Deux regards sur les maladies mentales, par Jean Guyotat

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Deux regards sur les maladies mentales, par
Jean Guyotat
Jean Guyotat, neuropsychiatre . Alors que l'approche psychanalytique s'intéresse à la
personne du malade, qu'elle tient pour le sujet de sa dépression, la remédicalisation de
la psychiatrie conduit à traiter les troubles eux-mêmes sans passer par l'histoire du
patient
Mis à jour le mardi 21 mars 2000
Dans la série de conférences organisées par la Mission 2000 au titre de
l'Université de tous les savoirs, Jean Guyotat, professeur agrégé de
neuropsychiatrie, psychanalyste,a présenté, le 13 mars, une communication
sur le thème « Les maladies mentales et les dépressions ». Nous présentons
de larges extraits de son intervention.
Les personnes atteintes de troubles mentaux ont toujours été dans l'opinion
publique l'objet à la fois de craintes et de fascination : craintes entraînant des
réactions de défense du groupe social qui peuvent aller jusqu'à l'exclusion ;
fascination aussi pour ceux qui s'intéressent au fonctionnement et aux
productions de l'esprit humain. Mais c'est quelquefois méconnaître la
souffrance que ces troubles infligent tant au patient qu'à ses proches. Le
terme de dépression est, en revanche, de plus en plus utilisé pour
caractériser certains de ces troubles, ce qui indique une familiarité de plus en
plus nette du groupe social à l'égard de tels patients ou, si on préfère, une
identification plus facile. Cette identification me paraît être une des
caractéristiques de l'opinion moderne. (...)
L'influence de la psychanalyse sur la psychiatrie contemporaine a été
considérable, tant dans l'organisation des soins que par son retentissement
sur la culture générale. Avant la dernière guerre, on ne peut pas dire qu'en
France la psychanalyse ait eu une influence sur la psychiatrie analogue à
celle qu'elle a connue aux Etats-Unis à la même époque. Alors que la
psychiatrie, tant française qu'allemande, gardait dans ses concepts la notion
de maladie (ou de syndrome) rattachée à une possible lésion cérébrale,
indépendante en quelque sorte de la personne du sujet, les représentations
de la maladie mentale aux Etats-Unis adoptaient très rapidement une
conception psychodynamique. J'entends par là une représentation de la
maladie mentale comme l'expression d'un conflit ou d'un mode de réaction à
une situation traumatique ou comme la conséquence d'un trouble du
développement psychologique dans l'enfance et des premières relations avec
la mère.
En France, l'influence de la psychanalyse s'est manifestée d'abord dans la
pratique psychiatrique en consultations privées. La grande affaire de ces
« praticiens de ville » était l'exercice de la psychothérapie au service de
patients atteints de troubles anxieux, obsessifs ou caractéristiques de ces
phénomènes polymorphes rattachés, depuis Charcot et Janet, à l'hystérie, qui
fut, on le sait, beaucoup étudiée par Freud. L'approche psychanalytique a
apporté beaucoup plus de rigueur et de connaissance dans la pratique
psychothérapique.
Ces troubles anxieux, obsessifs ou hystériques, qui correspondaient à la
classe des névroses, étaient conçus schématiquement dans l'optique
psychanalytique à partir de la conflictualité du complexe d'OEdipe, complexe
associant, on le sait, un désir incestueux pour la mère et l'interdit paternel.
Avec l'évolution culturelle, cette référence a perdu peu à peu de sa valeur car
la transmission aux enfants de cet interdit paternel semble influencer de
moins en moins la structure familiale. Et il semble bien que cette interprétation
des névroses soit de plus en plus abandonnée au profit du concept de
blessure narcissique, c'est-à-dire l'atteinte à l'amour porté à l'image de soi. Et
cette atteinte se manifeste par l'état dépressif.
Autre aspect de l'impact de la psychanalyse sur la pratique psychiatrique, la
pratique des psychoses et de la schizophrénie en milieu d'hospitalisation,
publique ou privée. Elle reste toujours d'actualité, même si l'évolution de la
psychopharmacologie, d'une part, l'essor des thérapies cognitivocomportementales, d'autre part, en limitent peu à peu l'extension. Dans la
schizophrénie et, plus généralement, dans les psychoses, il y a chez le sujet
perte des limites du moi. Il ne s'agit plus ici d'interdit, ni même d'amour porté à
l'image de soi, mais d'un trouble profond de l'identité. Dans l'optique
psychanalytique, ce trouble peut être mis en relation avec l'image de la mère
qu'a le patient, image qui n'a peut-être rien à voir avec le comportement de la
mère réelle. Cette représentation des premières relations mère-enfant a des
conséquences pratiques car elle inspire la façon de donner des soins à ces
patients. (...)
