de
l’argent, de la croissance économique et des intérêts commerciaux. A cet égard, à la mort du
premier mari de Geesche, Miltenberger, la fable est réorientée autour de la nécessaire
succession à organiser à la tête de l’entreprise familiale ; ceci motive l’intervention et
l’arrivée sur la scène du père de Geesche, Timm. Mais Geesche a choisi d’être celle qui refuse
une frontière entre les hommes et les femmes, et qui refuse le discours paternel misogyne
selon lequel « la femme qui a une opinion personnelle ignore les lois qui le lui interdisent150 ».
Non seulement Geesche a une opinion personnelle mais elle ignore les « lois » dont parle son
père parce qu’elle le veut. Elle se pose en révoltée et rejette le traditionalisme du père en
150
Fassbinder, Liberté à Brême, p. 29, Acte Sud, collection « Répliques », traduction Philippe Ivernel. Edition
allemande : Bremer Freiheit, Verlag der Autoren, Frankfurt am Main, 1983, p. 28 : „Die Frau, die eine eigene
Meinung hat, kennt die Gesetze nicht, die das verbieten“.
48
même temps que son autorité : « Non père, tu ne me feras plus rien expier, jamais plus151. »
On imagine une voix sûre, qui ne tremble pas. Cela se vérifie encore lorsque, toujours dans le
cadre de la succession familiale, apparaît le frère de Geesche, Johann, qui, après les
embrassades de circonstance, demande à sa sœur de lui remettre la présidence de l’entreprise :
la réponse de Geesche est sans ambages : « Non ! » Celle-ci fait montre d’ailleurs d’un fin
esprit « entrepreneurial », que ce soit en gagnant du temps avec Zimmermann qu’elle entend
ne pas rembourser tout de suite (elle lui doit « vingt mille thalers ») – « Zimmermann, pas
possible. Tu vois, j’ai investi la somme, un nouvel établi, des outils, rien que du neuf 152. » –,
ou en rassurant son frère sans céder un pouce de terrain – « Tu auras la part qui te revient, je
ne retiendrai que ce qui m’appartient, mais une chose est sûre, je ne me laisserai pas enlever le
travail153 ». Pour gagner sa liberté, Geesche a compris qu’elle devait gagner contre les
hommes et être puissante dans le domaine dans lequel ils disposent eux de la liberté : celui de
l’argent. En cela, sa belle idée, celle de conquérir sa liberté, est corrompue par la nécessité de
cette contrepartie : entrer dans la logique bourgeoise.
Cette pièce est une « tragédie bourgeoise » dans le sens où elle dit et montre que la
liberté n’est pas possible dans un monde bourgeois. Par conséquent, après avoir été dégradée
par les valeurs bourgeoises, la liberté est mise à mort. Geesche en effet assassine ses deux
maris (Meltenberger puis Gottfried), tente d’empoisonner un de ses amis – Rumpf – et s’en
prend même à son amie Louisa Mauer dans un final d’une extrême violence où triomphe
l’anéantissement. Après avoir averti son amie qu’elle l’avait empoisonnée, Geesche la
renseigne sur les fins de son acte : « J’ai voulu t’éviter de continuer à mener la vie que tu
mènes154 ». Puis, quelques instants plus tard, alors qu’une didascalie nous indique qu’elle
hausse les épaules, Geesche lance au public : « A moi de mourir, maintenant155 ». La liberté
n’est ainsi possible que dans l’anéantissement, la mort. Elle serait encore possible dans la
mise à bas de la société bourgeoise. En tout état de cause, l’impossibilité d’être libre dans ce
151
Idem., p. 38. Edition allemande : p. 38. „Du läßt mich nichts mehr büßen, Vater, nimmermehr“.
Idem., p. 39. Edition allemande : p. 39. „Nicht möglish, Zimmermann. Schon mal, ich hab das Geld doch
inverstiert, in eine neue Werkbank, Geräte, lauter neue Sachen“.
152
Idem., p. 42. Edition allemande, p. 42 : „Versteh mich recht, du sollst den Anteil haben, der dir zusteht, ich
möchte nichts für mich, was mir nicht auch gehört, doch ganz gewiß, die Arbeit laß ich mir nicht nehmen, bitte“.
153
Idem., p. 46. „Ich habe dich davor bewahren wollen, das Leben, das du führst, noch weiter führen zu
müssen“.
154
155
Ibid. „Jetzt sterbe ich“.
49
monde-là signifie la défaite de l’idéal de vie bourgeois. Selon les auteurs du « dossier
dramaturgique156 » du texte de la Liberté à Brême publié chez « Actes Sud » (collection
« Répliques »), l’appellation « tragédie bourgeoise » convoque « un nouvel héroïsme : celui
de la lutte pour abattre les valeurs dominantes de la société bourgeoise 157 ». Si nous validons
cette remarque, cela voudrait dire que Fassbinder reprend le combat meyerholdien mais dans
une société contraire à celle de la Russie d’avant 1940, dans une société allemande dans
laquelle le communisme est loin d’emporter les suffrages et dans laquelle surtout le projet
libéral incarné par l’Ouest du pays rassemble autour de lui le plus de force et d’adhésion.
Fassbinder, à la différence d’autres de ses pièces, prend ici position. Il « appelle » le
spectateur à lutter, à combattre, à ne pas se laisser mourir dans une servitude silencieuse.
Toutefois, il ne croit pas en l’émergence d’un « nouvel homme », il ne croit qu’en cette
abstraction qu’est la liberté et qui suppose le rejet total de cette société-ci, le nihilisme, la
négation radicale.
Une autre interprétation du terme de « tragédie bourgeoise » est possible. L’on
pourrait voir en effet dans cette expression une ironique condescendance envers les
représentants du monde bourgeois, ignorants de la servitude à l’argent dans laquelle ils se
trouvent et qui croient s’être libérés en libérant les « marchés ». Leur erreur tient au fait qu’ils
n’ont pas remarqué que les valeurs bourgeoises sont une imposture en tant qu’elles sont
inhumaines : elles placent l’argent au cœur d’un système qui nie l’homme (et soumet la
femme). Les valeurs bourgeoises sont des valeurs mortes. En sortant de celles-ci, en se
supprimant, Geesche accéderait donc à la vie, celle qui naît de la mort. La mort doit être
définie ici à partir de « la connaissance qu’on en prend à travers les rapports de domination, et
en particulier à travers l’exploitation du sentiment158 ». L’exploitation du sentiment est forte
dans Liberté à Brême dans la mesure où Geesche n’est aimée d’aucun de ses maris, pas plus
qu’elle ne l’est de son frère qui scénarise l’amour qu’il aurait pour elle à des fins
opportunistes.
La liberté doit faire table rase des valeurs bourgeoises, elle « doit commencer par
admettre la destruction comme les prémices du renouveau, d’une joie qui bat en brèche toutes
156
Jean-Louis Cabet, Jean-Claude Lallias, Yannic Mancel, Michel Vinaver, p. 85.
157
Idem., p. 86.
158
Philippe Ivernel in Liberté à Brême, L’Arche, collection « scène ouverte », p. 132.
50
les paralysies juste bonnes à “jouir de la servitude dans une joie sans joie”159 ». Quel est donc
ce nouvel héroïsme auquel appelle Fassbinder ? Philippe Ivernel répond que « le changement
auquel Fassbinder invite par la mise en scène de la cruauté ordinaire se conjugue […] avec la
métamorphose dionysiaque du héros de la sensibilité qui, telle la comédienne Hanna
Schygulla dans un portrait qu’en fit l’auteur, n’est “pas une star, mais un être humain, faible
comme nous tous”160 ». Il n’y a donc pas de « nouvel homme », pas d’hommes supérieurs, il
n’y a que l’être humain avec ses faiblesses. Admettre cela est héroïque. Fassbinder a donc dû
déshéroïser la scène pour rendre ses personnages héroïques. Geesche est héroïque car elle
comprend qu’il lui faut sortir de ce monde par la mort pour se réaliser. La mort qu’elle
s’inflige « opère en retour une action de catharsis, aide à vaincre la solitude et l’angoisse de
l’angoisse, travaille comme une matrice de l’amour vrai161. ».
Par la « métamorphose » du héros, Fassbinder relance donc l’avant-garde en replaçant
l’homme au cœur d’un projet qui est, par sa seule existence, une critique profonde de la
société bourgeoise.
c ) Griffero ou le héros exclu du réel : Brunch.
Le nouvel homme est mort avec Meyerhold au seuil de la Seconde Guerre mondiale et
il n’a pas connu sa réincarnation au moment de la naissance de Fassbinder en 1945. De la
Russie à l’Allemagne de l’Est, le passage de relais ne s’est pas effectué, il n’a pas fonctionné.
C’était déjà, dit-on, une nouvelle époque. Quelque était mort, sans doute était-ce les utopies,
le temps des solidarités parfaites mais illusoires, impossibles. La victoire des idéologies
libérale, social-démocrate, a fusillé l’avant-garde et celle de Ionesco déjà ne rêve plus d’après
les mêmes schémas, ne pense plus aux mêmes perspectives – que ceux de Meyerhold. Comme
Ionesco, Fassbinder et Ramon Griffero ont digéré la mort du nouvel homme, ou de son
embryon. Le héros n’est pas descendu des planches : celui de Fassbinder ne l’est qu’en tant
qu’il accepte de ne plus l’être.
159
Idem, pp. 131-132.
160
Idem., p. 132.
161
Ibid.
51
Le 11 septembre 1973, Salvador Allende, président de la République du Chili, élu
démocratiquement, tombait sous les bombardements de l’Armée dirigée par le Général
Augusto Pinochet, un petit teigneux revanchard, traître, illégitime, assassin du peuple. Un
général chilien qui, aux ordres de la CIA et des grandes puissances d’argent chiliennes, de la
vieille oligarchie convertie au fascisme, a transformé profondément la société chilienne, lui
imposant un virage libéral irrémédiable. Pinochet a bouleversé le destin du Chili.
L’intéressant dans la mort d’Allende, c’est le décor : l’aspect théâtral qui fait de sa
mort une mort préparée. Non pas une mort voulue mais préparée. Le fusil offert par l’ami
Fidel, les ultimes prises de parole solennelles autant que dignes : tout était sinon mis en scène
du moins soigné. Ce jour funeste, voilà comment le décrit Jesus Manuel Martinez :
Dès les premières heures, sous les bombes et entre les
décombres, par le truchement d’un téléphone noir connecté aux
ondes radios que l’aviation détruit une à une, Allende a tracé
une succession d’autoportraits calculée, s’épurant à chaque
esquisse jusqu’à atteindre au dépouillement et regarder la mort
dans les yeux162.
Les rapprochements peuvent être multiples : Allende-Trotski, Allende-Meyerhold, AllendeJésus-Christ, la liste s’allongerait aisément. Mais cette liste reviendrait toujours à une source
unique, philosophique et incontestée : Allende-Socrate. Le 11 septembre 1973, l’espace de
quelques heures, Allende est Socrate. Comme l’ajoute et le défend Jesus Manuel Martinez,
« la mort de Socrate narrée par Platon est une des grandes scènes de l’Antiquité classique, et
Allende ne pouvait pas ignorer ce passage béni par la tradition humaniste163 ».
Quand Allende meurt, Ramon Griffero naît. Si Fassbinder trouve dans la chute
d’Hitler la scène originaire qui fondera toute son œuvre, Ramon Griffero la trouve, lui, dans la
chute d’Allende : dans les deux cas, la démocratie est assassinée, l’avant-garde passée sous
silence, amoindrie ; dans les deux cas, le peuple se voit dépossédé de sa souveraineté donc de
162
Jesus Manuel Martinez, op. cit., pp. 9-10.
163
Idem., p. 12.
52
sa liberté164. Brunch revient sur la mort d’Allende et dit l’échec du héros. Articulé en dix
courtes parties, cette pièce de Ramon Griffero, s’ouvre sur « un espace infini » comme
l’annoncent les didascalies qui ouvrent la scène d’exposition : cet espace infini est celui de
l’Histoire, de la répétition infinie de scénarios interchangeables sur une scène où les
spectateurs et les acteurs, au fil des générations, se succèdent. Le pouvoir a toujours le dernier
mot. Le héros est toujours un individu isolé : Allende, comme Meyerhold, n’a pas échappé à
la solitude finale, première étape vers une mort annoncée. La première partie de Brunch165
s’achève sur cette injonction que Esteban lance à son geôlier : « Laisse-moi être tous les
condamnés166 ». Cette volonté de porter la mémoire et les revendications des martyrs du passé
qui ont dédié leur vie à la lutte sociale doit nous amener à considérer l’universalité de la
souffrance des grands hommes et donc à revisiter leur solitude à la lumière d’un sacrifice qui
les replace au cœur de l’ « espace infini ». Le monde est un théâtre où les héros se succèdent.
Yo, Sócrates, asumo sin rencor esta condena que ustedes
hombres libres han aplicado, mi Atenas blanca de sabiduría no
puede contener más en su seno la lucidez de uno de sus
ciudadanos, puedo sugerir y palpar las envidias, pero como no
saberlas, si en el instante que alce mi voz en el agora de Ios ya
sentí, en sus miradas temerosas, los primeros sorbos de este
veneno167.
Dans le cas de la mort d’Hitler, la reconstruction qui s’annonce est déceptive et le rétablissement de la
démocratie est douteux… La liberté, le peuple ne l’avait pas sous Hitler, il était même trompé, mais il ne l’a pas
retrouvée après non plus…
164
Pièce dans laquelle nous voyons les derniers jours d’un détenu condamné à mort. Nous assistons aux
dialogues qu’Esteban entretient avec son geôlier. Une relation d’amertume se noue entre les deux.
165
Brunch, Almuerzos de mediodia (Déjeuners de midi), p. 6, 1999. “Dejame ser todos los condenados” :
http://www.griffero.cl/obra14.htm
166
Ibid. Ici, nous sommes, p. 6, à l’ouverture de la deuxième partie ou de la deuxième scène, intitulée « La mort
de Socrate ». Le « poison » renvoie bien entendu, dans ce contexte, à la ciguë. « Moi, Socrate, j’assume sans
rancœur cette condamnation, que vous, hommes libres, avez prononcée, mon Athènes blanche de sagesse ne peut
plus contenir en son sein la lucidité d’un de ses citoyens, je peux deviner et palper les jalousies, car comment
pourrais-je ne pas les voir, si dans l’instant où s’élève ma voix dans l’agora de Ios j’ai déjà goûté, dans leurs
regards apeurés, aux premières gorgées de ce poison. »
167
53
S’il a en tête la fin d’Allende, le dramaturge s’efforce de dégager immédiatement sa pièce des
griffes de la contingence, de l’exemplifier pour faire du destin d’Esteban un foyer de
résonances. Ce n’est donc pas un hasard si le titre de cette deuxième partie est : « LA MORT
DE SOCRATE168 ». Le héros a à porter le monde en nouvel Atlas, à assumer toutes les
souffrances, mais il n’en est pas moins mis en échec : tel le Christ (les renvois ici sont
multiples) que les Romains assassinèrent et dont ils se partagèrent ensuite aux dés les
vêtements169. En échec, le héros d’aujourd’hui l’est plus encore : « [bouffon électronique] », il
« vieill[it] avec les lignes du téléviseur170 ». Mais, ajoute Esteban, « ce ne sera pas comme
dans les films ». En effet, lui mourra réellement. Le héros est sorti du poste de télévision, il
est coupé de l’humanité ordinaire, encore plus isolé. Mais Esteban est illusionné. Sa posture
fleure bon l’idéalisme d’antan, les vieilles croyances révolutionnaires, l’aveuglement des
cœurs généreux. Se prenant pour Socrate, Esteban (ou Allende ?) met en scène sa mort
comme une fiction. Il est lui-même victime de la génération du cinéma et de la télévision. Son
échec réside dans le fait qu’il n’a pas su identifier sa prison : celle du « spectacle171 ». Il n’y a
plus de héros aujourd’hui car plus personne, au temps du triomphe de la société du spectacle,
ne contrôle sa vie. Voilà pourquoi il y a tant de revenants dans le théâtre de Ramon Griffero !
Ceci s’explique par le fait que sur la scène théâtrale il est possible de rejouer les actes d’une
vie ratée. Pragmatique, réaliste, le Garde conseille à Esteban de « [se calmer] » quand il le
voit prendre le rôle qu’il s’est choisi au sérieux172. Mais le personnage persiste et affirme :
« Nous nous trouvons au cœur de cette fiction dans laquelle personne ne sait quel rôle il tient,
accomplit, désire, la schizophrénie173 ».
Cependant, les rôles sont clairement distribués et le Garde ne s’y trompe pas. Le
pouvoir est toujours le plus fort et la Justice moisit dans les geôles de l’Etat. Brunch s’achève
par l’exécution d’Esteban. Il n’y a pas de suspens. Il n’y a pas de suspens, pourtant Ramon
168
« La muerte de Socrates ».
169
Voir Max Jacob, Le cornet à dés.
Idem., p. 4. “Ya lo sé, me iré primero y ustedes seguirán ahí envejeciendo con las líneas del televisor,
sonriendo tanto, bufones electrónicos, qué pena que los reyes no les hayan conocido”.
170
171
Ramon Griffero , dans une certaine mesure, relit Guy Debord à la lumière de son concept de « dramaturgie de
l’espace ».
172
Idem., p. 5. « sabis qué, tranquilizate un ratito ».
173
Ibid. “Estamos en esa ficción que nadie sabe que rol tiene, cumple, desea, la esquizofrenia”.
54
Griffero ne veut pas en rester au simple constat d’échec ; en effet, comment expliquer la fin
de l’ultime pièce du dramaturge, Fin de l’Eclipse ?
Se dispara-cae-se levanta.
EL: Adoro las balas de la ficción, ya que nunca han manchado
de sangre el escenario174.
Il serait possible d’interpréter un tel final comme l’expression d’une victoire de la fiction sur
le réel – ce qui placerait le théâtre dans un rapport de supériorité. Mais exclure le théâtre de la
réalité, n’est-ce pas déjà une défaite ? Le héros ne serait-il pas enfermé dans un plan fictionnel
duquel il ne pourrait plus s’échapper ?
174
Fin del eclipse, op. cit., p. 50. « Se tire une balle – tombe – se relève.
LUI : J’adore les balles de la fiction, puisque elles n’ont jamais tâché de sang la scène. »
55
CONCLUSION PARTIELLE
Comme nous l’avons vu à travers l’analyse de nos trois auteurs, le théâtre d’avantgarde est un théâtre minoritaire qui a choisi la contestation politique sans pour autant réduire
ses moyens à la propagande, à l’idéologie, sans oublier la scène du jeu pour celle des jeux
politiques. Le théâtre d’avant-garde maintient des ambitions propres, un projet à soi, celui
d’éduquer la jeunesse, de le faire par la formation de l’acteur, acteur qui a à porter, à dire, à
concrétiser sur la scène les grandes lignes de la « fable politique » de l’auteur et du metteur en
scène. Meyerhold, Fassbinder, Ramon Griffero reconstruisent l’histoire de leur peuple, de leur
nation, c’est-à-dire qu’ils l’expriment avec leur(s) sensibilité(s), leur être-au-monde, leur
vision : ils la recréent et la relancent. C’est en tout cas ce qu’ils prétendent faire, car le
pouvoir de leur temps ne compte pas les laisser œuvrer librement. Victime de la violence,
l’avant-garde a bien tenté de se réapproprier la question de la violence : Fassbinder la
déclinait dans ses différentes versions (politique, sociale, générale) pour mieux rejeter la
responsabilité sur la société bourgeoise. Le XXe siècle, qui atteint un paroxysme dans la
violence, est le moment des grands génocides, des déplacements de population, des massacres
silencieux ; au théâtre, ces situations se coagulent, se colmatent pour finalement exploser et se
traduire par une déshéroïsation du héros (Fassbinder), puis, après la Chute du Mur de Berlin
et l’effondrement du communisme, par une mort de celui-ci (Griffero). L’avant-garde n’a plus
alors pour mérite que de dire son propre anéantissement, de l’assumer, de le revendiquer.
56
II ) La réorientation des avant-gardes.
L’avant-garde a-t-elle véritablement échoué ? Lui est-il possible de reconquérir cette
volonté et ce pouvoir de transformation du monde qu’elle revendique ? Mais l’a-t-elle jamais
eu ce pouvoir-là ? Son ambition était-elle vraiment de transformer le monde ? A ces questions
nous répondions par l’affirmative dans notre première partie car nous acceptions comme point
de départ de notre travail l’idée selon laquelle l’avant-garde se posait contre, qu’elle était
rupture. En relançant la tradition, comme nous allons le montrer, Meyerhold, Fassbinder et
Ramon Griffero s’inscrivent dans une continuité. Et de fait, ils s’éloignent de l’avant-garde
« classique » (Fassbinder moins que les autres) ; l’avant-garde, ils en font alors un outil : un
outil de questionnement, de négociation qui leur permet de proposer une nouvelle voie
consensuelle ou une voie qui ne serait avant-gardiste que dans la mesure où elle chercherait
l’union de la majorité au cœur d’un projet commun et non pas la culture de la division au
profit des intérêts de quelques-uns et au détriment de la majorité des autres. Notons que
Fassbinder est en décalage par rapport à Meyerhold et à Ramon Griffero dans la mesure où il
refuse jusqu'au bout d’entrer dans un discours social en recréant une Histoire de la
contestation (il choisit dans ce cadre de s’inscrire dans une tradition qui lui correspond).
Ayant échoué à être dans l’avant-garde « pure et dure », Meyerhold et Ramon Griffero
ont réorienté leur stratégie.
A ) Trois théâtres de la réconciliation ?
57
La Russie de Meyerhold connaît des guerres civiles, une révolution qui fonctionne
d’abord puis qui est réorientée et modifie ses stratégies en choisissant le repli national, la
traque des opposants et des ennemis intérieurs, l’empiètement sur les libertés individuelles ;
l’Allemagne de Fassbinder, à la suite du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, restaure
une démocratie douteuse et se sépare en deux nations opposées ; le Chili de Ramon Griffero
choisit démocratiquement la « voie chilienne » menant au socialisme mais les militaires et la
vieille oligarchie la refusent en fomentant le désordre, en réalisant un coup d’Etat contre le
président Salvador Allende aboutissant à une dictature militaire sanglante qui, aujourd’hui
encore, laisse des traces et tient le pays divisé. Meyerhold, Fassbinder et Ramon Griffero
vivent dans des nations rongées de l’intérieur, où l’union pacifique est impossible et où, en
conséquence, l’autoritarisme est fort. Les risques de glissement catastrophique sont
nombreux. Il ne faut pas croire que Meyerhold et Ramon Griffero, pour être indignés et
révoltés, sont irresponsables. Ils appellent au ressaisissement général, à la remobilisation.
Leur art, engagé, vise à reconquérir une forme de bien collectif : cela passe par une
réconciliation (avec la tradition), et une union (de la scène et de la salle). Fassbinder s’écarte
d’eux.
a ) Actualiser les classiques, se réconcilier avec la tradition.
Commençons par un point consensuel. Nos trois auteurs, loin de rejeter en bloc la
tradition, ont pu proposer un chemin nouveau en dialoguant avec elle et en s’en inspirant.
Meyerhold, en « actualisant les classiques » a politisé leurs pièces : cela, sans écorcher
le sens qu’elles véhiculent. En liant « agitation » et « tradition », Meyerhold réconcilie
l’avant-garde avec le passé théâtral et replace la Révolution dans les voies d’une continuité
historique. La rupture ne se fait pas contre le passé mais contre les hommes qui, dans le
présent, s’entichent à vivre dans le passé et ceux qui, dans le passé, ont bafoué la vérité
théâtrale. Ce fut le cas en ce qui concerne Alexandre Ostrovski, dramaturge russe du XIXe
siècle que ses contemporains ont mal compris et que Meyerhold « entend libérer […] du
58
théâtre bourgeois qui l’a annexé175 ». En montant Une place lucrative mais surtout La Forêt
(1923), Meyerhold s’expose aux foudres des critiques de gauche – dont Lounatcharski est le
porte-voix – mais également à celles des réactionnaires qui considèrent l’interprétation de La
Forêt telle qu’elle est proposée comme « un crachat au visage de l’histoire culturelle
russe176 ». Cette pièce écrite en 1871 retrace le parcours d’un tragédien, vagabond, d’un acteur
sur les routes qui revient chez sa tante quinze ans après l’avoir quittée pour récupérer l’argent
que cette riche propriétaire terrienne lui doit. Il découvre un monde de rapaces, de jalousie,
qui l’écoeure. Quand sa parente apprend sa profession, elle le chasse de chez elle. D’autres
histoires se superposent sur celle-ci pour dire une réalité dure. « La critique semble
absolument désemparée devant les inventions déroutantes de Meyerhold177 », ce qui
expliquerait son acharnement. Concrètement, Meyerhold, par sa mise en scène, transforme la
pièce d’Ostrovski et la dote d’un discours de sens politique sans ambiguïté. Cette comédie de
masques a remporté un franc succès auprès du public, et fut d’ailleurs jouée 1328 fois en 13
ans178 ; ce succès s’explique par le fait que la pièce parlait au public, qu’elle présentait des
personnages inspirés du réel, peu fantaisistes. Surtout, La Forêt de Meyerhold propose de
redessiner les lignes du terrain idéologique soviétique et, en renversant les rapports de force,
montre ce que peut signifier le prolétariat au pouvoir. Toutefois, l’emploi du masque permet
d’exagérer les traits, ou de les affiner ; l’hyperbolisation est d’ailleurs une technique scénique
utile non seulement pour dire l’Histoire mais aussi et surtout pour la réorienter. C’est dans ce
sens que K. Roudnitski a pu dire que « l’histoire se reflète et se déforme dans les miroirs
d’aujourd’hui […] dans une galerie de glaces déformantes, un palais du rire179 ». L’Histoire se
reflète certes mais elle se déforme surtout et vient troubler l’actualité, la faire trembler de ses
lointains échos. Mettant en opposition sur la scène deux camps, qui dans la réalité se résument
à ceux des dominants et des dominés, Meyerhold fait en sorte que « l’histoire joue avec
l’actualité » et qu’elle se laisse même flatter par cette actualité à laquelle elle accepte – le
temps de la représentation – de se soumettre ; cela débouche sur un renversement des polarités
séculairement admises puisque « le camp des exploiteurs est déjà celui des vaincus, et celui
175
Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op. cit., p. 163.
176
Ibid., A. Kouguel cité par Béatrice Picon-Vallin.
177
Idem., p. 164.
178
Idem., p. 161.
