La critique de Patrick Tass, Le Suricate, 16/01/2015

publicité
Le Bouc au Théâtre Océan
Nord
De Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Ledicia Garcia, avec Elsa Guénot,
Virginie Kaiser, Clément Longueville, Nicolas Mouzet Tagawa, Nicolas Patouraux,
Eline Schumacher, Simon Vialle, Chloé Winkel et Ledicia Garcia
Du 13 au 24 janvier 2015 à 20h30 au Théâtre Océan Nord
Un groupe de jeunes pris par un ennui sidéral passent leurs jours à causer. L’arrivée
d’un travailleur grec dans leur pauvre cité bavaroise va bouleverser le quotidien de ce
microcosme. Plus viril, immigré et communiste : Jorgos dispose de tout ce qu’il faut
pour émerger les peurs barbares et la frustration exacerbée des hommes de cette
société ainsi que les désirs pulsionnels enfouis de ses femmes. Accusant le nouveau
venu de tous les maux, ils oublient de se regarder dans le miroir et projettent sur lui
leurs propres vices. La peur de l’autre et de la différence rend toute empathie
impossible et sème la discorde entre ces habitants qui se plantent des couteaux dans le
dos l’un de l’autre. Afin de regagner l’homogénéité du groupe et sa stabilité, Le Bouc
doit être sacrifié.
Ledicia Garcia, jeune metteuse en scène diplômée de l’INSAS, décide pour sa
première pièce professionnelle de retravailler Le Bouc : pièce théâtrale anonyme
transformée par le grand réalisateur allemand Fassbinder en un chef d’œuvre
cinématographique. Il n’est pas simple de s’attaquer, surtout pour une première mise
en scène, à un Fassbinder. Entre le désir du nouveau et la nécessité de garder l’identité
du classique, la pièce de Garcia perd ses repères et finit par boiter.
Le rôle du personnage principal Jorgos n’est pas incarné par un acteur. Garcia
substitue à l’unité la théorie du rien ou du tout. Le personnage est anéanti par
moments : on tape dans l’air comme si on le frappait et on répond à ses répliques
comme si on l’écoutait. A l’autre extrême du fil, tous les acteurs deviennent Le Bouc à
différents moments de la pièce. Il s’agit d’une innovation réussie et intéressante de la
part de la menteuse en scène qui exprime par ce choix l’envie des habitants de devenir
cet immigré grec qui fascine et excite les femmes et duquel les hommes sont jaloux.
En n’étant personne, Le Bouc devient tout le monde. Cet autre différent, nous le
sommes tous, au moins nous souhaitons l’être.
La scénographie de la mise en scène se restreint à deux éléments minimalistes : un
grand parallélipède blanc auquel les personnages s’adossent, sur lequel ils dansent, et
derrière lequel il se cachent ; et un rideau noir translucide en arrière plan qui divise
l’espace scénique en deux. Derrière ce rideau se déroulent les différentes scènes qui
sont supposées avoir lieu dans la maison d’hôte de l’immigré grec. Une caméra et des
luminaires qui s’y allument lors du jeu servent à filmer ces scènes dont une partie nous
est montrée simultanément sur le meuble blanc. Les autres personnages, n’étant pas
supposés assister à ces scènes, restent devant le rideau comme si aucune autre action
n’a lieu. La projection sur le meuble blanc souligne ainsi l’empathie du savoir
spectatoriel par rapport aux savoirs des autres personnages sur scène. Une deuxième
caméra est utilisée devant le rideau entre les mains des différents personnages,
masculins ou féminins, qui jouent le rôle de Jorgos. Le rideau noir sert d’écran à ces
scènes qui traduisent le point de vue du grec, unique élément concret de lui dont nous
disposons.
Garcia ajoute une dimension spectaculaire au drame qu’est Le Bouc de Fassbinder.
Des chansons modernes que les actrices chantent en live, ou d’autres sur lesquelles
elles bougent les lèvres ou elles dansent, servent une triple fonction. Elles expriment
une décontraction comique ou plutôt attractionnelle dans le drame du quotidien
fassbinderien. Elles racontent aussi le propos de l’auteur par un choix intelligent de
diverses chansons. Finalement, elles soulignent avec les différents costumes et
accessoires utilisés l’atemporalité du bouc qui devient dès lors moderne.
Le trop plein d’éléments qu’utilise Garcia dans le but de faire une nouvelle adaptation
de la pièce anonyme reste composé de pièces divergentes qui ne se collent pas et
manquent d’homogénéité, de cellule matricielle. La simplicité du traitement filmique
de Fassbinder, qui dégageait l’authenticité et la cruauté de son chef d’œuvre, est
malheureusement remplacée par un surcadrage excessif d’éléments théâtraux qui lui
enlèvent son identité. On perd le désespoir et la prostration que le film de Fassbinder
dégageait en ses spectateurs, et que Wim Wenders avait résumé avec quelques mots : «
Ce qu’il y a de cruel dans ce film, c’est que dans le moindre détail, le plaisir en est
totalement absent. Le découpage fait penser à un téléspectateur qui, un samedi soir,
passerait d’une chaîne à l’autre avec découragement et que chaque changement de
chaîne rendrait plus furieux et plus triste. »
Si la nouvelle mise en scène du Bouc par Ledicia Garcia ne garde pas l’esprit que
Fassbinder avait donné à son œuvre, elle arrive néanmoins à constituer un spectacle
qui reflète toute la xénophobie de notre société actuelle.
Patrick Tass 
Téléchargement