Enfin, l'approche psychanalytique en psychiatrie a influé sur la formation des
thérapeutes. Le psychanalyste doit lui-même, au cours de sa formation, faire
une psychanalyse personnelle, pratique qu'on ne voit nulle part ailleurs en
médecine mais qui peut se retrouver dans certaines techniques
psychothérapiques. Quelle est la conséquence de cette pratique
fondamentale ? C'est que le thérapeute passe par des mouvements
d'identification à son patient, le plus souvent à travers le transfert que celui-ci
fait sur lui. En quelque sorte, le psychothérapeute prend en lui le mal du
patient, tandis qu'en médecine le mal est rejeté loin du médecin. (...)
Cette identification au patient va à l'inverse d'une pratique psychiatrique qui
veut rester médicalisée et objective. Ce mouvement de remédicalisation a pris
une importance considérable dans la psychiatrie américaine, à travers les
tentatives de classification qui ont été développées dans les diagnostics
statistiques des maladies mentales (DSM). (...)
Dans le DSM-IV, quatrième version du DSM, qu'est-ce que les psychiatres
ont décidé entre eux de nommer dépression ? Selon quels critères peut-on
établir ce diagnostic ? Je cite, à titre d'exemple : humeur dépressive
pratiquement tous les jours, éventuellement irritabilité ; diminution de l'intérêt
pour toutes ou presque toutes les activités pratiquement tous les jours ; perte
du poids en l'absence de régime ; insomnie ou hypersomnie presque tous les
jours ; fatigue ou perte d'énergie ; dévalorisation, culpabilité excessive ;
diminution de l'aptitude à gérer sa vie ; pensée de mort récurrente et risque
suicidaire ; altération du fonctionnement social professionnel.
Le diagnostic de dépression est établi si cinq au moins de ces critères sont
remplis. Nous avons donc là un syndrome, c'est-à-dire un regroupement de
symptômes. Cela correspond bien, en effet, à tout ce qu'un praticien constate
dans sa pratique. Avec certaines techniques psychothérapiques de type
comportemental, des comparaisons sont possibles sur le plan statistique et
aussi pour tester l'intérêt d'associations entre thérapies comportementales et
thérapies psychopharmacologiques.
Car on a affaire à une même façon de concevoir le trouble mental : comme un
regroupement de symptômes et de traits du comportement que l'on cherche à
modifier sans passer en quelque sorte par le sujet, par la personne même du
malade, par son histoire, etc. Alors que ce n'est pas possible sérieusement
avec les thérapies d'inspiration psychanalytique dans la mesure où c'est la
personne même du patient qui est considérée dans sa spécificité de sujet. On
peut dire alors qu'il est le sujet de sa dépression et que cela correspond à une
certaine manière d'être au monde, de le penser, de l'investir effectivement. En
revanche, si on part du DSM-IV, on décrit une maladie qu'a une personne et
non cette personne même. Le clinicien à la fois psychanalyste et psychiatre
se trouve donc pris entre son attitude médicale de prescripteur de
médicaments et une attitude de considération première pour la façon dont le
patient se construit lui-même. C'est une affaire de pratique et d'expérience, et
ce n'est pas toujours facile.
Ce qui est encore plus difficile, ce sont les idées qu'on se fait dans le groupe
social, y compris dans les médias, sur la signification de la dépression et qui
influencent plus ou moins médecin et malade dans leur relation commune. Tel
dépressif l'est-il parce qu'il est en deuil d'une personne précise ou d'une figure
idéale ou tel moment dépressif n'intervient-il pas inéluctablement dans
l'élaboration d'un mouvement critique de son existence, sentimentale ou
autre ? On sait que l'image de la mélancolie illustrée par Dürer signifie la prise
de conscience, chez un individu de niveau culturel exceptionnel, d'un destin
fragile. C'est ce que j'appellerais volontiers le rôle philosophique de la
dépression. A comparer avec la représentation pathétique de la mélancolie
par Picasso.