179
Idem., p. 172, cité par Béatrice Picon-Vallin.
59
des exploités celui des vainqueurs180 ». Réorientant les dynamiques sociales de l’histoire en
faisant se confronter cette dernière à l’actualité, Meyerhold transforme la matière textuelle en
matériau théâtral apte à frapper le public et à influencer la société. De même, il transforme
maints personnages comme Milanov duquel il « fait […] un pope, le père Eugène, [qu’il]
ridiculise, dans l’esprit de la propagande antireligieuse du début des années vingt181 » ; il les
transforme ou les actualise comme dans le cas de Piotr (fils de Vosmibratov) qui, « avec son
long cafetan, ses bottes, sa coiffure « au bol » et son accordéon [… appartient…] à l’actualité
des banlieues urbaines de Moscou182 ». Par conséquent, La Forêt de Meyerhold emporte tous
les suffrages auprès du public car elle n’est pas une pièce qui interprète naïvement un texte
traditionnel mais qui en fait une matière puissante car transformable, matière à partir de quoi
il est possible de changer le présent en donnant un écho nouveau, parlant, à un texte
classique. C’est pourquoi « la scène se désintéresse de la petite anecdote particulière, du sort
individuel des personnages au-delà des limites du spectacle : elle parle du destin des classes
sociales et de la force du théâtre183 ». Ainsi non seulement, Meyerhold a fait de La Forêt une
pièce utile mais en plus il l’a sortie de l’éclairage bourgeois sous lequel elle n’avait jamais
vraiment pu être reconnue ni être elle-même.
Si Meyerhold se sert de la tradition pour relancer l’Histoire dans l’actualité,
Fassbinder s’en sert lui pour réaliser des portraits qu’il fait passer par les reflets de son propre
miroir. En prenant l’exemple de la réécriture qu’il fait du Café de Goldoni184, nous
montrerons qu’il développe l’idée selon laquelle l’Histoire n’est plus une machine qu’il est
possible de relancer, mais une plate-forme grâce à quoi il devient possible de faire des ponts
entre des époques ou de les rassembler sur une même scène pour les faire dialoguer. Sur cet
ultime point, comme le dit Franca Angelini :
Avec Le Café de Rainer Werner Fassbinder nous avons un
exemple d’intersection multiple ; l’Allemagne de 1969 et
l’Allemagne de Fassbinder (mort à 37 ans en 1982) ; la Venise
180
Ibid.
181
Ibid.
182
Idem., p. 173.
183
Idem., p. 174.
184
Pièce écrite par Carlo Goldoni, fondateur de la comédie italienne moderne, entre 1750 et 1751.
60
de Goldoni, avec un Napolitain, don Marzio, témoin d’une
société vicieuse et corrompue, qui ne peut le tolérer et finira
par l’expulser de la communauté185.
Sur l’aspect « vicieux » et « corrompu » de la société, Fassbinder est resté fidèle à l’esprit du
texte, et les schémas sociaux n’ont guère évolué : la domination de l’argent s’amplifie ainsi
que les conflits sociaux. Fassbinder reprend un texte classique de critique de la société
capitaliste pour critiquer la toujours vivante société capitaliste de son temps186. Ce n’est pas
un hasard donc si Fassbinder « choisit Goldoni » dont « [le] siècle et [la] ville, Venise, lui
semblent représenter un monde où, d’une manière exemplaire, dominent l’argent et les
rapports économiques, d’où la nature et la spontanéité sont bannies, et qui se prête donc à
représenter l’apothéose de l’artifice, du factice, instruments uniques pour parvenir à atteindre
la vérité ultime des choses et des hommes187 ». Un sous-monde pauvre, mis à la marge, est
représenté par Fassbinder qui, d’ailleurs, pour accentuer cette dimension du rejet social,
n’hésite pas à faire du café vénitien un « café métropolitain avec un juke-box, fréquenté par
des clients violents, armés de pistolets, comme dans un saloon de cinéma américain188 ». Le
microcosme constitué par ce café est envahi par l’esprit capitaliste. L’esprit capitaliste envahit
tout et dans cette pièce, les personnages ne cessent de compter l’argent. A la fin de l’acte II,
par exemple, une bagarre générale éclate. Eugenio (joueur, mari) lance la vaisselle en tous
sens ce qui provoque les réactions scandalisées (et drôles !) de Ridolfo (le patron du bar) et de
Trappolo (le vieux serveur), deux personnages obsédés par l’argent :
Ridolfo. – Ma vaisselle. Ca fait 10 sequins.
Trappolo. – Ca fait 53 dollars, 80 cents, 21 livres 12 schillings
6 pence et 215 marks189.
185
Voir le texte de Franca Angelini traduit par Danièle Aron et retranscrit dans ce lien :
http://chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/38/Angelini.pdf La citation qui suit se trouve p. 70.
L’ensemble des thèmes qui seront ceux de l’œuvre de Fassbinder sont ici : l’argent, les femmes, la corruption
des sentiments…
186
187
Idem., p. 71.
188
Idem., p. 73.
189
Le Café, L’Arche, Paris, 1985. Traduction Christophe Jouanlanne.
61
Pour mettre en scène ce sous-monde-là, il a bien fallu que Fassbinder dégage « en filigrane
un sous-texte pour saisir le caractère essentiel des personnages190 ». L’Histoire est donc
traitée, à l’égal de chez Meyerhold, comme un théâtre ou plutôt comme une plate-forme et
Fassbinder se réconcilie avec la tradition théâtrale autour de la critique d’un certain modèle
social qui privilégie les échanges économiques au détriment du vivre-ensemble durable. De
plus, pour Franca Angelini, Fassbinder ne croit pas en l’invention ; il se place dans une
position de servilité sous l’égide des grands auteurs sans la prétention de savoir écrire ou de
faire œuvre originale. Sa position par rapport à la tradition théâtrale est humble même si,
finalement, il emploie l’outil de la réécriture pour dresser des portraits ou affiner toujours plus
l’autoportrait que toute son œuvre s’est attachée à peindre. Fassbinder réussit en conséquence
le tour de force de montrer le visage d’un « autre Goldoni191 », « d’un Goldoni
« antithéâtral », […] le Goldoni âpre et cruel dont le théâtre s’élabore dans des rythmes et des
paradigmes qui ne sont pas uniquement comiques, et qui, loin de la musique et de la fête,
prend la couleur sombre d’une lagune vénitienne pestifère et fangeuse192 ». Goldoni est
Fassbinder.
Fassbinder se réconcilie avec la tradition en faisant de l’histoire une plate-forme pour
mieux critiquer le capitalisme. A la différence de Meyerhold, il ne s’inscrit pas dans le cadre
d’une propagande de pouvoir ni de la relance d’une révolution qui a eu lieu en Russie en
octobre 1917 et que la N.E.P a écornée ; au contraire, il se sert de la tradition pour développer
son anti-théâtre, un théâtre qui souligne l’artifice et même l’hypertrophie, un théâtre qui
exhibe la facticité du monde et des valeurs bourgeois.
Dans le cas de Ramon Griffero, le problème est encore différent dans la mesure où le
dramaturge chilien aimerait réconcilier son théâtre avec la tradition afin de réconcilier les
populations dans un Chili profondément divisé par la dictature pinochettiste. Le 18 septembre
2009, le Chili fêtait son bi-centenaire, les deux cents ans de son existence et dans ce cadre, les
représentations théâtrales se sont multipliées pour fêter l’événement. C’est dans ce cadre
190
Franca Angelini, op. cit., p. 73.
191
Jacques Joly cité par Franca Angelini, idem., p. 74.
192
Ibid.
62
également qu’avec Chile-bi Ramon Griffero a réuni les textes classiques du théâtre chilien193
pour permettre au public de « [redécouvrir son] histoire » et, selon nous, pour réunir
l’ensemble des Chiliens autour d’une redéfinition possible de la nation, pacifiée,
réconciliatrice. La pièce grifferienne a ainsi pour objectif de proposer aux spectateurs « un
voyage à travers les événements marquants de la Colonie, de l’Indépendance, de la Guerre du
Pacifique et des Luttes sociales194 ». Ce « voyage » n’est pas gratuit toutefois car il implique
un retour sur la construction de la République, construction qui a été fortement appuyée et
influencée par les dramaturges. Parmi ces derniers, deux surtout ont importé dans la création
de la République chilienne et Griffero se fait un « devoir » de « sauver » leur mémoire de
l’oubli et de leur rendre les honneurs qui leur reviennent 195 : ces deux dramaturges sont
Camilo Henriquez et José Antonio Torres. Le premier dramaturge a écrit depuis l’Argentine,
en exil donc, comme Griffero qui, depuis la Belgique puis le Népal, a su mettre en place les
étais d’un théâtre alternatif. Quant à José Antonio Torres, qui a écrit L’Indépendance du Chili
en 1856, il a mis son existence entière d’artiste au service de la République et de son
édification. Sa première œuvre « Le Poète Aventurier » met en avant par son titre même
l’idée, pas nécessairement romantique, que l’écrivain peut – et doit selon Ramon Griffero –
aider à la conquête du pouvoir et ouvrir de nouveaux chemins dans l’aventure politique, et
d’abord nationale. En résumant les micro-histoires constituées à l’intérieur des pièces qu’il a
choisies – micro-histoires qui se font en parallèle à l’histoire universelle –, et qu’il qualifie
quant à lui de « fictions », Ramon Griffero revient sur les « légendes de Chiliens qui à travers
l’art ont livré leur vision de l’espèce et de notre monde ». Cela permet au dramaturge de
donner sa vision personnelle du théâtre comme art par lequel il est possible d’influencer la
constitution des modèles de société. Ramon Griffero, en « sauvant de l’oubli » les
dramaturges chiliens classiques, s’inscrit dans la lignée critique d’auteurs anti-oligarques qui,
« face au concept d’une monarchie comme forme de gouvernement » ont défendu l’idée
républicaine. Pour contribuer à former « l’esprit de la nation », Ramon Griffero a appelé donc
à travers sa pièce Chile-bi à faire en sorte que la jeunesse « [puisse] se refléter dans son passé
193
Camilo Henriquez, Camila, la patriota de Sud-América, 1811 ; José Antonio Torres, La independencia de
Chile, 1856 ; Carlos Segundo Lathrop, La batalla de Tarapaca, 1879 ; Juan Rafael Allende, La Republica de
Jauja, 1889.
Dépliant donné à l’occasion de la représentation de Chile-Bi. “Redescubre tu historia”. / “Un viaje por los
hitos de la Colonia, la Independencia, la Guerra del Pacifico y las Luchas Sociales”.
194
Ibid., “Espero que este montaje bicentenario sea una ocasión de reconstruir, rescatar y difundir las obras de
este periodo”. / “Es un deber recordar a quienes impulsaron este oficio en nuestro país”.
195
63
artistique196 ». Ramon Griffero n’est pas resté cependant, malgré ce que le dépliant de la pièce
annonce, dans la description des moments forts de l’histoire allant du temps de la colonisation
à celui des luttes sociales mais il a ouvert la scène sur le monde présent du populisme en
proposant une satire de la politique actuelle pilotée par les media et la dominante
spectaculaire. Un homme politique arborant le ruban présidentiel, propre sur lui, bien coiffé,
fait des promesses et tente de récupérer des adhésions dans tous les secteurs porteurs mais il
ne persuade en rien les franges ouvrières qui demeurent les grandes perdantes de
l’instauration de la République. La chanson populaire de la fin 197 jette dans la pièce un espoir,
l’espoir de voir le peuple uni reconquérir sa souveraineté. « Et vive la classe ouvrière ! » :
mais ce slogan couperet revêt une valeur ironique. En effet, Ramon Griffero met en avant ce
que ce genre de slogans a d’éculé, et combien il a entraîné d’échecs.
Par conséquent, nos trois théâtres, tout avant-gardistes qu’ils soient, se sont réconciliés
avec la tradition afin de relancer l’histoire (Meyerhold), de critiquer une société de l’argent
(Fassbinder) ou de célébrer la naissance d’une nation qui n’a pas encore accompli toutes ses
promesses et qui est, après les divisions civiles provoquées par les années de dictature, à
repenser (Ramon Griffero).
b ) Unir la scène et la salle.
Réconciliés avec la tradition, nos trois théâtres recherchent une union entre la scène et
la salle symbolique d’une réconciliation des populations entre elles, qui doublerait la
réconciliation dans le théâtre des auteurs du présent avec ceux du passé.
Pour toutes les citations, voir le dépliant distribué à l’entrée du spectacle Chile-bi (2009) : “Historias
resumidas, que podrian ser leyendas de Chilenos que a través del arte entregaron su vision de la especie y de
nuestro mundo”; “El olvido y el rescate de un gran patrimonio”; “Son dos cientos años del inicio de esta nación
país Chile. Donde no solo se generan la independencia de la corona española, pero se instauran las nacientes
ideas de construir una republica frente al concepto de una monarquía como forma de gobierno”; “Celebramos
[…] dramaturgos, escritores y músicos que cuentan nuestra historia y contribuyen a formar el espíritu de una
nación”; “Por razones misteriosas la instauración de nuestro teatro clásico como parte de nuestra identidad,
quedó rezagada y olvidada, negando así la posibilidad que las generaciones venideras pudieran reflejarse en su
pasado
artístico”.
Pour
trouver
ce
dépliant,
voir
le
lien
internet
suivant
:
http://rgriffero.blogspot.com/2008/11/sobre-el-montaje-chile-bi-200.html
196
197
Chanson « de la lyra populaire » (« de la lyre populaire ») intitulée « Modo de hacer la union » (« Manière de
créer l’union ») : Juan Bautista Peralta et Alejandro Miranda.
64
Meyerhold avait pour obsession d’unir la scène et la salle, d’ouvrir la première à la
seconde et la seconde à la première. M. Bakhtine et S. Vakhtangov rappellent à quel point
Meyerhold aimait faire dialoguer les deux espaces, les enserrer dans l’unité du théâtre.
Dans la mise en scène du Commandant de la seconde armée
d’I. Selvinski, on avait disposé un mur de fond semi-circulaire
qui enveloppait toute la scène. Dans La liste des bienfaits d’I.
Olecha, des écrans spéciaux, qui du fond de la scène
débordaient dans la salle à travers le cadre de la scène,
réalisaient une synthèse scène-salle198.
Il est possible de voir, dans les pratiques meyerholdiennes, une intrusion dans le théâtre du
réalisme ; mais il est nécessaire alors d’ajouter que le théâtre renvoie son artifice aux éléments
réalistes pour leur donner une nouvelle couleur : ainsi unis, théâtre et réalité se questionnent
mutuellement et forcent le spectateur à adopter une position critique par rapport à ces deux
sphères enchevêtrées dans l’unité du spectacle. Le 8 novembre 1920, Meyerhold présente Les
Aubes au Théâtre d’Art de Moscou et en profite pour faire déborder le réel sur le fictif et
entremêler les plans : par exemple, comme l’a noté à l’époque A. Gvozdiev, « un défilé de
gardes rouges » avec de vrais drapeaux côtoyait les « drapeaux du théâtre, tandis que
l’orchestre d’un régiment se joignait aux musiciens du théâtre ». Tout était donc fait pour
défaire les habitudes du spectateur qui, d’ailleurs, devait constater l’absence « de rideau
devant la scène » et « d’ouvreuses aux entrées de la salle ». « Le tout-Moscou théâtral »
voyait dans ces choix une « violation de son système199 ». Cette manière d’intégrer le
spectateur à la scène et surtout la scène au monde avait pour vertu toutefois d’avertir le
spectateur sur sa place dans ce même monde : hors du théâtre, c’est lui qui est acteur de
l’Histoire et c’est à lui qu’il revient de la transformer. Nous ne sommes pas loin de la
conviction délivrée peu avant sa mort par Salvador Allende : « L’histoire nous appartient et ce
sont les peuples qui la font200. » Mais Allende était très peu metteur en scène, encore moins
dramaturge. Pour Meyerhold surtout, une grande leçon compte c’est celle qui voit dans la vie
198
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre III, op. cit, p. 212.
199
A. Gvozdiev à propos des Aubes montées par Meyerhold. Voir Ecrits sur le théâtre II, op. cit., p. 45.
« La historia es nuestra, y la hacen los pueblos ». Discours final de Salvador Allende que l’on peut lire partout
et d’abord dans les toutes premières pages du livre de Jesus Manuel Martinez déjà évoqué.
200
65
le théâtre et dans le théâtre la vie : comme il l’écrivait en 1901-1902, « la vie est un jeu201 ».
En disant cela, Meyerhold donne des clés. Il annonce que le théâtre est supérieur à la vie et
que lui seul a suffisamment de pouvoir pour changer le réel ou du moins l’influencer. Chez
Meyerhold, « dénudée comme une place de meeting, la scène s’ouvre à la rue ». Mieux, dans
l’ « incessant rapport dynamique » qui met en confrontation le théâtre et la vie, « le théâtre
reste gagnant, car la vie qui le pénètre […] est déjà théâtralisée202 ». Voyons comment,
concrètement, Meyerhold unit la scène et la salle en considérant la mise en scène qu’il fit du
Mandat en 1925.
En montant la pièce d’Erdman (qui conte comment, sept ans après la Révolution russe,
deux familles bourgeoises tentent de se faire une place dans un monde bouleversé),
Meyerhold voudrait mobiliser la scène et la salle autour d’une inquiétude. D’ailleurs
l’inquiétude dans la pièce grandit jusqu’au troisième acte, troisième acte qui voit l’irruption
d’un nouveau décor, en triangle, « dont un des sommets se trouve dans la salle ». Le
spectateur « sent que cette construction en triangle cherche à le pénétrer203 ». Et
effectivement, elle le cherche ; elle cherche même à alerter le spectateur quant aux dérives
susceptibles de frapper la Russie204. A travers la pièce d’Erdman, Meyerhold reconstruit le
« bal [masqué] de cette “comédie humaine” très sérieuse » qu’il a toujours voulue dénoncer
ou dont il a toujours voulu rendre compte. Ici, Meyerhold assigne un rôle égal à la scène et à
la salle dans le « processus de démasquage qu’est l’art théâtral205 » : la vie s’invente au
théâtre, d’ailleurs le combat contre la bourgeoisie et la mort qu’elle porte en elle doit être
commencé au théâtre. Au théâtre, une nouvelle énergie doit naître de cette confrontationunion de la scène et de la salle, nouvelle énergie qui permettra d’ « achever » la représentation
dans le monde. La formule meyerholdienne n’est pas verticale, elle n’est pas propagandiste,
elle se construit dans la relation d’égalité entre le spectateur et l’acteur, la scène et la salle206.
201
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre I, op. cit., p. 55.
202
Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op. cit., p. 19.
203
Idem., p. 222.
A cet égard, Béatrice Picon-Vallin rappelle (idem., p. 221) qu’il existe une « adéquation de la dramaturgie
d’Erdman à la convention du théâtre pratiquée par Meyerhold, celle renvoyant à la formule pouchkinienne de
« la vraisemblance dans des circonstances supposées » ».
204
205
Idem., p. 232.
206
Voir Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre III, pp. 46-47 : « Nous faisons raisonner et discuter le
spectateur. Voilà l’une des fonctions du théâtre : stimuler l’activité cérébrale du spectateur. Mais il en est aussi
66
Cette relation d’égalité construite avec Meyerhold, on la retrouve chez Fassbinder –
bien que déplacée. En effet, Fassbinder affirme qu’il veut un « réalisme ouvert », autrement
dit « une attitude qui autorise le réalisme et n’amène pas les gens à se refermer sur euxmêmes207 ». Ainsi, lorsqu’il s’ouvre aux autres et au monde, le spectateur est plus utile et
l’œuvre réussit. Une œuvre réussie pour Fassbinder c’est encore une œuvre qui délivre un
véritable potentiel ironique : tournant « des films qui faisaient bouger les gens même quand
ils y étaient critiqués », Fassbinder pratique un « regard “du dehors” » et invite les spectateurs
à faire de même ; regarder du dehors c’est l’ « approche critique la plus intransigeante », celle
qui permet de présenter par exemple le terrorisme d’extrême-gauche en ne le sortant pas du
« labyrinthe de miroirs208 » dans lequel il s’enfonce jusqu’à connaître l’auto-destruction.
Fassbinder ne prend jamais position, mais on sent trop son rire de derrière, ce rire nihiliste qui
se moque de trouver des solutions et qui dépeint le gouffre dans lequel la société de son temps
est en train de tomber. Toutefois, le pied d’égalité entre le metteur en scène et le public – qui
fait que les deux regardent « du dehors » – ne se vérifie pas toujours lorsque l’on confronte les
spectateurs et les personnages. En effet, les premiers en savent souvent plus que les seconds
comme dans ses films Le Droit du plus fort ou Peur de la peur dans lesquels le dénouement
« insatisfaisant209 » « abandonne le public à la frustration et expose le cinéaste au soupçon
d’un cynisme à bon marché ou d’une ironie sans clémence210 ». Cette ironie sans clémence
vise peut-être à éduquer le spectateur à une manière de considérer le désastre de façon
critique : à cet égard, le spectateur aurait à être en avance sur le monde comme il l’est sur le
film. Mais en unissant le spectateur à son regard « du dehors » (ce qui est pratiqué dans la
pièce de théâtre Le Bouc que nous avons analysée), le metteur en scène se plaît à lui montrer,
avec cynisme et par le très anti-théâtral procédé de soulignement de l’artifice, un monde sous
l’étouffoir, un monde auquel il n’échappe pas et duquel il est lui-même prisonnier. Certes,
« l’attention du spectateur est dirigée vers le caractère artificiel de la représentation, en tant
une autre qui met en jeu chez le spectateur le côté émotionnel. […] Le fait que le théâtre agisse aussi sur le
“sentiment” nous fait souvenir que si un spectacle, tout comme une œuvre d’art, est mal construit, s’il s’occupe
de rhétorique, s’il introduit des “raisonneurs”, s’il construit des dialogues empruntés au “théâtre de
conversation”, nous refuserons un tel théâtre, qui serait davantage à sa place dans une salle de conférence ».
207
Fassbinder, entretien avec Wilfried Wiegand. Cité dans le livre de Thomas Elsaesser, op. cit., p. 50.
208
Idem., p. 55.
209
Rainer Werner Fassbinder, cité d’après Norbert Sparrow in Cinéaste, VIII/2, automne 1977, p. 20 et s.
210
Thomas Elsaesser, op. cit., p. 77.
67
que forme moderne de déconstruction ou comme analyse critique du monde claustrophobe,
étouffant et impénétrable des personnages211 », mais par un effet de retournement, Fassbinder
parvient à nous signifier que nous sommes aussi des prisonniers, des prisonniers de la
représentation. Du cinéma ou du théâtre, il n’y a pas de passerelle qui mènerait à la réalité. La
solution est de savoir que nous sommes les prisonniers d’une représentation qui, en étouffant
ses personnages, voudrait nous montrer que nous étouffons nous-mêmes dans une société qui
agonise. Le cynisme ou l’ironie de Fassbinder est lucidité et en se mettant sur un pied
d’égalité avec ses spectateurs, il aimerait leur transmettre cette lucidité pour qu’eux non plus
ne soient pas dupes quant à ce qui se passe autour d’eux. En d’autres termes, Fassbinder
réconcilie son public avec une forme d’esprit critique, avec sa liberté. Néanmoins, il divise
scène et salle, ou décale la seconde de la première – en ceci, il s’écarte de Meyerhold.
Ramon Griffero n’est ni dans le « bal masqué », ni dans le « réalisme ouvert ». Il
propose une troisième voie : celle d’une « hyperréalité ». Il s’agit de dégager le spectateur du
monde individualiste de la sociabilité morte et de recréer une nouvelle sociabilité. Pour cela,
le dramaturge fait exploser les enveloppes temporelles et spatiales pour réconcilier le monde
des morts et celui des vivants, le passé et le présent. Dans Cinema-Uttopia, deux sphères de
réalité s’emboîtent puisque nous voyons une pièce de théâtre à l’intérieur de laquelle des
personnages s’installent – nous tournant le dos – pour regarder un film, Uttopia, lui-même
joué par d’autres personnages. Dans cette même pièce, à la fin de la première et de la
deuxième journée, s’élèvent des lamentations de morts qui viennent envahir l’espace sonore
de la scène, diffuser la peur et la confusion parmi les acteurs, qui sont à certain moment
spectateurs eux-mêmes et donc prolongent les sentiments de la salle jusqu’à la scène. Un
monde sans utopie est un monde gagné par l’angoisse. Dans A la dérive, l’Enfant du fleuve se
rapproche de Waldo, démontrant que les morts ressuscitent pour rester près des vivants. Seul
le théâtre serait donc apte à rendre visible ce que la lumière de la réalité ne permet pas de
percevoir. Dans le théâtre de Ramon Griffero, cette réunion du présent, du passé, des vivants,
des revenants, qui mêle le rêve et l’événement, la projection du souvenir, qui vient confondre
les schémas d’appréhension de l’immédiateté, et celle des fantasmes, cette réunion-là fait
survenir un temps nouveau, une nouvelle réalité qui est celle dont sont témoins les spectateurs
qui l’habitent, au même titre que les acteurs. Au cœur d’une angoisse commune (comme nous
l’avons vu dans Cinema-Uttopia, face au film Uttopia, les acteurs deviennent spectateurs et
211
Idem., p. 89.
68
partagent l’angoisse du public, public qu’ils prolongent puisqu’ils sont assis eux-mêmes sur
des strapontins et regardent dans la même direction), spectateurs et acteurs s’unissent dans des
liens de solidarité face à un danger qui semble se propager. Le théâtre de Ramon Griffero,
comme celui de Meyerhold, se fait avertissement. Nous sommes tous les spectateurs de notre
société, société dans laquelle règne l’angoisse et dans laquelle des dangers réels nous
menacent. Nous devons donc nous réunir pour conjurer ces dangers et c’est sans doute à cela
que Ramon Griffero appelle : à une nouvelle sociabilité qui ferait de nous non plus des
spectateurs isolés de l’Histoire mais des acteurs soudés du présent. Voilà pourquoi Alfonso de
Toro, du Centre de Recherche Ibéro-américain de l’Université de Leipzig, peut dire de Ramon
Griffero qu’il est investi dans « la construction d’une hyperréalité dans laquelle le spectateur
est son complice212 ».
Ainsi, les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero pratiquent la réconciliation de
la scène et de la salle bien qu’à des niveaux et des fins différents. Alors que Meyerhold entend
faire surgir du spectacle et de la confrontation-dialogue acteur et public une énergie
proprement révolutionnaire, Fassbinder voudrait, quant à lui, diriger le regard du spectateur
« du dehors » pour l’inciter à une critique libre – ce qui le met en décalage par rapport à nos
deux autres auteurs. D’un côté il y a création d’un « corps en fusion », de l’autre, une prise de
distance critique. Ramon Griffero, poussant plus loin les propositions meyerholdiennes, met
tous les pouvoirs du théâtre à contribution pour élaborer une « hyperréalité » qui soit en
mesure de recréer un espace de sociabilité au sein duquel le public et les acteurs puissent
s’unir pour conjurer l’angoisse engendrée par l’état du monde.
c ) Un théâtre synthétique : mobiliser la scène.
S’étant réconciliés avec la tradition, ayant unifié la scène et la salle (Meyerhold,
Ramon Griffero) ou ayant rendu le spectateur à sa liberté de critique (Fassbinder), nos trois
dramaturges ont tenté ou une synthèse des arts (Meyerhold, Ramon Griffero) ou une
Alfonso de Toro (« La poétique et la pratique du théâtre de Griffero ; langage d’images »), voir p. 120,
http://www.uni-leipzig.de/~detoro/sonstiges/poetica-practica-griffero .pdf
« Se trata mas bien de la
construccion de una hiperrealidad donde el espectador es su complice ».
212
69
réconciliation du théâtre avec les expressions neuves de son époque pour mobiliser la scène,
c’est-à-dire la préparer à être une avant-salle du monde, et la mettre en mouvement.
Meyerhold et Ramon Griffero sont sensibles à l’idée de réaliser une synthèse entre les
arts sur la scène de théâtre même. Les deux auteurs ont cinéfié la scène. Meyerhold, au début
du siècle, avait beaucoup plus de mérite en le faisant puisqu’il était le premier à le faire, à
l’avant-garde donc. Comme Huidobro ou Apollinaire intégraient dans leurs poèmes la vitesse,
les dimensions de la modernité avec des trains luxuriants armés de « locomotives couvertes
d’algues213 » et, roulant à pleine vitesse, des « troupeaux d’autobus214 », en 1910 déjà, alors
qu’Eisenstein n’est encore qu’un enfant et que le cinéma n’a pas encore atteint l’âge du
sonore (seules des musiques classiques sont introduites dans les films), Meyerhold note que
« le spectateur, qui dispose aujourd’hui du chemin de fer électrique et du télégraphe sans fil,
qui disposera demain de l’aéroplane, est émerveillé par les trucs du cinéma215 ». Il faut faire
en sorte, par conséquent, que ces « trucs » du cinéma alimentent les nouvelles techniques du
théâtre et aident les metteurs en scène et dramaturges à l’invention. Dans un exposé du 24
janvier 1927 qui est un « bilan du travail sur Le Révizor », Meyerhold revient sur les « quinze
thèses » répondant aux « quinze épisodes » de la pièce de Gogol telle qu’il l’a montée, et écrit
à propos de l’une d’elles : « Utilisation des acquisitions cinématographiques des maîtres tels
que Griffith, Cruze, Keaton, Chaplin, et leur dépassement au moyen des “plaisanteries propres
au théâtre” (lazzi)216 ». Dans le terme de « dépassement » point une rivalité qui ne finira pas
de hanter Meyerhold qui parlera plus tard de « lutte à mort » entre les deux arts en prévenant :
« La lutte du cinéma et du théâtre n’en est encore qu’aux premières escarmouches217 ». Pour
survivre, le théâtre doit donc emprunter au cinéma et inventer ce qui lui manque, se remettre
en mouvement pour ramener à lui un spectateur que le cinquième art lui dispute. Il faut
réconcilier le théâtre avec son époque et avec son spectateur. Mais, avant le succès du
Révizor, Meyerhold avait préparé son théâtre à la « cinéfication218 » ; dès 1923, avec La Terre
213
Vicente Huidobro, Poemas articos (Poèmes arctiques), 1918, poème intitulé
http://pages.nyu.edu/~pdn200/Poetas/articosp.html « Locomotoras cubiertas de algas ».
214
Guillaume Apollinaire, Alcools (1913), éd. Gallimard, p. 10. Poème “Zone”.
215
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre I, p. 158.
216
Idem., tome II, p. 197.
217
Idem., tome III, p. 51.
218
Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op. cit., p. 151.
« Exprès » :
70
cabrée219, il met en avant avec une telle habileté les ressorts cinématographiques, il sait mettre
en mouvement la scène avec tant d’énergie que V. Fedorov a pu écrire la chose suivante :
« On regarde La Terre cabrée avec le même intérêt que les films les plus passionnants220 ».
La cinéfication de la scène est donc en marche et s’appuie sur une double pratique : la
pratique des « projections » qui mettent du cinéma dans le théâtre et celle de la
« transposition » de procédés cinématographiques dans le jeu lui-même221. Ainsi, Meyerhold
a placé le théâtre sur les voies de la modernité et du renouvellement.
Ramon Griffero a suivi et amplifié (comme souvent) le modèle meyerholdien. Mais lui
n’a pas seulement « cinématisé » le théâtre, il a aussi « théâtralisé » le cinéma222. Pour cela,
dans Cinema-utoppia, Ramon Griffero met en opposition ou en relation quatre espaces :
l’espace du cinéma dans lequel les acteurs-spectateurs s’installent pour voir le film Uttopia ;
l’intérieur de l’écran lui-même qui est une pièce dans laquelle d’autres acteurs jouent ; la
fenêtre à l’intérieur de cette même pièce « ouvre un autre espace : la rue223 » ; et enfin,
« comme quatrième espace, nous devons compter celui des spectateurs de la pièce de
théâtre224 » (voir photographie ci-contre de l’ensemble de l’espace scénique – salle exclue).
Avec cette pièce, Ramon Griffero réalise la première œuvre postmoderne du théâtre sudaméricain. La caractéristique révolutionnaire de cette pièce est, comme le mentionne Alfonso
219
Adaptée à partir de La Nuit de Marcel Martinet (1920).
220
Cité par Béatrice Picon-Vallin in Meyerhold, p. 152.
221
Idem., p. 153.
222
Alfonso de Toro, op. cit., p. 129.
223
Idem., p. 130. “La ventana de esa pieza abre otro espacio : la calle, que se superpone como un tercer espacio”.
224
Ibid. “Como cuarto espacio debemos contar el de los espectadores de la obra de teatro”.
71
qui est une pièce
dans laquelle d’autres acteurs jouent ; la fenêtre à l’intérieur de cette même pièce « ouvre un
autre espace : la rue225 » ; et enfin, « comme quatrième espace, nous devons compter celui des
spectateurs de la pièce de théâtre226 » (voir photographie ci-dessus) de l’ensemble de l’espace
scénique – salle exclue). Avec cette pièce, Ramon Griffero réalise la première œuvre
postmoderne du théâtre sud-américain. La caractéristique révolutionnaire de cette pièce est,
comme le mentionne Alfonso de Toro, qu’elle « incorpore deux aspects qui, dans le théâtre
latino-américain, en général, demeurent séparés […] : la dimension idéologico-politique et la
dimension artistico-spectaculaire227 ». En réconciliant le théâtre avec le cinéma, ou plutôt en
réconciliant le théâtre avec lui-même par le détour du cinéma, Ramon Griffero relance le
théâtre par l’influence du cinéma et le cinéma par celle du théâtre. Il fait mieux que cela, il
montre que le théâtre peut retrouver son identité en se transformant. Comme Fassbinder, il
nous révèle les ficelles de la mise en scène théâtrale pour nous rejeter dans la violence de
notre situation de spectateurs emprisonnés dans la logique spectaculaire et dans des systèmes
de représentation, dans des boîtes à effet : il est impossible « de s’échapper de [notre] réalité
225
Idem., p. 130. “La ventana de esa pieza abre otro espacio : la calle, que se superpone como un tercer espacio”.
226
Ibid. “Como cuarto espacio debemos contar el de los espectadores de la obra de teatro”.
Ibid. “Griffero incorpora dos aspectos que en el teatro latinoamericano, por lo general, se encuentran
divididos […]: la dimensión ideológico-política y la artística-espectacular”.
227
72
cruelle228 ». Ainsi, Ramon Griffero « est en train de nous parler de la terreur et des
conséquences de la dictature en même temps qu’il découvre sous nos yeux le labeur de « faire
théâtre », il met à nu sous nos yeux « l’artefact spectaculaire »229 ». Cette corrélation n’est
pas, selon nous, innocente. Le parallèle est parlant : le metteur en scène voudrait mettre en
avant l’acuité avec laquelle les nouveaux media nous enserrent dans une logique mauvaise de
servitude, nous enserrent dans une forme de « new-dictature ». Et de cette réalité-là, il est
impossible de sortir sauf en sachant qu’elle nous concerne, en découvrant ses ficelles, en
perçant à jour ses techniques. Ramon Griffero est proche de Fassbinder sur le point de
l’enfermement dans une représentation qui n’est que le reflet d’un réel sans liberté, mais il
l’est également de Meyerhold lorsqu’il amplifie la cinéfication de la scène et la redouble par
une théâtralisation du cinéma (dans le film Utoppia, on voit un personnage tourner le film au
moment même où il nous est donné).
Quant à Fassbinder, il n’a cessé de voyager entre le cinéma et le théâtre étant luimême à la fois dramaturge, metteur en scène et cinéaste. Toutefois, si Franca Angelini voit
dans le théâtre de Fassbinder une préfiguration de son cinéma ou dans le choix du théâtre une
ambition de s’entraîner dans une petite cour avant d’entrer dans la cour plus large et
importante du cinéma, nous pensons que pour Fassbinder les deux arts étaient différents mais
également nobles. Ramon Griffero dit que ce qui lui plaît chez Fassbinder, c’est son « langage
cinématographique230 » et il faut ici différencier ces deux auteurs d’un Meyerhold qui voulait
faire gagner par le théâtre une « lutte à mort » engagée avec le cinéma. Au contraire, pour
Fassbinder et Ramon Griffero, les deux arts ne peuvent plus se penser l’un sans l’autre et
l’élimination de l’un entraînerait le déclin de l’autre irrémédiablement. Réconcilier le théâtre
avec ses spectateurs, c’est le concilier avec le cinéma, le relancer par l’influence
cinématographique et l’inscrire dans de nouvelles techniques et de nouveaux procédés
inspirés du cinéma. Si l’antiteater connaît une « perte de vitesse » en 1969, Fassbinder est
persuadé que cette perte de vitesse peut être enrayée par une poursuite de ses investigations
dans le cinéma. Et c’est dans cet art que « l’équipe [de Fassbinder s’est] déploy[ée] 231 » dès
Idem., p. 131. “La película contrasta, finalmente, con el deseo del publico-personaje de buscar el
entretenimiento y de fugarse de su cruel realidad”.
228
Idem., p. 130. “Griffero nos está hablando del terror y las consecuencias de la dictadura, pero a la vez nos está
descubriendo la labor de ‘hacer teatro’, nos está poniendo al desnudo el ‘artefacto espectacular’”.
229
230
Voir notre entretien en annexe.
231
Voir David Barnett, op. cit., p. 127.
73
les années 1970. Il y a entremêlement des deux veines chez Fassbinder et nous reconnaissons
des signes de son théâtre dans son cinéma comme nous remarquons une empreinte
cinématographique forte dans son théâtre. Les pièces de théâtre de Fassbinder sont en effet
écrites sur le modèle de courtes scènes qui s’enchaînent dans une rapidité toute
cinématographique et ses films sont souvent des transpositions d’une pièce qu’il avait déjà
donnée. C’est le cas par exemple pour Les larmes amères de Petra von Kant, adaptée en
1972 : dans la version-film, Fassbinder « évite délibérément de dissimuler » le fait que nous
sommes face à l’adaptation d’une « pièce de théâtre232 ». Le décor y est conventionnel, à
l’égal de ce que l’on peut observer dans le film Maman Kürters s’en va au ciel, qui fait dire à
Dominique Bax que Fassbinder « a retenu, […] de son expérience théâtrale […], [l’]utilisation
du mobilier comme indice233 ». Fassbinder a donc bien cinéfié la scène et théâtralisé le
cinéma.
Ainsi, remettre la scène en mouvement et inventer un grand théâtre du XXe siècle (et
du XXIe), cela passe par une cinématisation de la scène qui permettra de faire triompher le
théâtre sur le cinéma (Meyerhold) ou de faire vivre les deux genres dans une cohabitation
indispensable à leur survie (Fassbinder et Ramon Griffero). Réconcilier le théâtre avec luimême et avec ses spectateurs, c’est le concilier avec le cinéma et l’inscrire dans le cinéma.
B ) Trois théâtres à l’esthétique identifiable.
Nous avons affirmé, en ouverture de notre deuxième partie, que le théâtre d’avantgarde, loin d’être seulement un théâtre de rupture, a dû choisir la réconciliation pour ne pas
disparaître – ou pour sauver la face (sauf dans le cas de Fassbinder qui soumet la tradition à sa
lecture du monde en choisissant ses pairs). La réconciliation avec la tradition pour questionner
le présent et relancer le théâtre sur de nouvelles bases en arrachant les auteurs d’hier à
l’emprise de lectures bourgeoises, mais aussi pour réconcilier les hommes autour d’une vision
unificatrice de la nation ; la réconciliation avec un public qui doit agir sur l’Histoire
(Meyerhold), reconquérir une liberté critique face à l’abêtissement auquel le destine la
232
Thomas Elsaesser, op. cit., p. 449.
233
Dominique Bax, op. cit., p. 60.
74
bourgeoisie (Fassbinder), ou encore se réunir dans une vraie sociabilité (Ramon Griffero) ; la
réconciliation (ou la conciliation) avec le cinéma qui peut permettre de remobiliser les
tréteaux, de remettre en mouvement l’art dramatique afin qu’il soit à la hauteur des enjeux de
son époque et notamment du renouvellement du langage artistique.
Si nos trois auteurs ont relevé le défi imposé au théâtre par l’émergence du cinéma, ils
se sont également construits esthétiquement. Ils n’étaient pas à l’origine de trois théâtres en
réaction constante quant à l’actualité – on imagine souvent l’avant-garde comme étant dans
l’urgence, ce qui légitime l’économie que l’on fait, dans son analyse, du volet esthétique. S’ils
ont pu être forts dans l’actualité, c’est qu’ils ont su construire leur théâtre esthétiquement.
a ) Le mythe avant-gardiste ou le système-Meyerhold : une résistance au « système ».
Dans notre première partie, nous avons dévoilé le visage d’un Meyerhold engagé dans
un combat sans merci contre l’oligarchie russe, contre le vieux monde battu en brèche par
l’enthousiasme d’une Révolution que le metteur en scène défendait de toutes ses forces. Nous
avons cité cette phrase marquante qui, dans le cadre de notre travail, prend une résonance
particulière : « Il faut se battre coûte que coûte. En avant, en avant, toujours en avant ! tant pis
s’il y a des erreurs234… » Deux questions s’offrent à nous : Meyerhold, quand il écrit ces mots
très « oratoires », n’a-t-il pas pour ambition de construire une mythologie personnelle, ou ne
se pose-t-il pas en acteur de la parodie inconsciente d’une avant-garde qui voudrait se
regarder exister ? Ou alors, plante-t-il là un cadre éthico-esthétique pour la suite de sa carrière,
cadre auquel il tentera de ne pas déroger ? Si ces phrases avaient été écrites dans l’euphorie
révolutionnaire, on aurait pu penser à une posture mais Meyerhold écrit cela avant les grands
bouleversements, voilà pourquoi nous pencherons plutôt pour la seconde hypothèse : il se fixe
là une ambition esthétique et éthique, un idéal dont il a suivi les lignes et les chemins jusqu’au
bout. C’est son point fort : Meyerhold est un homme de conviction, son théâtre est un théâtre
de la recherche qui avance, tendu vers un cap.
Toutefois, il est nécessaire de battre en brèche l’idée selon laquelle, pour être toujours
en pro-jet, « en avant », le théâtre d’avant-garde ne serait pas « installé ». S’il est sensible à
234
Extrait du Journal de 1901 in Ecrits sur le théâtre I, pp. 53-54.
75
une certaine urgence, le théâtre d’avant-garde n’en est pas moins « installé » dans un cadre
éthique, dans une esthétique, il n’en a pas moins des racines (ce que nous avons vu avec
l’influence de la tradition). Serge Fauchereau montre d’ailleurs comment le théâtre de
Meyerhold est un théâtre du retour vers une tradition choisie au détriment de celle de
l’Occident aristotélicien : la tradition du théâtre populaire de foire ou du théâtre oriental du
Kabuki235. Le plus difficile à comprendre c’est qu’en tant que « mythe moderniste », l’avantgarde revendique une « spontanéité » qui n’est qu’illusoire. Pour atteindre à la vraie naïveté, à
la spontanéité, il faut avoir beaucoup travaillé, avoir édifié une vision originale du monde, de
l’histoire, du théâtre. L’avant-garde est installée, elle travaille dans l’urgence en étant sûre de
ses bases, elle ne part pas de rien : elle développe une « illusion de spontanéité » qui lui
permet d’aller vite sans trébucher236.
Meyerhold part d’un cadre éthique et esthétique, d’une sorte de manifeste construit sur
les routes (à Burguruslan), manifeste par lequel il s’impose d’aller « toujours de l’avant »,
d’accompagner les luttes pour le progrès, d’être dans le combat jusqu’au bout. Il n’a jamais
abandonné cette voie et son théâtre se construit comme une résistance au « système » à
l’intérieur de l’exigence de combat permanent. Comme l’écrit Béatrice Picon-Vallin237,
Meyerhold est un « chercheur en quête de nouvelles formes théâtrales, […] c’est pourquoi il
est difficile de parler dans son cas de système : jamais close ni sécurisante, la théorie
meyerholdienne, ensemble de principes contradictoires réunis par une pensée active qui veille
à leur matérialisation en vue d’une synthèse, n’est totalisée qu’au moment où elle s’incarne
dans un spectacle pour s’ouvrir, exploser et se reconstruire dans une nouvelle aventure
théâtrale qui réorganise les nombreux éléments ». En effet, Meyerhold travaille dans les
Théâtres Impériaux avant de lancer et de se lancer dans le mouvement de l’Octobre théâtral, il
abandonne en 1905 le Naturalisme pour un art de la Convention, du dépouillement, du
soulignement de l’artifice ; de même, lorsqu’en 1926 apparaît développée à la perfection sa
théorie du « grotesque » dans Le Révizor, il faut y voir alors le « bilan [de] recherches
antérieures238 ». Meyerhold aura donc « cré[é] en détruisant239 », mais étant toujours tourné
235
Serge Fauchereau, Moscou, 1900-1930, éditions du Seuil, collection du Livre Illustré, 1988, p. 19.
Voir le chapitre intitulé « L’illusion de spontanéité » (pp. 145-147) in L’originalité de l’avant-garde et autres
mythes modernistes, Rosalind Krauss, traduction de Jean-Pierre Criqui, éditions Macula, collection « Vues »,
1993.
236
237
Meyerhold, op.cit., p. 388.
238
Idem., p. 16.
76
vers la construction : l’avenir de ce théâtre-là « n’existe que pour autant qu’il a une
mémoire240 ».
Par conséquent, le théâtre de Meyerhold est un théâtre de la recherche, en évolution,
qui peut se résumer à de grandes dates, à des tensions-vers, à des mutations, mais pas à un
« système » figé.
b ) Fassbinder-Artaud : dénoncer l’illusion rationaliste.
La question du cadre esthétique devient plus délicate à aborder avec Fassbinder dans
la mesure où il est un artiste anti-conformiste qui a toujours brouillé les pistes à des fins
claires : il ne voulait entrer dans aucune case. Comment, dans ce cas, dégager l’essence de son
théâtre ? Nous l’avons dit, nous ne pensons pas qu’un artiste part de rien et « fait » l’avantgarde dans l’urgence avec de la révolte et des bons sentiments. Tout est politique, tout est
stratégie, rien n’est innocent. La prise la plus sûre que nous ayons sur le théâtre fassbinderien
repose sans doute sur la remise en cause et la refonte du langage. Pour atteindre la vérité de la
représentation, il faut dénoncer un langage qui tourne à vide, qui ne renvoie plus au sens ou
aux choses mais simplement à lui-même, c’est-à-dire à rien. Dans ce cadre, Fassbinder lance
déjà, au théâtre, le linguistic turn sur lequel gloseront tant les « déconstructionnistes ». Ou
plutôt, à peu près à la même époque artauldienne qui voit se développer « le théâtre de la
cruauté241 », Fassbinder s’inscrit dans la lignée de l’auteur du Théâtre et son double (1938).
Comme Antonin Artaud dont les visées sont la « [destruction] effectiv[e], activ[e] et non
théoriqu[e], [de] la civilisation occidentale, [de] ses religions, [du] tout de la philosophie qui
fournit ses assises et son décor au théâtre traditionnel sous ses formes en apparence le plus
novatrices242 », Fassbinder démolit l’illusion selon laquelle la « philosophie » produit quelque
chose, enseigne quelque chose : il détruit l’illusion selon laquelle un théâtre qui ne rejetterait
239
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre I, p. 57.
240
Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op. cit., p. 389.
241
Expression employée par Antonin Artaud dans Le théâtre et son double (1938) pour évoquer un théâtre qui
serait vraiment libéré des anciennes règles et notamment des dogmes aristotéliciens.
242
Jacques Derrida, L’écriture et la différence, éditions du Seuil, 1967. P. 283.
77
pas la philosophie telle qu’elle s’est développée depuis Kant et Hegel (devenant une
philosophie pour spécialistes), puisse être efficace, et valable. Il entreprend d’exhiber
l’inefficacité à laquelle le langage en est réduit et arrivé. Son théâtre comme celui d’Artaud
attaque la civilisation de la raison, il l’attaque car la raison n’a rien produit de plus
convaincant que les camps de la mort.
Analysons une pièce pour justifier notre propos : Du sang sur le cou du chat243. Dans
ce texte, le personnage de Phébé Esprit du Temps, vient d’une planète étrangère : il est
envoyé pour cerner le monde des hommes et notamment pour comprendre l’instauration, le
développement et les effets de la démocratie sur et entre eux244. Comme l’affirme l’éditeur
dans le prière d’insérer : « La pièce se compose de trois groupes de matériaux : des
monologues adressés à Phébé, partenaire qui ne saisit pas ; des dialogues où Phébé apprend à
reproduire des phrases ; des dialogues avec Phébé où elle emploie improprement les phrases
apprises ». Ainsi, Phébé ne parle pas la langue des hommes mais s’efforce de l’apprendre
pour pouvoir communiquer avec eux et les comprendre. Mais, au fil de la pièce, on se rend
compte que toute communication est rendue impossible non par le fait que Phébé apprend à
parler mécaniquement, mais par le fait que le langage est en lui-même tronqué, il ne signifie
rien et les êtres humains sont séparés les uns des autres. De ce point de vue, nous sommes
proche du travail d’un Ionesco qui se servait des techniques de la Méthode Assimil pour
forger ses dialogues et mettre en avant, dans son théâtre, l’idée que l’on est, dans un monde
absurde, seul face à soi-même sans possibilité de se manifester aux autres. Phébé utilise deux
types de phrases : ou des phrases-recompositions qui détruisent les dialogues auxquels elle
assiste, ou des phrases-chocs apprises par cœur et qui font s’étonner et s’assombrir les
personnages à qui elle s’adresse. Par exemple, quand la « Femme du soldat mort » conseille la
« Fille » en lui dévoilant ce qu’elle croit être la véritable idiosyncrasie masculine, à savoir
qu’un homme voit dans l’amour que lui donne la femme une preuve de sa valeur (preuve qui
renforce son égocentrisme), cette dernière rejette l’idée que son aînée se fait des rapports entre
243
Blut am Hals der Katze, 1971. Nous nous servons ici du texte français de Jean-François Poirier publié en
1980 aux éditions de l’Arche, collection « Scène ouverte ». Notons que Fassbinder avait pensé à intituler la
pièce : Marilyn Monroe chez les vampires.
244
La pièce de théâtre commence par ce message lancé par une voix : « Phébé Esprit-du-temps a été envoyée
d’une étoile inconnue sur la terre pour écrire un reportage sur la démocratie des humains ». Voir Preparadise
sorry now suivi de Du sang sur le cou du chat, 1980, L’Arche, Paris, p. 64. Pour l’édition allemande : “Phoebe
Zeitgeist ist von einem fremden Stern auf die Erde geschickt worden, um eine Reportage über die Demokratie
der Menschen zu schreiben”, Blut am Hals der Katze, p. 50, Verlag der Autoren, 1983.
78
les deux sexes : domine entre les deux personnages un profond désaccord. C’est alors
qu’intervenant, Phébé installe le trouble dans la discussion en mêlant et confondant plusieurs
bouts de phrases qu’elle a extirpés des paroles de la « Femme du soldat mort » comme de
celles de sa contradictrice : « UN HOMME SE PREND POUR QUELQUE CHOSE QUAND
IL FAIT LA CONQUETE D’UNE FILLE. TU TE SOUVIENDRAS DE MOI245 ». Par cette
immixtion pour le moins étrange dans la discussion, Phébé démolit les leçons que le
spectateur pourrait retenir de la confrontation théâtrale – on imagine d’ailleurs que chacune de
ses prises de parole est ponctuée par les rires de la salle – ; de plus, l’emploi des capitales
d’imprimerie insiste sur le caractère grossier, incongru, déplacé de ce qui est dit. A contrario,
par moments, Phébé bascule dans une violence verbale effrayante 246 : ainsi dit-elle au Gigolo,
à brûle-pourpoint, « TU ME DEGOUTES », ce qui provoque une réaction effarée du
personnage : « Moi… ça… pourquoi donc si brusquement ? ». La réponse que fait alors
Phébé est absolument absurde et dépourvue de logique : « L’INDULGENCE SE FAIT
SENTIR247 ». Cette comédie enlevée qui paraît légère, n’en est pas moins lourde de sens.