Alors, donner du Prozac, n'est-ce pas porter atteinte à cette réflexion de haut
niveau qui est en train de s'élaborer ? N'est-ce pas porter atteinte, d'une
manière quelque peu iconoclaste, à l'image que l'individu et la société qui
l'entoure se font de la dignité de la pensée, même et surtout si cette pensée
peine à se construire et s'il apparaît qu'il est logique d'être déprimé si on est
atteint d'une affection grave ? Mais il y a aussi d'autres considérations
toujours actuelles. Le Prozac n'est-il pas une façon de rechercher le bonheur
sur ordonnance, ce qui est dérisoire, une sorte de toxicomanie utilisée en
autoprescription sans aucune référence au contexte médical de soins ? Là
encore, c'est plus au niveau social que la question se pose, celle qui assimile
toute drogue psychotrope à une sorte de toxicomanie.
En fait, on s'est aperçu dès le début que les antidépresseurs ne
prédisposaient pas à la toxicomanie. Il faut certes, dans certains cas,
continuer au long cours ces antidépresseurs comme il faut continuer au long
cours l'insuline chez les diabétiques. Alain Ehrenberger assimile, en
sociologue, l'extension de la dépression dans la population à la « fatigue
d'être soi », titre d'un de ses ouvrages. Nous vivons dans une société où l'on
est confronté sans arrêt à l'image de soi-même et à la nécessité de comparer
cette image de soi-même à l'image que les autres se font d'eux-mêmes, par
exemple à travers la télévision. Ce qui est une sorte de fonctionnement en
double de l'image de soi issue de l'image de l'autre. Mais à la limite, alors, le
mot dépression n'a plus aucun sens s'il se démédicalise et ne se base plus
sur une expérience clinique précise. Sinon, les antidépresseurs ne sont rien
d'autre que des enjoliveurs assimilés à tort ou à travers à ce qu'on appelle la
médecine du désir.
Jean Guyotat
Programme des conférences
Mars. Le 22, Thierry Sévenet, Plantes, molécules et médicaments ». Le 23,
Philippe Kourilsky, L'immunologie (vaccination et immunothérapie). Le 24,
Claude Le Pen, Médicaments, économie et société. Le 25, Philippe
Denormandie, La maîtrise des handicaps. Le 26, Marie-Angèle Hermitte,
Pouvoirs sur la vie, pouvoirs sur la mort. Le 27, Didier Sicard, Les nouvelles
relations des médecins et des malades. Le 28, Guy Bernfeld, L'hôpital et son
avenir. Le 29, Gilles Johanet, La modernisation du système de soin. Le 30,
Gilles Brisson, La chimie pharmaceutique industrielle et la santé. Le 31,
Pierre Jacob , Philosophie de l'esprit et sciences cognitives.
Avril. Le 1er, Françoise Parot, La psychologie : les conditions de la survie.
Le 2, Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Le 3, SergeChristophe Kolm, L'économie comme science et comme politique. Le 4,
Jacques Le Goff, L'histoire.
Les conférences sont données au Conservatoire national des arts et métiers,
292, rue Saint-Martin, 75003 Paris, à 18 h 30 en semaine, à 11 heures les
samedis et dimanches.
Jean Guyotat, neuropsychiatre
Né le 16 décembre 1920 à Bourg-Argental (Loire), Jean Guyotat est agrégé
de neuropsychiatrie et psychanalyste. Il a été jusqu'en 1989 professeur de
psychiatrie à l'université Lyon-I, chef de service hospitalo-universitaire à
l'hôpital psychiatrique du Vinatier et directeur du laboratoire de psychologie
médicale de l'hôpital neurologique aux Hospices civils de Lyon. Ses travaux
ont porté notamment sur les psychoses et les schizophrénies, sur la
psychologie médicale à l'hôpital général et en médecine praticienne, sur la
psychopharmacologie, sur la psychopathologie des liens de filiation.
Il est l'auteur de Psychothérapies médicales (Masson, 1978), Mort, naissance
et filiation (Masson, 1979), Précis de psychiatrie de l'adulte (en coll., Masson,
1989), Etudes cliniques d'anthropologie psychiatrique (Masson, 1991),
Filiation et puerpéralité, logiques du lien (PUF, 1995).
Le Monde daté du mardi 21 mars 2000
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