Fassbinder y remet en cause le langage, les discours philosophiques et, entourée des morts
qu’elle a mordus cruellement, Phébé termine la pièce par une allusion sans doute possible au
verbiage philosophique et au charabia des grands auteurs : « C’EST SEULEMENT PAR
L’ENTENDEMENT QUE LE POUVOIR DU CONCEPT PEUT ETRE EXPRIME ; ON LE
DISTINGUE, DANS CETTE MESURE, DU JUGEMENT ET DU POUVOIR DE
DEDUCTION COMME LA RAISON FORMELLE. MAIS IL EST SURTOUT OPPOSE A
LA RAISON ; MAIS DANS CETTE MESURE, IL NE SIGNIFIE PAS LA PUISSANCE DU
CONCEPT, ABSOLUMENT, MAIS CELLE DES CONCEPTS DEFINIS, L’IDEE ADMISE
QUE LE CONCEPT SERAIT QUELQUE CHOSE DE DEFINI ». Ici, c’est l’idée que le
langage définit et porte un sens qui est sérieusement ébranlée. Ayant recours à la rhétorique
syllogistique, qui renforce le pouvoir corrosif de cette critique du langage s’appuyant sur le
Du sang sur le cou du chat, op. cit., p. 92 et édition allemande (op.cit.) p. 86 : “EIN MANN GLAUBT WAS
VON SICH, WENN ER EIN MÄDCHEN EROBERT. DU WIRST DICH ERINNERN AN MICH”.
245
Violence verbale qui débouchera sur le final sanglant que l’on sait puisque Phébé “se transforme en un
vampire qui mord et donne la mort” (Prière d’insérer). Quand le langage ne sert plus à la communication, il
laisse place à la violence. C’est, pour partie, ce qui a mené le rationalisme à l’hitlérisme.
246
247
Edition française, p. 98. Edition allemande, p. 93 : “PHOEBE – DU EKELST MICH AN.
LIEBHABER – Ich… das… warum denn so plötzlich?
PHOEBE – NACHSICHT MACHT SICH BEMERKBAR”.
79
charabia de la philosophie moderne technicienne248, Phébé termine son propos comme suit :
« PAR CONSEQUENT, L’ENTENDEMENT NE DOIT ETRE DISTINGUE DE LA
RAISON QU’EN CECI QUE LE PREMIER N’EST QUE LE POUVOIR DU CONCEPT,
ABSOLUMENT249 ». S’ouvrant et se clôturant sur la figure de Phébé, la pièce n’a rien dit,
elle n’a que fait : ce faire est le fait du personnage principal qui est venu sur terre pour semer
la mort. L’absence du langage, c’est l’absence de pensée, donc le mal (Arendt 250). Fassbinder
met ici en difficulté le théâtre de l’Occident en s’en prenant à son langage et à la raison. Par
cela, il est proche d’Artaud.
c ) Ramon Griffero ou le retour à Meyerhold ?
Ramon Griffero a créé un grand concept scénique : celui de la « dramaturgie de
l’espace ». C’est autour de ce concept que son théâtre, de dramaturge comme de metteur en
scène, prend tout son sens. Pour être précis, il serait plus juste de dire qu’il a co-créé ce
concept avec son concubin, feu Herbert Jonckers, qui participa pendant longtemps à la
création des spectacles de Ramon Griffero. Disons les choses le plus abruptement qui soit : il
y a une obsession géométrique dans le théâtre de Ramon Griffero. Cette obsession
géométrique s’appuie sur une certitude qu’a le dramaturge : le monde entier se donne en
« rectangle », mon lit, mon cercueil, la ville dans laquelle je suis né et évolue. Nos perceptions
également le sont : le tableau que je regarde, la télévision, l’écran d’ordinateur qui me font
face et au théâtre, la scène. Pour Ramon Griffero donc, « il y a un format narratif universel qui
est le rectangle : format historique de la peinture, du cinéma, de la photographie, de la
télévision, des espaces scéniques, des salles de théâtre ». Et ce format rectangulaire est
Sur la question de la spécialisation de la philosophie comme intervenue à l’âge moderne, voir Pierre Haddot,
Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, Paris, 1995.
248
Edition française, p. 106. Edition allemande, pp. 102-103 : “DURCH DEN VERSTAND PFLEGT DAS
VERMÖGEN DER BEGRIFFE ÜBERHAUPT AUS GEDRÜCKT ZU WERDEN; ER WIRD INSOFERN
VON DER URTEILSKRAFT UND DEM VERMÖGEN DER SCHLÜSSE ALS DER FORMELLEN
VERNUNFT NUR SO ZU UNTERSCHIEDEN, DASS JENER NUR DAS VERMÖGEN DES BEGRIFFES
ÜBERHAUPT SEI”.
249
Voir La condition de l’homme moderne (The human condition), 1953, et notamment ce que la philosophe dit
d’Eichmann – penseur nazi de la « solution finale » –, homme normal, banal, méchant.
250
80
« prédéterminé par notre champ visuel, par notre perception comme espèce251 ». L’intéressant
dans ces remarques est que notre perception s’accommode de boîtes, nous entrons nousmêmes dans des boîtes, y enfermons nos regards, avec le risque d’y rester prisonniers. Il n’est
que de voir le décor d’A la dérive, monté par Ramon Griffero et Herbert Jonckers
(scénographe) en 1994 (voir ci-dessous), pour comprendre à quel point une double tentative
est à l’œuvre : une tentative de dérectangulariser la scène et un essai de réinscription dans la
lignée d’un Meyerhold.
Dérectangulariser la scène : le décor d’A la dérive met en superposition des rectangles
eux-mêmes englobés dans des rectangles
plus vastes – celui de la scène, puis de la
cité. L’immeuble dans lequel évoluent les
personnages est un espace cloisonné,
éclaté en mini-espaces, image d’un monde
où les gens s’entassent et où les mètres
carrés coûtent cher : un monde pauvre
pour un théâtre de critique de la séparation
sociale, de la ségrégation et de la mise à
bas du vivre-ensemble… Cette mise en
scène pourrait être comparée à mille mises
en scène de Meyerhold : prenons-en une,
celle du Cocu magnifique (1928 : voir photographie plus bas). Le décor futuriste y est avantgardiste, on voit quelque chose de nouveau sur la scène, une victoire de l’invention : des
escaliers verticaux, obliques, des passerelles, des échelles qui s’enjambent, des roues, des
moulinets, tout un tas de trouvailles qui combinent, à l’intérieur du rectangle scénique, les
éléments de la formule industrielle. Il existe sans doute déjà chez Meyerhold un désir de
renouveler les manières de voir, de changer les perceptions du spectateur, ce que cherche
également Ramon Griffero qui sait bien pourtant qu’ « un jour, [il] mourr[a] et ser[a] enterré
dans une bière rectangulaire ». Comme chez Sartre tout est dehors, dans l’ontologie que le
philosophe construit, chez Ramon Griffero tout est dedans car le dramaturge et metteur en
scène chilien considère, lui, l’homme comme enfermé dans une « cage ontologique ». Nous
251
Voir article : http://cientodiez.cl/revistas/vol03/rectangulo.html.
81
sommes
déjà
dans
Heidegger.
D’ailleurs,
Ramon
Griffero
ne
cache
pas
ses
références puisqu’il replace le concept de « dramaturgie de l’espace » dans une longue
filiation : « Dans la construction de ce concept on trouve les visions narratives de l’espace
élaborées par le scénographe Herbert Jonckers ; le commencement d’une réflexion inachevée
d’Oscar Schlemmer qui, dans sa volonté de réélaborer un art scénique différent reprend
comme élément premier les lignes et formes de l’espace scénique ; les concepts de
philosophies de l’espace de Heidegger ; la théorie cinématographique de Eisenstein sur le
montage ; l’imaginaire de Meyerhold, une vision et un regard personnels sur comment se
construisent les espaces publics et comment ceux-ci reflètent la civilisation et le pouvoir ; la
composition photographique des romans-photos et bandes-dessinées dans leur narration ; et
l’évolution de la plastique à l’intérieur de son format spatial252 ». A partir de ces influences
mêlées, Ramon Griffero s’exprime avec son langage à lui sur un monde à partir duquel il a pu
se forger une vision personnelle autant qu’informée. Toutefois il est à noter que l’on passe, de
Meyerhold à Ramon Griffero, de l’espoir d’un monde libéré par l’invention de la prison
géométrique du rectangle à un monde sur-cloisonné qui dit l’impossibilité d’en sortir253.
252
Ibid. « En la construcción de este concepto [de dramaturgia del espacio] están las visiones narrativas del
espacio elaboradas por el escenógrafo Herbert Jonckers; el inicio de una reflexión inconclusa de Oscar
Schlemmer, que en su deseo de reelaborar otro arte escénico retoma como elemento primario las líneas y formas
del espacio escénico; los conceptos de filosofía del espacio de Heidegger; la teoría del cine de Eisenstein sobre el
montaje; el imaginario de Meyerhold, una visión o mirada personal de cómo se construyen los espacios públicos
y como estos reflejan civilización y poder; la composición fotográfica de las fotonovelas y comics en su
narración; y la evolución de la plástica al interior de su formato espacial”; “Entro a mi dormitorio rectangular,
me acuesto en mi cama rectangular, y algún día moriré y seré enterrado en ataúd rectangular”.
253
Sauf à créer cette nouvelle sociabilité à la construction de laquelle Ramon Griffero travaille.
82
Il y a, néanmoins, un désir fort chez Ramon Griffero de poursuivre les investigations
meyerholdiennes : ceci est indéniable. Dans l’imbrication des espaces les uns dans les autres,
la superposition d’espaces-prisons, nous pouvons voir le chevauchement comme un élément
esthétique dominant. Ramon Griffero fait s’imbriquer les arts-rectangulaires que sont le
théâtre, le cinéma, la danse, la peinture pour carnavaliser la scène – ce qu’entreprenait déjà
Meyerhold. C’est la thèse d’Alfonso de Toro, thèse qui aboutit à une double idée : ce théâtre
porte un discours universel et il le fait par des méthodes qui sont celles de la postmodernité. Je
pense pourtant qu’avant ces conclusions, il y a une autre étape à aborder. La carnavalisation
de la scène produit autre chose. Tout d’abord, cette carnavalisation est évidente, elle est
présente à plusieurs niveaux : au niveau des duplications sur la scène et dans le jeu des corps.
Au niveau des duplications d’abord, comme nous l’avons vu dans Cinema-utoppia, le
spectateur est dupliqué, la scène théâtrale elle-même l’est, ainsi que celle où est en train de se
tourner le film Utoppia ; la duplication est encore celle de l’espace et du temps, on peut même
parler d’éclatement spatio-temporel avec le rôle des souvenirs, du passé, de l’apparition des
morts, du rêve. Dans Histoires d’un hangar abandonné, « se trouve l’espace du hangar qui est
un espace double, d’une part c’est le lieu où le public voit le spectacle et d’autre part c’est le
lieu où se déroule le texte spectaculaire254 ». Et nous arrivons à un second niveau celui du
Alfonso de Toro, op. cit., p. 122 : “En Historias de un galpón abandonado, está el espacio del galpón que es
espacio doble, por una parte es el lugar donde el publico ve este espectáculo y por otra parte es el espacio donde
se desenvuelve el texto espectacular”.
254
83
carnaval représenté lui-même sur la scène dans la pièce Histoires d’un hangar abandonné :
« Là même se produit le « Carnaval » réalisé par les acteurs qui se transforment en acteurs de
second degré, en figures de Carnaval255 ». Donc, le carnaval est duplications et réalité sur la
scène grifferienne. Il est enfin jeu des corps, puisque le théâtre de Ramon Griffero est un
« théâtre gestuel et kinésique » avec l’intervention de « mouvements, danse, mimique,
etc.256 ». Ce qui nous intéresse, c’est de voir ce que produit cette carnavalisation. Dans
l’article qu’il a écrit sur Meyerhold et Maïakovski, Ramon Griffero est revenu sur le sens de
la carnavalisation de la scène chez Meyerhold, voyant dans ce geste théâtral-là une
transformation « de la notion de théâtralité » mais pas seulement : il voit aussi dans ce geste
théâtral, dans ce « théâtre fête » l’ambition de « construction du futur257 » impulsée par le
contructivisme et le futurisme. Mais immédiatement, Ramon Griffero rappelle le suicide de
Maïakovski qui détourne Meyerhold du carnaval et le conduit à tenter un revirement vers la
tragédie dans les années 1930 : « Meyerhold est obligé [par Staline] de se déclarer ennemi de
la Révolution ». Ramon Griffero continue ainsi : « [… alors] le monde Occidental se sentait
grand et puissant, Hitler – Mussolini et Franco dominaient l’Europe ». Enfin, le dramaturge
conclut amèrement : « Si nous-mêmes n’avons pas pu à un certain moment de notre histoire
sauver quelques-uns des nôtres, le peuple russe non plus n’est pas parvenu à sauver
Meyerhold et Maïakovski258 ». Le mot de la fin de Ramon Griffero ne tend pas vers le
pessimisme mais il indique une réorientation du Carnaval. La carnavalisation sur la scène de
Ramon Griffero prend le pas sur tout le reste : le Carnaval devient fou. A l’image de
l’Histoire, le théâtre s’enraye et ses dynamiques deviennent incontrôlables comme c’est le cas
dans la pièce Histoires d’un hangar abandonné dans laquelle le Carnaval se paie de
Ibid., “Alli mismo se produce el “Carnaval” realizado por los actores que se transforman en espectadores de
segundo grado”.
255
Idem., p. 127 : “El teatro de Griffero es […] un teatro gestual o kinésico en cuanto la acción corporal
(movimientos, baile, mímica, etc.) ocupa un lugar central”.
256
Voir l’article de Ramon Griffero publié ici : http://www.griffero.cl/ensayo.htm.
“En el horizonte surge un
sol en medio de las ruinas y las maquinas y se produce el teatro fiesta – el carnaval revolucionario. Los aviones –
los trenes – las herramientas vienen al encuentro del hombre y en coro piden ser utilizadas para la construcción
del futuro”; “En la búsqueda de un teatro político y de agitación Maiakovski y Meyerhold transforman la noción
de la teatralidad”.
257
Idem. “Meyerhold es obligado a declararse enemigo de la Revolución. Abrumado acude al fiscal del pueblo y
se desdice: El mundo Occidental se sentía grande y poderoso, Hitler – Mussolini y Franco dominaban Europa.
258
Si nosotros no pudimos en un instante de nuestra historia salvar a alguno de los nuestros, el pueblo ruso tampoco
pudo salvar a Meyerhold y Maiakovski”.
84
violences : ainsi, la scène du grand dîner au moment de laquelle don Carlos saisi d’un accès
de folie tue Victor et Camilo ouvrant la voie à la lecture par Carmen d’un poème de « Viveka
Castelblanco » qui scande l’éloge et les grâces du retour : « Je reviendrai vers le retour […] /
Je reviendrai vers la région des algues rompues et des mystères d’autres temps259 ». Déjà, le
Carnaval amène à une rêverie tournée non plus vers le futur mais vers le passé ; pourtant, la
dynamique est bel et bien enrayée qui rend le retour impossible et qui nous dirige vers la
destruction du hangar et ce mot de la fin (« Epilogue ») prononcé par Le Vieux, personnage
qui n’a plus rien à quoi se raccrocher : « Où est ma maison260 ? ». Le cauchemar a triomphé et
l’Histoire a perdu son cap.
Ainsi, chez Ramon Griffero, le Théâtre Fin de Siècle s’exprime en brisant les
illusions : pas de sortie possible de la prison du rectangle, pas de sortie possible de la prison
de la scène, pas de sortie possible d’une Histoire devenue cauchemardesque.
d ) Meyerhold-Griffero : deux esthétiques grotesques.
En carnavalisant la scène, Ramon Griffero a fait un pas vers Meyerhold ; pourtant, rien
ne sort du Carnaval qui devient un événement fou, emportant le monde, une transgression
incontrôlable qui gagne tout et pervertit le sens du Carnaval tel qu’on le trouvait développé
chez Meyerhold. Plus que le Carnaval, le point de contact entre Meyerhold et Ramon Griffero
se fait sur le choix esthétique du grotesque : nous avons alors à déterminer ce qui change dans
la « production » de ces deux grotesques et à déterminer où se perd « l’efficacité » de ce
mécanisme théâtral ou à quel point et comment cette efficacité se trouve déplacée. Pour cela,
il faut remonter à Victor Hugo qui est, sans doute possible, la source commune des deux
artistes. Dans sa « Préface » à Cromwell, Victor Hugo fait l’éloge du grotesque dont les
auteurs se sont servis de façon insuffisante jusqu’à lui et qu’il aimerait prendre pour principe
d’une esthétique nouvelle. A l’origine de ce travail de renouvellement engagé par Victor
Historias de un galpon abandonado: http://www.griffero.cl/obra4.htm, p. 34. “Volveré hacia el retorno cisne
ahogado en la sombra bochornosa de un crepúsculo sin plumas. / Volveré hacia la comarca de algas rotas y
misterios de otros tiempos, mordiendo astros ciegos, erigiendo barricadas al llanto sobre muletas de cometa
ebrios”.
259
260
Idem., p. 41. “Hermindaa, donde esta mi casa?”
85
Hugo il y a l’idée que « le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la
poésie261 » ; en ce sens, le christianisme qui « amène la poésie à la vérité262 » va aussi
conduire la poésie à la « vérité » contre la suprématie de la « beauté » et changer le
« représentable ». Pour parvenir à une représentation empreinte de vérité, le dramaturge aura
alors à montrer le laid comme le beau, les lumières comme l’obscurité, l’humanité dans sa
double face. Victor Hugo le dit mieux que nous :
« [La muse moderne] se mettra à faire comme la nature, à
mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre
à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le
corps à l’âme, la bête à l’esprit263 ».
Le grotesque, selon Hugo, a à libérer la scène ou plutôt le dramaturge doit le faire et le peut à
l’aide du grotesque. Constatant en son temps qu’ « il y a […] l’ancien régime littéraire comme
l’ancien régime politique264 », Hugo a donc participé à relancer la littérature en congédiant le
« classicisme » au profit du « romantisme ».
Toutefois, la ligne de cohésion entre Hugo et Meyerhold puis entre Meyerhold et
Ramon Griffero se perpétue sur la question du langage. Regardons ce qu’en dit Hugo :
« La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la
langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de
Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre
langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale.
Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les
mots propres à ces idées265. »
261
Le terme de poésie est employé ici dans son sens plein : poiésis, création.
262
Voir le Théâtre complet I de Victor Hugo, p. 416, 1963. La « Préface » de Cromwell est publiée en 1830.
263
Ibid.
264
Idem., p. 451.
265
Idem., p. 443.
86
Quand nous avons demandé à Ramon Griffero ce qui le rapprochait de Meyerhold il a
répondu que c’était la volonté de « chercher d’autres langages pour raconter le monde que
[l’on] vit ». Puis il a ajouté que l’intéressaient les thèmes universels, comme la mort ou la
guerre, qui doivent « redevenir nouveaux » par l’invention d’une nouvelle manière de les dire,
de les dévoiler, de les montrer. Par l’invention d’un nouveau langage et la revendication d’une
esthétique grotesque, Meyerhold et Ramon Griffero, à la suite de Hugo, ont voulu renouveler
l’art dramatique. Deux exemples concrets nous permettront de mieux comprendre le
« comment » de ce renouvellement. Considérons d’abord Le Révizor266 de Gogol, mis en
scène par Meyerhold en 1926.
Cette pièce a une double ambition qui peut paraître contradictoire : d’un côté, elle veut
créer de l’écart par le grotesque en réunissant des images contraires ou des asymétries censées
inquiéter le spectateur, le mettre mal à l’aise ; d’un autre côté, elle cherche un équilibre
plastique. La dissonance et l’unité, la dissonance dans l’unité : voilà ce à quoi voulait aboutir
Meyerhold. Pour cela, il manifeste une double fidélité à Gogol en recomposant une unité en
« épisodes » et non en « scènes » afin de retrouver « la technique de l’écriture » de l’auteur, et
en intégrant un contraste choquant entre le faste du décor et l’allure des personnages qui
forment plus un « bétail » qu’une société d’élégants – là aussi Meyerhold est fidèle à Gogol
qui voyait dans le rythme (accélérations, dissonances, revirements brusques) mais aussi et
surtout dans le contraste, des instruments aptes à casser la monotonie267. Le grotesque se fait
par production d’ « écarts » et a pour fonction d’étonner le spectateur, de le sortir de sa
position d’observateur passif autant que de faire advenir sur scène une métamorphose. Frotter
deux éléments contradictoires pour en faire naître un troisième ou une synthèse des deux : le
grotesque est alchimie. Pour prendre un exemple, arrêtons-nous sur l’intéressant personnage
de Khlestakov (joué par Eraste Garine) : « caméléon aux multiples visages268 », ce personnage
a une « fonction carnavalisante269 ». Loin d’être « un menteur ordinaire », un « plaisantin […]
sans aucune physionomie270 », Khlestakov est « terriblement plein de vitalité » et c’est dans
Pièce principale de Gogol, écrite en 1836, qui épingle la corruption de l’Etat bureaucratique à travers la
fiction de l’arrivée dans une petite ville russe du « Révizor », inspecteur envoyé par le pouvoir.
266
267
Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, op.cit., p. 277 pour la redistribution des actes et scènes en parties et
épisodes et pp. 282-283 pour la vision gogolienne de l’énergie et du rythme.
268
Idem., p. 317.
269
Idem., p. 315.
270
Ibid.
87
cette dynamique vitaliste que Meyerhold le développe. C’est un personnage doté d’un
potentiel de métamorphose fort et donc un élément important du dispositif grotesque de la
pièce ; quand, à l’épisode 3, la « plastique [de Khlestakov] change », il devient « sous les
yeux du Gouverneur et du public […] le Pouvoir271 ». La métamorphose est aussi une
synthèse rythmique. Dans l’épisode intitulé « Les pots-de-vin », Khlestakov apparaît comme
l’automate d’une bureaucratie corrompue : de multiples portes s’ouvrent par lesquelles le
Révizor vient récolter l’argent, argent qu’il « ramasse […] sur un rythme si rapide et
mécanique que, coincé un moment entre deux battants ouverts, il n’essaie même pas de se
libérer et attend, figé, qu’on le délivre pour terminer sa marche272 ». Cet épisode, « métaphore
de la bureaucratie corrompue273 », inscrit la critique politique de la pièce dans le rythme,
puisqu’ici l’impression de corruption et de rapacité est rendue par la vitesse de saisie de
l’argent. Mais cette critique politique est inscrite également dans l’espace par Meyerhold qui
la double même d’une critique sociale. En effet, la critique politique se matérialise sur le
proscenium où le metteur en scène insiste sur « le thème de l’Empire russe, du pouvoir, de la
bureaucratie et souligne la dégradation de la machine de l’Etat » tandis que la critique sociale
prend forme sur les « praticables mobiles » sur lesquels sont exhibés « le chaos, le
délabrement de la société (haine, ragots) et de la famille (dépravation, hypocrisie de la femme
et de la fille
du Gouverneur) […] une morale égoïste274 ». Par conséquent, si nous
récapitulons, il nous est possible de formuler une première conclusion quant à ce spectacle :
Meyerhold, en inventant une nouvelle organisation par « épisodes » et en jouant de l’écart et
du contraste à l’aide de l’outil grotesque, rend fidèlement l’esprit du texte gogolien. Le
grotesque impulse, par la métamorphose, une critique forte, dédoublée (sur la scène –
proscenium / praticables mobiles – et dans la totalité du spectacle puisqu’elle s’affirme tant
rythmiquement que spatialement), à la fois politique et sociale.
Une seconde conclusion s’ouvre alors à nous : elle concerne le langage meyerholdien.
Théâtral, cinématographique et pictural, ce langage se construit par collages et influences
multiples ; c’est par son caractère composé qu’il apparaît comme original et c’est parce qu’il
est propre à Meyerhold qu’il peut être encore mieux fidèle à celui de Gogol. Ce langage est
271
Idem., p. 317.
272
Idem., p. 327.
273
Ibid.
274
Idem., p. 291.
88
théâtral comme nous l’avons décelé avec le grotesque, la critique politique et sociale, la
construction des personnages, mais aussi pictural car, comme le relève Béatrice Picon-Vallin,
Meyerhold instaure un « cadre plastique » à partir de la superposition de « trois prismes : la
peinture du XIX° siècle, l’enchantement nostalgique et stylisé du Monde de l’art, et le regard
moderne, technicien et politisé275 ». Ce mélange de théâtral et de pictural achève de trouver sa
couleur avec le renvoi au « cinématographique ». Le grotesque qui est production d’écarts,
confrontation d’images contraires qui débouchent sur une « métamorphose », ce grotesque-là
ne trouve son vrai sens que dans la mesure où il est accompagné d’une mobilité qui
authentifie visuellement et physiquement l’instabilité substantielle (comme elle est inscrite
dans le rythme ou la caractérisation des personnages) : le jeu cinématographique dans Le
Révizor a pour objectif de ne pas laisser le spectateur en paix, de mobiliser son attention
perpétuellement par une « alternance d’angles de vue : d’en bas, de face, de biais276 ». Le
cinéma est dans l’enchaînement de séquences, il est aussi dans le choix de personnages qui
ont des « gueules » marquantes comme dans le cinéma américain et peuvent par-là même
contribuer à la mise en place d’une « galerie de monstres » – à laquelle Meyerhold appelle de
ses vœux le 12 novembre 1925277.
Ainsi, avec Le Révizor, Meyerhold inscrit le grotesque dans un langage composé,
complexe et original, un langage qu’il aura mis trente ans à élaborer, de spectacles en
spectacles ; il donne aussi au grotesque une force polémique particulière, force polémique qui
garantit une continuité de ce théâtre comme théâtre politique et avant-gardiste : il est toujours
question d’amener le spectateur à changer ses perceptions et de le pousser à la remise en
cause d’une société opportuniste, dissolvante, et d’un pouvoir nocif, calculateur et corrompu.
Ce grotesque-là, duquel s’inspire sans aucun doute Ramon Griffero, il est envisageable
d’en évaluer les évolutions jusqu’à aujourd’hui. Le sens du grotesque meyerholdien reste lié à
une Histoire qu’il est possible de relancer ; est-ce toujours le cas chez Griffero ? Alors que
dans Le Révizor, la critique politique et sociale est le point d’aboutissement de tout le travail
esthétique, chez Ramon Griffero, le spectateur est projeté d’un plan l’autre, d’une histoire
l’autre, sans jamais trop comprendre ce que signifient les recompositions successives, les
explosions à l’intérieur de la scène de micro-scènes qui ouvrent elles-mêmes sur un vide
275
Idem., p. 293.
276
Idem., p. 301.
277
Idem., p. 311.
89
cosmique ou sur un autre théâtre278. Prenons d’emblée un exemple : écrite et mise en scène en
2007 par Ramon Griffero, la pièce Fin de l’éclipse utilise un grotesque qui présente des
solutions éclatées (qui n’apparaissent pas toujours d’ailleurs) à des problèmes multiples et
dispersés : le monde n’est plus unifié. Pour être concret, nous allons nous appliquer à
décortiquer un passage assez étendu pour voir comment le spectateur passe du rire à
l’angoisse, projeté d’un coup dans deux réalités totalement différentes. Nous pouvons
considérer trois séquences : « L’œuvre 1 », « L’éclipse » et « L’œuvre 2 ». Ces séquences
mettent en avant ceci que la pièce, en se déroulant, se dédouble. Nous sommes balancés sans
cesse d’une scène de « théâtre dans le théâtre » à une scène qui déroule l’histoire de la pièce :
c’est-à-dire que deux groupes de personnages se partagent les tréteaux chacun à leur tour, il y
a d’un côté ceux qui jouent la fiction théâtrale et en font partie, et, de l’autre côté, des
« acteurs » qui répètent en vue de la création d’un spectacle théâtral. Et les seconds préparent
un spectacle qui aborde à peu près les mêmes thématiques auxquelles sont confrontés les
premiers, ce qui constitue une parodie de leur destin. Autrement dit, le grotesque ici est dans
la superposition de ce que Griffero appelle des « vérités scéniques » nécessairement
différentes car appartenant à des « plans narratifs » différents279. La séquence intitulée
« L’œuvre 1 » est la troisième de la pièce et fait apparaître le groupe des « acteurs » qui
commentent le jeu des personnages de la fiction tel qu’il s’est déroulé juste avant sous les
yeux des spectateurs ; pour prendre un exemple, dès l’entame de la séquence, l’Actrice 1
demande à l’Actrice 2 qu’elle lui explicite le sens scénique de ce qui vient d’être interprété
pour pouvoir perfectionner son jeu :
ACTRIZ 1: El se baja del barco, camina por el muelle ¿Y
como sé que es él?”
ACTRIZ 2: Una golondrina se posa en tu ventana
D’ailleurs, la définition que Ramon Griffero donne du “grotesque” va dans ce sens : “En el grotesco es
esencial la constante tendencia del artista a transportar el espectador desde un plano apenas aprendido a otro
plano absolutamente inesperado, para él. El grotesco es trágico, es cómico, es gesto, es movimiento, es ritmo”.
« Dans le grotesque la tendance constante qu’a l’artiste à transporter le spectateur d’un plan à peine entériné à un
autre absolument inattendu pour lui est essentielle ».
278
Revue Teatro Apuntes, numéro 129, op. cit., p. 35. “Este es un laberinto de ficciones donde tratamos de
construir las diversas verdades escénicas.
279
La idea de una estructura de laberinto sin centro, de cambios de planos narrativos y de personajes que se
transmutan, se entrelaza a partir de la muerte y del sueño de la escena”.
90
ACTRIZ 1: Entonces, soy como San Francisco, las aves me
hablan. Prip, prip, ahi viene, prip, es él.
ACTRIZ 2: Son metáforas, además en esta escena aun no llega.
Le estas escribiendo una carta280.
Tout au long de la séquence de « L’œuvre 1 » qui débute avec ce dialogue, nous voyons un
jeu parodique des scènes tragiques qui accompagnent le retour au foyer des guerriers ayant
combattu pour la patrie ; la scène est alors divisée en trois : côté cour, un espace obscur où
deux personnages (« Celui-ci » et « Lui »), genres de metteurs en scène (ou figures d’auteur),
commentent ce qui va se construisant au centre sur une mini-scène surélevée où se joue la
fiction de « théâtre dans le théâtre ». Enfin, un troisième espace s’ouvre sur le « proscenium »,
où nous voyons la préparation des deux actrices. « L’œuvre 1 » et « L’œuvre 2 » sont saturées
de références à un théâtre archaïque (décor en carton-pâte pompeux, vêtements richement
parés, gestes gigantesques d’éloquence) qui arrachent les rires du public. Tout est parodique,
c’est un théâtre qui se moque de lui-même, qui rit de ce qu’il représente. Toutefois, les deux
séquences sont séparées par l’intervention de l’éclipse qui prend tout le monde de cours et qui
impose une première inquiétude, un premier arrêt des rires en tout cas. Puis les répétitions du
spectacle, c’est-à-dire le « théâtre dans le théâtre », reprennent avec « L’œuvre 2 » qui fait
réintervenir les rires avec des paroles dites par l’Actrice 1 sur un ton pédant et superficiel qui
fait éclater toute la salle de rire : « Bon, reprenons. J’étais super concentrée281. » Les rires
reprennent donc mais pour quelques minutes, dans la mesure où, juste après, le personnage de
« Lui » (qui revient de la guerre – dans la fiction qui se joue sur la mini-scène surélevée)
s’exclame avec force sur la réalité qu’il a connue et qui relativise les plaintes bourgeoises de
l’ « Actrice 2 » : « Je viens d’un pays, Madame, où personne n’a entendu vos supplications
[…], je viens d’un pays où l’amour en est toujours à espérer un bonheur tronqué […], où mes
Idem., p. 38. « ACTRICE 1 : Lui descend du bateau, marche le long du quai. Et comment sais-je que c’est
lui ?
280
ACTRICE 2 : Une hirondelle se pose sur ta fenêtre.
ACTRICE 1 : Donc, je suis comme San Francisco, les oiseaux me parlent. Cui, cui, il vient par là, cui, c’est lui.
ACTRICE 2 : Ce sont des métaphores, en plus dans cette scène il n’arrive pas encore. Tu es en train de lui écrire
une lettre”.
281
Idem., p. 39. « ACTRIZ 1: Ya, sigamos. Estaba super concentrada ».
91
compatriotes voulaient à tous prix éteindre l’univers ». Et il termine avec cette phrase aux
échos si puissants pour le public chilien et qui plonge la salle dans un silence profond :
« Madame, ma punition est d’avoir à vivre dans ce pays ». A quoi l’ « Actrice 2 » lui répond
de « tire[r] sur le ciel » pour se calmer et nourrir sa rage vindicative282. Ce que le personnage
fait, assassinant Dieu. Cet assassinat de Dieu symbolique légitime le bouleversement de
l’ensemble de la scène qui se recompose immédiatement : nous sommes alors projetés
violemment face à deux « Marines » américains, en Irak, sortes de Schwarzenegger
impitoyables qui font froid dans le dos, hommes à la voix et aux attitudes bestiales. Ainsi, le
grotesque de Ramon Griffero se situe à un double niveau : il met la pièce en porte-à-faux en
ce qu’il la dédouble et fait rire le public d’elle dans un mouvement parodique ; mais de
soudains retours vers le monde de la violence rejettent le spectateur vers la dureté du réel et
ménagent ainsi d’importants contrastes. Le spectateur est balloté entre l’angoisse et le rire et
la pièce n’apporte aucune solution : elle se construit en renvoyant à une multiplicité de
situations problématiques qu’unifie seule la mondialisation, elle renvoie à un « labyrinthe
sans centre » à l’intérieur duquel « une suite de réveils, de fictions, de rêveries qui se répètent,
[…] permettent les changements de plan et la continuité des personnages dans des
temporalités différentes283 ». Le discours de Ramon Griffero, ou plutôt sa mise en scène, vise
à ne pas laisser le spectateur tranquille, en lui montrant que l’Histoire est une quête vers un
« bonheur tronqué » et donc s’arrête. Il n’y a pas de progrès possible vers le bonheur : cette
formule-là est « tronqué[e] ». C’est pourquoi par exemple la dernière phrase d’Histoires d’un
hangar abandonné, dite par un personnage qui a le visage contorsionné par un rire qui se mêle
à ses larmes, ne peut sonner qu’étrangement et propulser le spectateur dans la crainte de
l’avenir : « Je suis heureuse ». Le bonheur n’est possible que dans l’acceptation de la
souffrance car nous devons faire le deuil de l’Histoire comme avancée vers le progrès284.
Par conséquent, le grotesque meyerholdien est foncièrement différent du grotesque
grifferien car, les deux expressions théâtrales de nos auteurs appartiennent à deux époques
distinctes, à deux réalités géopolitiques différentes, parce qu’aussi entre Meyerhold et Ramon
Idem., p. 40. « EL: Vengo de un país, Señora, donde nadie escucho vuestras suplicas […]. Vengo de un país
donde el amor quedo esperando una felicidad truncada. Vengo de un país donde mis compatriotas no dudaron en
apagar el universo. […]
282
ACTRIZ 2: Os compadezco, Señor, disparad al cielo y herid a Dios, para calmar vuestra tristeza”.
283
Idem., p. 35.
284
Comme évoqué lors de notre passage sur le Carnaval grifférien.
92
Griffero ont eu lieu la Seconde Guerre mondiale, la Guerre Froide, la Dictature Militaire au
Chili. Rejetés dans l’inconfort et livrés par les jeux de scène contradictoires à l’inquiétude, les
spectateurs qui sont confrontés au grotesque ont, ou à relancer l’Histoire en impulsant le
mouvement vers une société socialiste plus juste et non corrompue, vers l’internationalisme
(Meyerhold), ou à accepter l’idée que l’Histoire est bloquée, qu’elle n’avance plus vers le
progrès et que le bonheur y est impossible (Ramon Griffero).
C ) Postmodernité contre modernité.
Loin d’être papillonnants, dans la rue, d’attendre que l’urgence leur donne une
inspiration créatrice, Meyerhold, Fassbinder et Ramon Griffero ont énormément travaillé (sur
eux-mêmes, sur le monde, la tradition théâtrale, artistique, cinématographique), ils ont taillé
une à une, et à mains nues, les pierres nécessaires à l’édification de leur temple théâtral
personnel : Meyerhold autour d’une forme en mouvement aboutissant au sommet du
grotesque puis s’ouvrant, Fassbinder par la création d’un théâtre dénonciateur des effets
pervers de la civilisation de la raison et de son langage et Ramon Griffero en prolongeant le
grotesque de Meyerhold dans les conditions d’une histoire bloquée. Nous allons identifier
maintenant à quel point Meyerhold, isolé de nos deux autres auteurs, se trouve dans une
période historique congédiée par la postmodernité à laquelle nous mènent, en Allemagne,
Fassbinder et le théâtre « post-brechtien » (Barthes) et au Chili, Ramon Griffero et le Théâtre
Fin de Siècle.
a ) Fassbinder-Griffero : « déconstruction » et « postmodernité ». Deux œuvres de
démolition.
Auguste Comte, dans le prolongement de Descartes, créait, avec le positivisme une
philosophie fondée sur les lois d’un progrès humain. Mais quand l’histoire a avalé le progrès
et l’a réduit à néant, la modernité comme expansion infinie s’écroule. C’est ce qui sépare
Meyerhold des auteurs avant-gardistes de l’après Seconde Guerre mondiale. La postmodernité
proclame la fin de l’Histoire et repense, au théâtre, les structures dramatiques.
93
Fassbinder, en détruisant le discours philosophique occidental hérité de la modernité,
est postmoderne. Chez lui aussi, l’histoire est terminée. Elle n’avance plus vers le progrès
humain. Fassbinder opère un virage post-brechtien. Sa plus grande œuvre théâtrale (il arrête
dans la première moitié des années 1970) aura sans doute été la suivante : la destruction du
mythe-68. Pour mener à bien cette destruction, Fassbinder aura savamment mis en place un
théâtre athée et blasphématoire, en même temps qu’un théâtre de la dénonciation de la
formule de la « cruauté ». Une fois de plus, à travers ces deux points, nous allons mettre en
évidence l’absolu anticonformisme de Fassbinder. Dans
un premier
temps,
Fassbinder
discrédite la religion et l’utilise. Il la discrédite notamment dans sa pièce Preparadise Sorry
now dans laquelle elle est associée au sado-masochisme. Commençons par citer Fassbinder
qui exhibe la structure de son œuvre, structure qui nous éclaire sur le déroulement du jeu :
Das Stück gliedert sich in vier Materialgruppen:
15 contres: Szenen um das faschistoide Grundverhalten im
Alltag, in denen jeweils zwei Personen gemeinsam gegen eine
dritte agieren
6 Erzählungen über das Mörderpaar Ian Brady und Myra
Hinley
9 pas de deux: fiktive Dialoge zwischen dem Mörderpaar
9 liturgiques: Texterinnerungen an liturgische und kultische
Kannibalismen285.
« Par des citations de textes liturgiques », Fassbinder s’attaque à la religion catholique et en
particulier à « ceux qui vivent dans le pré-paradis, où les frustrations et le comportement
285
Idem., p. 38. Edition française : p. 8 : « La pièce se compose de quatre groupes de matériaux :
15 contres : scènes relatives au comportement fascistoïde fondamental dans la vie quotidienne en chacune
desquelles deux personnes agissent contre une troisième,
6 récits concernant le couple criminel Ian Brady et Myra Hinley,
9 pas de deux : dialogues fictifs du couple criminel,
9 liturgiques : rappels textuels du culte et de la liturgie du cannibalisme ».
94
fascisant (Fassbinder) autant que la souffrance des victimes sont légitimés par
[l’]institution286 ». Dans cette œuvre, nous pouvons lire des textes à caractère religieux qui
révèlent à quel point la religion y est assimilée au cannibalisme officialisé :
Legt den alten Menschen ab und ziehet an den neuen
Menschen. Seid ein wohlgefälliges Opfer eurem Herrn nicht
durch das Blut Christi gereinigt. Eßt sein Fleisch und trinkt
sein Blut und ihr werdet leben in Ewigkeit 287.
Cette religion, qui n’est rien d’autre que le cannibalisme institutionnalisé, et la marque des
sociétés les plus arriérées (car civilisées), il est possible de l’instrumentaliser à des fins de
détournement. Dans Liberté à Brême, l’héroïsme de Geesche est justement dans ce
détournement qu’elle opère en se servant des croyances traditionnelles pour légitimer ses
assassinats et la manière avec laquelle elle participe à mettre ce monde des valeurs mortes à
l’agonie. Après avoir tué de nombreuses personnes de son entourage, Geesche chante une
chanson religieuse devant son crucifix : « seulement, ici, la religion n’apparaît plus comme
une des sources du sadisme et du masochisme quotidiens en général, mais Geesche la tourne
contre son entourage social288 ». Geesche ne fait que déplacer le cannibalisme du symbolique
à l’effectif. Elle assassine et nourrit sa liberté de ses crimes, en offrant à ses victimes, au
passage, la libération. Le travail de Fassbinder vise donc à prendre délibérément au pied de la
lettre les textes liturgiques, attaquant la religion frontalement dans ce qu’elle a de barbare et
d’inhumain. Par conséquent, pour Geesche, « la conviction que l’au-delà est le règne de la
liberté lui facilite la tentative de se libérer dans ce monde en tuant son mari, ses amis289 ».
286
Les larmes amères de Petra von Kant, sous la direction d’Anne Laurent. Maison de la culture d’Amiens, p. 4.
287
Preparadise Sorry Now, Frankfurt am Main, p. 91. Edition française (traduction Maurice Regnaut), p. 54 :
Dépouillez le vieil homme et revêtez l’homme nouveau. Soyez l’offrande sacrifiée à votre Seigneur, purifiée non
par le sang des boucs et des taureaux mais par celui du Christ. Mangez sa chair et buvez son sang et vous vivrez
éternellement.
288
Ibid.
289
Ibid.
95
Dans un second temps, si nous revenons à Preparadise sorry now, nous remarquons
que c’est une pièce d’éloge du libertinage et de la libération des corps, des mœurs, des
pulsions : en apparence du moins. En effet, le fil d’Ariane de l’œuvre est constitué par
l’histoire de Ian Brady et de Myra Hindley qui assassinent sauvagement, qui violent, qui
sèment leur fureur dans le monde de l’innocence pour le simple plaisir du mal et la délectation
macabre. La pièce s’ouvre sur une séquence narrative intitulée « Ian Brady I » et se clôt sur
une autre intitulée « Ian Brady VI290 ». Dans la première séquence narrative, nous apprenons
que des camarades d’école enlèvent violemment sa culotte à Ian Brady qui naît au mal et à la
transgression ; dans l’ultime passage du texte, le personnage passe du réel au symbolique (le
mouvement contraire de celui par lequel Fassbinder arrache les textes liturgiques à leur valeur
symbolique pour en faire des textes qui valorisent réellement le cannibalisme), de la violence
des actes à la violence des mots :
Richtung bekommt das Leben wieder, als sich Ian mehr aus
Versehen ein Buch kauft, das ihn beruhigt und fasziniert.
Justine oder die Mißgeschicke der Tugend von Marquis de
Sade291.
Preparadise sorry now est une pièce qui ne fait pas la distinction entre les sphères du symbole
et du réel. Même en puissance, un crime reste un crime et l’homme est criminel. Par ailleurs,
par son titre, ce texte prend le contrepied du Paradise now donné par le Living Theatre en
1968 – pièce hautement subversive où le paradis était associé au mal, à la jouissance de
l’instant, à la libération des instincts, aux ébats collectifs. Pour Fassbinder, ce paradis est
autant ridicule et inexistant que celui promis par les religions. C’est une imposture qui n’a
pour effet que de détourner le théâtre de sa véritable tâche qui est de détruire la société
bourgeoise. En ce sens, Fassbinder reste anti-conformiste jusqu’au bout : oui à un théâtre
Nous laissons de côté le fait que cette pièce de théâtre s’appuie sur les noms et l’histoire réels d’un couple
d’assassins qui officia en Angleterre au milieu des années soixante. Retenons simplement que cela aide
Fassbinder à valider la thèse selon laquelle le sado-masochisme sévit dans les scènes les plus banales du
quotidien et qu’il peut frapper partout, délivrant la cruauté et la mort.
290
291
Idem., p. 96. Edition française : p. 58 « La vie retrouve une ligne directrice quand Ian, plutôt par mégarde,
achète un livre qui l’apaise et le fascine : Justine ou les malheurs de la vertu du marquis de Sade ».
96
artauldien, oui à un théâtre de la cruauté mais pas avant d’avoir détruit la société bourgeoise.
Fassbinder, ainsi, liquide l’héritage de 68 et rejette toutes formes de paternité.
Ramon Griffero représente la postmodernité sud-américaine au théâtre. Sa pièce
Cinema-utoppia est la première à être jugée postmoderne en Amérique du Sud. Cette
postmodernité n’a déjà plus le seul sens de « fin de l’Histoire » : non seulement elle démolit le
mythe du progrès, mais en plus, elle démolit les catégories théâtrales existantes qui enferment
le théâtre dans des cases. Elle « démolit les modèles292 » du théâtre classique. C’est ce que
nous a dit Ramon Griffero lorsque nous l’avons interrogé sur le caractère postmoderne de son
théâtre (citation à venir) Dans son article « Un théâtre d’images », déjà évoqué, Alfonso de
Toro fait un rapprochement entre Ramon Griffero et Alberto Kurapel293 pour qui un spectacle
est un « processus où le hasard, le collage, la musique, le cinéma, la vidéo, la chanson, etc. ont
un rôle fondamental294 ». La postmodernité au théâtre mêle toutes les expressions artistiques,
tous les media et celle de Ramon Griffero propose ainsi (c’est ce qui a pu nous déconcerter
dans la construction d’une hyperréalité nous ballottant sans cesse dans des dimensions autres,
des plans narratifs multiples et contradictoires) au spectateur un message diversifié dans un
monde où la différence est devenue une problématique majeure. Il existe, selon Alfonso de
Toro, « trois bases qui conditionnent la pensée, le sentir et la production postmoderne comme
phénomène universel : la base de la ‘Mémoire’ (‘Erinnerung’), celle de l’ ‘Elaboration’
(‘Verarbeitung’) et de la ‘Perlaboration’ (‘Verwidung’)295 ». Ces trois bases reconstruisent
les trois étapes du processus de création postmoderne ; cette création est liée à une tradition à
laquelle elle renvoie et qu’elle porte comme « Mémoire », tradition qu’elle recompose à partir
d’une vision artistique et philosophique personnelle (qui renvoie à l’auteur ou au créateur) –
et qu’elle recompose dans l’ « Elaboration ». Cette Elaboration trouve vraiment son sens dans
la « Perlaboration296 » qui est le moment où les différentes influences de l’art actuel sont
292
« Quiebra los modelos », voir l’entretien avec Ramon Griffero en annexe…
293
Poète, dramaturge, « performer » chilien exilé au Canada depuis 1974 et qui développe un théâtreperformance axé sur la problématique de l’exil, et la prise de position en faveur de la défense du droit des
migrants – au retour, à la revendication, à la parole.
294
Alfonso de Toro, op. cit., p. 115.
Idem., p. 114. « La teatralidad actual […] resulta […] de tres bases que condicionan el pensamiento, el sentir
y la producción postmoderna como fenómeno universal: de la ‘Memoria’ (‘Erinnerung’), de la ‘Elaboración’
(‘Verarbeitung’) y de la ‘Perlaboración’ (‘Verwindung’).
295
97
unies, collectées pour venir informer le matériau créatif et donner une couleur originale à
l’ensemble. Cette « Perlaboration », ou ce « Parachèvement », est une redécouverte de la
catégorie de l’ « autre » à l’intérieur de l’art, une intégration de la différence dans le même
théâtral : l’œuvre postmoderne est ainsi « le résultat d’une opération transculturelle297 ». Ce
que Ramon Griffero détruit dans son théâtre c’est l’Un. L’Un dans les croyances en un Dieu
que Nietzsche avait « tué » et que le personnage de « Lui » met à nouveau à mort
symboliquement dans Fin de l’Eclipse, l’Un au théâtre avec des styles et des genres enfermés
dans des bocaux et qui, dans l’art dramatique du passé, ne se croisaient jamais. Et si Ramon
Griffero détruit l’Un, c’est pour redécouvrir le multiple – ce qui pourra permettre peut-être
ensuite de recomposer ce multiple dans une nouvelle unité socio-culturelle et politique.
Ainsi, postmoderne, le théâtre de Fassbinder l’est comme celui d’Artaud. C’est un
théâtre de la destruction que Fassbinder pousse à son terme ultime en démolissant l’héritage
de mai 68. Alors que Fassbinder fait table rase de tout pour ne rester que dans la contestation
pure, dans le rejet de tout discours (autre que celui négatif de la nécessaire destruction de la
société bourgeoise) et de tout compromis, Ramon Griffero conçoit davantage la
postmodernité comme une œuvre de destruction de l’Un et de libération du multiple.
b ) La (re-)découverte de l’autre : Ariane Mnouchkine ou Ramon Griffero ?
Si nous avons mis en avant à quel point le théâtre de Ramon Griffero témoigne de
notre emprisonnement dans des boîtes à représentation, et à quel point il rend compte de la
folie qui a pris l’Histoire, nous pouvons maintenant nuancer notre propos : si Ramon Griffero
fait ce constat, ce n’est pas pour en rester là. Il y a, dans le Théâtre Fin de Siècle, quelque
chose qui finit et quelque chose qui commence. Ce qui finit : la vieille croyance dans le
progrès humain. Ce qui commence : la mise en place de fictions aptes à réinventer des
schémas de pensée autres.
Mot barbare qui ne signifie pas grand-chose en français et que l’on pourrait traduire par « parachèvement ».
En psychanalyse, il existe bien une « perlaboration » mais cette dernière ne renvoie pas au mot allemand
‘Verwidung’ mais à ‘Durcharbeitung’.
296
297
Alfonso de Toro, op. cit., p. 114.
98
Meyerhold a volontairement ouvert son théâtre sur le futur. Volontairement, c’est-àdire pour que d’autres poursuivent, après lui, ses intuitions. Avec Ramon Griffero, Ariane
Mnouchkine revendique sa succession. D’ailleurs, Ramon Griffero considère cette dernière
comme encore « moderne298 » : elle n’aurait pas réalisé la mutation théâtrale exigée par la
postmodernité. Alors : peut-on être postmoderne et meyerholdien ? Pour répondre à cette
question, nous en poserons une autre : n’y a-t-il qu’une seule manière d’être meyerholdien ?
Cela a-t-il un sens d’ailleurs de se dire « meyerholdien » ? Sans doute, cela a un sens : il s’agit
de défendre l’idée humaine, le projet de réunion des hommes autour de solidarités multiples,
en finir avec l’égoïsme et l’exploitation. Ramon Griffero et Ariane Mnouchkine ont suivi tous
deux un des chemins qui mènent Meyerhold jusqu’à nous. Le premier en développant
davantage la veine symboliste qui se trouvait en gestation chez Meyerhold ; la seconde, en
amplifiant la veine dénonciatrice et en creusant du côté d’un théâtre « humanitaire ».
Le théâtre de Ramon Griffero fait passer les référents théâtraux par un triple prisme :
celui d’une phase historique299 (la société bloquée, le Carnaval fou, le bonheur impossible),
celui d’une phase poétique et enfin celui d’une phase sociale. Si l’histoire est bloquée, il faut
enfoncer d’autres portes ou inventer de nouveaux pieds-de-biches. Ramon Griffero réalise un
double mouvement théâtral de mise à mort et de mise au monde. D’abord, il détruit pour
ensuite reconstruire. La Fin de Siècle, c’est la fin des vieilles utopies, des utopies mortes. Une
utopie, pour être active, doit être vivante ; il faut créer d’autres utopies (que celles du
communisme ou du socialisme par exemple) et les faire vivre300. Dans la pièce écrite par
Ramon Griffero à Isla Negra en 2003, Tes désirs en fragments, un travail de
déshumanisation est opéré : les personnages sont des « parlants301 », réduits donc à leur voix.
Il y a comme une séparation du corps et de la voix ; « chaque corps prend en charge
différentes voix302 » : ainsi sommes-nous face à un théâtre de voix, un théâtre de la parole
désarticulée. Mais surtout, cela permet d’insister sur l’idée que tout est intérieur : nous vivons
enfermés dans notre espace de désir, dans notre bulle cérébrale. Revenir à un théâtre humain,
c’est travailler sur le désir en supprimant les corps : proposition pour le moins étonnante ! Les
298
Voir notre entretien en annexe.
299
Nous ne revenons pas sur ce point déjà longuement abordé.
300
En fait, c’est l’utopie qui est inefficace. Ramon Griffero lui substituera les « fictions ».
301
« Hablantes », Tus deseos en fragmentos, p. 2 : http://www.griffero.cl/nuevo.htm
302
« Cada cuerpo asume diversas voces », Idem., p. 3.
99
personnages eux-mêmes ne sont que des entités abstraites, seul compte ce qui se passe dans
leur « Musée interne303 », c’est-à-dire que seule compte la manière dont leur passé les fait
négocier avec le présent. D’ailleurs, Ramon Griffero, dirige (ou rend compte de) la tendance
des spectateurs vers un travail d’analyse des personnages qui est un travail de « touriste ». Les
spectateurs promènent leur regard sur la scène comme ils se promènent dans le monde
expliqué par la parole de chaque « parlant » : c’est pourquoi le personnage de « Tu » (ou
« Toi ») renvoie directement au spectateur, à un spectateur type. Comme « Tu » qui visite
« chaque homme et chaque femme » devant lesquels il s’arrête « comme un musée », le
spectateur recherche dans le personnage qui lui fait face sur les tréteaux les secrets d’une
mémoire, le plein d’une identité304. Le Théâtre Fin de Siècle est donc un théâtre poétique qui
aborde le désir de l’individu et le déverse sur une scène où il se rencontre avec les désirs
d’autres individus, des désirs différents, des désirs amis ou ennemis. Ce versant poétique de
retour vers le désir individuel détruit la légitimité d’un théâtre qui traite de l’humanité tout
entière, de ses désirs unifiés. Pourtant, sur ces bases que nous appelons « poétiques » car elles
désincarnent le personnage pour en faire une voix – et une voix mémorielle –, le théâtre de
Ramon Griffero construit la possibilité d’un espace où les hommes se rencontreraient à
nouveau et se redécouvriraient en identifiant leurs désirs éparpillés par les voix des différents
« parlants ». « Dis-leur que mes désirs sont seulement des fragments305 » lance « Tu » avant
de quitter le plateau. Ainsi, le chemin proposé par Ramon Griffero pour retrouver l’humanité
(et Meyerhold) est, paradoxalement, un chemin de déshumanisation, qui passe par le choix
des « irruptions conceptuelles306 ».
Ariane Mnouchkine oppose aux « irruptions conceptuelles » des irruptions de révolte.
C’est la seconde voie possible et exploitée pour poursuivre les intuitions meyerholdiennes et
revenir à l’homme après la tragédie du XXe siècle. L’espace de la Cartoucherie de Vincennes
où le Théâtre du Soleil s’exprime est un lieu de passage, de rencontre, de dialogues où les
solidarités se pratiquent – comme le Trolley fut, à l’époque, à sa manière, un lieu alternatif.
Dans ce lieu, les traditions, les cultures, les mémoires circulent. Humanitaire, le théâtre
303
« El Museo interno », Idem., p. 4.
Idem., p. 5. “Frente a cada hombre y mujer que me detengo, lo visito como a un museo, son las atracciones de
este paso… Ahí hay museos que nunca recorrí, lugares”.
304
305
Idem., p. 43. “Digales […] que mis deseos son solo fragmentos”.
306
Idem., p. 1. Sous-titre : « Irrupciones conceptuales ».
100
d’Ariane Mnouchkine l’est307 : celle-ci ne s’en cache pas. Comme elle l’affirme dans L’art du
présent308, l’objectif de ses spectacles, et notamment de l’immense Dernier Caravansérail, a
toujours été de changer les représentations citoyennes et de lutter contre les préjugés qui
entachent le vivre-ensemble et conduisent à la haine. Ariane Mnouchkine admet
qu’ « entendre […] après Le Dernier Caravansérail [des gens dire] : “Quand je lisais les
journaux, je me disais : mais qu’est-ce qu’ils font là tous ces réfugiés ? Maintenant je ne
pourrai jamais plus me poser la question de la même façon” » lui fait croire dans les vertus de
l’art dramatique et notamment la vertu unitaire de la réunion, de la « fraternité du doute, de
l’interrogation309 ». De ce point de vue, Ariane Mnouchkine change les représentations du
présent sans discours postmoderne mais avec des pratiques militantes et un jeu axé sur les
témoignages de la mémoire, la vitesse et l’urgence. Voulant « contribuer activement au
renouvellement de l’art théâtral […] [sans] chercher à prendre place dans l’institution310 », le
théâtre d’Ariane Mnouchkine est également différent de celui de Ramon Griffero en tant qu’il
ne dit pas seulement « vouloir » être autonome, il l’est dans les actes puisque il ne reçoit
aucune aide publique (on sait les plaintes continuelles d’Ariane Mnouchkine quant à ses
finances !). Le risque que court le théâtre de Ramon Griffero en choisissant une voie poétique
plutôt que militante, c’est celui de l’embourgeoisement.
Par conséquent, il est deux chemins possibles pour revenir à l’autre, à l’homme : le
chemin grifferien de la déshumanisation ou celui mnouchkinien du partage solidaire et des
expériences théâtrales de militance.
307
Cela ne signifie pas de propagande ou anesthétique.
308
L’art du présent, Entretiens avec Fabienne Pascaud, Plon, 2005.
309
L’art du présent, p. 123.
Voir le site du Théâtre du Soleil et plus particulièrement l’article de Joël Cramesnil sur « l’historique de la
Cartoucherie » : http://www.theatre-du-soleil.fr/thsol/a-propos-du-theatre-du-soleil/l-historique/l-historique-dela-cartoucherie
310
101
CONCLUSION PARTIELLE
Cette deuxième partie nous a permis de creuser notre réflexion sur les différents
visages et les différentes fonctions du théâtre d’avant-garde au XXe siècle. Elle nous a permis
d’observer à quel point les trois théâtres que nous étudions se sont fracassés contre la violence
de l’histoire, à quel point ils ont vu leurs illusions sur le progrès humain et sur le progrès du
peuple démantelées par les dictatures ou les droites triomphantes, par l’argent et les chars. Les
théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont dû se défaire d’une posture de jeunesse (la
rupture)311 et opter pour la « réconciliation » afin de ne pas sombrer : la réconciliation avec la
tradition théâtrale d’abord. Meyerhold, en politisant les pièces classiques, a jeté un pont entre
la Révolution russe et le passé, Fassbinder, lui, a fait de l’histoire une plate-forme pour mieux
critiquer le capitalisme à l’occasion de la mise en dialogue et en débat, de l’entrecroisement
de différentes époques sur la scène – il n’a jamais changé de discours, et n’est jamais entré
dans quelque cadre ou conception que ce soit – ; quant à Ramon Griffero, s’il s’est réconcilié
avec le théâtre chilien originel, c’est pour réconcilier la nation avec elle-même et avec l’idée
républicaine dans un contexte post-dictatorial tendu. Ensuite, la réconciliation s’étend à
l’enceinte théâtrale elle-même et vient embrasser le présent de la représentation : il faut
réconcilier ou réunir la scène et la salle. Dans cette optique, Meyerhold conçoit toute pièce de
théâtre comme nécessairement inachevée, inachevée dans l’immédiat, achevable dans
l’Histoire : cela fait du metteur en scène un « ébaucheur », un créateur à court terme d’une
énergie révolutionnaire. En amenant le spectateur à porter sur les tréteaux un regard « du
dehors », Fassbinder s’est attaché à réconcilier le spectateur avec sa liberté – et en premier
lieu avec sa liberté critique – ceci le différencie de Meyerhold et de Ramon Griffero en tant
que dans son théâtre l’acteur est mis en porte-à-faux. Pour Ramon Griffero, aujourd’hui,
l’important est de faire naître une nouvelle sociabilité par le recours à ce qu’Alfonso de Toro
appelle « l’hyperréalité ». Si l’on réconcilie le théâtre avec lui-même, il est capital de le
réconcilier aussi avec son époque. Le réconcilier avec son époque, au XXe siècle (et encore
plus au XXIe), nous avons montré que c’était le concilier avec le cinéma : ce n’est donc pas
311
Posture caractéristique de l’avant-garde « classique ».
102
pour rien que nos trois auteurs ont engagé, dans un double mouvement, la cinématisation du
théâtre et la théâtralisation du cinéma.
En outre, nous avons appris à regarder les œuvres de Meyerhold, de Fassbinder et de
Ramon Griffero comme des œuvres esthétiquement installés : Meyerhold dans une pensée
théâtrale du non-système, Fassbinder dans une contestation systématique (du pouvoir, du
langage, de l’illusion ou la violence rationaliste), Ramon Griffero dans un retour à Meyerhold,
et une réactivation du grotesque. Meyerhold est isolé esthétiquement : de fait, il n’a pas vu la
Seconde Guerre mondiale, ayant été assassiné avant. Il est donc resté dans la période de la
« modernité » théâtrale que Fassbinder – qui naît en mai 1945 – balaie de son style « table
rasiste » et ravageur, de son enthousiasme artistique inépuisable. Comme Fassbinder, qu’il
vénère comme un maître, Ramon Griffero a travaillé dans le sens d’un théâtre
« postmoderne », « déconstructionniste » ; toutefois, il l’a fait en ouvrant l’une des voies qui
rend possible la poursuite du grand rêve meyerholdien.
103
III) TROIS THEATRES POETIQUES ?
Bread and roses ?
Théâtres de la rupture ou théâtres de la réconciliation ? Meyerhold, Fassbinder ou
Ramon Griffero ont voulu faire rupture mais entre les intentions et leur réalisation, il y a
souvent le gouffre du « réalisme » ; « il faut être réaliste » comme l’on dit et tout n’est pas
réalisable dans le contexte d’une mise à bas de la contestation par des pouvoirs brutaux en
charge du « maintien de l’unité » dans le cadre d’une histoire violente. Ne pouvant pas faire
rupture tout de suite, dans leur présent à eux, Meyerhold et Ramon Griffero se sont ménagé
des portes de sortie : ils ont développé (parfois en parallèle à un théâtre militant et de
propagande – notamment dans le cas de Meyerhold) des éléments pour l’ébauche d’une réalité
autre, l’ébauche d’un théâtre du rêve et de l’utopie. Fassbinder, lui, n’a laissé la place que
pour la critique acerbe et l’anti-conformisme jusqu’au-boutiste.
Amenant le spectateur sur un terrain qui est le sien, dans un espace libre et libéré –
libéré de l’histoire et d’un présent-étouffoir –, le théâtre d’avant-garde (version MeyerholdRamon Griffero) n’a peut-être pas perdu la partie, il pourrait avoir simplement distribué les
cartes d’un nouveau jeu dont les règles ne seront pas dictées par d’autres.
104
A ) Meyerhold-Ramon Griffero : le grotesque musical.
En première partie, nous avions replacé le théâtre d’avant-garde au cœur de ses luttes,
identifiant ses productions comme autant d’appels au combat, perspective que nous avons
ensuite mise en question dans notre deuxième partie qui s’est évertuée à montrer comment le
théâtre d’avant-garde a pu négocier avec ses ambitions « du début » et reculer. En réalité, il
s’avère sans doute, lorsque l’on fait l’effort de considérer les choses avec une distance critique
nécessaire, que les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont recherché un déplacement
infiniment plus subtil. Cela car leur théâtre est fondamentalement musical. Ils ont créé les
conditions du dédoublement de la scène, ou – disons-le en terme plus technique – ils ont
contribué dans leurs représentations à faire se replier le syntagme (horizontalité dramatique)
sur le paradigme (verticalité dramatique), libérant ainsi une intensité secrète qui aboutit à un
anti-wagnérisme chez Meyerhold et à la délivrance des mélodies de l’exil intérieur dans le cas
de Ramon Griffero
a ) Meyerhold, l’anti-Wagner.
Alors que chez Fassbinder, la question de la musique se décline sur le plan du rythme
plus que sur celui de la symphonie créative et casse souvent la dynamique du sens, alors que
son travail théâtral majeur renvoie au traitement qu’il réserve au langage, s’observe une
prégnance de l’élément musical associé à l’élément rythmique chez Ramon Griffero, point qui
achève de le rapprocher de Meyerhold.
Nous avons fait part un peu plus haut de la vision grifférienne d’un réel-prison, d’un
art-mise en boîte qui enferme le spectateur dans des rectangles. Nous avons dit que du théâtre
au cinéma en passant par la littérature, tous les arts emploient le schéma du rectangle et de fait
emprisonnent le spectateur (ou le lecteur) dans des schémas clos desquels il est impossible de
se dégager. Un seul art échappe cependant au format du rectangle : c’est la musique.
Incorporelle, volatile, verticale, elle peut permettre l’évasion du spectateur hors de la réalité et
le libérer véritablement. Elle est apte à mener à son terme une « dérectangularisation » de la
105
scène théâtrale. Voilà pourquoi sans doute Meyerhold, « parti de Schopenhauer qu’ont lu les
symbolistes russes, […] sait que la musique, à elle seule, n’exprime jamais le phénomène,
mais son essence intime, qu’elle fait, dans un théâtre du dévoilement, sentir l’invisible,
entendre l’indicible312 ». Voilà pourquoi encore, dans sa « Préface » au Portrait de Dorian
Gray, Oscar Wilde affirme que « du point de vue de la forme, l’archétype de tous les arts est
l’art du musicien313 ». En effet, « archétype », l’art musical l’est en tant qu’il subsume tous les
autres et parvient à mettre le sublime à sa portée. Il touche les sens sans se laisser capturer ; le
musicien peut, avec ses doigts, libérer une vie possible et supérieure, et révéler non pas
simplement la forme des choses ou la surface des êtres mais leur essence. Meyerhold avait
pour désir créatif profond de donner naissance à un art synthétique et l’appel au cinéma mais
aussi à la musique et à la peinture est une condition sine qua non pour que voie le jour ce
projet-là au théâtre. Chaque partie de la totalité synthétique est, par ailleurs, dépendante des
autres, ce qui explique que « dans le Révizor, la composition musicale, si décisive [qu’elle]
soit, ne peut être séparée de l’atmosphère picturale dans laquelle baigne toute la genèse du
spectacle314 ». Les deux forces qui donnent vie, animent un spectacle théâtral sont, selon
Meyerhold, la « composition » et le « rythme », ce qui éclaire sur le rôle-phare que jouent
ensemble la peinture et la musique dans la gestation et le bon déroulement d’un travail
dramatique. D’ailleurs, quand de jeunes metteurs en scène viennent demander des conseils à
Meyerhold, celui-ci les avertit de la sorte : « Si vous exercez votre imagination sur les œuvres
des grands peintres et musiciens, alors, le problème que vous aurez à résoudre sera celui de la
découverte d’une solution scénique capable de tenir compte à la fois de la composition et du
rythme, et votre imagination vous indiquera le bon chemin315 ». Ne nous y trompons donc
pas ; le metteur en scène a bien le rôle créateur, c’est lui qui, avec son imagination, pense la
« composition » et le « rythme » d’un spectacle en fréquentant les œuvres des « grands
peintres et musiciens ». Il n’y a, par conséquent, aucun assujettissement du théâtre aux autres
disciplines mais une opération de synthèse créative. La musique, sur scène, vient amplifier le
jeu, l’accélérer, le ralentir, soutenir un rythme, comme cela est observé par Béatrice PiconVallin qui parle, à propos de Meyerhold, de « réalisme musical », c’est-à-dire d’un réalisme
forgé et authentifié par la musique, créé dans les brèches rythmiques qu’elle creuse, ou qui
312
Béatrice Picon-Vallin, op. cit. , p. 368.
313
Cité par Béatrice Picon-Vallin, idem., p. 340.
314
Idem., p. 341.
315
« Entretien avec des étudiants », juin 1938. Cité par Béatrice Picon-Vallin, idem., p. 344.
106
voit, dans l’épisode 7 du Révizor, à quel point « la valse […] soutient la montée par paliers de
l’ivresse de Khlestakov et son délire, ses mensonges316 ». Nécessaire au théâtre, le rythme est
donc enfanté par la musique et c’est lui qui anime la scène et authentifie le réalisme qui s’y
donne. Autrement dit, la musique vient au secours du théâtre ou l’épaule dans un processus
dont la fin est le dévoilement, ou la découverte, d’une vérité théâtrale, vérité théâtrale qui est
l’essence (nécessairement invisible) de la représentation. Béatrice Picon-Vallin le dit mieux
que nous, « le rythme tout-puissant [est seul] capable d’imprimer à la scène une vie
radicalement différente de celle du quotidien, [et] de faire éclore la vérité théâtrale 317 ».
Inventeur d’une esthétique grotesque de l’écart, Meyerhold choque le spectateur, il l’émeut,
c’est-à-dire le fait bouger, le pousse à s’inquiéter et lui impose de se questionner : à cet égard,
si l’écart est à l’œuvre dans la représentation, il est également à l’œuvre dans la production du
sens. Le sens délivré par les représentations meyerholdiennes est toujours conflictuel318. A
quoi cela tient-il ? Cela tient au fait que la musique, volatile, se détache du jeu en même
temps qu’elle le justifie et le conditionne. Et elle s’en détache pour se suspendre dans les airs
et forer un ciel théâtral – ce que Béatrice Picon-Vallin nomme « vérité théâtrale » – qui
dédouble la scène et le sens. C’est cet écart entre un sens horizontal et un autre vertical qui
constitue le véritable « grotesque » meyerholdien ; et si le Révizor a révolutionné l’histoire de
l’art dramatique, c’est parce qu’il a proposé un sens horizontal (critique d’une société
corrompue) séparé du sens vertical qui s’est élevé d’une « musique secrète319 » et qui a révélé
l’image essentielle de la société et la vérité de l’être. Autrement dit, la possibilité existe de
dégager un sens métaphysique et spirituel de l’œuvre de Meyerhold autant que social : c’est
en ce sens que son théâtre est resté une question, est resté « ouvert ». Ainsi, loin de les unifier,
la musique vient dédoubler la scène et le sens. Il est possible de mieux comprendre pourquoi
« s’il appartient à la musique, le rythme chez Meyerhold renvoie aussi plus largement à la
notion de conflit qui caractérise la relation entre tous les éléments de son théâtre 320 ». Nous en
venons à ce que nous voulions mettre en évidence : choisissant une esthétique de l’écart,
Meyerhold rejette l’héritage wagnérien d’équilibre. La musique est déséquilibre car le monde
Idem., p. 349. A un autre moment (p. 351), Béatrice Picon-Vallin dit de la musique qu’elle est à la « base de
la construction du Révizor ».
316
317
Idem., p. 342.
318
C’est ce qui renvoie encore à l’inachèvement théâtral cher à Meyerhold.
319
Béatrice Picon-Vallin, op. cit., p. 353.
320
Idem., p. 379.
107
a été profondément désordonné par l’histoire. Le théâtre se doit de proposer une nouvelle
« musique des sphères » anti-Héraclite et anti-Wagner qui témoignerait du désordre du monde
et entérinerait la « mort de Dieu » selon l’expression de Nietzsche. Ce que nous affirmons ici
est corroboré par Béatrice Picon-Vallin pour qui « si le wagnérisme est une source,
Meyerhold évolue par rapport à lui ». Dans Orphée (1913), « l’acteur cabotin » brise « au
centre de la scène […] la synthèse du son, de la couleur et du mouvement [productrice
d’une…] beauté harmonieuse », ce qui démantèle « la célébration du mythe » et tourne la
pièce du côté de la « dénonciation321 ». Le théâtre de Meyerhold est donc grotesque surtout
car il dédouble le sens par l’emploi d’une musique disharmonique et anti-wagnérienne,
« musique des sphères » nouvelle qui correspond à l’expression d’un monde frappé par la
déréliction et abandonné aux hasards de l’histoire.
b ) Ramon Griffero, ou les mélodies de l’exil.
La musique peut transcender le format rectangulaire pour libérer le spectateur sur le
mode spirituel d’une verticalité ouvrante. Dans le cas de Ramon Griffero, une fois de plus
l’écart prédomine : horizontalement, son art dramatique développe une musique populaire qui
a à mettre en écho les rêves des peuples ; mais, verticalement, cette même musique rend
compte de l’exil intérieur comme unique utopie vécue. Autrement dit, chez Ramon Griffero,
la musique ne parle plus de l’univers cosmique – comme dans le cas de Meyerhold – mais des
univers intérieurs des individus ; elle ne dit plus l’ordonnancement et le désordre mais
l’enracinement et le déracinement. Ou encore : l’universel à travers le particulier (véritable clé
du grotesque grifferien).
Tout d’abord, Ramon Griffero travaille à rendre compte des espoirs populaires tels
qu’ils se sont incarnés à travers l’histoire. Son théâtre est un théâtre fin de siècle qui
revendique avant tout la nécessité d’une réappropriation des modèles et d’un bilan sur
l’homme. Le dramaturge et metteur en scène chilien a compris que, après un XXe siècle qui
fut chaotique et l’occasion d’une découverte par l’homme de sa schizophrénie (à la fois
321
Idem., p. 372.
108
humain et inhumain donc libre), le théâtre ne pourrait plus avancer ou se relancer sans un
bilan. Lui-même l’affirme dans Résistance et pouvoir :
El fin de milenio […] arguye que entramos en una nueva Edad
Media donde la unidimensionalidad vuelve a reinar (el efecto
de globalización), o bien que estamos en un renacimiento que
recodifica todos los referentes culturales anteriores para
reelaborarlos, descubriendo en todas las manifestaciones
fragmentos de nuestras expresiones imaginarias322.
Dans ce cadre fin de siècle (et fin de millénaire), le retour aux racines est capital et double : il
est retour aux racines historiques (nationales) et retour aux racines symboliques (celles du
patrimoine de l’humanité : les grandes utopies collectives portées par la Bible). D’une part
donc, la nation chilienne porte en elle une expression populaire à laquelle est sensible Ramon
Griffero. Si nous nous limitons à l’analyse de la pièce Chile-Bi, nous remarquons que la
musique assumée par Alejandro Miranda est ce qui fait lien entre les différentes scènes en ce
qu’elle traduit la liesse populaire ; de plus, portant les chansons de Juan Bautista Peralta, elle
insiste sur le gonflement des insurrections, se met du côté du peuple. C’est une musique qui
rend compte des élans ouvriers qui ont traversé l’histoire et l’évolution du Chili indépendant.
Cette pièce dit une histoire nationale d’un double point de vue : d’un point de vue théâtral et
d’un point de vue populaire323. Toutefois, cette posture-là est à comprendre dans une
esthétique qui, comme chez Meyerhold, se révèle contrapuntique : en effet, elle est niée à
l’échelle de l’œuvre par le retour constant sur le motif nostalgique de « la fin des utopies ».
Ainsi, dans la mise en scène de Cinema-utoppia montée début janvier à Santiago, à laquelle
nous avons assistée, nous avons pu voir à quel point la musique324 soulignait la mort des
illusions de tout un peuple. A travers le film Utoppia auquel ils assistent, les spectateurs dans
322
« El teatro chileno al fin del siglo » (« Le théâtre chilien fin de siècle ») in Resistencia y poder, op. cit., p.
140. « La fin de millénaire […] témoigne que nous entrons dans un second Moyen-âge dans lequel
l’unidimensionnalité règne de nouveau (l’effet-mondialisation), ou bien que nous sommes dans une renaissance
qui recodifie tous les référents culturels antérieurs pour les réélaborer, découvrant dans toutes les manifestations
des fragments de nos expressions imaginaires ».
Selon la nomenclature historiographique zinnienne d’une histoire faite, racontée du point de vue du peuple et
de ses luttes. Voir Howard Zinn, A People’s History of the United States, 1980.
323
324
Toujours assumée par Alejandro Miranda.
109
la salle ménagée sur la scène (c’est-à-dire les acteurs assis sur les strapontins), avaient appris
au fil des séances à se connaître, avaient trouvé dans ce microcosme du cinéma un réconfort,
un rassemblement, l’ébauche d’une réconciliation, d’une unité. Mais quand le film touche à sa
fin, que les uns et les autres se dispersent, le cœur pétrifié dans la douleur, la peine
nostalgique, alors que l’ouvreur s’apprête à remettre la salle en ordre, l’un des spectateurs
(Arturo) lui fait comprendre que cela est inutile puisque la fin des utopies signe aussi la fin de
ces petits plaisirs-là. Voilà comment se déroule l’échange :
ARTURO:
¿Que estás haciendo ahora? ¿Un sorbo? No podía irme así no
más, sin despedirme.
EL ACOMODADOR: ¿Y no va a venir mañana? si todavía
no termina.
ARTURO: Para mí, ya termino. El fin de utoppia es como mi
propio fin. ¿Para qué repetirme el plato325?
Après cet échange, s’élevait une musique particulièrement mélancolique, si déchirante
qu’elle résonnait avec une force insoupçonnée : on peut imaginer dans la salle de théâtre à
quel point les spectateurs chiliens pouvaient ressentir la puissance de cet écho. Le jour de la
représentation, les frissons gagnaient l’assemblée tout entière. Ces frissons étaient l’effet des
intensités intérieures libérées par la musique. La fonction de celle-ci n’était pas de produire
une émotion que le texte était incapable de lever mais de compléter ce même texte, de le
dédoubler sur le mode d’une verticalité ouvrante – celle du sentiment. Par conséquent, de
Chile-Bi à Cinema-utoppia, les illusions sont représentées comme balayées par une histoire
qui débouche sur la dictature, la violence, l’écrasement de l’utopie collective du socialisme.
D’autre part, le théâtre de Ramon Griffero revient aux racines symboliques de l’humanité. Sa
pièce Fin de l’éclipse est un bilan assez efficace de ce point de vue puisque elle représente à
la fois le déchirement apocalyptique de notre époque (prise entre raison et déraison) et rit de
la séparation du théâtre avec la réalité qui rend difficile la contamination du premier sur la
325
Ce passage est tiré du jour 4 et est consultable dans le lien suivant, p. 26 :
http://xoomer.virgilio.it/sladethunder/OB_TE/Utopia.pdf « ARTURO : Qu’est-ce que tu es en train de faire ?
Une gorgée ? Je ne pouvais pas m’en aller comme ça, comme si de rien n’était, sans dire au revoir.
L’OUVREUR : Et vous ne viendrez pas demain ? Car ce n’est pas encore fini… ARTURO : Pour moi, c’est
déjà terminé, la fin d’Utoppia est comme ma propre fin. A quoi bon manger de nouveau de ce plat ? »
110
seconde (« J’adore les balles de la fiction, dans la mesure où elles n’ont jamais tâché de sang
la scène326 ») ; mais surtout, elle s’ouvre sur le souvenir de la mise au monde miraculeuse du
Christ. Dans la pièce telle que mise en scène par Ramon Griffero en 2007, tout commence
dans le mystère et le triomphe. Le mystère d’abord puisque le décor qui fait face aux
spectateurs est une scène qui s’élève sur la scène et à l’intérieur de laquelle des couleurs telles
que le violet, le jaune se fondent dans un grand triangle. Dans ce triangle, une femme
imposante parle d’une voix prophétique à un homme recroquevillé sur lui-même, à quatre
pattes, comme en gestation. La didascalie de début de texte est assez éclairante : « Un rideau
peint déchirée, derrière cette déchirure un corps dénudé. “Elle” dessinant une garde-robe
sur le corps de “lui” »327 ». Cet enfantement étrange est appuyé ou accompagné d’une
musique triomphale, solennelle, qui semble mettre la pièce dans l’orbite religieuse de la
victoire. De même, dans la version 2005 d’Extase ou le Sentier de la Sainteté, quand Esteban
trépasse, à la fin de la pièce, les cantiques « inondent l’espace » et permettent à la mère de
lancer la phrase du miracle à Andres : « Eteins les bougies, et fais trois vœux328 ». Les
cantiques célèbrent de nouveau la victoire et le miracle. Le double chemin dessiné par le
théâtre de Ramon Griffero conduit sur le sentier de la sainteté ou bien sur celui de la fin des
utopies qui peut aboutir à une renaissance vingt-et-unièmiste. Ce que l’emploi de la musique
révèle, c’est un grotesque à l’échelle de l’œuvre puisque toutes les pièces de Ramon Griffero
proposent un dédoublement crucial : celui du particulier et de l’universel. Le discours est
double : il est à la fois enraciné historiquement et il renvoie en même temps à un « éternel »
collectif, à des vérités universelles. C’est le sens de l’article d’Alfonso de Toro qui rappelle
qu’ « au travers de la métaphore, [le théâtre de Ramon Griffero] est porté à un second degré
de signification, […] à un niveau « secondaire modalisant » qui dépasse le localisme et
universalise le message329 ». En effet, qu’il soit question de la fin de l’utopie socialiste
chilienne (Chile-Bi et Cinema-utoppia) ou de la représentation sur la scène d’un chemin
menant à la « Sainteté » (depuis l’histoire d’un Chilien vivant au XXe siècle), nous sommes
Dernière phrase de la pièce prononcée par « Lui », p. 50. “Adoro las balas de la ficción, ya que jamás
mancharon de sangre el escenario”.
326
Fin de l’éclipse, op. cit., p. 36. “Un telón pintado rasgado, tras el rasgado un cuerpo desnudo. Ella dibujando
un vestuario sobre el cuerpo de él”.
327
Éxtasis o la Senda de la Santidad, http://www.griffero.cl/obra9.htm, p. 33. “Esteban fallece. Mientras los
canticos inundan el espacio, la voz de la madre de Andres: Apaga las velas Andres, y pide tres deseos”.
328
Alfonso de Toro, op. cit., p. 119, “A través de la metáfora, se le lleva a un secundo grado de significación,
esto es, a un nivel “secundario modalizante” que supera el localismo y universaliza el mensaje”.
329
111
sans cesse sur le modèle d’une horizontalité (ou localisme) qui se replie sur le paradigme
vertical (ou universalisme) libéré par la musique. Le grotesque de Ramon Griffero ne veut pas
simplement redessiner les mélodies d’une musique des sphères contemporaine qui dise le
désastre historique (Meyerhold) et qui correspondrait à un discours de frustration quant à
l’échec d’un théâtre victime de la répression du pouvoir mais il veut (horizontalement) créer
les conditions d’émergence d’une sociabilité renouvelée, sincère (union de la scène et de la
salle dans la réconciliation nationale) et tenter, verticalement, de redonner une unité
rythmique aux grands rêves humains éparpillés dans les mélodies de l’exil intérieur.
Ainsi, il est un « grotesque musical » qui témoigne du dédoublement des scènes de
Meyerhold et de Ramon Griffero, du double sens qu’elles produisent identifiable d’après le
modèle d’une horizontalité destinée à se replier sur la verticalité que déploie la musique.
B ) L’imagination au pouvoir.
L’avant-garde théâtrale telle qu’elle prend forme dans les théâtres de Meyerhold et de
Ramon Griffero n’a rien de martial, elle est un rappel des pouvoirs de l’écriture, des pouvoirs
du jeu et de l’imaginaire ; bien plus que de faire triompher une conception du réel sur une
autre, les théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero ont signé le triomphe de l’imagination
sur la raison, ont, par l’outil de l’utopie et des fictions, questionné le présent330. L’utopie est
un outil. Elle signifie, en grec, un lieu qui n’existe pas et dans lequel le bonheur dominerait.
Elle fut donc, de Thomas More à Anatole France en passant par Voltaire, un moyen de se
projeter dans une cité imaginaire et idéale, et d’ainsi remettre en cause l’évidence des régimes
politiques, de dénoncer leurs imperfections. Cette utopie peut être prospective ou nostalgique
selon les cas. Chez Meyerhold, pris dans l’effervescence révolutionnaire et la croyance en la
possibilité d’érection d’un ordre nouveau fondé sur la justice terrestre et l’égalitarisme,
l’utopie est prospective : elle a à diriger les énergies de toute une époque vers la solution
socialiste. En revanche, Fassbinder, après la débâcle hitlérienne, est amer : il ne pense pas que
naîtra quelque chose des luttes institutionnelles331. C’est pourquoi il se replie sur le cinéma,
330
Et le théâtre de Ramon Griffero continue à le faire !...
331
Il a davantage foi en un changement des consciences individuelles, mais ce changement mettra
vraisemblablement beaucoup de temps à advenir.
112
dans lequel il trouve une vraie famille, comme il l’a dit souvent, c’est pourquoi il se replie sur
une utopie nostalgique et refuse absolument la poésie. L’imagination au pouvoir est une
imposture, un mythe qui a la vie dure. Ramon Griffero, à l’aune de la postmodernité, veut
quant à lui déplacer les efforts théâtraux de l’utopie aux fictions.
a ) Meyerhold-Maïakovski ou l’utopie prospective.
Meyerhold, farouche opposant au naturalisme, a d’abord fait de son théâtre un espace
livré au symbolisme, au mystère. A la suite de Schopenhauer, il a réaffirmé « la puissance du
Mystère ». Pour lui, « de toute évidence, le théâtre naturaliste refuse au spectateur la capacité
de compléter le dessin et de rêver comme il peut le faire quand il écoute de la musique ».
Dans la foulée de ces réflexions, Meyerhold rappelle le traitement spatial et les choix faits lors
du montage de la pièce Près du monastère d’Iartsev organisé par le Théâtre d’Art de Moscou.
Il rappelle à quel point « le Mystère, [dans cette pièce], [a] poss[édé] les spectateurs, [les
attirant] dans le monde des rêves ». Comme il l’écrit (toujours à propos de Près du
monastère) :
« Au premier acte qui se déroule dans la salle des hôtes, on
entend le son paisible de la cloche des vêpres. Le décor ne
comporte pas de fenêtres, mais, d’après le son qui provient du
clocher du monastère, le spectateur s’imagine la cour,
encombrée de blocs de neige bleutée, des sapins comme dans
un tableau de Nesterov, les petits chemins pratiqués d’une
cellule à l’autre, les coupoles d’or de l’église ; l’un verra ce
tableau, un autre l’imaginera différent, pour un troisième il
s’agira d’autre chose encore332 ».
Ainsi, le metteur en scène n’impose pas de décor, il n’a pas de réponse, il ne fait que suggérer
l’ébauche d’un « dessin » que le spectateur est en capacité, doit être laissé en capacité de
compléter. Dans la lignée des Aubes (1920) et de Mystère bouffe (1918 puis 1921), Meyerhold
et Maïakovski collaborent dans deux pièces majeures, La Punaise (publication en 1921,
332
Vsévolod Meyerhold, Ecrits sur le théâtre I, op. cit., p. 98.
113
représentée lors de la saison 1928-1929) et La Grande Lessive (1930), pièces qui s’attaquent à
la NEP et à la bureaucratie. Ces pièces mènent une « réflexion sur l’utopie fondatrice du
mouvement communiste333 ». La Punaise met en scène la destinée de Prissypkine,
communiste reconverti par la NEP qui trouve la mort dans l’incendie d’un édifice dans lequel
il participait à un banquet mondain. Transformé en bloc de glace, il est ramené à la vie grâce
aux progrès de la science en 1979, c’est-à-dire cinquante ans plus tard, et se trouve projeté
avec violence dans la société du communisme accompli. Voilà la fable. Les puissances
suggestives de la musique et du décor sont mises à profit pour souligner l’écart entre « deux
mondes » : le monde de « la triste réalité » et celui de « l’utopie réalisée ». Dmitri
Chostakovitch, par une musique à « fonction expressive […] souligne le contraste entre ces
deux mondes ». Comme le rappelle Gérard Abensour, la première partie « réaliste » voit ses
décors réalisés par les Kroukriniksy (trois peintres et caricaturistes) alors que « la vision
utopique est confiée au célèbre artiste constructiviste Rodtchenko334 ». Par conséquent, le
constructivisme est employé ici pour mettre en place et légitimer l’utopie prospective qui
montre ce que devrait et pourrait être une société où le vrai communisme serait implanté et
qui le fait pour dénoncer le communisme du présent, tel que l’ont installé les bureaucrates au
pouvoir. Mais, comme « Maïakovski renverse les perspectives [en montrant que] le projet
révolutionnaire dont se réclame la société soviétique n’a pas de sens sans visée utopique », il
défend aussi l’idée que l’utopie n’est rien sans visée humaine. Avant de penser à la société, il
faut penser à l’homme ; sinon, le risque encouru est de rester abstrait et de se tromper. C’est
parce que l’utopie réalisée perd son éloignement mystérieux et parce que surtout elle a
favorisé les idées sans les incarner dans l’homme que Prissypkine « finit par apparaître
comme le seul humain dans ce monde lunaire, [cet …] antimonde335 ». Ceci explique aussi
pourquoi « il accepte avec grand plaisir d’être enfermé au jardin zoologique où il servira
d’habitat à une punaise, insecte qui symbolisait toutes les tares dans la Russie ancienne 336 ».
A la fin de la pièce, se tournant vers le public, Prissypkine appelle à l’aide les « Citoyens »,
ses « Frères », et se lamente : « Venez me retrouver ! Pourquoi dois-je souffrir ?337 ». La
333
Gérard Abensour, op. cit., p. 404.
334
Ibid.
335
Idem., p. 403.
336
Ibid.
337
Idem., p. 404. Maïakovski, La Punaise, 9° tableau, in Théâtre, Fasquelle, Paris, 1957, trad. M. Wassiltchikoff,
p. 75.
114
critique est donc double : elle est une critique de la société du présent, et elle est une critique
dont la fonction est de révéler l’utopie comme questionnante, prospective et non modèle de
« société réalisée » ; à cette utopie il faudrait donner un corps humain. Car l’homme est à la
base de tout et doit être le fondement du communisme.
Dans La Grande Lessive, les enjeux sont déplacés. Nous sommes passés de l’élément
feu à l’élément eau, tous deux purificateurs ; surtout, l’homme n’est pas projeté dans le monde
du futur mais c’est une représentante (une femme donc !) du monde du futur (la Femme
phosphorescente) qui rend visite aux Russes pour leur redonner un cap. Ceci grâce à
l’invention d’une machine à voyager dans le temps menée à bien par « un jeune communiste
appelé Vélocipedkine338 ». Le déplacement, par rapport aux pièces de la fin des années dix,
début des années vingt, est également idéologique : « il est significatif de voir que les
exploiteurs, qui dans Mystère bouffe étaient les « capitalistes », sont maintenant des
communistes bon teint339 ». Comme La Punaise appelait à un retour à l’homme, La Grande
Lessive (1930) préconise un retour aux idéaux simples. C’est ce que met en avant Gérard
Abensour dans l’analyse qu’il propose de la pièce puisqu’il rappelle le « programme d’une
lumineuse simplicité [que…], venue de l’an 2030, la Femme phosphorescente expose340 ».
D’ailleurs, Meyerhold et Maïakovski ont, depuis la Révolution russe, affermi leur amitié
autour d’une intelligence communiste, d’un choix de défense de la vérité, autour de la
lucidité. Par conséquent, il est logique qu’ « ils ne peuvent pas ne pas voir que la réalité ne
correspond plus aux idéaux proclamés par les bolcheviks avant leur accession au pouvoir341 ».
Ce premier discours de sens (retour à l’homme et aux idéaux simples) implique une défense
claire : celle de la liberté d’expression telle que la pratique l’art de gauche, la liberté d’avoir
un art de gauche qui critique les dérives du pouvoir soviétique. Pour prendre un exemple
probant, quand il représente le personnage type du bureaucrate (Pobiédonossikov) en train de
se faire faire « son portrait en pied par un de ces peintres pompiers prêts à toutes les
compromissions », il est fort probable que Maïakovski attaque en réalité le « secrétaire
général du parti communiste […] qui aime à se faire représenter dans des poses avantageuses
338
Idem., p. 411.
339
Ibid.
Idem., p. 413. Voici ce qu’elle annonce : « L’avenir accueillera tous ceux qui manifesteront au moins une
qualité qui les apparentera au collectif de la commune : la joie au travail, la soif du sacrifice, la persévérance
dans la recherche, la joie de donner, la fierté d’être un être humain ». Maïakovski in Théâtre, op. cit., acte VI.
340
341
Idem., p. 410.
115
par les peintres officiels du régime342 ». De même, Maïakovski tourne en ridicule l’obsession
du personnage principal d’ « imposer à l’art son diktat » ; il le fait notamment grâce au
recours à des scènes de théâtre dans le théâtre, hautement ironiques. Ironiques car entendant
Pobiédonossikov affirmer que « le théâtre doit être un divertissement, non un agitateur
social343 », le public n’adhère évidemment pas. « Manifeste en faveur de l’art de gauche344 »,
La Grande Lessive est écrite et mise en scène dans un moment de claire tension puisque
Staline amplifie la répression, la censure, fait pression sur Boulgakov ; puisque, en outre, les
critiques pleuvent sur un Maïakovski acculé au suicide. Au moment où les critiques
pleuvaient, justement, venant au secours de son ami, Meyerhold affirmait que la véritable
force de la pièce de Maïakovski reposait dans « une exhortation poignante à se projeter vers
l’avenir, à déborder d’inventivité et à renforcer le sens de l’urgence345 ». Se projeter vers
l’avenir pour corriger le présent, voilà l’objet de l’utopie prospective.
b ) Fassbinder ou l’utopie nostalgique.
Alors que Meyerhold « revendiqu[ait] un théâtre [ayant] un rôle actif dans la cité 346 »,
Fassbinder, quant à lui, naît à une époque où l’amertume domine dans les rangs de la gauche.
Il n’est plus question de révolution ni de changer quoi que ce soit à un système qui se
démocratise c’est-à-dire se libéralise peu à peu. Même le communisme s’est stalinisé avec le
temps et ne porte plus vraiment les ambitions qu’il affichait à l’origine. L’utopie de
Fassbinder n’espère rien, elle est enfermée dans la nostalgie, bloquée dans l’hier. Nous
évoquerons sa pièce Anarchie en Bavière qui nous permettra de progresser dans notre analyse.
Cette pièce, Fassbinder la qualifie de « science-fiction naïve » : cette mention a déjà valeur de
dépréciation de l’entreprise. En effet, aucun élément n’y est rattachable à la science-fiction,
puisque elle ne fait que projeter imaginairement un « gouvernement » anarchiste en Bavière
342
Idem., p. 411.
343
Idem., p. 410.
344
Idem., p. 412.
345
Idem., p. 413. Cité par Gérard Abensour.
346
Béatrice Picon-vallin, op. cit., p. 91.
116
rapidement maté par l’armée. Aucune machine à remonter le temps, aucune Femme
phosphorescente, aucune résurrection : il s’agit donc simplement d’une utopie. La
problématique à poser est alors la suivante : cette utopie met-elle en question le présent pour
le dynamiser ? Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas sûr, dans la mesure où le radicalisme de
Fassbinder obstrue la possibilité de tabler sur un changement politique – à moins d’une table
rase. Rien n’est bon dans cette société aux valeurs mortes. La Révolution ? Elle-même est
restée claustrée dans des schémas « naïfs » et n’a pas su faire face à la force étatique : chaque
fois, elle a été avalée par des puissances face auxquelles elle n’a pu opposer aucune
résistance. La pièce se présente comme une suite de vingt scènes qui sont comme de courts
scénarios assez amusants, « mont[és] à la manière d’une revue » ; l’intéressant est dans le
programme diffusé en exergue par l’antiteater. Celui-ci présente la pièce en deux phrases
assez claires qui donnent le la :
Des jeunes gens font la révolution en Bavière et y proclament
l’A.S.B., l’Anarchie Socialiste de Bavière. Après avoir été, un
temps, une Anarchie, la région, qui n’est pas défendue
militairement, est occupée.
Autrement dit, la pièce revient théâtralement sur le thème de l’échec des révolutions en
associant cette « Anarchie » bavaroise à la naïveté de « jeunes gens » qui n’ont pas soupesé
tous les enjeux de leur lutte. Ainsi, le parcours de la pièce dessine les lignes de cet échec, les
questionnements et les bilans qui l’accompagnent : on voyage de « La Révolution par hautparleur » (titre de la troisième scène) à « La grande plainte des putains » (scène 17) en passant
par le « Discours du Grand président (scène 11). De l’enthousiasme naïf du
« PRESENTATEUR » radiophonique qui prie ses auditeurs de l’ « aide[r] […] à abolir sur ce
petit coin de terre l’oppression de l’homme par l’homme » au moment où les révolutionnaires,
dos au public, essuient les critiques des putains qui les accusent de leur avoir « enlevé [leur]
bonheur », la révolution est consommée, ne restent que la déception et la nécessité de passer à
autre chose. Les personnages – « Mère de toutes les putains », « Bureaucratie nouvelle » ou
encore « Assassin d’enfants » – sont les allégories de la société post-soixante-huitarde, société
de tous les vices et du capitalisme triomphant ou encore des ruines du monde soviétique de
l’après NEP. La « Bureaucratie nouvelle » répète les erreurs du stalinisme tandis que
117
l’assassin d’enfants ou la mère de toutes les putains renvoient tous deux au mal être existant
dans une société déréglée et mauvaise. En tant que pièce « utopique » cependant, Anarchie en
Bavière porte un discours, discours divulgué explicitement dans le « programme » : les
acteurs de l’antiteater y affirment s’opposer « à une révolution à la “va vite” [et plaider] pour
une “longue marche”, une révolution dans la conscience des révolutionnaires d’abord, puis
dans celle des citoyens ». Cette « longue marche » n’est-elle pas un moyen pour Fassbinder de
déplacer le problème en se dédouanant dans le présent ? En 1974, après les levers de boucliers
qu’inspire Les ordures, la ville et la mort, le dramaturge abandonne le théâtre pour s’adonner
pleinement au cinéma. L’utopie représentée dans Anarchie en Bavière s’arrête net. Il ne faut
pas croire qu’elle est transférable au cinéma ; Fassbinder dans une entrevue avec Nicolas
Mangue il dira combien le théâtre est devenu « élitaire », de plus en plus dépendant des
financements de l’Etat. Surtout, il distingue le travail du metteur en scène de celui de
réalisateur voyant dans le premier une « collaboration utopiste » tandis que le second résulte
d’une « collaboration de spécialistes » dans laquelle « les techniciens [se désintéressent] de
l’évolution du sujet347 ». Fassbinder n’a pas accompagné à son terme ni poursuivi la « longue
marche » vers la révolution que le théâtre devait impulser. Mais la croyait-il plausible ?
L’utopie qu’il déploie est nostalgique en ceci qu’elle parle d’un échec sans réactiver, au
présent, l’espoir avec assez de force.
Alice Lacharme a tenté en 2009 de relancer l’utopie fassbinderienne assurant qu’elle
n’était « pas morte ». Lors de la saison 2009 du théâtre « En scène ! » de l’ENS – LSH de
Lyon, elle a mis en scène Anarchie en Bavière de Fassbinder qu’elle a fait précéder d’une
pièce par elle écrite, intitulée Baobabs, pièce dans laquelle « d’énormes baobabs » détruisent
une cité tout entière livrée aux ruines et aux désordres. L’intérêt de ce travail est d’intégrer la
pièce de Fassbinder à une fable qui la précède et qui procède « d’une forme d’éco-terrorisme
méconnue ». Alice Lacharme, dans son programme, parle de ces jeunes gens qui font la
Révolution en évoquant le terme de « baobanarchistes » ; ces baobanarchistes font une
expérience : « une fois la ville détruite, une vie autre peut-elle émerger des décombres ? » Le
caractère utopique de la pièce d’Alice Lacharme est évident puisque celle-ci part d’une
situation folle, irrationnelle s’il en est, inventée de toutes pièces pour réfléchir aux frontières
de l’extrême pourrions-nous dire, depuis un cas limite, exceptionnel, qui doit forcer les
hommes à être créatifs. La question posée par Fassbinder qui implantait l’anarchie au cœur
347
Nicolas Mangue et Fassbinder in Cinématographe, n° 40, octobre 1978, p. 66.
118
d’une société industrielle ravagée par l’urbanisation galopante est déplacée par la jeune
dramaturge qui semble dépolitiser, en apparence, le problème : « Quelle société se formera,
issue d’une anarchie naturelle ? ». Pour conclure sur le parallèle entre ces deux pièces, Alice
Lacharme montre que sa volonté a été de mettre en rapport deux situations dans lesquelles le
mécontentement pointe, dans lesquelles la rêverie révolutionnaire devient légitime et
nécessaire : « Aussi “Anarchie(s) en Bavière” est une expérience : dans les arbres et / ou en
Bavière, on rêve d’un monde autre, d’un monde de liberté, et on se demande quelle anarchie
serait la plus susceptible de le faire advenir348 ». L’utopie est-elle vraiment relancée ? Disons
qu’elle a le mérite d’être là. Qu’elle a le mérite de questionner l’actualité, notamment de
mettre en scène de façon cocasse une histoire sans queue ni tête qui fait écho dans l’esprit du
spectateur et qui a le mérite de pousser à ses extrémités les plus hilarantes le battage
médiatique autour de l’écologisme et de toutes ces potions frelatées qu’on nous fait avaler à
longueur de journée que ce soit à la télévision, à la radio ou dans les journaux. Alice
Lacharme a dénostalgisé la pièce de Fassbinder. Mais elle n’en a pas fait une arme de
destruction de la société présente ou de sape ; elle n’en a fait qu’une arme de dérision.
Il y a un grain dans le texte de Fassbinder. C’est en lisant un ouvrage fort intéressant
de Michel Henry que nous nous en sommes aperçu. C’est en lisant La Barbarie (1988) et plus
précisément le dernier chapitre : « La destruction de l’université ». Dans ce chapitre, Michel
Henry analyse les changements qui interviennent petit à petit au sein de l’université (contre
lesquels notamment la « génération 68 » s’était durement et fièrement élevée) comme autant
de tentatives de promouvoir la science contre la philosophie, l’apprentissage contre
l’intelligence, de gommer la vie en écartant les humanitas au profit des nouvelles filières dites
« scientifiques ». Fassbinder ressent cela aussi et il y a une insurrection dans ses pièces contre
cette société bourgeoise et libérale de la mort qui ne cesse de s’en prendre à la vie dans ses
pièces ; d’où cet exemple troublant à l’épisode 11 de la pièce considérée ici :
« Allez dans toutes les universités, vous n’y trouverez pas de
professeurs qui vous maintiennent en tutelle, mais des groupes
348
Pour
toutes
ces
citations,
lsh.fr/IMG/pdf/BrochureSaison09web.pdf
voir
le
lien
internet
suivant :
http://enscene.ens-
119
de gens intéressés qui cherchent ensemble à pénétrer les secrets
du savoir349. »
L’utopie de Fassbinder est inefficace car nostalgique ; elle reste confinée dans le
constat. C’est sans doute car nous avons changé d’époque. La faute des révolutions est peutêtre d’avoir oublié l’homme. Quoiqu’il en soit, quand Fassbinder écrit et crée, l’époque a
changé ; l’individualisme a triomphé ; est à trouver, alors, un virage différent de celui du
marxisme et du léninisme. Ce que Fassbinder n’a pas suffisamment tracé (c’est là
l’explication la plus fiable de son abandon du théâtre au profit du cinéma), c’est la voie d’un
théâtre nouveau en adéquation avec le nouveau public de cette nouvelle époque : un public
d’individus isolés. L’avant-garde grifférienne a elle bien saisi les enjeux.
c ) Griffero ou le déplacement : de l’utopie aux fictions.
Dans le monde de l’individualisme, de l’après marxisme-léninisme, de la barbarie faite
civilisation, l’utopie est sans doute à congédier au profit de la fiction. C’est ainsi que Ramon
Griffero a imposé le virage postmoderne au théâtre. C’est un metteur en scène qui utilise la
fiction comme nous avons pu l’évoquer à plusieurs reprises. Mais qu’est-ce qu’une
« fiction » ? Est-ce une « fable » ? Une « utopie » ? Une série de distinctions serait la
bienvenue. Selon Michel Foucault, la fable est ce qui est raconté tandis que la fiction est « la
trame des rapports établis, à travers le discours lui-même, entre celui qui parle et ce dont il
parle350 ». La fiction est plus du côté de l’agencement narratif, de la construction, du choix de
la structure donc. L’utopie, c’est encore autre chose : c’est un type de fable qui présente un
lieu qui n’existe pas dans un temps qui peut être lui-même un non-temps ou un hors-temps –
voire un futur éloigné.
Autrement dit, Ramon Griffero utilise la fiction, c’est-à-dire qu’il entremêle diverses
fables, ce faisant il crée des échelles dramatiques qui s’emboîtent, des régimes narratifs
Fassbinder, Anarchie en Bavière, L’Arche, Paris, traduction Jean-François Poirier et Christophe Jouanlanne,
p. 95 (épisode 11)
349
350
« L’arrière-fable », Dits et écrits, Gallimard, Paris, 2001, coll. Quarto, tome I, p. 506.
120
multiples qui peuvent être croisés, alternés, mis en question les uns par les autres. Tout
d’abord Ramon Griffero part du constat selon lequel la réalité n’existe pas mais est
reconstruite. Il l’affirme avec force lorsqu’il écrit : « Je perçois notre concept de réalité
comme des simples fictions de pouvoirs ou des fictions de formes, [concept qui est] destiné à
faire subsister un système, disons aujourd’hui la démocratie351 ». Ramon Griffero va
exactement dans le même sens que Jacques Rancière qui avance dans Le spectateur émancipé
que « le réel est toujours objet d’une fiction » et que, cela étant, « c’est la fiction dominante,
la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel luimême et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des
représentations et des apparences, des opinions et des utopies 352 ». Quand Ramon Griffero
met les unes sur les autres des situations, des fables différentes qui, en apparence, n’ont rien à
voir les unes avec les autres (par exemple, dans Fin de l’éclipse, nous avons relevé qu’entre
les fables qui vont de l’Irak au Chili en passant par Cuba, il n’y a pas vraiment de lien), il
bouscule le spectateur, il le force à reconstruire un lien invisible, le met en demeure d’inventer
des rapports, des causalités : Ramon Griffero fait le travail qui est propre à la fiction selon
Jacques Rancière, il « chang[e] les repères de ce qui est visible et énonçable, [il fait] voir ce
qui n’était pas vu, [il fait] voir autrement ce qui était trop aisément vu, [il met] en rapport ce
qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et
dans la dynamique des affects353 ». Ce qu’il y a derrière le théâtre de Ramon Griffero c’est
une vision du monde fondée sur le « Soi » et sur « l’autre », sur le « nous » exclusif, sur le
processus de création des empires, des civilisations, des Etats. Ainsi Ramon Griffero détruit-il
l’idée selon laquelle l’amour est producteur d’unité et de cohésion : « A partir de mon amour
pour ma patrie, je hais l’autre354 » ; ainsi rappelle-t-il également à quel point la guerre contre
l’autre structure les sociétés, les corporations, les institutions, les hommes à toutes les
époques : « En son temps, l’Eglise a défini qui avait une âme et qui n’en avait pas355 ». En
d’autres termes, toute civilisation se constitue autour d’un centre (idéologique, politique,
Voir l’article de Ramon Griffero publié en 2007 (http://www.griffero.cl/ensayo.htm) et intitulé « Les Fictions
de l’Autre » (« Las Ficciones del Otro »). “Percibo nuestro concepto de realidad como simples ficciones de
poderes o tan solo de formas, para hacer sobrevivir un sistema, digamos hoy la democracia”.
351
352
Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008, p. 84.
353
Idem., p. 72.
354
« Les Fictions de l’Autre », op. cit., « A partir del amor a mi patria, odio la otra ».
355
Idem., “La iglesia definió en su instante quien tenía alma y quien no”.
121
fonctionnel) et exclut à partir de lui. Ramon Griffero d’ajouter immédiatement :
« Aujourd’hui, sans aucun doute, c’est la culture de marché qui incarne un centre et définit
qui y entre et qui n’y entre pas356 ». Le dramaturge chilien a pour objectif, en utilisant la
fiction dans son théâtre, de « déplace[r] [(ce qui est le fait de la fiction toujours selon Jacques
Rancière)] l’équilibre des possibles et la redistribution des capacités 357 ». Quel est le sens de
tout cela cependant ? Nous nous permettons d’identifier ce que produit et mobilise la fiction
pour trouver la solution : page 112 du Spectateur émancipé, Jacques Rancière met en garde
sur le fait qu’en étudiant la fiction en elle-même, « le problème n’est pas d’opposer la réalité à
ses apparences » ; bien au contraire, le problème de la fiction « est de construire d’autres
réalités, d’autres formes de sens commun, c’est-à-dire d’autres dispositifs spatio-temporels,
d’autres communautés des mots et des choses, des formes et des significations ». La fiction
est ce par quoi Ramon Griffero invente ce nouveau langage théâtral dont l’époque a besoin,
« pour ne pas représenter comme eux représentent et pour ne pas voir comme eux voient ». La
fonction de l’art selon Ramon Griffero est non pas de déplacer le centre mais de se décentrer
soi-même, de valoriser la différence. Dans la société postmoderne (cela se dessinait déjà du
temps de Fassbinder), les minorités se sont fragmentées en de multiples revendications
d’intérêts ; cela change d’avec l’époque des révolutions où n’existait qu’une minorité : le
peuple. Aujourd’hui, « la création et l’art peuvent […] être partie de l’idéalisation de la
différence, comme dévoilant les mécanismes de cette même différence » ; mais cela crée du
conflit et entre « moi » et
l’ « autre » règne l’impossibilité d’une entente. Ramon Griffero
présente un théâtre où les différences et les zones marginales sont mises en lumière, un théâtre
qui recrée une réalité sur la scène par l’éclatement spatio-temporel et la volonté de faire
émerger une nouvelle sociabilité. La réalité comme consensus est un objet que l’on se
représente : elle est toujours reconstruite. Il est possible de dire la même chose de l’histoire et
de la société, rejoignant les vues de Michel Henry pour qui « il n’y a […] ni Histoire ni
Société mais seulement des « individus vivants » dont le destin est celui de l’Absolu, lequel
n’advient jamais, en tant que subjectivité absolue, qu’à travers la multiplicité indéfinie des
monades dont il constitue l’unique fondement358 ».
356
Idem., “Hoy sin huida es la cultura de mercado que acapara un centro y define a quien no está en esta”.
357
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, op. cit., p. 92.
358
Michel Henry, La Barbarie, p. 169.
122
Pour conclure, nous voyons que le théâtre de Ramon Griffero est un théâtre qui dit non
pas l’altérité radicale dans une forme militante (Mnouchkine) mais la dialectique historique
autour de laquelle se construit toute réalité de pouvoir : la dialectique entre « moi » et l’
« autre ». Prolongeant l’avant-garde huidobrienne telle qu’elle a pu être conçue au moment de
l’écriture d’Altazor, Ramon Griffero a développé un théâtre dans lequel des fables se montent
et se démontent d’elles-mêmes, des fables à l’intérieur desquelles « chaque personnage
développe son propre monde silencieux359 ». De Huidobro à Ramon Griffero le thème du
voyage s’intériorise et l’exil se transforme en une épreuve mentale, en une réalité imaginaire.
359
Altazor Equinoxe, pièce écrite en français… http://www.griffero.cl/obra2.htm , voir p. 1.
123
CONCLUSION PARTIELLE
Théâtres « minoritaires360 », ouverts, verticaux : les propositions de Meyerhold et de
Ramon Griffero sont originales par l’emploi qu’elles font du rythme et de la musique dans
l’objectif de dérectangulariser la scène, de libérer sur l’axe paradigmatique des intensités
aptes à ravir le spectateur et à le mener dans des régions supérieures et merveilleuses – les
régions du rêve et de l’immatériel (dimension peu analysée chez Meyerhold, voire
injustement écartée par la critique). Anti-Wagner, Meyerhold fait s’élever sur la scène une
« musique des sphères » nouvelle qui exprime la « mort de Dieu » et l’abandon où les
hommes se trouvent, errant dans un monde industriel, urbain, déshumanisé, cauchemardesque.
Se dessinent les images conflictuelles de deux Meyerhold, du Meyerhold juif – angoissé par
le devenir du monde – et du Meyerhold soviétique – qui affirme au grand jour ses croyances
en la cité moderne, en le constructivisme. En somme : docteur Dappertutto versus Meyerhold.
Quant à Ramon Griffero, il délivre, par la dominante musicale de son théâtre, les espoirs
populaires (millénaristes ou socialistes). Dédoublés car fondamentalement grotesques, les
théâtres de Meyerhold et de Ramon Griffero font se replier le syntagme sur le paradigme,
ferment la porte aux interprétations définitives et ouvrent leur art sur un espace infini et
invisible. L’utopie prospective à l’aide de quoi Meyerhold et Maïakovski ont voulu porter
l’estocade contre les idées persistantes du vieux monde et contre la partie résignée ou traître
de la gauche russe, cette utopie-là a été broyée par la terrible machine stalinienne ; la
postmodernité qui est avant tout un « après-Brecht » (et un après-Meyerhold) n’a été capable
de réactiver l’utopie que sur le mode nostalgique (Fassbinder). Le temps est sans doute venu
de repenser d’autres réalités au carrefour de l’éclatement minoritaire de notre siècle, le temps
est venu de passer des utopies aux fictions – ce que Ramon Griffero fait en exhibant l’être de
toute réalité de pouvoir : la dialectique entre le « même » et l’ « autre » qui implique sans
doute la nécessité d’un théâtre de la Différence.
Bien que les minorités se soient transformées, démultipliées… Ramon Griffero est meyerholdien en ce qu’il a
identifié ce devenir autre du minoritaire et a intégré ses nouvelles formes à sa dramaturgie et dans ses mises en
scène.
360
124
CONCLUSION GENERALE
Les théâtres de nos trois auteurs ont d’abord été minoritaires. Meyerhold a renversé la
tendance de son époque en choisissant le symbolisme contre le naturalisme, Adolphe Appia
contre Antoine361 et en faisant, peu à peu, triompher ses vues sur celles de Stanislavski ;
Fassbinder a dessiné les premiers contours de la postmodernité théâtrale : il a pensé un théâtre
post-Meyerhold, post-Brecht qui sache redonner au spectateur sa liberté critique en refusant,
contre le didactisme du théâtre « militant », de porter ou d’imposer quelque discours de sens
que ce fût. Par ailleurs, il a défendu la minorité féminine et a valorisé la marginalité à travers
son œuvre, inspirant sur ce point Ramon Griffero. Ce dernier a également résisté dans les
années quatre-vingt en défendant un théâtre de gauche, « allendiste », homosexuel et
contestataire dans un hangar de Santiago (le Trolley) alors que le Général Pinochet était
encore au pouvoir. Finalement, minoritaires à l’origine, les théâtres de Meyerhold et de
Ramon Griffero ont réussi à se diffuser et à conquérir un public large – celui de Fassbinder
reste en général méconnu.
Dans les trois cas, chez les trois auteurs, est retranscrite sur la scène de théâtre une
Histoire du sang et de la violence. Pour Meyerhold comme pour Fassbinder et Ramon
Griffero, l’Histoire est un théâtre. L’évolution de Meyerhold vers la tragédie rend bien compte
de l’évolution de l’Histoire vers un dénouement tragique : l’Histoire est tragique, elle l’a
toujours été et ses scénarios se répètent. Ainsi chez Ramon Griffero et Fassbinder trouve-t-on
creusé le paradigme théâtral du bourreau et du martyr (Hitler-Pinochet-Allende). Si l’Histoire
est un théâtre, le théâtre n’est pas l’Histoire c’est pourquoi le recours à l’utopie ou à la fiction
peut avoir pour fonction de « transgress[er] l’Histoire362 » pour aboutir à une forme de vie
supérieure ou de libération par le haut ou le pro-jet. Il faut aller plus vite que l’Histoire,
« Autour de 1880, se font jour deux conceptions de la mise en scène : l’une, fidèle à la vision naturaliste, mais
approfondie, intériorisée, se réclame du travail d’Antoine au Théâtre-Libre (1887) et de l’impressionnisme de
Stanislavski […] ; l’autre, procédant de Wagner et du symbolisme, et spéculant, avec Gordon Craig , sur
l’essence du théâtre – la théâtralité – a pour théoricien Adolphe Appia, qui inscrit les figures du jeu dans un
espace quasi abstrait », Robert Pignarre, op. cit., p. 444. Meyerhold, au début du XXe siècle, fait triompher une
conception de la mise en scène (la seconde) sur l’autre.
361
L’expression de l’utopie comme « transgression de l’histoire » est de Henri Meschonnic. Voir L’utopie du
juif, Desclée de Brouwer, 2001, p. 11
362
125
prévoir, se faire prophète – comme l’est Ramon Griffero qui crée les fictions qui, selon lui,
permettront sans doute à l’avenir de faire naître un autre modèle de société, une autre réalité –
ou bien rendre au spectateur sa capacité imaginative ou la stimuler afin qu’il y trouve une
porte de sortie.
En introduction, nous signalions les trois chemins possibles pour le « théâtre
populaire » : le théâtre-fête (Rousseau-Meyerhold-Ramon Griffero) qui réconcilie les
populations, fait l’union entre la scène et la salle ou ceux de l’éducation du spectateur
(Brecht) ou de l’assujettissement de l’art à la politique (Piscator). Si nous avons eu tellement
de difficulté à trouver une place à Fassbinder dans ces schémas, c’est que le dramaturge et
metteur en scène allemand refuse absolument de dire quoi que ce soit, il veut simplement
détruire : détruire le modèle vertical de transmission de la connaissance, détruire le théâtre « à
sens » qui plie le spectateur à des discours, et en finir avec la société bourgeoise, son argent,
ses valeurs mortes, son théâtre. Est-ce que cela ne permet pas justement de donner au
spectateur un rôle plus authentique et plein ?
Un théâtre d’avant-garde sort de la minorité quand il est reconnu ; mais quand il est
reconnu, son essence avant-gardiste est atteinte comme l’a relevé Michel Corvin363. Alors, un
théâtre d’avant-garde qui ne resterait pas minoritaire serait voué à la mort. L’avant-garde
n’est-elle qu’une étape à subsumer pour les dramaturges et metteurs en scène ? Si Fassbinder
est le seul à ne pas faire un théâtre « populaire », n’est-ce pas qu’il est resté dans la
contestation, la provocation et le refus d’entrer dans quelque mouvement que ce soit ?
Pour répondre à cette question, il faut dégager deux idées du théâtre qui se sont
opposées tout au long de notre recherche : la première exhibant le théâtre comme un art en-soi
qui aurait à exprimer son être – la théâtralité – et à se donner comme jeu pur ; la seconde
assimilant l’art dramatique à une simple surface, un miroir qui renverrait le spectateur à soimême. Pour Fassbinder, le spectateur ne va pas au théâtre pour apprendre quelque chose, ni
même pour retrouver une énergie, il y va afin de s’initier à la liberté par un « regard du
dehors », un « réalisme ouvert ». Meyerhold et Ramon Griffero, en pensant le théâtre comme
en-soi, le dégagent du règne de la nouveauté : on peut faire un théâtre neuf mais il doit
toujours être fondé sur le jeu, sur cet inamovible qu’est la théâtralité. Alors, si le théâtre de
Fassbinder nous donne l’impression d’être toujours fuyant, de ne rien accepter, c’est sans
363
Voir notre introduction.
126
doute qu’il n’est déterminé par rien, qu’il est, en tant que pour-soi, une simple force de
contestation et de destruction, une négativité ; a contrario, les théâtres de Meyerhold et de
Ramon Griffero ont des racines, ils sont orientés, portent un idéal.
Le théâtre d’avant-garde – depuis Meyerhold – a voyagé du socialisme à
l’individualisme. Mais il ne s’est pas dirigé vers un individualisme exclusif. Dans un monde
où l’individu revendique ses droits à l’affirmation et à la différence, le théâtre a à re-découvrir
l’individu à travers ses aspirations, sa vie mentale. Théâtre de l’altérité et de la Différence, le
théâtre de Ramon Griffero est la synthèse réussie du XXe siècle : un théâtre qui garde le socle
socialiste, la nécessité du partage, tout en inscrivant la reconnaissance de l’autre comme
individu comme condition de la solidarité. L’équation n’est pas simple car l’avant-garde est
tiraillée, son « essence » est contradictoire. Ou plutôt, sa définition est double. En effet, il y a
une avant-garde « esthétique » et une avant-garde « politique364 ». Jacques Rancière le dit :
Il y a la notion topographique et militaire de la force qui
marche en tête, qui détient l’intelligence du mouvement,
résume ses forces, détermine le sens de l’évolution historique
et choisit les orientations politiques subjectives. […] Et il y a
cette autre idée de l’avant-garde qui s’enracine dans
l’anticipation esthétique de l’avenir, selon le modèle schillérien
[… dans l’] invention des formes sensibles et des cadres
matériels d’une vie à venir365.
A travers notre travail, nous avons montré que l’avant-garde meyerholdienne, soviétique, a
échoué dans les geôles staliniennes et les camps de la mort ; l’utopie prospective s’est mu,
chez Fassbinder, en une utopie nostalgique coupée de tout idéal, n’ayant plus que des remords
à remuer et faisant sans cesse le bilan de l’échec des révolutions – de Bavière ou d’ailleurs.
Ramon Griffero, toutefois, après la Chute du Mur de Berlin, a su redonner un cap à l’avantgarde théâtrale en congédiant les « utopies », qui avaient perdu leur pouvoir de projection, au
profit des « fictions ». Plutôt que d’imaginer un autre monde pour demain, il est possible de
remettre en cause les réalités de pouvoir et d’inventer un consensus autour d’une réalité
364
Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, 2000.
365
Jacques Rancière, Le partage du sensible, p. 44.
127
nouvelle – une réalité qui prendrait en compte l’autre en l’incluant dans sa différence, et qui
ferait de la mondialisation une grande réunion des hommes entre eux.
128
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http://enscene.ens-lsh.fr/IMG/pdf/BrochureSaison09web.pdf.
ANNEXE
136
9 AOUT 2009. – Entretien avec Ramon Griffero.
JS. – Ramón, dices en una entrevista que te sientes teatralmente o artísticamente cerca de
Meyerhold, de Fassbinder y de Kafka. Tengo dos preguntas: ¿primero, qué es lo que ata tu
dramaturgia a la de Meyerhold y Fassbinder? ¿Es la idea y la actitud vanguardista? Y,
segunda pregunta: ¿por qué Kafka? ¿Es su universo un poco sofocante, viciado que te cerca
de él o el problema de la identidad problemática?
RG. – En el caso de Meyerhold, yo diría más que Meyerhold es un director; su idea es de
transformar el espacio escénico y de buscar otros lenguajes para contar el mundo que vive,
para poder hablar de la mort, de la guerra, etc., que son temas eternos; para que vuelvan a ser
nuevos, tenemos que buscar los lenguajes de hoy para hablar de esos temas. Entonces, aquí, el
punto de vista de Meyerhold de querer cambiar las formas de representación de acuerdo a lo
que él vive que es la revolución rusa y por lo tanto buscar un teatro nuevo para un país nuevo
– que en ese momento se pensaba que era nuevo –; ese concepto escénico, yo lo tengo en una
frase de un manifiesto mío que, dicho de otra manera, era: “para no representar como ellos
representan, ni ver como ellos ven”.
Yo creo que en el caso de Fassbinder, es más bien el tema de la sexualidad y la marginalidad;
de la sexualidad y el deseo, no la marginalidad… El deseo y la sexualidad y también su forma
directa de la cinematografía. Entonces me gustó en una época el lenguaje cinematográfico.
Y Kafka, por el sentimiento de no pertenecer: yo vivo acá, pero veo todo de otro lugar.
JS. – Hoy, después del golpe de Estado, de la dictadura, de la instalación de la lógica
neoliberal en el mundo, a la época de la globalización, ¿crees aun que tu teatro es un teatro de
resistencia? ¿Y si puede serlo, a qué hay que resistir? ¿Qué es la visión del mundo grifferiana?
¿Eres un liberal?, ¿un socialista?
RG. – No, no, no. Yo creo que no puedo ser un liberal ni un socialista, porque el socialista de
hoy es liberal (risa); y que el liberal es socialista (risa). Entonces, pienso que el arte hoy está
separado de la política. El arte ya no representa las ideas de la política porque la política ya no
habla del universo, de la muerte, de los sueños, del imaginario. En el siglo XX, el arte y la
política estaban más cercas (o sea los fascistas, los comunistas, los nazis) porque
representaban futuros – muerte, sueno, ideal.
Cuando la política es solamente domestica, administrativa, el arte no tiene nada que ver con la
administración. El arte no se preocupa del problema del transporte ni de salud. Puede ser
importante pero no es el tema.
JS. – …Entonces, el arte no resiste?...
RG. – Espérate… El arte hoy hace la resistencia de muchos lugares. Primero, tiene que
construir las ficciones del mañana ya que la política no las construye. Y de cierta manera, en
137
el Renacimiento, es el teatro que creó la ficción de la democracia. No fue la Revolución
francesa… La gente dice “la Revolución francesa”, ¡pero no! Primero, fue el arte que habló de
democracia, que creó la ficción. Entonces, cuando el arte crea ficción, no es que crea mentira.
Crea las realidades del futuro que pueden existir o no, pero las crea o las nombra. Nombra lo
que no existe.
Entonces, en una sociedad de mercado, donde se impone el arte de mercado también, y la
cultura de mercado, el arte empieza a tener una resistencia frente a los medios de
comunicación porque no piensa como los medios de comunicación, no piensa como la
política, y tiene su propia política que es la política del arte, que es, para mí, ver desde otro
lugar lo que la ficción del poder hoy ve. Hay una resistencia frente a la globalización porque
la globalización de la cultura es una globalización de la cultura de mercado y el arte vuelve a
hablar del ser humano y desde ese lugar también resiste.
JS. – En muchas de tus obras, podemos ver un estallamiento espacio-temporal. Tomo un
ejemplo: en tu pieza de 1995, Rio abajo, hay escenas en las que los personajes se recuerdan, o
imaginan y hacen salir el espectador de lo real, del presente. Hay el surgimiento de una nueva
temporalidad o algo que se confunde. ¿Qué debe producir eso sobre el espectador? ¿Qué
buscas al crear esos paralelos, mezclas o transversales?
RG. – Busco que hablen el pensamiento y las emociones; y las emociones y el pensamiento
no se manejan con el tiempo lineal. Se manejan con un tiempo propio al pensamiento y a la
emoción: tu tiempo de sueño, tu tiempo de pensamiento. El ser humano tiene esquizofrenia,
tienes un tiempo verdadero, pero tienes tu tiempo interior. Y obviamente se juntan. Busco
develar eso pero develar también de que las emociones en lo cotidiano no tienen palabras, son
mudas. Si algo te impresiona, tu no dices: “¡oh lalalala!”… si allá la niña la atropella el auto,
tú no vas a decir “¡oh! La sangre yace…!” Si estas enamorado, es emoción interna. Si estas en
el funeral y ves un ataúd, tu emoción también es muda. El dramaturgo le da palabras a las
voces que no hablan, que son las emociones. Y también obviamente para mí el teatro debe
develar las ficciones oficiales… No existe la verdad. La verdad es esquizofrenia; depende
quién tiene el poder tiene la verdad. El arte no puede jugar con la verdad porque no tiene
verdad.
JS. – ¿Cuando escribes teatro, visualizas un espacio? ¿Y también te preocupes del ritmo, de la
coherencia general?
RG. – Mi trabajo abarca muchos diferentes periodos. Periodos que hoy parecen inexistentes.
Es decir si vivas la dictadura y la guerra fría. El proceso de la mente en ese momento es otro.
Entonces hay un trabajo donde la narrativa visual tiene que ver con el espacio. Visualizo el
espacio. Hay otras partes donde solamente visualizo las palabras como imágenes. Tus deseos
en fragmentos o la última obra Fin del eclipse, no son personajes, son hablantes. Por lo tanto
una persona puede, no tiene por qué ser un personaje porque puede hablar de diferentes
lugares. Es una voz móvil. No tiene por qué tu cuerpo tener una voz o tu voz no tiene por qué
corresponder a tu cuerpo. En el teatro más clásico, si hay un personaje que es autoritario,
habla autoritario. Yo puedo encarnar en el teatro muchas voces, muchas ideas, muchos
pensamientos, o ser malo, bueno. Entonces los cincos personajes o los cincos hablantes de
138
Tus deseos en fragmentos en realidad en algunas partes lo han representado veinte actores
pero la obra tiene cinco. Porque son muchas voces. Si quisiera yo podría hacer la pieza con
cuarenta actores o con cinco. Finalmente, es lo mismo. Entonces, depende la obra.
JS. – Quiero cambiar un poco de tema: hablamos todo el tiempo de modernidad o de
posmodernidad. Tu trabajo, lo defines como posmoderno. ¿Cómo defines la posmodernidad?
¿No piensas que la posmodernidad debe aún inventarse? ¿Qué papel puede tener el teatro en
los intereses del mundo contemporáneo?
RG. – ¡Oh qué grande pregunta! Mi teatro, no lo defino yo “posmoderno”. Lo definen otros.
Pero es porque mi teatro corresponde a la deconstrucción, a todo lo que la nomenclatura o la
epistemología posmoderna señala lo que es una obra posmoderna. Desde este lugar no soy yo
posmoderno, mi teatro si, como lo definen otros. Pero para mí la diferencia entre la
modernidad y la posmodernidad (aunque haya muchas) es que la modernidad se define con
modelos cerrados: teatro de mascaras, teatro de las costumbres, teatro de feria y la
posmodernidad quiebra los modelos y establece que toda nuestra herencia puede ser
reelaborada; no es que niegue el pasado, sino que lo mira desde otro lugar. Y eso genera una
amplitud que cada uno puede definir su propia autoridad. El teatro es tuyo, no haces teatro
“como”. Puedes tu decir: “yo hago el teatro de mi universo”. Lo que ha sucedido es que ese
espíritu de la posmodernidad, que consiste en reelaborar y repensar nuestra historia y terminar
con el mito de la verdad absoluta o de la utopía absoluta, se ha instaurado, desarrollado mas
en el arte.
De hecho, los partidos políticos hoy en Chile – no sé si te diste cuenta – se llaman “clase
política”. La classe politique… están diciendo que es una nobleza en la cual tú no perteneces.
Yo, no soy de la clase política – tu tampoco. Somos citoyens o cualquiera. Y eso es
posmoderno casi. Si tú quieres ser ministro y no eres de la clase política, es imposible… La
política define los lugares, el poder, etc. Hay un espíritu posmoderno más en los individuos
que en la sociedad. Hay una frase que yo lo digo a mis alumnos que corresponde a la
modernidad: “¿Por qué morirían hoy?” Nadie moriría por la política. El siglo pasado, todo el
mundo. Nadie moriría por la religión, nadie moriría por la patria, nadie moriría solamente
para defender a su amor, a su mama (risa). Este espíritu esta en el individuo pero no está en la
sociedad. La sociedad, la política oficial todavía cree que la gente va a morir por la patria.
JS. – Una pregunta francesa: ¿te sientes cerca del teatro militante, político de Ariane
Mnouchkine?
RG. – Yo creo que comparto la idea de Mnouchkine que el teatro tiene su propia política.
Pero Mnouchkine es más moderna (risa). Se quedo todavía en la política del teatro como el
teatro veía la política en la modernidad. No puedo hablar del último montaje porque no sé.
Pero la Mnouchkine tradicional. Pero si estamos de acuerdo sobre el hecho de que el teatro
tiene su propia política: la clase teatral (risa). Entonces la política del teatro no es la misma
para todos los creadores. Pero, el concepto, si: ¿entiendes la diferencia? Trabajamos el mismo
concepto pero de diferentes lugares.
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Es obviamente un referente mas que un modelo, un referente para la gente que ha emergido.
Referente bueno o malo, da lo mismo, pero referente (risa).
140
SOMMAIRE
Introduction générale
p. 4
I ) Trois théâtres d’avant-garde mis en échec par la violence de l’Histoire
p. 13
II ) La réorientation des avant-gardes
p. 57
III ) Trois théâtres poétiques ?
p. 104
Conclusion générale
p. 125
Bibliographie générale
p. 129
Annexe
p. 137
141
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